Enlever un général - Patrick Leigh Fermor - E-Book

Enlever un général E-Book

Patrick Leigh Fermor

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Beschreibung

Une des plus audacieuses opérations commando de la Seconde Guerre mondiale

Peut-on être à la fois un héros des Services spéciaux de Sa Majesté et l’un des plus grands écrivains du XXe siècle ? Patrick Leigh Fermor nous le prouve ici.

Dans ce récit inédit, il nous conte par le menu l’opération qu’il conçut et réalisa en avril 1944 avec un commando de partisans crétois : l’enlèvement du général allemand Heinrich Kreipe, commandant des forces d’occupation sur l’île, et son exfiltration vers l’Égypte. Une action d’une audace folle et une course-poursuite haletante avec l’ennemi, conduite de manière à éviter toutes représailles contre la population civile.

Cette évocation d’un des plus célèbres faits d’armes de la Seconde Guerre mondiale contient en outre les 9 rapports bruts que Leigh Fermor envoya pendant ses diverses missions en Crète au QG des opérations spéciales britanniques, au Caire, de juin 1942 à décembre 1944.

Un merveilleux trésor d’Histoire à découvrir

EXTRAIT

Les sierras de la Crète occupée, que près de deux années de séjours clandestins, de marches épuisantes m’avaient rendues familières semblaient très différentes vues par la trappe d’un bombardier transformé et par les échancrures des nuages sous mes pieds : un chaos de pics enneigés, distants et énormes, scintillants d’une blancheur de glacier au clair de lune de février. Là, soudain, sur un minuscule plateau entre les cimes, c’étaient les trois signaux, des feux clignotants. En quelques instants, ils grossirent rapidement : enfin affranchi du vacarme régnant à l’intérieur du Liberator, le parachute vogua doucement vers le coeur du triangle. Des petits personnages couraient à la lueur des feux : encore quelques instants et la neige amortissait l’impact de l’atterrissage.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Patrick Leigh Fermor (1915–2011) est un écrivain et voyageur anglais, ancien officier des Services spéciaux de l’armée britannique en Crète durant la Seconde Guerre mondiale.
En dehors de ses voyages, il partagea sa vie entre la Grèce et l’Angleterre.

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Cartes

1. Le parcours de l’enlèvement de Kreipe

2. La Crète en 1942–1945

Le général Kreipe et Patrick Leigh Fermor dans les montagnes crétoises en avril 1944.

Avant-propos

Cnossos, le site archéologique le plus important de l’île de Crète, était la demeure mythique du roi Minos. C’était aussi le site, diton, du Labyrinthe, la structure qui renfermait le Minotaure. Mihomme mi-taureau, cette créature, qui dévorait un tribut annuel d’adolescents athéniens, fut finalement tuée par le héros Thésée avec l’aide d’Ariane, la fille de Minos : pour lui permettre de s’échapper, Ariane avait donné à Thésée un fil salvateur à dérouler pendant sa descente, qu’il lui suffirait de suivre une fois l’opération achevée. Aujourd’hui, à un jet de pierre de Cnossos, on trouve une propriété en briques pâles construite au début du vingtième siècle par Sir Arthur Evans, l’archéologue anglais à l’origine des excavations du site. Calme, aérée, ombragée d’arbres et de buissons, c’était la maison d’Evans. On l’appelle toujours la Villa Ariadne.

Au printemps 1944, en pleine Seconde Guerre mondiale, alors qu’Evans était parti depuis longtemps et la Crète occupée par les Allemands, la Villa Ariadne, réquisitionnée, était la résidence du commandant de la principale division de la garnison. Fils de pasteur, âgé de 48 ans, le Generalmajor Heinrich Kreipe était un soldat de carrière qui servait dans l’armée allemande depuis 1914. Au cours du premier conflit mondial, il s’était battu sur le front ouest et contre les Russes ; blessé, il avait reçu deux Croix de fer. Entre les deux guerres, il avait atteint le grade de lieutenant-colonel. En 1940, nommé commandant du 209e régiment d’infanterie, il s’était battu en France. L’ année suivante, il avait mené ses hommes dans les faubourgs de Leningrad et remporté la Croix de chevalier, la plus haute décoration de l’Allemagne nazie récompensant la bravoure au combat et les qualités de commandement. Sa promotion au grade de général, à la tête de sa première division d’infanterie – la 79e – datait de 1943.

