Entre dos fuegos - Camille Reynes Barcelo - E-Book

Entre dos fuegos E-Book

Camille Reynes Barcelo

0,0

Beschreibung

Quand Rafaël et Sam emménagent dans un quartier gangrené par la violence, Rafaël redoute pour son jeune frère l'influence des gangs et de la drogue. A-t-il raison de craindre le pire ?

Fin septembre 2019, Samuel, 14 ans, entendit son premier coup de feu, dans sa rue : la rue où son frère aîné l'avait forcé à emménager quelques jours auparavant sans lui demander son avis. Fin septembre 2019, Damian, 14 ans, se retrouva nez à nez avec leur nouveau voisin d'en face : un garçon de son âge qui, dans l'angoissant décor qu'offrait Soledo, détonnait. Des rues au lycée, où battait une guerre de gangs sans trêve et sans douceur, la fratrie Portgas n'était pas à sa place.

Comment se construire comme adolescent et comme jeune adulte quand on est entouré par les trafics, la prostitution, la rivalité de bandes ? Peut-on vraiment échapper à son milieu?

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 1170

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Camille Reynes Barcelo

Entre dos fuegos

Un grand merci à celles et ceux qui m’ont accompagnés dans ce projet,

Myriam Chouiref,Ladaline, Jean-Paul,

Ma famille,

Merci à tous

Prologue

Vous connaissez l’asphyxie ? Celle qui vous oppresse, rend le passage de l’air impossible, fait se rétracter vos poumons dans un mouvement compulsif ? L’angoisse, la vraie, qui vous fait paniquer, vous entraîne au sol, seul à seul avec votre souffle erratique et vos peurs alors qu’autour de vous, les gens ont besoin que vous soyez valide, prêt à agir ?

Un pompier doit ressentir ça. Un militaire aussi, un policier peut-être.

Mais pourquoimoi ?

On scande mon nom, à travers la musique et les cris. La lumière des stroboscopes au plafond renvoie sur la piste de danse des flashs colorés qui, au-delà de me déchirer les rétines, rend sa localisation impossible. Les gens, la foule m’encerclent pour ne rien arranger à mon état second.

Je cherche l’air, ne le trouve pas, panique encoreplus.

–J’arrive pas à bloquer l’hémorragie ! hurle quelqu’un sur ma droite.

La quoi ?

Quelqu’un marche sur ma main. Aucune douleur. Anesthésié, ma vie file entre mes doigts, à travers un écran de fumée et de larmes.

–Quelqu’un a appelé les urgences ?

Nouveauxcris.

Dehors, les sirènes de police, de plus en plus proches, de plus en plus stridentes. Nouveau coup de feu, hallucination ? Réalité ?

Mon visage s’enfouit d’instinct dans mes paumes : je tremble de façon inexpliquée, et surtout inarrêtable. De violents spasmes me secouent comme une poupée désarticulée. L’air me manque, encore.

Des mains se plaquent sur mes épaules, me secouent d’avant en arrière.

–Reste avec nous,hé !

Des larmes dévalent mes joues ; là aussi, comme la main écrasée, je ne sens rien, je ne contrôle plus rien, impuissant. Tout ce vide dans mes entrailles me terrifie et me déchire. Ne pas savoir, ne pas réussir à me relever pour aller vérifier, ne même pas pouvoir l’appeler, articuler sonnom.

Je crois que je suis mort, en fin de compte.

1

Sept semaines plustôt

Rafaël

Distrait, je pousse le caddie devant moi avec un enthousiasme relatif à zéro. Mes pas sont traînants, bien que j’essaye de faire bonne figure dans cette supérette de quartier où je n’ai encore jamais mis les pieds. Ne pas passer pour un junky dépressif, ne pas se faire remarquer comme le gothique métis, ne pas acheter beaucoup trop d’alcool... qu’entend-il par beaucoup ? Au-dessus de cinq bouteilles j’imagine ?

Je jette un rapide coup d’œil à la liste négligemment griffonnée par mon frère ce matin, note l’amusant smiley qu’il a dessiné à côté des « cookies double chocolat, mais sans huile de palme, car l’huile de palme tue les animaux ». Message reçu cinq surcinq.

Je me passe une main sur le visage, la sueur inonde mes doigts  : vu la chaleur, Sam va encore sentir bon au retour du lycée. Il a mis du déo ce matin ? Je suis presque sûr queoui.

Je hausse les épaules, comme si les autres clients étaient concernés par mes interrogations intérieures, et attrape la première brique de lait qui se présente àmoi.

Le magasin est mal aéré, la chaleur est étouffante et à chaque ouverture de la porte, une nouvelle vague d’air chaud balaye les allées. Ça sent le renfermé, et le sol a une propreté approximative.

–Il faut faire marcher les épiceries de quartier, m’a indiqué Samuel ce matin, alors qu’il rédigeait la liste de course.

–Tu sais que c’est souvent plus cher et tenu par des bandits qui font du black ?

–Plutôt être sourd que d’entendre ça. Tu regarderas s’ils ont des Kinder ?

Et notre conversation s’est arrêtée là. J’ai simplement terminé mon café, et lui a ajouté encore une dizaine de conneries sur la liste telles que : nuggets, noodles au fromage, Snickers, Coca-cola, coquillettes au beurre à faire chauffer au micro-onde. Et il ose encore me faire la morale sur l’huile de palme et le commerce de proximité ?

Je t’en foutrais.

En quelques cinq minutes chrono, je termine mes courses, passe un bon moment à chercher les cookies double chocolat sans huile de palme, me fais ouvertement draguer par la caissière et enfin retrouve l’air libre de Soledo. Les sacs au bout de mes bras ne sont pas lourds, mais la chaleur est telle que tous mes muscles hurlent à l’agonie. Je ne pensais pas que la température puisse autant jouer sur mon énergie vitale. À partir de quand commence-t-on à réellement mourir de chaud ?

