Entre deux cultures - Zohra Miloua - E-Book

Entre deux cultures E-Book

Zohra Miloua

0,0

Beschreibung

"Entre deux cultures" relate avec force le parcours de Zohra Miloua, empreint de tensions et de discriminations. À travers des souvenirs d’enfance, elle plonge dans sa quête d’émancipation, interrogeant son lien aux racines algériennes face aux défis de l’intégration dans une France prônant l’universalité. Ce récit, à la fois personnel et profond, invite à une réflexion sur l’identité et le sentiment d’appartenance, dévoilant un chemin authentique où les expériences singulières font écho à des vérités universelles.

 À PROPOS DE L'AUTRICE

Zohra Miloua dévoile son parcours d’enfant d’immigrés, oscillant entre héritage algérien et valeurs françaises, tout en abordant les défis liés à la parité et à l’émancipation. Ce témoignage sincère offre une réflexion profonde sur la recherche de soi dans un monde marqué par la diversité des identités.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 217

Veröffentlichungsjahr: 2024

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Zohra Miloua

Entre deux cultures

© Lys Bleu Éditions – Zohra Miloua

ISBN : 979-10-422-4872-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie cet ouvrage à ma fille, Sophia Mouder

Chapitre 1

Les racines et l’enfance

Entre l’ombre des traditions et la lumière de l’intégration, l’identité se tisse, parfois de manière invisible, dans l’entrelacs de nos souvenirs et de nos aspirations. Comme l’écrivait Frantz Fanon, « Chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir. » Mon récit est celui d’une mission, celle de naviguer entre l’héritage algérien de mes parents et mon enracinement dans la société française.

J’ai grandi à Vitrolles, une ville populaire située près de Marseille, dans une famille modeste, mais soudée. Mes parents, originaires d’Algérie, se sont installés en France dans les années 80, durant une période où le pays encourageait l’immigration pour alimenter une main-d’œuvre ouvrière, souvent bon marché. Mon père, engagé dans le secteur du bâtiment, travaillait comme ouvrier, parfois au service de familles bourgeoises, tandis que ma mère, femme au foyer, l’assistait dans son emploi. Je suis la troisième d’une fratrie de neuf enfants, je m’appelle Zohra, on me surnomme « Zozo » et notre enfance s’est déroulée dans un duplex animé au cœur d’un quartier vivant. Bien que nous vivions dans des conditions modestes, nous ne manquions jamais de rien. Mon parcours scolaire a débuté à l’école maternelle Paul Cézanne, que j’ai poursuivi à l’école primaire du même nom, située dans notre rue.

L’un de mes premiers souvenirs de l’école primaire remonte à l’époque où j’habitais à Vitrolles, une période où le Mouvement National Républicain (MNR), dirigé par Bruno Mégret, était au pouvoir à la mairie. Je me rappelle très distinctement une journée qui a laissé une empreinte indélébile dans ma mémoire.

Ce jour-là, des personnes sont entrées dans notre classe avec une question maladroite suspendue dans l’air : « Qui est arabe ici ? » Face à notre silence gêné, ils ont reformulé leur question en demandant qui était d’origine algérienne, puis étrangère. Enfin, l’un d’eux a demandé, hésitant, si le terme « arabe » était une insulte.

Nous, mes camarades et moi étions perplexes. Nous étions jeunes et nous avions vaguement conscience de nos origines étrangères, mais mes parents ne m’avaient pas appris à les revendiquer. De plus, nous n’étions pas habitués à parler ouvertement de nos origines avec des adultes. Certains levaient timidement la main, puis la baissaient aussitôt. Des camarades se demandaient si être marocain comptait. D’autres hésitaient, tandis que certains élèves, gênés, restaient muets.

Cette intervention a créé une atmosphère étrange dans la classe et la maîtresse semblait profondément embarrassée. Plus tard, j’ai réalisé que poser de telles questions à des enfants était totalement illégal et j’ai compris que cela devait probablement découler d’ordres venant de la mairie. Après tout, l’éducation primaire est l’une des compétences locales.