Kreipe avait été nommé en Crète pour commander la 22e division d’infanterie aéroportée de la Wehrmacht, début 1944. Il n’était sur l’île que depuis quelques semaines quand, tard un soir d’avril, il quitta son quartier général dans le village d’Archanès, à flanc de colline, et entama, avec son chauffeur mais sans escorte, le bref trajet les ramenant à Cnossos et la Villa Ariadne. Quelques minutes plus tard, à un embranchement désert, des lampes rouges apparurent soudain dans la nuit. La voiture de Kreipe s’immobilisa à leur invite. Sous les phares, on vit approcher deux silhouettes en uniforme allemand…

Ce qui se produisit ensuite – et le drame implacable des journées suivantes – fut plus tard porté à l’écran, en 1957, par Emeric Pressburger et Michael Powell, dans un film de guerre intitulé Ill Met By Moonlight. Le film s’inspirait du livre du même titre de William Stanley Moss.1 « Billy » Moss, comme l’appelaient ses amis, était l’un des deux officiers britanniques travaillant clandestinement en Crète qui, avec un petit groupe de résistants crétois, avaient mis en œuvre l’enlèvement de Kreipe en 1944. Le magazine Time, dans sa recension du récit ultrarapide de l’opération qu’en donne Moss, la comptait parmi les plus « audacieuses » de la guerre.2

Moss avait 22 ans en 1944 et c’était le plus jeune des deux officiers. Capitaine des Coldstream Guards, il avait débarqué en Crète moins de quinze jours plus tôt. S’il avait déjà essuyé le feu ennemi en première ligne, en Afrique du Nord, il mettait le pied en territoire ennemi pour la première fois. Il était peu informé de la Crète ou des Crétois. Il ne parlait pas le grec moderne. Mais le savoir-faire et l’expérience de son ami et collègue – dont le rôle serait interprété par Dirk Bogarde dans le film – étaient très différents.

Cet officier, commandant dans le Service de renseignements, âgé de 29 ans au moment de l’enlèvement, avait passé l’essentiel des 18 mois précédents sur l’île, à se cacher parmi les gens du cru, à parler leur langue, à se déguiser en citadin ou berger crétois, à se consacrer à la collecte de renseignements, au sabotage et à la préparation de la résistance. Attaché comme Moss au Service des opérations spéciales britannique – SOE – agence ultrasecrète chargée de déstabiliser le territoire ennemi, il avait déjà été distingué par l’ordre du British Empire. Ce jeune officier s’appelait Patrick (« Paddy ») Leigh Fermor.

Le récit qui suit est celui, resté inédit, qu’a donné Leigh Fermor lui-même de l’enlèvement. Lorsqu’il l’écrit, en 1966–1967, il n’a pas encore livré son chef-d’œuvre, Dans la nuit et le vent – ou du moins les deux premiers tomes de la trilogie – la chronique de sa traversée classique de l’Europe de l’entre-deux-guerres, mais il a publié The Traveller’s Tree en 1950, sa relation primée d’un voyage aux Antilles et, trois ans après, Un temps pour se taire, une étude du monachisme en France, en Cappadoce et en Angleterre. Mani, consacré au Magne, est paru en 1958, et son pendant, Roumeli, consacré au nord de la Grèce, en 1966. Un bref roman situé aux Antilles, The violins of Saint-Jacques, a été publié en 1953.

On pourra s’étonner qu’un auteur aussi expérimenté et sagace n’ait pas choisi d’écrire plus tôt sur l’enlèvement. Mais Moss et lui étaient amis et semblent être convenus assez tôt que le premier – qui avait tenu un journal de l’opération, au contraire de Leigh Fermor – la relaterait d’abord. Rentré en Angleterre début 1945, Paddy s’était de fait entremis pour son ami et lui trouver un éditeur (recherche que le ministère de la Guerre interrompit pour rai-sons de sécurité quand il apparut qu’un grand nombre des officiers britanniques mentionnés par leurs noms dans le texte de Moss, étaient encore en opération derrière les lignes).3 Il est plus que vraisemblable que Leigh Fermor ne voulait pas lui couper l’herbe sous le pied. Il est significatif qu’il n’ait couché son histoire par écrit qu’après la mort prématurée de Billy Moss, en 1965.

C’est à la demande de Barrie Pitt, éditeur de l’Histoire de la Seconde Guerre mondiale de Purnell, anthologie hebdomadaire à grande diffusion publiée en lien avec l’Imperial War Museum de Londres, que Leigh Fermor s’était mis au travail. L’idée directrice de la série, supervisée par l’historien militaire Basil Liddell Hart, était de publier des études élégantes et sérieuses des différents aspects du conflit qui enrichiraient de manière significative le corpus historique. Les collaborateurs allaient des historiens modernes aux soldats ayant combattu. Les articles avaient la longueur d’un reportage.

En passant commande à Leigh Fermor, au printemps 1966, Pitt avait demandé un texte de 5000 mots (soit une vingtaine de feuillets) pour novembre. Mais Paddy ne fut jamais homme à faciliter la vie de ses éditeurs : il rédigea plus de 30 000 mots, envoyés qui plus est par livraisons successives. La dernière d’entre elles parvint à Pitt avec près d’onze mois de retard. L’éditeur n’était satisfait ni du retard ni de la longueur du texte. Tenu par ses propres contraintes de temps et de longueur, il confia à un journaliste le soin de réduire le texte à la taille requise. La version dûment publiée dans l’Histoire de Purnell fut sérieusement raccourcie : 25 000 mots avaient disparu. L’essentiel du style et de la couleur s’était de même évaporé, remplacé par une prose fonctionnelle. Pitt présentait son auteur comme « ce poète très talentueux et charmant », déclarait que « la veine de Gilbert et Sullivan restait vivace dans le caractère britannique » et, citant Kreipe, qualifiait l’histoire « d’exploit de Hussard » en Crète4. Leigh Fermor fut, dit-on, mécontent des changements. Il ne lui était guère possible de s’y opposer.