Quelle idée de venir habiter ici ? Mais quelle idée... ?

Le quartier semble plutôt calme, en cette fin d’après-midi. Je me suis peu documenté sur le lieu avant d’y poser nos bagages, et à mon grand désarroi, nous nous retrouvons dans ce que les gens aiment à nommer un ‹‘coin chaud’’ de la ville. Le soir de notre arrivée, nous avons entendu un coup de feu dehors. Sam a failli pleurer, et je me suis rendu compte que j’étais un piètre grand frère pour lui infliger un quotidien à venir, bercé par la peur et l’appréhension de mettre le nez dehors. On dit que les membres de gang ne ratent jamais leur cible lors de règlements de comptes, je n’en suis pas sisûr.

Son lycée n’est qu’à une dizaine de minutes à pied, ce qui en tant que bon frère névrosé, me rassure assez pour ne pas le suivre et vérifier sa bonne arrivée en cours chaque matin. Mais je ne peux m’empêcher de douter : et s’il se prenait une balle perdue ? S’il se faisait emporter par un gang local ? Et si on lui proposait de la drogue ?

Je secoue la tête, tente d’ignorer les images de mon frère un gros calibre entre les mains, et tourne au coin de la rue pour tomber sur notre nouvelle maison, un peu brinquebalante, mais bien debout.

Le propriétaire en nous remettant les clefs, m’a avoué qu’il avait eu quelques problèmes avec le voisinage par le passé, mais que tout pouvait se régler. Par la sympathie, l’argent, l’intimidation, il n’a pas vraiment précisé.

En tout cas, cette petite maison ira bien pour le temps que nous avons à passer ici. Deux chambres, une grande pièce à vivre avec cuisine annexe, une salle de bain plutôt fonctionnelle bien que douteuse en ce qui concerne la décoration. Certes, elle n’est pas parfaite – le plancher grince à outrance, les vitres n’ont pas été remplacées par du double-vitrage, et la porte arrière ne ferme pas complètement – mais comparée à l’abominable studio que nous louions avant d’atterrir ici, il n’y a pas à chipoter.

En plus, nous avons une petite parcelle de verdure, et ça ce n’est pas négligeable. On pourrait peut-être prendre un chien ? Un berger australien, pour défendre la fameuse porte arrière qui ne fermepas ?

À méditer.

***

Il est quinze heures trente lorsque Sam rentre enfin, suivi de près par sa nouvelle meilleure amie depuis notre arrivée, j’ai nommée : la transpiration.

–Tu as trouvé mes cookies ?

–Je te répondrai une fois que tu te seras douché au parfum. On a dit quoi sur ledéo ?

Il hausse les épaules, et fond sur les placards de la cuisine, la bave aux lèvres.

–Et sinon, à part critiquer mon parfum de mâle alpha, quoi de neuf ?

Je m’adosse au frigo, l’observe piocher dans un premier paquet de gâteaux, s’en engouffrer un dans la bouche puis attraper un verre dans un autre placard.

Un puits sans fond, c’est ahurissant.

Il me pousse pour attraper le lait dans le frigo, s’en sert un premier verre, le boit, et réitère l’opération avant que je ne lui subtilise la bouteille des mains.

–On va mettre les choses au clair : je déteste faire les courses, alors ce que tu avales, tu iras le racheter.

–Toi, détester faire les courses ? Ça m’étonne, tu es tellement sociable.

–Fous-toi de ma gueule, et la prochaine fois, tes saloperies de cookies, tu pourras t’asseoir dessus.

Il me tire la langue – puéril – et je lui réponds d’un majeur tendu dans sa direction.

–À ce propos, tu as pas trop fait peur aux bébés avec ta tête de déterré ?

–Pourquoi diable aurais-je fait peur aux enfants ? J’adore les bébés.

Il sourit, dévoilant deux rangées de dents brillantes recouvertes d’un appareil dentaire aux couleurs étonnantes. C’était sa seule condition : avoir un appareil dentaire, oui, mais avec de la couleur.

Étais-je comme lui à quatorze ans ? Je me le demande parfois.

–Et sinon, le lycée ? Tu t’es fait des amis ?

Il hausse les épaules, et s’assoit sur le comptoir de la cuisine pour terminer son goûter, la tête ailleurs.

De par mon métier, on voyage beaucoup avec Samuel. Et, comme il a été élevé par les mêmes parents que moi, le lien social est aussi difficile à faire pour lui que pour moi, bien qu’il n’en montre jamais rien. Il pense que s’il ne met pas de mots sur sa solitude, on ne la remarquerapas.

Mais c’est tout l’inverse. Je vois bien son téléphone désespérément silencieux, ses allées et venues, seul. Qu’il pense embobiner le monde passe encore, mais pasmoi.

–Sam.

–J’ai découvert qu’un mec de ma classe habite aussi dans la rue. Mais il est... enfin...

–Il est quoi ?

–Bah tu vois quoi... populaire.

Encore une catégorisation débile que je ne comprenais déjà pas du temps où j’étais moi-même au collège. C’est quoi, être populaire en fin de compte ? C’est porter de la marque ? Être un Don Juan ? Fumer de la weed derrière le bahut et espérer qu’un maximum de personnes se rende compte de nos yeux rougis ?

–Et en quoi ça t’empêche de lui parler ?

–Il est un peu space enfait.

Je hausse un sourcil et il détourne le regard, embêté.

–Space en quoi ?

–Bah, c’est un feeling que j’ai. Et puis, il a une drôle de façon de s’habiller. Tu vois MeanGirls, le film ?