Ce moment a profondément marqué mon esprit. C’était la première fois que j’étais confrontée à la question de mes origines à l’école, une expérience discriminatoire qui m’a fait prendre conscience des complexités de l’identité et du pouvoir des préjugés dès un jeune âge.

Une journée de CM2 a, elle aussi, été déterminante dans ma construction. Je revois cette journée ensoleillée, l’excitation de la récréation et puis, soudain, ce moment gênant. Ma camarade recula avec un air de dégoût en voyant mes mains couvertes de henné. « Eurk, c’est bizarre ! Pourquoi tes mains sont comme ça ? » Ces mots m’ont fait l’effet d’un coup de poignard. À cet instant, je me suis sentie différente, une étrangère au milieu de mes propres amis.

Le henné, symbole de mes racines algériennes que ma mère m’appliquait avec amour, est devenu le marqueur de ma différence. Chaque motif tracé sur mes mains était un lien avec une culture que je portais sans la comprendre pleinement. Le rejet de ma camarade m’a frappée comme un coup de vent glacial. Ces mots résonnaient en boucle dans ma tête : « Tu es bizarre. » Je sentais une boule se former dans ma gorge, mon cœur se serrer et une honte indicible m’envahissait. Comment un simple trait de henné, une fierté de mes origines, pouvait-il soudain me rendre si étrangère parmi les miens ? À cet instant, j’ai compris que je serai toujours différente, peu importe mes efforts pour m’intégrer.

Ce souvenir douloureux a renforcé mon désir de trouver ma place dans ce monde, tout en restant fidèle à mes racines et à ma culture.

Une autre expérience marquante de mon enfance concerne une inspection des cheveux à l’école qui a révélé les préjugés et les stéréotypes auxquels j’ai dû faire face dès mon plus jeune âge.

L’annonce de l’inspection des cheveux pour détecter une épidémie de poux a suscité en moi une profonde inquiétude. Depuis mon enfance, j’avais appris à craindre toute attention indésirable, que ce soit pour mes origines ou pour mon comportement à l’école. Étant une élève consciencieuse, j’attribuais mes succès scolaires à ma peur viscérale des conflits.

Pour éviter toute remarque désobligeante, je me suis précipitée auprès de ma mère pour qu’elle m’aide à prendre une « douche du siècle » et à vérifier que mes cheveux étaient impeccables. Avec une rigueur qui témoignait de son souci pour mon hygiène, elle a utilisé le peigne à poux et a appliqué plusieurs shampoings sur ma tête.

Le jour de l’inspection, je me suis présentée à l’école avec ma tresse bien serrée, mes cheveux brillants sous le reflet de la lumière du matin. L’odeur de l’après-shampoing flottait encore autour de moi, apaisant mon esprit. Pourtant, mes mains moites trahissaient une nervosité que je tentais de dissimuler. La maîtresse a passé en revue toutes les têtes, s’arrêtant finalement sur la mienne. Son inspection semblait presque ridicule, comme si elle pouvait détecter des poux à l’œil nu. Une fois terminée, elle nous a fait la morale sur l’hygiène et s’apprêtait à reprendre le cours.

C’est alors qu’une camarade, dont le visage est resté gravé dans ma mémoire, a déclaré soudainement qu’il y avait quelque chose sur ma tête. La maîtresse est revenue sur ses pas et a découvert une petite plume, celle de ma veste, qui s’était posée sur mes cheveux propres et brillants.

Malgré cela, elle m’a lancé : « Zohra, soigne ton hygiène. » Cette remarque m’a plongée dans une rage folle. Je me suis sentie profondément insultée et injustement jugée.

Malgré les défis et les moments difficiles, j’ai toujours été reconnue comme une bonne élève par mes professeurs. Lorsque les parents ou des camarades jaloux n’exerçaient pas leur influence, mes enseignants ne se plaignaient jamais de moi. Au contraire, j’étais souvent complimentée, comme au collège où l’un de mes professeurs d’histoire, monsieur Desmaison m’appelait son « petit génie ».