Or le manuscrit initial était important : on avait demandé à Leigh Fermor un récit de l’enlèvement, c’était la commande et c’est ce qui fut imprimé une fois l’élagage opéré. Mais son texte proposait bien davantage. Comme l’a bien montré sa biographe, l’histoire contée dans Enlever un général – le titre est de lui – « n’est pas tant une aventure qu’une confession, un tribut, une prière demandant la compréhension… surtout un péan à la louange de la Crète et des Crétois ».5 Pour l’expliquer, il faut se rappeler la solidité de son lien avec le peuple crétois et replacer l’enlèvement sur la toile de fond de ses expériences sur l’île. Il faut aussi admettre le rapport – direct ou pas – existant entre cette opération et l’assassinat barbare, des mois plus tard, de centaines de villageois crétois aux mains de la garnison allemande.

En décembre 1933, âgé de 18 ans, Patrick Leigh Fermor avait quitté Londres pour gagner Constantinople à pied. Le voyage lui avait pris plus d’un an. Du coup, le continent était devenu son foyer. Au cours des quatre années suivantes, il ne passa que quelques mois épars en Angleterre. Fort de son charme et de ses relations, il vivotait grâce à un peu d’argent reçu ici, quelques traductions là, se faisait facilement des amis, résidait souvent chez eux et voyageait beaucoup. En 1939, quand il apprit que l’Angleterre avait déclaré la guerre à l’Allemagne nazie, il se trouvait en Moldavie. Il partit aussitôt s’engager.

Au début, il fut accepté comme candidat à un brevet d’officier parmi les Gardes Irlandaises. Une maladie soudaine interrompit le processus et il se retrouva, pour un long séjour ennuyeux, au dépôt des Gardes à Caterham. C’est alors qu’entra en scène le Service de renseignements. Impressionné par ses talents linguistiques – ses errances d’avant-guerre avaient perfectionné son français, son allemand, son roumain et son grec – le Service lui proposa une autre voie vers un poste d’officier ainsi qu’un probable service actif rapide. La pression de l’Axe menaçait d’étendre la guerre à l’Europe du sud-est qu’il venait de quitter : Leigh Fermor pensait lui aussi qu’il pourrait être utile.

Suivirent des classes d’officiers puis des cours sur le renseignement et l’interrogatoire militaires qu’il acheva juste à temps pour être dépêché en Méditerranée comme membre de la Mission militaire britannique d’aide aux Grecs – on se souvient que les Italiens avaient envahi la Grèce en octobre 1940. Le lieutenant Leigh Fermor était attaché comme officier de liaison au 3e Corps d’armée grec. Ce contact ne dura pas longtemps. En avril 1941, une guerre éclair sauvage de l’Allemagne déferla dans les Balkans, terrassa la Grèce et chassa les dernières troupes anglaises d’Europe continentale. Des vestiges de celles-ci parvinrent à se faufiler jusqu’en Crète, la plus grande des îles grecques, pour y renforcer la garnison anglaise. Leigh Fermor en faisait partie.

La Crète fut bientôt attaquée, elle aussi, car, profitant de leur avantage, les Allemands lancèrent un assaut aérien majeur. Les combats durèrent plusieurs jours ; les Crétois, hommes, femmes et enfants, défendirent leur terre, mais l’issue n’était guère douteuse. Leigh Fermor, attaché en tant qu’officier de renseignements à la brigade d’infanterie anglaise positionnée autour de la capitale, Héraklion, fut l’un des survivants que la Royal Navy parvint à évacuer vers l’Égypte avant que la Crète ne tombe.

C’est en Égypte qu’il s’agrégea au Service des opérations spéciales (SOE), organisme hétérodoxe dont la mission était d’encourager la résistance et d’effectuer du sabotage derrière les lignes ennemies. On comprend ce qui en faisait une excellente recrue : mondain, ayant beaucoup voyagé, sûr de lui et indépendant – « Leigh Fermor ne se soumet pas volontiers à la discipline », écrit à son sujet un officier d’état-major, non sans désapprobation, « et je crois qu’il faut le manier avec fermeté » – n’était-ce pas exactement le candidat adapté à la tâche irrégulière du SOE ?6 Son premier poste fut instructeur dans un centre d’entraînement en Palestine, où il enseignait le maniement des armes à ceux qui seraient envoyés en territoire ennemi. Puis, au printemps 1942, de nouveaux ordres lui parvinrent : il devait regagner la Crète pour travailler clandestinement comme agent du SOE.

À cette date, pour tenir solidement l’île contre toute tentative alliée de la lui arracher, l’Axe avait mis en place une force d’occupation massive : des dizaines de milliers de soldats, qui culmineraient à 75 000 en 1943, pour soumettre une population de 400 000 âmes à peine. Ce n’est pas à tort que les Allemands en étaient venus à l’appeler Festung Kreta : la Forteresse de la Crète. Dans les montagnes, quelques bandes de résistants restaient actives. De même qu’une poignée d’officiers britanniques éparpillés, dépêchés pour les assister, collecter des renseignements, faire de la propagande, harceler la garnison et tenter, sous le nez ennemi, de réunir et évacuer les Alliés attardés abandonnés en Crète lors de la prise de l’île. Ayant débarqué discrètement d’un bateau de pêche grec piloté par des Britanniques, Leigh Fermor les rejoignit en juin 1942. Il resterait sur l’île durant les quinze mois suivants.