J’opine, et il commence alors à m’expliquer que ce fameux gamin pourrait être une version masculine de Regina George, bien qu’il ne s’habille pas en rose, mais plutôt en imprimé militaire et autres pantalons trop serrés. Ses mots insistent sur la réputation de cet autre jeune, sur les gens qui le suivent comme un véritable modèle alors que, selon mon frère, il n’est pas très recommandable. Apparemment, il semble bien renseigné sur lui, malgré ce qu’il avance, car j’apprends en à peine trois minutes qu’il fume, qu’il fait partie de l’équipe d’athlétisme et de cheerleaders, qu’il a une belle gueule mais qu’il le sait, donc qu’il est prétentieux, et que ses yeux sont verts alors qu’il semble être arabe, ou arabe croisé mexicain.

–Oui, en gros, tu le sens pas, je finis par résumer. Tu le sens pas, mais tu t’es bien renseigné.

–Oui. C’est à peu près ça. Il habite en face, il faut bien que je sache à qui je pourrais avoir affaire sur le chemin du lycée.

–Donne-lui une chance, tu sais mieux que quiconque que les à priori sont à éviter.

Son petit nez se fronce tandis que mes mots font doucement route jusqu’à son cerveau ; il réalise qu’en cinq minutes, il a été plus ‘‘langue de pute’’ quemoi.

Quel choc! Sous l’effroi, il quitte la cuisine en prétextant des devoirs urgents.

Ariana

Du bout des doigts, j’étale les paillettes sur ma paupière, observe le rendu dans le miroir, et souris. Ce serait prétentieux de dire que le résultat est parfait, mais...

Fiona à côté de moi, constate l’aspect de mon maquillage, et hausse un sourcil admiratif.

–Pas mal. Je dirais même pas mal dutout.

–Merci ma belle. Tu es pas mal non plus, mais dégrade un peu plus ton contouring, ça fait pas naturel.

Elle s’observe dans le miroir de ma salle de bain, acquiesce vivement, et repousse ses épais cheveux noirs vers l’arrière pour mieux accéder à son visage.

De mon côté, je termine mes yeux, m’applique un léger rouge à lèvres rosé, et admire mon œuvre achevée : j’ai déjà fait mieux, mais ça ira largement pour le type de soirée où nous nous rendons cesoir.

La porte de la salle de bain s’ouvre brutalement, et deux petites têtes émergent de l’entrebâillement, les cheveux en pétard et du chocolat autour de la bouche.

–Dam ! je brame en avisant mes deux petits frères. Les jumeaux sont dégoûtants !

Un soupir exaspéré me parvient du salon, et mon cadet fait son apparition, avec un flegme et un sourire paresseux qui me fait hausser un sourcil.

D’un rapide coup d’œil, j’avise son pantalon en treillis militaire, son tee-shirt noir près du corps, et lui lance un regard équivoque.

–Ose faire un commentaire, et on pourra reparler de la longueur de ta jupe, me lance-t-il en avertissement.

–Super drôle. Fais attention Dami, c’est un peu... provoc là. Tu vas au lycée, pas en boîte ou je ne sais où encore.

–Et qui s’en plaint ? À part toi ? J’ai passé la journée à recevoir des compliments.

–Par qui ? Les mecs en chien de ton bahut ?

Fiona sourit face au miroir, et je lui donne un vif coup de coude dans les côtes.

Lentement, il fait sortir les jumeaux, s’approche de moi et considère un long moment mon maquillage à peine achevé.

Ses orbes émeraudes vont et viennent de mes yeux à la palette de paillette sur le rebord du lavabo, avant que du pouce, il ne corrige une imperfection sous mesyeux.

–Où est-ce que vous allez ? demande-t-il finalement.

–Dans une boite à quelques rues d’ici. Soirée de lancement de start-up.

Il hoche la tête, indique à Fiona que son mascara a formé un paquet sur son œil droit, et se retourne vers moi, l’air d’un coup moins enclin à se la jouer détaché.

–Cuídate Ariana.

–Claro.

Il sourit, faussement, avant de héler les jumeaux pour les mettre aux devoirs.

Je le regarde quitter la pièce, pensive, me mords la lèvre et reviens à ma première préoccupation.

–J’adore quand vous parlez espagnol avecDam.

–Vieille habitude, je marmonne avant d’ajouter : j’aimerais qu’il la perde.

Fiona ne relève pas, et termine de se coiffer pendant que je rumine, plus affectée que je ne le voudrais de ce bref échange avec Damian.

Tout chez lui m’inquiète. De son attitude changeante à ses goûts vestimentaires douteux, en passant par les liens trop étroits à mon goût qu’il entretient avec les mecs au service de papa, je ne sais plus où donner de la tête. J’ai une peur bleue qu’il fasse des conneries, qu’il suive les pas de papa, puis de H, qu’il se mette en danger, inutilement.

Et à dire vrai, ce n’est pas vraiment mon rôle de gérerça.

Lorsque notre mère s’est barrée il y a deux ans, et que mon père a enfin été arrêté, je me suis retrouvée face à un choix difficile : laisser mes petits frères être placés en famille d’accueil, ou bien les garder à ma charge, en acceptant toutes les contraintes et responsabilités que cela implique.

Dam avait douze ans à ce moment-là, et les jumeaux à peine sept, autant dire que mon choix a été rapide bien que douloureux. À ce moment-là, H m’a proposé son aide, financièrement. Il va de soi que j’ai refusé, et que j’ai coupé les ponts avec lui. Hors de question de revivre ce qui venait de briser notre famille une premièrefois.

Et voilà comment, à seulement vingt-trois ans, je me retrouve à la tête de cette charmante petite fratrie qui me glisse entre les doigts à chaque seconde qui s’écoule.

Horrible sentiment que de voir sa famille se fissurer, sans rien pouvoir faire pour stopper les dégâts.