Pour me faire des amis, je bavardais parfois en classe et je n’hésitais pas à partager les bonnes réponses avec mes camarades. J’étais toujours amie avec les cancres, je les trouvais cools et amusants. Ils avaient tout intérêt à être assis à côté de moi pour bénéficier de mes réponses lors des examens ou pour obtenir de l’aide dans leurs exercices.

Cette dynamique d’entraide et de camaraderie m’a permis de tisser des liens forts avec mes camarades, malgré les différences de performance académique. C’était une façon pour moi de contribuer à créer un environnement inclusif où chacun avait sa place et pouvait réussir à sa manière.

En ce qui concerne ma vie amoureuse, mon apparence de garçon manqué avait un impact significatif. Les garçons me considéraient, à mon grand désarroi, comme l’une des leurs plutôt que comme une partenaire potentielle. Personne n’envisageait sérieusement de sortir avec moi. J’étais le bon pote, celle à qui on confiait ses secrets, mais pas celle à qui on faisait des câlins.

J’ai été témoin de flirts entre mes camarades, mais je restais toujours en marge, jamais considérée comme une petite amie possible. C’était un sentiment étrange, celui de se sentir à la fois intégrée et exclue, acceptée, mais invisible dans le domaine des relations amoureuses.

Ce rôle de confidente plutôt que de partenaire romantique a marqué ma jeunesse et a contribué à façonner ma perception de moi-même et des autres.

Avec le recul, je réalise que ces expériences d’enfance ont profondément influencé ma construction identitaire. Les questions que l’on nous posait, comme « Qui est arabe ici ? » n’étaient pas seulement maladroites, elles étaient révélatrices d’une volonté de classification et de contrôle. C’était comme si on voulait nous assigner une identité qui nous échappait, quelque chose qui, en réalité, ne se résumait pas à un simple mot ou une simple catégorie. En fait, je me rends compte que ces questions reflétaient une peur plus profonde de l’inconnu et de l’Autre.

Ce moment m’a fait comprendre une réalité plus vaste : notre identité sociale est souvent façonnée par le regard des autres. Comme l’explique Goffman avec son concept de « stigmate », certaines différences sont imposées par la société, influençant à la fois notre propre perception de nous-mêmes et celle des autres. Goffman parle de la manière dont certaines identités sont socialement « marquées » et comment ces marques influencent la perception des autres et, par conséquent, notre propre perception de nous-mêmes. À travers les yeux de mes camarades de classe, je voyais se dessiner ce stigmate : une différence imposée qui, au lieu de m’inviter à me connaître, cherchait à me restreindre à une définition qui n’était pas la mienne.

Mais au-delà de la discrimination que j’ai ressentie, ces expériences m’ont aussi appris l’importance de mes racines et la force qui peut en découler. Les traditions que nous pratiquions à la maison, comme l’application du henné, n’étaient pas simplement des coutumes ; elles étaient des liens du vivant avec un passé, une culture, et une identité que j’apprenais à apprécier et à revendiquer, malgré les regards désapprobateurs de mes pairs.

Je me souviens aussi des théories de Stuart Hall sur l’identité. Il disait que l’identité est un processus de « positionnement », un acte continuel de définition et de redéfinition. Mon enfance était exactement cela : une série de positions et de repositionnements, de moments de confrontation et de réconciliation avec ce que signifiait être « moi » dans un monde qui semblait vouloir me dire qui je devais être. Ces souvenirs me rappellent que l’identité est toujours en mouvement, toujours en construction.

Et puis il y avait l’école, cet espace qui, pour beaucoup, est un lieu d’apprentissage et de croissance, mais qui, pour moi, est parfois devenu un champ de bataille sur cette question identitaire. Les politiques locales, comme celles de la mairie de l’époque, n’étaient pas sans conséquence. Elles s’infiltraient jusque dans les salles de classe, influençant la manière dont nous, enfants, étions traités. Je comprends maintenant que l’éducation peut être un outil puissant pour modeler les esprits, mais aussi pour perpétuer ces préjugés.