Au cours de cette période, la Fortune de la guerre s’était rangée du côté allié en Méditerranée. En Afrique du Nord, la victoire d’El Alamein et des débarquements majeurs au Maroc et en Algérie avaient catalysé des progressions qui permirent aux Alliés de s’assurer du littoral sud de la Méditerranée au printemps 1943. L’été suivant, les Alliés déferlèrent en Sicile. En septembre, quand l’Italie épuisée par la guerre se rendit, des débarquements massifs en Italie du sud virent les Alliés revenir en force en Europe continentale pour la première fois depuis deux ans et demi. Mais en Crète, peu de choses avaient changé. L’île demeurait aux mains de l’ennemi. La population, pour l’essentiel, ployait sous l’occupation tout en la détestant mais sans pouvoir faire grand-chose pour la combattre. Les espoirs de débarquements alliés allaient et venaient – la libération se faisait attendre.

Les rares fois où des commandos britanniques débarquaient pour attaquer les aérodromes de l’île, de terribles représailles étaient exercées par les troupes allemandes, qui mettaient en exergue les risques de toute résistance. Deux attaques des forces spéciales britanniques, la première en juin 1942, la seconde en juillet 1943, incitèrent l’occupant, les deux fois, à exécuter 50 otages crétois en réaction. Bien davantage furent assassinés en septembre 1943 après qu’un chef de la résistance, Manoli Bandouvas, persuadé de l’imminence du débarquement allié en apprenant la capitulation de l’Italie, avait soudain décidé de combattre les Allemands à découvert. Ses hommes en tuèrent plusieurs avant qu’il ne comprenne son erreur et ne se replie. La vengeance fut rapide et brutale. Sept villages, au sud-est d’Héraklion, furent brûlés jusqu’au sol et plus de 500 Crétois abattus, dont des femmes et des enfants. Ces ordres étaient ceux du Generalmajor Friedrich Wilhelm Müller, le prédécesseur de Kreipe à la tête de la 22e division d’Infanterie aéroportée. Ils lui valurent le surnom de « Boucher de la Crète ».

Le personnel du SOE disséminé sur l’île avait bien conscience des périls de son travail clandestin. Il n’ignorait pas non plus que sa présence et ses activités mettaient les autochtones en danger, eux aussi. L’occupant savait que les Britanniques avaient des agents engagés dans la subversion sur l’île. De temps en temps, il organisait des rafles en montagne pour les attraper. On incendiait des maisons. Des aides et des coursiers locaux étaient pourchassés et exécutés. Mais bien que le SOE connût des pertes, lui aussi (dont le télégraphiste de Leigh Fermor, jeune Grec du Dodécanèse qui fut capturé fin 1942, torturé et tué), la plupart de ses membres s’en sortirent sains et saufs. Ils devaient leur survie, pour une large part, à la protection et à l’assistance généreuses dispensées par la population crétoise. Des liens solides et durables de respect et d’affection mutuels ne pouvaient qu’en résulter.

« Dans le but de se déplacer, il a adopté un déguisement simple, s’est teint les cheveux, s’est fait pousser la barbe et a revêtu le costume crétois » expose un rapport laconique de réunion-bilan des expériences de Leigh Fermor. Déclassifié seulement après sa mort, en 2011, il nous donne un aperçu concret et tonique des risques encourus :

« Il ne parlait à personne, sinon à ses hommes de confiance car son accent l’aurait tout de suite trahi. Il avait de nombreuses fausses cartes d’identité. Arrêté par des Allemands, il aurait prétendu être un Crétois originaire du village mentionné par la carte. S’il était tombé sur une patrouille allemande escortée d’un interprète antibritannique, sa couverture n’aurait pas tenu… S’il avait été ramené audit village par une patrouille allemande, il n’y aurait eu aucune chance que sa couverture résiste à l’examen.7 »

La plupart des personnels britanniques affrontaient semblables dangers. Mais, comme le disait l’un de ses collègues du SOE, Leigh Fermor était fait pour la Crète. « Son expérience d’avant-guerre de la Grèce, conjuguée à un philhellénisme naturel, lui donnait une perception immédiate des problèmes locaux, même s’il venait d’arriver. »8 Son style lui aussi sonnait juste. Chaleureux, attentif et courageux, amoureux des langues, des danses et des chants, fasciné par les cultures étrangères, il noua des amitiés éternelles avec les Crétois, en gagnant leur confiance et la méritant. « Il est toujours en Crète, » écrit l’officier qui le recommandait pour le Distinguished Service Order (il reçut l’Ordre de l’Empire britannique) en avril 1943, « où sa détermination, son sens du devoir et sa constance ont été irremplaçables pour aider la population locale à garder sa confiance aux alliés. Il est sans cesse pourchassé par les troupes d’occupation. »9