–Ari, tu es oùlà ?

Je coule un regard à Fiona, hésite à lui faire part de mes inquiétudes en ce qui concerne Damian, mais elle me coupe l’herbe sous le pied, comme elle le fait à chaquefois.

–Dam, il a pas l’air en forme, murmure-t-elle.

–Je le sais bien. Il traîne avec Donni et Tazer, et je crois bien qu’il a une soirée chez Julio demain.

–Mimétisme paternel ?

J’acquiesce, et m’asperge une dernière fois de parfum avant de me tourner face àelle.

Couper court à cette conversation au plusvite.

–Allez, Louka devrait pas tarder.

***

Il est vingt heures trente lorsque la sonnette retentit, et que Louka passe la tête à travers l’embrasure de la porte. Mikky et Danny lui sautent au cou, tandis que Damian se contente d’un sourire en coin, par-dessus son livre de langues.

–Salut les monstres, sourit mon ami en étreignant les jumeaux. Comment vous allez ?

Mikky, le plus vif de mes petits frères, se lance dans un long récit de sa journée d’école, des tortures infligées par sa maîtresse, de cette inutile dictée à laquelle il a eu trois, et dont il s’était bien gardé de me parler jusquelà.

Cependant, j’attends qu’il ait terminé pour venir incruster ma petite remarque salée, que Mikky accuse d’un large sourire ponctué d’un pouce accusateur vers Damian.

–Il m’a pas fait réviserhier.

–Tu m’accuses ? s’étrangle presque le concerné en lâchant ses propres devoirs.

Louka calme la montée des tensions naissantes d’un mouvement de main qu’il dirige en priorité vers Damian, qui les sourcils froncés, semble déjà prêt à faire passer à son frère l’envie de l’accuser àtort.

–Et sinon, reprend Louka en venant s’asseoir à table, il y a du nouveau en face ? J’ai vu que les lumières étaient allumées.

–Oui je crois, je marmonne en finissant d’essuyer la vaisselle.

Visiblement intrigué par notre ébauche d’échange Damian vient prendre place à nos côtés, son sourire transpirant la fausseté toujours plaqué aux lèvres.

–Un mec de mon âge et son frère. On pourrait rebaptiser notre rue ‘‘le sanctuaire des sans parents’’, vous en dites quoi ?

–Comment tu sais çatoi ?

–Bah, le plus jeune est dans ma classe en histoire et en langue. Il m’a fixé durant tout le trajet du retour, un peu creepy.

Je hoche la tête, songeuse, avant de prendre place à mon tour, un verre de jus de citron à lamain.

–Et tu n’as pas, je sais pas moi, essayé de lui parler ? S’il est nouveauça...

–Hors de question. Il portait une salopette aujourd’hui. Qui porte encore des salopettes ?

–Et qui porte des pantalons treillis militaires à part les ringards et les putes au rabais ? Arrête d’être superficiel s’te plaît, le rabroue Fiona en lui donnant une tape derrière latête.

Mon frère grogne, et je fusille Fiona du regard. Certes, il méritait d’être repris, mais une version plus soft de réprimande n’aurait pas été detrop.

–J’ai pas fini, il a aussi un appareil dentaire arc-en-ciel.

–Pour quelqu’un qui se plaint d’avoir été fixé, il semblerait que tu l’aies aussi bien maté pour savoir ce qu’il a dans la bouche.

Et c’est au tour de Louka d’être la cible de mes mitraillettes, tandis que mon frère, de plus en plus pâle, se renfrogne et grince des dents.

–On ira les saluer convenablement demain matin, je tranche en défiant quiconque de me contredire. Et lundi, tu essaieras de parler à ce gamin. L’intégration c’est important. On est pas des sauvages Damian.

–Tu m’as pris pour une assistante sociale ? Je fais pas la charité.

–Baisse d’un ton ou l’assistante sociale aura vent de ton sale caractère, et ni toi ni moi n’avons envie qu’elle se mette en boule. Claro ?

Ses yeux s’écarquillent de colère, mais je ne cille pas. Je sais à quel point il déteste que j’inclue notre efficace bien que mordante jeune assistante sociale. C’est elle qui a géré toutes mes demandes de tiers digne de confiance, de personne à qui oui ou non, on pouvait remettre des enfants des âges de Dam, Mikky et Danny. Il l’aime autant qu’il la déteste, car c’est également elle qui a insisté pour que mon père n’ait plus de droits de visite en face à face avec Damian. Seulement les appels, et encore.

Damian se passe la langue sur les lèvres, et me lance un acerbe « Apprends à tourner ta putain de langue dans ta bouche » dans la langue de Don Quichotte. Puis il se lève, repousse calmement sa chaise sous la table, et salue mes deux amis en omettant bien sûr de m’accorder le moindre regard.

–Tu l’as vexé on dirait.

–Pas vexé, plutôt saoulé, le corrige Fiona.

Nouveau soupir, rire de Louka, œillade amusée de Fiona.

J’époussette mon chemisier et me lève alors, plus motivée que jamais à partir au travail, et quitter ma propre maison emplie de tensions et d’hormones de jeune mâle en rogne.

2

Samuel

Mes yeux sont fixés sur le micro-ondes qui réchauffe mon bol de lait dans un bruit de fond insupportable. La lumière à l’intérieur, m’hypnotise et me rendors, à mesure que les secondes passent. Peut-on vraiment s’endormir en position assise ? Et si oui, le poids de ma tête va-t-il être plus fort que la gravité et faire qu’immanquablement je me cognerais contre la table ? Même pas sûr que ma réflexion tienne debout : la physique et mes questionnements matinaux ne font pas bon ménage.

En face de moi, Rafaël est en train de lire un livre de psychologie au titre évocateur : ‘‘Psychocriminologie’’.