Comme le dirait Pierre Bourdieu, les systèmes éducatifs peuvent souvent fonctionner pour reproduire les inégalités sociales, plutôt que de les contester.

En revisitant ces souvenirs, je me rends compte que chaque moment, aussi douloureux soit-il, m’a préparée à mieux comprendre le monde qui m’entoure et ma place au sein de celui-ci. Ces expériences m’ont montré l’importance de rester fidèle à soi-même, même lorsque le monde semble vouloir vous dire autrement.

Chapitre 2

La famille

Ma mère s’appelle Fatma, et souvent, pour nous faire rire, elle répétait : « Je m’appelle Fatma et je fais la Fatma. » Cette expression, pleine d’humour, faisait référence au stéréotype de la femme algérienne : une femme extrêmement dévouée, d’une générosité sans limite envers sa famille. Elle incarnait cette image, non seulement comme mère et épouse, mais aussi dans ses relations avec chaque personne qu’elle croisait. Fatma était ainsi, dotée d’une bonté sans bornes, aidant sans rien attendre en retour. Fatma a grandi à Sidi Bel Abbès, en Algérie, la ville où elle a rencontré mon père. Née en 1967, elle venait d’une grande famille, avec un père paysan qui avait vécu et résisté à l’époque de la colonisation française. Le foyer dans lequel elle a grandi était empli d’amour et de tendresse. Pourtant, à son grand regret, elle n’a pas pu poursuivre ses études longtemps. Cela ne l’a pas empêchée d’avoir une grande sagesse, une intelligence émotionnelle et un pragmatisme qui faisaient d’elle une femme accomplie et aimée de tous ses proches.

Elle s’est mariée à l’âge de 16 ans avec mon père. Ce n’était pas un mariage arrangé. Ils se sont rencontrés lors d’une sortie dans leur ville, dont lui aussi était originaire. Les difficultés qu’elle a rencontrées à son arrivée en France, notamment à cause de son manque d’instruction scolaire, ont alimenté son exigence envers ses enfants de réussir à l’école et de poursuivre leurs études. Bien qu’elle ait choisi de se marier jeune, elle nourrissait un féminisme instinctif qui la poussait à nous inculquer l’importance d’être des femmes érudites, indépendantes et libres.

À la maison, j’avais donc une mère aimante, douce, et elle était ma confidente. Elle était extrêmement courageuse, fière de mes réussites scolaires, allant souvent voir mes professeurs pour obtenir des retours flatteurs et encourageants sur mon avenir.

Ma mère, avec ses mains marquées par le travail, incarnait une force tranquille. Elle n’avait jamais eu besoin de mots pour imposer le respect, mais ses regards suffisaient. Elle portait le poids de la famille sur ses épaules, tout en gardant cette douceur maternelle. J’admirais sa résilience silencieuse : chaque fois qu’elle sortait travailler avec mon père, elle effaçait sa propre fatigue pour nous assurer un avenir meilleur. C’est d’elle que j’ai hérité ce mélange de patience et de détermination.

Mon père, Ahmed Miloua, venait quant à lui d’une famille de la petite bourgeoisie algérienne. Comme ma mère, il avait de nombreux frères et sœurs, mais il a vécu le drame de perdre trois d’entre eux. Par pudeur, il évoquait rarement cette souffrance profonde. Sa mère, paix à son âme, était une femme extrêmement cultivée, maîtrisant aussi bien les sciences humaines que les mathématiques, et même quelques notions de médecine. Elle avait poursuivi ses études en français, qu’elle parlait parfaitement, et accordait une importance primordiale à l’éducation.