« Rétrospectivement », écrit Paddy au même moment, « ces six [premiers] mois semblent avoir été une longue suite de problèmes de batteries, de valises détraquées, d’ennuis de transport, de pluie, d’arrestations, de parties de cache-cache avec les Boches, de manque d’argent, de fuites précipitées, de fausses alarmes, de crapahutages épouvantables dans les montagnes, chargé comme une mule, de frayeur parmi nos aides, de traîtrise, et d’amis abattus. »10 Cette citation est tirée d’un des rapports destinés au QG du SOE au Caire, rédigés sur l’île par Leigh Fermor. La plupart avaient été griffonnés dans des grottes montagnardes puis dépêchés par courrier sur le rivage pour être envoyés par de petits bateaux et sous-marins qui accostaient discrètement à la nuit pour débarquer renforts et matériel et ramener les évacués. Les originaux ont été conservés dans les papiers privés de Leigh Fermor. Leur style est fort peu militaire. On en trouvera des extraits plus loin, après le texte rédigé de l’enlèvement, et l’on verra que cette opération s’inscrit dans tout un éventail d’expériences crétoises épuisantes dont elle n’avait constitué qu’une partie. Y figure son compte rendu très personnel de ce qui fut sans doute l’un des pires moments de sa vie : la mort tragique de son guide et grand ami, Yanni Tsangarakis, tué accidentellement de la main de l’auteur lui-même.

La première mission de Leigh Fermor en Crète s’acheva en septembre 1943. Il l’avait commencée dans la partie occidentale de l’île, dans les montagnes où le gros de la résistance était tapi. À partir de février 1943, il avait eu la charge d’Héraklion, plus à l’est, où sa tâche se fit plus politique : des communistes aux ambitions d’après-guerre compliquées comptaient au nombre des Crétois avec lesquels il devait traiter. Tout n’était pas que politique. Dans les jours suivant la capitulation de l’Italie, Leigh Fermor put aider à exfiltrer un général italien avant que les Allemands ne mettent la main sur lui. Il s’agissait du général Angelo Carta, à la tête d’une division de 30 000 soldats italiens. Leigh Fermor n’avait pas prévu de quitter l’île avec lui. Mais, en collaborant avec la Royal Navy pour organiser cette fuite, il se retrouva bloqué sur une vedette dans une mer qui grossissait et fut du coup rapatrié en Égypte lui aussi.

C’est parmi ses compatriotes du SOE au Caire qu’il mit sur pied le plan de son retour sur l’île avec un officier trié sur le volet – le choix se porta finalement sur Billy Moss – pour enlever un général allemand. En fait, la première idée du plan était plus ancienne. Des documents du SOE déclassifiés révèlent que des officiers britanniques avaient réfléchi à la faisabilité et à l’opportunité de capturer un officier supérieur allemand dès novembre 1942 : Xan Fielding, ami proche de Leigh Fermor en Crète et futur dédicataire du Temps des offrandes, avait songé à enlever le général Alexander Andrae, commandant en chef de la Festung Kreta. Le plan fit long feu : Andrae avait été muté. À l’été suivant, Fielding songeait à s’emparer de son successeur, le général Bruno Bräuer tandis que Tom Dunbabin, le plus haut gradé du SOE sur l’île, réfléchissait à la capture du Generalmajor Müller dans une opération coordonnée. Ce dernier, pensait-on, pourrait être particulièrement vulnérable dans sa résidence ou autour d’elle, la Villa Ariadne. « Il serait facile d’enlever Müller » écrivait Dunbabin à l’époque. « L’un de nos agents est en bons termes avec son chauffeur et il pourrait être enlevé en route. Ou il semble facile de faire irruption dans la Villa Ariadne avec une force de 20 hommes. »11

Quand Leigh Fermor concocta son plan, le Generalmajor Müller était sa cible à lui aussi. À ce stade, après les atrocités qu’il avait ordonnées en septembre 1943, le « Boucher de la Crète » était particulièrement détesté. S’en emparer, en théorie, infligerait un coup au moral de l’occupant tout en dopant les missions britanniques sur l’île comme la population elle-même : ils pourraient croire que la résistance crétoise demeurait puissante au moment où les espoirs de libération s’estompaient. Mais le soin pris par l’auteur d’Enlever un général à justifier l’opération prévue, comme son insistance sur les mesures prises pour empêcher des représailles ennemies sont lourds de sens. Au moment où il écrivait sa relation, il savait très bien que l’enlèvement – et celui de Kreipe, non de Müller – était à relier à une catastrophe survenue sur l’île quelques semaines plus tard.