–Tu crois vraiment que c’est le bon livre pour débuter la journée ?

–Je t’en pose des questions moi ? marmonne-t-il en tournant unepage.

Un grondement contrarié remonte le long de ma gorge, mais je l’étouffe dans un bâillement. Hors de question de lui montrer que sa mauvaise humeur matinale m’atteint, encore moins quand je sais à quoi elle estdue.

–Tu es rentré à quelle heure cette nuit ?

Il daigne enfin relever les yeux pour me dévisager, et hausse un sourcil.

Mon frère a la particularité de faire peur. Partout, en toute circonstance. Il a beaucoup pris du côté de notre père, d’origine maorie, en traduisent sa peau sombre et ses cheveux corbeaux. Il pourrait être sympathique, avec son visage plutôt fin et ses yeux gris, sauf qu’il se pare chaque jour qui passe de ce sourire en coin tordu et de ce froncement de sourcil qui n’évoque rien d’autre que ceux des psychopathes préparant un sale coup. Sans compter les tatouages qui apparaissent sur les mains, les avant-bras, le cou, une vraie feuille à dessin humaine. Certains pensent que les tatouages font mauvais genre, mon frère s’en contrefout.

Parfois, les gens le montrent du doigt dans la rue : peut-être le désignent-ils en pensant au dernier portrait-robot de tueur d’enfants passé à la télévision ?

Je m’estime heureux car, même en essayant de reproduire son rictus, j’ai juste l’air bête, et pas effrayant.

–Ton lait est chaud je crois, murmure-t-il en reprenant sa lecture.

–Je me suis inquiété.

–Tonlait.

–Lâche-moi la grappe avec ce fichu lait ! Tu pourrais au moins m’envoyer un message.

–Tu sais Sam, parfois je me dis Raf, faudrait peut-être penser à te trouver une meuf puis… je me rappelle que j’ai déjà l’équivalant d’une copine à la maison, à la différence prêt qu’une fille, je peux coucher avec. Alors qu’avec toi, la loi s’y oppose je crois.

–Trèsfin.

Il sourit, plus sarcastique que réellement amusé, et plante son regard dans lemien.

–Je suis rentré à cinq heures quarante. J’ai donc dormi à peine quatre heures. D’autres questions ?

J’ouvre la bouche pour répondre, lorsque trois coups résonnent contre la porte d’entrée.

Nous échangeons un regard, Rafaël et moi, avant d’en conclure que ni lui ni moi n’attendons qui que cesoit.

–Va ouvrir, mais vérifie dans le judas avant.

–Ouipapa.

Il tique à l’emphase sur mon dernier mot, mais ne relève pas, préférant se replonger dans son bouquin.

D’un pas traînant, je rejoins la porte d’entrée, et me perche sur la pointe des pieds pour pouvoir mieux observer par le petit trou de verre. Sur le pallier, se trouve une jeune femme d’une vingtaine d’années, et trois enfants.

Je me redresse plus convenablement, et hésite : est-ce que ce tableau de petite famille pourrait en réalité être un piège pour mieux nous amadouer ?

Ma réflexion vite achevée, je finis par ouvrir à nos visiteurs surprise, pour déchanter en un battement de cils. Ce ne sont pas trois enfants. Il n’y a en réalité que deux gamins, le troisième étant nul autre que le garçon de mon lycée dont j’ai vanté les mérites à Rafaël hiersoir.

–Bonjour, me lance la jeune femme, tout sourire. Je m’appelle Ariana, on habite en face. On voulait vous souhaiter la bienvenue dans le quartier !

Elle a l’air aussi fatiguée que mon frère, malgré l’effort fourni pour camoufler ses cernes.

Derrière moi, les pas légers de mon frère me rejoignent, et à sa vue, Ariana recule d’un pas, soudainement moins souriante.

–Bonjour, les salue-t-il avec un sourire. Ariana, comment vas-tu ?

Je lui coule un regard en biais, surpris, tandis que Damian, le type de ma classe, jauge Rafaël d’un sale œil. Ariana elle, a retrouvé son sourire, mais je remarque un léger tremblement de ses mains.

–Vous vous connaissez ? demande Damian, méfiant.

–On s’est croisé à la supérette hier soir, elle m’a aidé à trouver les kinder.

Elle hoche vivement la tête, et son frère fronce du nez : il n’est pas dupe, et moi nonplus.

–Bref, enchaîne Ariana, sentant les questions arriver, je vous présente Dam, Mikky et Danny, ils sont jumeaux. En vrai ils s’appellent Miguel et Daniel mais, on les a toujours appelés comme ça, alors...

–Ça se voit, lui souffle l’un des deux enfants, qu’on est jumeaux je veuxdire.

La pauvre ne semble plus savoir où elle habite. Prestement, elle me tend le plat où repose le gâteau, et amorce un recul lorsque la voix de mon frère s’élève à nouveau :

–Je vous paye un café ? Et un jus de pomme pour les trois petits ?

–J’ai presque quinze ans, gronde Damian.

–Pas la peine de montrer les dents Regina, j’ai aussi ducoca.

Et il rentre à l’intérieur. Damian semble surpris – dans le mauvais sens du terme – par le petit surnom que lui a attribué mon frère, mais ne fait aucun commentaire. À la place, il secoue le bras de sa sœur, qui le menace d’un regard obscur.

–J’ai des trucs à faire, marmonne-t-il.

–Tu vas boire ce coca avec nous, et dans la joie et la bonne humeur.

Puis, elle le pousse à l’intérieur, sans ménagement.