Ainsi, parmi mes oncles et tantes paternels, plusieurs sont devenus des notables : mon oncle Ali est avocat, tout comme Zine, tandis que ma tante Yamina était une greffière respectée. Mon oncle Hadri, paix à son âme, était directeur de prison, et Khadija, quant à elle, exerçait comme sage-femme. Mon oncle Moustapha, paix à son âme, fut un résistant du FLN pendant la Révolution algérienne. Il a libéré à lui seul plusieurs villages grâce à des stratagèmes ingénieux pour tromper les soldats français. Ancien combattant, il n’a, selon moi, jamais reçu les honneurs qu’il méritait après la libération. Ses traumatismes étaient tels qu’il noyait souvent son amertume dans l’alcool.

Mon grand-père paternel était lui aussi un personnage haut en couleur. Très jeune, il avait obtenu son certificat d’études en français. Il aimait raconter avec fierté : « J’étais le seul inscrit et le seul admis, » une phrase qu’il répétait souvent à ses enfants. Propriétaire de nombreuses terres, il a également ouvert le premier grand hammam de Sidi Bel Abbès. C’est dans ce cadre matériellement confortable que mon père fut encouragé par sa famille à s’inscrire au lycée militaire d’Oran à la fin de son adolescence. Sa mère lui offrait même le luxe de s’y rendre en taxi. Pourtant, à son grand regret, mon père choisit de se marier jeune et d’interrompre ses études. Après plusieurs voyages en France, il prit la décision de s’y installer avec ma mère.

Mon père était un homme très brave, extrêmement intelligent et généreux. Il lui arrivait de bringuer comme beaucoup de monde. Le comportement de mon père, parfois empreint d’autorité, mais toujours juste, et parfois alourdi par l’alcool, trouvait ses origines dans les traumatismes qu’il avait vécus en Algérie pendant la colonisation. Avec le recul, je suis convaincue que ses expériences passées ont profondément marqué sa manière d’être et d’agir.

Ma famille en Algérie a connu de nombreux drames, marqués par la mort, les cris, les larmes, la torture et la guerre. Ces souvenirs douloureux ont laissé des cicatrices profondes, mais malgré tout, mon père restait quelqu’un de véritablement généreux. Il avait le sens de l’humour et nous a inculqué des valeurs telles que l’honnêteté, le travail et la justice.

Ainsi, même si ses actions pouvaient parfois être difficiles à comprendre, je choisis de me rappeler les leçons positives qu’il nous a transmises et de valoriser la richesse de notre héritage familial, malgré ses zones d’ombre.

Une fois arrivés en France, mon père et ma mère vécurent d’abord dans des conditions très précaires. Peu de temps après, en 1984, ma mère tomba enceinte de ma sœur Yamina. Elle devait redoubler de créativité pour nourrir son bébé. Elle m’a confié qu’il lui arrivait parfois de se priver de repas afin de rationner la nourriture destinée à ce nouveau-né.

Alors qu’ils vivaient à Marignane, leurs conditions de vie s’améliorèrent au fil des années. En 1987, ma mère donna naissance à mon frère Ali. Ce n’est qu’à ma naissance, en 1988, qu’ils obtinrent un logement plus décent à Vitrolles, où naquirent ensuite ma sœur Saadia en 1989, puis mon frère Khalil en 1991.

Ma famille est une grande famille, au sens littéral et au sens figuré. Nous sommes neuf frères et sœurs, mais pendant mon enfance, nous étions souvent cinq, avant la naissance plus tard d’Amel en 1997, puis de Leïla en 1999, et enfin des jumeaux, Fadéla et Lockmen en 2003.

Yamina, l’aînée, était celle à qui l’on confiait le plus de responsabilités, notamment celle de s’occuper des plus petits pour aider ma mère, comme dans beaucoup de familles nombreuses. Ce qui la caractérise, c’est sa beauté exceptionnelle et sa coquetterie, déjà présentes dès son plus jeune âge. En l’observant, j’ai appris à me maquiller. Elle achetait des tenues si belles et originales qu’elle était, très tôt, l’équivalent d’une influenceuse d’aujourd’hui. C’était une véritable lanceuse de tendances. À l’école, elle jouissait d’une grande popularité, et les garçons se bousculaient pour lui faire la cour.