En août 1944, les troupes allemandes déferlèrent dans la vallée de l’Amari, dans les montagnes de Crète occidentale, incendièrent une série de villages et abattirent plus de 450 personnes. « La surprise a été complète » se rappelait Tom Dunbabin, témoin désemparé de la suite des événements :

« Les habitants des villages concernés ont été surpris dans leurs lits et un certain nombre d’otages faits dans chaque village. Ils étaient choisis à cause de leur lien avec telle personne figurant sur la liste des recherchés ou parce que leur physique solide en aurait fait de bons résistants. Fusillés deux par deux, leurs cadavres ont été jetés dans une bâtisse ensuite pulvérisée. Un homme blessé a pu s’échapper de Kardki pour raconter leur sort. Les jeunes femmes les plus séduisantes et quelques hommes recherchés ont été emmenés à Rethymno – les hommes ont réussi à s’égailler en chemin. Le reste de la population a eu la permission de prendre un mouton ou une chèvre et tout ce qu’il pourrait transporter dans un délai de deux heures. Beaucoup de souffrances gratuites ont été infligées – ainsi, un homme de 73 ans a dû porter sa mère sur son dos sur 5 kilomètres et les femmes enceintes entourées d’une ribambelle de jeunes enfants sont [à présent] un trait répandu à la campagne. L’ennemi a ensuite commencé à piller et emporter tout ce qui se trouvait dans le village – moutons et bétail, nourriture (la récolte annuelle venait d’être engrangée), mobilier et vêtements. Après avoir été pillée, chaque maison était minée ou incendiée. À l’heure où j’écris, cela se poursuit et j’aperçois les incendies et entends les explosions. »12

Certains habitants de l’Amari, d’après les communiqués allemands, avaient appelé sur eux ce châtiment du fait de l’aide qu’ils avaient notoirement dispensée aux ravisseurs du général Kreipe quatre mois plus tôt.

Dunbabin, qui connaissait bien l’Amari, estimait que les « vraies raisons » avaient plus à voir avec un récent embrasement de la résistance et de nouveaux raids britanniques qui avaient causé la mort de douzaines de soldats ennemis, d’où un désir de vengeance allemande pour empêcher d’autres attaques et le fait qu’on sût depuis toujours que l’Amari était une pépinière de soutiens à la résistance.13 Plus tard, des amis crétois prodigueraient les mêmes explications à un Leigh Fermor accablé. On ne sait s’il s’en est jamais contenté. « C’étaient là des paroles consolatrices, écrit-il plus loin, sans jamais un mot de reproche. Je les avais bues sur leurs lèvres à l’époque et les retranscris aujourd’hui avec la même ardeur. »

Compte tenu des conséquences possibles, on peut aussi se demander si Leigh Fermor fut toujours persuadé que cet enlèvement valait le coup. Dans ce cas, il n’était pas seul à nourrir des doutes. Avant même que son plan reçoive le feu vert au quartier général du SOE, on y avait exprimé des réserves sur la sagesse d’enlever quelque général allemand que ce soit. Bickham Sweet-Escott, officier supérieur d’état-major respecté, alors au Caire, écrirait dans ses propres souvenirs qu’il avait jugé le risque de représailles allemandes beaucoup trop grand pour justifier une tentative d’enlèvement, quand même il se fût agi de l’haïssable Generalmajor Müller. « On m’a demandé si j’estimais qu’il fallait permettre cette opération » se souvient-il :

« Je me suis rendu tout à fait odieux en recommandant avec la dernière énergie de ne pas l’autoriser. Je pensais qu’un succès n’aurait qu’un seul effet sur l’effort de guerre, celui de dynamiser le moral crétois, mais que le prix en serait sans doute lourd pour les vies crétoises. Ce sacrifice aurait pu être souhaitable durant le sombre hiver de 1941, quand la situation était très mauvaise. Mais l’opérer en 1944, quand tous savaient que la victoire n’était qu’une question de mois, ne me semblait guère valable. »

« En dépit de mes réserves », poursuit Sweet-Escott, Leigh Fermor et Moss se mirent en route et finirent par ramener le « relativement inoffensif » Kreipe. « Je demeure dubitatif sur la valeur de cette opération. »14

Aujourd’hui, l’histoire de l’enlèvement reste un symbole de l’énergie de la résistance crétoise, un récit de cape et d’épée, d’aventure et d’audace guerrière. À l’époque, les journaux et les émissions de radio britanniques en proclamèrent les détails comme de la propagande. Il reste difficile d’attacher beaucoup de prix à l’opération par ailleurs. Elle n’eut ni valeur stratégique ni valeur tactique : en 1944, au moment où les Allemands s’attendaient à des invasions alliées majeures sur divers points du continent européen, la Crète était un bras mort. Enlever Kreipe a pu embarrasser la garnison allemande de l’île et, en soulignant l’existence d’une résistance autochtone soutenue par les Anglais et ses aptitudes, accroître la vulnérabilité de tel ou tel Allemand, mais on pourrait exagérer le coup porté au moral ennemi.15Au surplus, aucun renseignement important ne fut finalement recueilli lors de l’interrogatoire du prisonnier. « Kreipe est assez peu important » déclare un rapport des interrogateurs britanniques après l’avoir traité. « Antinazi, peut-être parce qu’il suit le sens du vent. Caractère assez faible et ignorant »16 Assurément, le général n’était pas un monstre, à la différence du Generalmajor Müller qui, après avoir pris la tête de la Crète en juillet 1944, rehaussa sa réputation d’assassin en rasant les villages de l’Amari en août. Il y avait au moins un officier expérimenté du QG du SOE, Jack Smith-Hughes, qui avait servi en Crète et dirigeait le bureau de la Crète au moment du rapt, à être certain d’un lien précis entre l’opération et le sort de ces villages car il remarque que Müller n’ignorait pas que l’enlèvement lui avait été destiné.