***

Je ne saurais dire si l’ambiance dans notre cuisine est pesante, angoissante, étrange, ou bien tout à la fois. Les jumeaux font la conversation, à grand coup d’explications sur leur classe, leur vie dans le quartier – à noter qu’ils insistent sur le fait que le glacier au bout de la rue est une tuerie. Rafaël semble presque amusé de les voir se chiffonner pour lui parler, et pose devant eux une assiette dans laquelle il a vidé un paquet de gâteaux.

Mes gâteaux.

De leur côté, Damian et Ariana semblent plus sur la défensive : l’un définitivement vexé de s’être fait appelé Regina, l’autre en perpétuelle position défensive, la bougeotte sur sa chaise enbois.

–Vous êtes là depuis longtemps ? demande Mikky, la bouche pleine.

–Une dizaine de jours, un peu plus peut-être. Ettoi ?

–On a toujours habitéici.

Mikky dépasse son frère de quelques centimètres, et semble bien plus vif que lui. Il agrémente son discours de grands gestes que je qualifierais presque d’exagérés. Étrange, normalement ce sont les italiens qui parlent avec les mains, pas les espagnols.

–Et vos parents, ils travaillent dans quoi ?

La bombe est larguée. J’ai connu Rafaël plus fin que ça. Les petits se tétanisent, tandis que Damian frissonne de la tête aux pieds. Leur sœur elle, bat des cils, et offre une œillade significative à mon frère.

–Sujet sensible, murmure-t-elle.

–Bienvenu au club alors.

Mon intervention a le chic de faire sourire les jumeaux, mais d’encore plus renfrogner Damian, qui finit par se lever et quitter la pièce, puis la maison, sans la moindre parole.

Je conçois que chaque famille est différente, comme chaque personne est une individualité. C’est pourquoi, je ne cherche pas à rattraper Damian, et que sa sœur se contente d’un soupir à peine étouffé. Chacun à ses problèmes, et ses façons de les gérer. Notre famille n’est pas la meilleure et je devine que la leur ne l’est pas nonplus.

Quelle idée stupide mon frère a-t-il eu de s’aventurer sur cette pente-là ?

–Tu sais Samuel, mon frère se rend à une soirée avec d’autres gens de votre lycée ce soir. Je peux te donner l’adresse si tu veux, histoire que tu fasses connaissance avec les autres ados en dehors du lycée.

Je hoche vigoureusement la tête, plus par politesse qu’autre chose. Je ne vais tout de même pas me rendre à une soirée où je ne suis ni invité, ni désiré ?

–C’est une très bonne idée, sourit mon frère.

Et à son sourire, je comprends que je n’échapperai pas à cette soirée, que je le veuille ounon.

Damian

La bière dans mon gobelet est tiède lorsque j’en avale une gorgée. Je dirais presque que c’est agréable, avec la chaleur ambiante et l’humidité de l’air. Mes doigts se referment sur le bout du tuyau de la chicha au centre de la table, et j’inspire une grande bouffée : saveur exotique, une de mes préférés.

–Ça c’est pas de la bouffée de tarlouze.

Je souris, et expire le nuage de fumée au nez du garçon qui vient de prendre la parole : Julio, chez qui se passe la soirée. Ses lèvres s’étirent à leur tour à travers le rideau de fumée, et sa main ébouriffe mes cheveux.

–Putain, vous savez y faire les Cortez.

–Évidemment, je marmonne en reprenant une gorgée de bière tiède. H est mon frangin rappelle-toi.

Mon nom me précède, qu’importe où je vais dans cette satanée ville. Ou plutôt, dans notre joyeux quartier.

Ma famille, c’est simple : ma mère, qui s’est barrée, mon père qui est en taule, mais qui en ressortira un jour, j’en suis certain. Mon frère aîné, Hugo, mais que tout le monde appelle H, et qui a repris le flambeau depuis que papa croupit entre quatre murs. Ariana bien sûr, qui ne veut pas entendre parler de ces ‘‘conneries’’ et les jumeaux. Autant dire que même si ma sœur a renié son nom, ce n’est pas mon cas. Et, assistante sociale ou pas, je compte bien honorer mon clan, mon nom, ma famille. Tout le monde le sait, et c’est pourquoi malgré mon jeune âge, on m’accorde le respect qui m’est dû : la relève du clan, c’est H et moi, alors autant nous ménager.

–Comment va ta sœur ? me demande Julio, l’œil brillant.

Plutôt bien je dirais, mais je n’en suis pas certain. Je crois bien qu’elle fatigue en ce moment. Pas étonnant à dire vrai : entre ses cours et son job du soir, plus l’éducation des jumeaux, elle n’a pas le temps de se poser. J’essaye d’aider comme je peux, mais vu qu’elle se préoccupe de mon état autant que moi du sien, elle m’envoie paître en beauté avec l’argument ultime du ‘‘C’est à moi de gérer’’.

Mon cul ouais.

–Elle va bien, je finis par souffler.

–Super convaincant.

Je gronde, en tournant le visage vers Julio et ses potes, qui se marrent comme des baleines : déjà perchés, et il n’est même pas vingt-deux heures.

D’un pas tranquille, je quitte la table pour rejoindre le bar, et me reprendre un verre.

Mes pensées embrumées par le début d’ivresse et le tabac me portent à notre – ma – brève visite chez Samuel et son frère ce matin. Plutôt surréaliste. Son frère a l’air cool, comparé à lui. Mais, pourquoi a-t-il fallu qu’il aille fourrer son nez dans les histoires familiales ? En quoi ça le regarde ? Eux non plus n’ont pas l’air d’avoir de parents, et j’en fais pas un flan. Et Ariana qui se comportait super bizarrement, quelle matinée de merde.

Cette histoire de supérette, c’est du grand n’importe quoi et je le sais. Ce qu’il me reste à trouver, c’est d’où ils se connaissent, et pourquoi la simple présence de ce type a mis ma sœur dans tous ses états.