Cette vie sociale très riche l’a peut-être un peu éloignée du sérieux nécessaire à la poursuite d’études supérieures. Toutefois, elle possédait un vrai talent manuel, que ce soit en couture, en dessin, dans les métiers de l’esthétique ou encore en décoration. Cette maîtrise de ses mains s’accompagnait d’une maîtrise de son corps. En effet, elle était une sportive hors pair. Elle a pratiqué tour à tour la gymnastique, le kung-fu, la danse et la natation. Elle excellait dans tous ces sports, et il était impossible de l’attraper durant nos longues parties de « gendarmes et voleurs » au quartier.

Une autre anecdote amusante concerne nos sorties à la piscine. Les maîtres-nageurs qui l’encadraient la mettaient souvent au défi de réaliser des plongeons parmi les plus impressionnants. En échange d’entrées gratuites, elle exécutait des figures spectaculaires, comme des sauts périlleux ou le saut de l’ange. Ma sœur Yamina s’est mariée très jeune.

Mon frère Ali, le deuxième de la fratrie, trouvait refuge avec ses amis du quartier, jouant aux jeux vidéo et dessinant des mangas dans leur repaire, un local près de la maison. Il adorait la nature et faisait des expériences avec les insectes et les animaux. J’étais très proche de mon frère Ali. Je le regardais jouer à Metal Gear, entrant dans le rôle de Snake. Ce jeu de combat l’a sûrement grandement influencé à devenir lui-même soldat dans l’armée française.

Ali n’était pas juste un frère pour moi, il était un refuge. Chaque fois que je le voyais plonger dans l’univers de ses jeux vidéo, une partie de moi trouvait du réconfort. Nous partagions des moments simples, silencieux, mais d’une profondeur que peu comprenaient. Je l’admirais pour sa capacité à s’évader dans ces mondes imaginaires, une manière pour lui d’échapper à la réalité parfois oppressante de nos vies.

La première petite sœur que j’ai eue, c’est Saadia. La proximité de nos âges nous a permis de grandir ensemble. Toutefois, contrairement à moi, plutôt influençable et fragile, elle a montré dès son plus jeune âge une grande indépendance d’esprit et s’est forgé une forte personnalité. Cette incroyable force qu’elle porte en elle a parfois été une source d’incompréhension pour les autres, et même, je dois l’avouer, pour moi.

En effet, elle ne montre que très rarement sa vulnérabilité. Cela implique que ses proches – et moi la première – faisons peser sur elle des sollicitations et des responsabilités sans tenir compte de sa véritable sensibilité et de ses propres problèmes. C’est le sort des personnalités affirmées : elles semblent capables de tout régler, mais on oublie trop souvent leur besoin de paix et de tranquillité.

Je profite donc de cet ouvrage pour faire ma propre autocritique. Des événements récents m’ont éloignée de Saadia et je souhaite lui dire que j’ai compris son désir de ne plus être impliquée dans les névroses familiales, notamment les miennes. Trop souvent, je l’ai appelée à l’aide et comme l’enfant qui crie au loup, un jour, plus personne ne répond. Je respecte et comprends son choix.

Plus tard, j’ai assisté à la naissance de mon petit frère Khalil, ce qui a créé un lien fort entre nous. Sa sensibilité m’a touchée et il est le premier nouveau-né que j’ai vu. Il est devenu mon chouchou, le petit dernier à qui on ne refusait rien. Khalil possède une grande sensibilité. Parfois, je l’observe lorsqu’il semble complètement déconnecté du moment présent, perdu dans ses pensées. Il partage avec moi cette capacité d’abstraction : tous deux, nous avons besoin de ces moments de retrait, loin de la réalité, pour nous plonger dans l’introspection.