Tel ou tel lecteur comparant Ill Met By Moonlight (Prenez bien soin du général !) au récit de Paddy pourrait s’identifier davantage au jeune Billy Moss qui, nouveau venu en Crète et novice en guerre clandestine, se trouve soudain propulsé en terre étrangère, dangereuse, excitante et neuve. Enlever un général est le point de vue d’un homme d’une stature différente. Il connaît le terrain. Il en parle la langue. Il possède des réseaux de contacts fiables. S’il ne prend pas de risques irréfléchis, il a l’habitude de les braver : quelques jours avant l’enlèvement, alors qu’il déjeune chez des Crétois, non loin de Cnossos, sa moustache soigneusement décolorée et ses cheveux noircis au liège brûlé, il dansera joyeusement avec ses amis crétois sous les yeux de trois sergents ennemis ivres : « tentatives, gauchement imitées par nos hôtes, de leur apprendre à danser un pentozali crétois ». Pléthore de résistants, de guides et d’amis crétois vont et viennent dans les pages de Paddy ; tous témoignent d’un investissement émotionnel résultant de mois de vie commune et de la conviction que la pleine contribution crétoise à l’opération Kreipe – comme à la guerre – méritait reconnaissance et respect. Il s’agit du récit d’un homme sensible toujours lié à l’île et à son peuple.

Roderick Bailey Oxford, juin 2014

Historien des conflits armés et spécialiste des services spéciaux de l’armée britannique, Roderick Bailey est chargé de recherche du Wellcome Trust à l’Université d’Oxford.

1 Paru en 1950 à Londres, traduit en français par Georges Belmont sous le titre Prenez bien soin du général !, Paris, 1950. Une réédition de la Folio Society en 2001 incluait un nouvel avant-propos de Leigh Fermor. On trouvera d’autres renseignements sur Moss, sa vie et son service en temps de guerre, dans son livre de souvenirs, A War of Shadows (Londres, 1952), reparu en 2014 avec une nouvelle introduction de sa fille Gabriella Bullock, et un bref essai biographique d’Alan Ogden.

2Time, 4 septembre 1950.

3 Tout en correspondant avec le SOE au sujet du manuscrit, Leigh Fermor ne cache pas son malaise devant le portrait que donne son acolyte de la Crète et des Crétois. « Ce n’est pas un très bon livre, avertit-il : il monte en épingle ce qui n’en vaut pas la peine, les références littéraires maladroites sont trop nombreuses et il ne devrait pas insister sur l’excellence de son milieu social d’origine ; il y a une condescendance à l’égard des Crétois qui laisse entendre qu’ils n’étaient que d’assez doux sauvages… Cependant, Hamish Hamilton [l’éditeur alors pressenti] fera des révisions assez drastiques, si bien que le livre pourrait finalement être ce qu’il doit être : un récit de jeune homme, sans prétention, d’une aventure exaltante. » P. Leigh Fermor au colonel D. Talbot-Rice, 9 avril 1945, TNA HS 9/504/4. Moss lui-même émettait des réserves sur son texte et le révisa. Mais, comme il l’explique dans sa préface quand le livre est finalement paru, il était également persuadé que sa version devait rester fidèle au point de vue du jeune homme qui l’avait écrite.

4 P. Leigh Fermor, How to steal a general, in Purnell, History of the Second World War, Vol. 5 n° 7 vers 1969-70).

5 A. Cooper, Patrick Leigh Fermor, An Adventure, Londres, 2012, p. 340.

6Major Leigh Fermor DSO, Lieutenant Colonel E. G. Boxshall à la Security Section du SOE, 29 mars 1945, TNA HS 9/1068/1.

7 Rapport du capitaine Burr sur la réunion-bilan du commandant Leigh Fermor, vers décembre 1944, TNA HS 9/507/4.

8 X. Fielding, Hide and Seek : The Story of a Wartime Agent, Londres, Secker and Warburg, 1954, p. 87.

9 Recommandation pour la remise du Distinguished Service Order, avril 1943, TNA HS 9/507/4. L’enlèvement de Kreipe vaudrait à Leigh Fermor un DSO immédiat. Moss reçut la Croix militaire. Il faut préciser que « l’ordre du service distingué », créé par la reine Victoria en 1856, n’est attribué qu’aux officiers supérieurs – PLF était commandant – et pour une bravoure exceptionnelle sous le feu ennemi depuis 1917. (NdT)

10 Rapport no 2 du 27 avril 1943, Leigh Fermor Archive, National Library of Scotland, voir infra.

11 Rapport no 1 (New Series) du lieutenant colonel T. J. Dunbabin, sur la période du 8 au 23 septembre 1943, TNA HS 5/723.