Je la connais Ariana : elle ne flanche pas face au premier type venu. Avant que maman ne se barre, et que papa ne se fasse coffrer, elle était active au sein de notre gang. Sans me tromper, je peux affirmer qu’elle a déjà cassé deux trois gueules, et sans culpabiliser. Féroce, déterminée, c’est cette Ariana-ci que j’aimerais bien revoir à la surface. Sauf qu’à la place, elle m’a servi ce matin le portrait d’une fille épuisée, fragile et peu sûre d’elle.

Quel gâchis.

–T’as l’âge de boiretoi ?

Je tourne la tête vers la voix qui vient de m’apostropher, et offre un sourire paresseux à Lu, l’une des seules personnes que je respecte en ce bas monde.

Lu est dans mon lycée – en dernière année – et fait partie de ces filles pour qui on s’écarte dans les couloirs. Un peu le cliché de la nana cheerleader qui se fait sauter dans toutes les salles du lycée, il n’empêche qu’elle fait partie de notre groupe, de notre famille, et qu’elle n’hésite pas à tacher ses jolis chemisiers pour se faire respecter. Un jour, je l’ai vu mettre une droite à un type qui lui avait touché les fesses à la sortie du lycée : il attend de se faire poser sa fausse dent depuis.

Elle me serre contre elle, et me tend sa cigarette.

–Quoi de neuf le fœtus ?

–J’ai couché avec Meli l’autre jour, je souris en plantant mes yeux dans les siens.

Un éclat passe dans son regard : elle a également couché avec Meli il n’y a pas longtemps.

–Cool, avec une capote j’espère. Elle s’est tapé Isak le mois dernier, et il a la syphilis.

Un sourire étire mes lèvres et je rigole doucement.

–Je l’ai fait avec Isak y’a trois semaines également. Avec préservatif évidemment.

–Et après on ose dire que c’est moi la plus grosse suceuse de bites de cette saloperie de lycée. Bravo gamin.

Elle me donne un coup dans l’épaule, et je manque m’étouffer avec la fumée que je m’apprêtais à recracher.

Elle me parle distraitement, de la prochaine chorégraphie qu’elle prépare, et où je vais me retrouver projeté à cinq mètres du sol. Elle me raconte sa classe, les pestes qui l’emmerdent sur ses jupes ou ses décolletés, les mots griffonnés sur les murs des toilettes pour handicapés. À mesure que ses paroles franchissent ses lèvres, ses yeux se voilent d’une brume d’ivresse. Lu a la particularité de pouvoir passer d’un état à un autre en un temps record lorsqu’elle est bourrée. Et c’est ce qui est en train de se produire sous mes yeux, alors qu’elle rigole nerveusement.

–Chaud, je murmure en buvant une gorgée de vodka.

–Fais gaffe à toi, ou ton nom pourrait remplacer le mien. Être libéré sexuellement, ça parle pas à tout le monde. Et j’aimerais pas avoir à gérer Ariana si elle découvre le pot aux roses.

Elle chevrote un peu. Je ne suis pas un spécialiste, mais cette histoire de mots dans la cabine des toilettes doit tout de même l’affecter un peu, bien qu’elle assure le contraire lorsqu’elle est sobre. Ne dit-on pas que ce qui sort de la bouche de quelqu’un de bourré est pure vérité ?

Hochement de tête : on s’est compris.

Je sais bien que mes actes ont des conséquences. En l’occurrence, sauter ou me faire sauter par un peu tout le monde, ça me plaît, mais ce n’est pas l’opinion la plus populaire. Un jour, on m’a traité de ‹‘garage à bites’’, j’avoue que j’ai moyennement apprécié, et que je me suis un peu remis en question.

J’occupe une place un peu particulière au lycée : le petit frère de H encore une fois, membre des Cortez, le gang le plus influent du quartier. Cela me donne une première étiquette, dont il serait difficile de me dissocier même si je l’avais souhaité. En plus de ça, je suis bisexuel – ce qui n’est pas forcément très bien vu au sein des différentes communautés qui se croisent au milieu des couloirs – et la nouvelle étiquette de ‘‘trophée de chasse’’ semble m’avoir été attribuée depuis la reconnaissance générale de mes exploits sexuels. Quelle fierté pour le commun des mortels, de se taper un Cortez pure race. Je me suis alors demandé si je ne faisais pas qu’alimenter la demande et la curiosité de personnes qui ne me voyaient que pour ces deux étiquettes. Réalisation qui sur le coup m’a fait mal : sans ces étiquettes, je n’existepas.

Lu me secoue légèrement, me tire de mes pensées, et je hausse un sourcil.

–Et te caser, tu y as pensé unpeu ?

–C’est toi qui me pose la question ? Fais-le et on en reparle, j’ai même pas quinze ans moi, j’ai l’temps.

Répondre à une question par une autre question, ma méthode de parade favorite.

–Dam, je suis sérieuse. T’es à l’aise avec ton corps, c’est cool. T’aimes en jouer, c’est parfait. Maintenant, tu sais que la réputation que tu es en train de te forger te collera au cul jusqu’à la fin de ta scolarité voire plus si tu restes crécher dans le coin, et que pour trouver quelqu’un qui acceptera de sortir avec toi et d’endosser le rôle de ton copain ou de ta copine ce sera difficile. Crois-moi, joue pas trop au con. Ou alors, joue plus discrètement. Genre, les vestiaires, t’oublies.

–Lu c’est bon là. T’es bourrée et tes leçons de morale j’en ai pas besoin.

–Moi bourrée ? Je suis super lucide et c’est important ce que je te dis là !Dam !

J’ouvre la bouche pour répondre, lorsque je sens un liquide tiède me dégouliner le long du dos. Sur le coup, je me fige sur place, et attends quelques secondes pour me retourner et tomber nez à nez avec un pauvre type de deuxième année complètement torché.