C’est une protection pour nos âmes tourmentées dans un monde trop complexe, qui, inévitablement, nous rend également compliqués dans nos raisonnements et nos actions. Cela découle d’un besoin viscéral de sens et de justice.

C’est avec Khalil que j’ai le plus partagé mes réflexions philosophiques. Je me souviens des cours que je lui donnais, lui enseignant des concepts parmi les plus complexes qu’il comprenait avec une étonnante rapidité. Un livre marquant de cette période est Antigone de Sophocle. Plongés dans cette mythologie, nous explorions les thèmes de la fatalité, en particulier la force et la détermination d’Antigone, prête à offrir une sépulture digne à son frère, même au prix de sa propre vie et malgré les menaces de son oncle Créon si elle lui désobéissait.

Ensuite, il y a Amel. Quand je pense à elle, l’image qui me vient est celle d’un bébé d’une beauté incroyable. On l’appelle souvent « la préférée ». Elle mérite entièrement ce qualificatif (bien qu’il n’y ait évidemment aucun classement), tant elle possède une personnalité douce, généreuse et fait preuve d’une grande intelligence. Cette intelligence se manifeste aussi bien dans ses relations sociales où elle a su tisser des amitiés parmi les plus solides et sincères, notamment avec sa complice de toujours, son amie d’enfance Sarah, que dans la poursuite de ses études. En effet, elle fait partie, avec Leila et moi, du club des sœurs ayant obtenu une licence.

Ce qui la distingue encore, en plus de son caractère calme à toute épreuve et de sa gentillesse naturelle, c’est son humour à la fois recherché et spontané. Passer une soirée avec Amel, c’est être assuré de ne jamais manquer de sujets de conversation et de vivre de purs moments de fous rires.

Lorsqu’elle était jeune, la grande complice d’Amel, c’était Leila. Depuis son plus jeune âge, Leila s’est rapidement distinguée par une maturité et un sens des responsabilités très précoces. Elle a toujours été une élève rigoureuse et sérieuse. Comme moi, elle a une personnalité parfois teintée d’anxiété, ce qui la pousse à un perfectionnisme et à une volonté constante de bien faire. Elle accorde aussi une grande importance à être juste et cohérente dans ses actions.

Dans cette quête de sagesse et d’une vie simple, elle a fait le choix, en grandissant, de s’orienter vers une vie centrée sur le respect de la religion musulmane. Son moteur est désormais son accomplissement personnel en tant qu’être spirituel, plaçant la réussite purement matérielle au second plan. Ses actions sont tournées vers son épanouissement en tant qu’épouse, mère, ainsi que dans l’étude des sciences théologiques et l’apprentissage de l’arabe. Pour autant, elle reste une intellectuelle accomplie, poursuivant un parcours universitaire toujours plus poussé dans les matières littéraires et les sciences du langage.

Enfin, il y a les jumeaux, ma petite sœur Fadéla et mon petit frère Lokmen. Impossible de parler d’eux sans, dans un premier temps, les distinguer du reste de la fratrie. Tant la gémellité, même au sein d’une grande famille, crée un lien unique et puissant. Même avec des sexes opposés, leur connexion est indéniablement forte. Ils ont grandi ensemble, formant un véritable duo dans le groupe. Cela était encore plus visible pendant leur enfance, une période où ils étaient inséparables. Ils partageaient le même cercle d’amis, semblaient avoir leurs propres codes, leur propre langage même, et se confiaient leurs secrets comme personne d’autre.

Dans ce duo, Fadéla semblait naturellement prendre le rôle de meneuse. Elle avait un caractère bien affirmé. Contrairement à moi, Fadéla n’hésitait pas à enfreindre les règles quand elle le jugeait nécessaire. C’est elle qui m’a appris à relativiser l’importance du regard des autres et à déculpabiliser quand je pensais avoir mal agi. Son esprit libre, créatif et audacieux a toujours été pour moi une source d’admiration. Et ce qui me touche profondément, c’est qu’elle me le rend bien.