12 Rapport N°3 (Third Series) du lieutenant colonel T. J. Dunbabin, sur la période du 20 au 30 août 1944. TNA HS 5/724.

13Ibid. De fait, l’enlèvement du général n’était qu’une des multiples raisons avancées par les Allemands pour justifier les représailles d’août 1944 ; d’autres incluaient le meurtre local d’un soldat allemand, les liens notoires des Anglais avec la vallée, le degré de protection qu’elle offrait à divers réseaux de résistants. Le long délai écoulé entre l’enlèvement de mai et le carnage opéré en août – délai inhabituel selon les critères allemands – pourrait aussi indiquer que le rapt, s’il offrait une excuse commode, n’était pas le principal catalyseur des représailles en Amari.

14 B. Sweet-Escott, Baker Street Irregular, Londres, 1965, pp. 197-8.

15 Alors qu’une invasion alliée à l’ouest de l’Europe paraissait imminente et que le vent tournait évidemment en faveur de l’ennemi, le moral allemand en Méditerranée était déjà bas en 1944. Il semble aussi qu’on n’ait pas particulièrement regretté Kreipe après sa capture comme l’écrivit un de ses officiers, Ludwig Beutin, à Billy Moss après avoir lu son livre. Il se souvenait que les soldats étaient « très surpris » que le général eut été enlevé, mais pas vraiment abattus : « on l’aimait trop peu pour cela… On en a beaucoup parlé au mess des officiers à l’époque et souvent bu du raki à votre santé. » Beutin ajoute, bizarrement, qu’une des raisons de l’impopularité du général Kreipe était son impatience aux barrages routiers. « Il était très grossier si jamais sa voiture était arrêtée car il estimait que les fanions (flottant sur la voiture) étaient assez clairs. On a dit – après l’enlèvement – qu’il s’était peu avant emporté contre un soldat d’Héraklion : ‘Ne reconnaissez-vous pas la voiture de votre général ?’ Après ça, tout le monde veillait à ne pas l’examiner de trop près… » Traduction (1993) de Patrick Leigh Fermor d’une lettre du Dr L. Beutin à W. S. Moss, 27 septembre 1950, Archives Leigh Fermor, National Library of Scotland. Bien après la guerre, Bickham Sweet-Escott apprendrait d’un « de ses amis banquiers à Hambourg » ayant fait partie de l’état-major de Kreipe en Crète, que maintes célébrations de l’enlèvement avaient eu lieu au mess (selon lui, on y buvait du champagne, pas du raki). B. Sweet-Escott, Baker Street Irregular, p. 198.

16 Additional Note by 2X, 23 mai 1944, TNA WO 204/4208.

1

Les sierras de la Crète occupée, que près de deux années de séjours clandestins, de marches épuisantes m’avaient rendues familières semblaient très différentes vues par la trappe d’un bombardier transformé et par les échancrures des nuages sous mes pieds : un chaos de pics enneigés, distants et énormes, scintillants d’une blancheur de glacier au clair de lune de février. Là, soudain, sur un minuscule plateau entre les cimes, c’étaient les trois signaux, des feux clignotants. En quelques instants, ils grossirent rapidement : enfin affranchi du vacarme régnant à l’intérieur du Liberator, le parachute vogua doucement vers le cœur du triangle. Des petits personnages couraient à la lueur des feux : encore quelques instants et la neige amortissait l’impact de l’atterrissage. Suivit une mêlée d’embrassades moustachues, une vingtaine de voix crétoises, une anglaise. Un atterrissage idéal !

Le plateau de Katharo était trop petit pour que nous sautions tous les quatre d’un coup : chaque saut nécessitait un nouvel alignement. Aussi, une fois arrivé sain et sauf, je devais signaler que la voie était libre avec ma torche. Mais la brèche par laquelle j’avais glissé se referma ; notre chance était épuisée, pour le moment. Nous nous relayâmes pour envoyer des signaux en direction du grondement récurrent de l’avion, visible par intermittence, juste derrière les nuages qui filaient, jusqu’à ce que le bruit s’estompe et que nous comprenions qu’il rebroussait vers Brindisi. Notre moral s’effondra. Nous nous inquiétions que le bruit ait alerté la garnison allemande de Kritza ; et l’aube pourrait nous surprendre en pleine descente.

Après avoir éparpillé les flammes, cravaché les mules non chargées, nous commençâmes le long et pénible trajet vers le bas de la montagne en espérant qu’une chute de neige étoufferait nos pas. Éclatante et moqueuse, la lune ne cessa de nous éclairer tout au long. Enfin, nous plongeâmes fatigués, entre les chênes-lièges et les arbousiers, dans la grotte de base alors que se levait l’aube du 6 février 1944.

Je devais finalement séjourner dans la grotte de Sandy Rendel17 pendant plus d’un mois. Elle était perchée près d’une source bienvenue des monts Lasithi, au-dessus du village de Tapais en Crète orientale. Enfumée, venteuse et humide, mais douillette avec ses branchages sous les stalactites, elle était typique de plusieurs tanières ponctuant l’île, chacune abritant un sergent des transmissions, une petite équipe d’aides crétois et chacune dotée d’un représentant de la poignée d’agents de liaison britanniques (ALB), grossièrement déguisés et disséminés.