–T’as fait quoilà ?

Je rugis, et le garçon me fixe un instant avant d’éclater derire.

–J’ai pas fait exprès, s’esclaffe-t-il. Ça part au lavage t’inquiètemec.

–Génial, j’en suis ravi. Ça par contre ça part pas à la machine.

Et je lui décoche un coup de poing dans le nez. Immédiatement, le sang gicle de sa narine gauche et s’écoule sur son tee-shirt gris sale. Son pote derrière lui hurle de rire, tandis que celui qui a osé me renverser de la bière dessus, se tient mollement le nez, hagard. Ses yeux vont et viennent de mon visage à mon poing encore en l’air et je montre les dents. Au moindre commentaire de sa part, je n’hésiterai pas à recommencer.

–Violent et nympho, bravo Dam, H serait fier detoi.

Je coule un regard noir à Lu, et me détourne avec véhémence.

Ils m’ont tous gonflé, et pas qu’un peu. Entre ce bouffon et sa bière, et Lu et ses grands discours sur la réputation et le devenir de ma petite personne, cette soirée s’arrêtelà.

D’un pas décidé, je fends la foule, joue des coudes pour retrouver la sortie, et finis par regagner la rue après une bonne minute à chercher mon chemin au travers des volutes de fumée.

Il fait nuit noire dehors, mais la température dépasse encore largement les trente degrés. Je sens que j’empeste la bière, et que mon haleine sent la vodka et la clope. Ariana va me tuer, pour terminer cette soirée en beauté.

Chancelant, un peu à l’ouest, je commence à remonter le long du trottoir où s’éparpillent ça et là des groupes de jeunes qui devaient être à la soirée avec moi, sans même que je ne m’en rende compte. Beaucoup de filles, quelques garçons, beaucoup, beaucoup de cadavres de bouteilles. Le quartier est animé de leurs rires et de leurs bribes de voix, de leur musique passablement insupportable.

Et bien sûr, dans ma course folle pour rejoindre mon échafaud – ma maison – je tombe nez à nez avec la seule personne que je n’aurais pas souhaité croiser.

–Qu’est-ce que tu fais làtoi ?

Samuel, le même Samuel que ce matin, le nouveau, le mec en salopette, se tient adossé à un arbre vers l’embranchement qui mène à notre rue. Ses écouteurs sont enfoncés dans ses oreilles, et il ne semble même pas percuter ma présence jusqu’à ce que je ne me plante devantlui.

La vodka commence vraiment à faire effet : il tangue, et c’est pas bon signe pourmoi.

–Tiens Damian, sourit-il en retirant un écouteur.

–Fais pas l’innocent, tu me suis ou quoi ?

Il sort son portable pour couper la musique dans son écouteur restant, et se cale plus confortablement contre son arbre.

–Non. Ta sœur et mon frère voulaient que j’aille à cette soirée dont tu sembles sortir. Je leur ai fait croire que j’y allais, mais...

Il me désigne les amas de personnes autour de la maison de Julio.

–Aucune chance.

–Quoi, tu te mélanges pas au bas peuple ? je persifle, mordant.

D’un œil, il avise mon tee-shirt trempé et la sueur qui me dégouline du front.

–T’as pas l’air bien, note-t-il.

–Bien sûr que si, je vaisbien.

Je commence à le contourner pour reprendre ma route, et à ma grande surprise, malgré ma mauvaise humeur et ma sale gueule, il décide de me suivre.

–Arrête de me suivre putain.

–Je te suis pas, je rentre chezmoi.

–Bah prends un autre chemin.

Samuel ricane, et je le foudroie du regard.

–Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

–Rien, c’est juste que si quelqu’un ici connaît un autre chemin pour rentrer, c’esttoi.

Je tords du nez, et glisse sur lui un regard curieux ; pas de salopette aujourd’hui ? Un short et un tee-shirt bien trop grand pour lui. Over-size ? J’ai jamais compris l’intérêt.

–Regarde où tu vas, m’avertit-il en me tirant par le bras pour m’éloigner du bord de la route.

–Lâche-moi.

Je me dérobe, et il secoue sa main souillée par la bière qui imbibe toujours monhaut.

Dans le silence de notre rue déserte, nous marchons sans échanger un mot. Lui n’ose pas me parler, et moi je n’en ai ni la force ni l’envie. Les semelles de mes baskets collent légèrement au bitume, tandis que ses sandales claquent au rythme de son pas plus rapide que le mien – il est plus grand.

Un lampadaire sur deux éclaire la route d’un halo orangé, qui donne à nos ombres des airs horrifiques que je n’aime pas dutout.

–Ton frère va cramer que t’es pas venu à la soirée.

Il tourne la tête pour m’interroger du regard, et je le désigne d’un doigt.

–Tu es clean, et tu sens le propre.

J’ai envie d’ajouter que comparé à mon odeur d’épave ambulante, il détient le meilleur parfum du monde, mais à quoi bon faire de l’autodérision aveclui ?

De la poche de mon jean, je sors un paquet de cigarettes, et m’en allume une que je cale au coin de mes lèvres.

–Tu fumes ?

–Non, me répond-il en zieutant la tête crépitante de ma propre clope.

–Dommage. Ton frère a l’air cool, pourquoi t’es nultoi ?

Je range mon paquet, et lui expire dessus une grande bouffée de fumée. D’abord choqué, il finit par comprendre ce que je viens de faire, et me remercie d’un sourire.

La fumée qui s’engouffre dans ma trachée ne me fait plus rien. C’est triste à dire, mais j’y suis habitué depuis le temps.

Des doigts, je m’étreins l’arrête du nez et soupire.

–Au fait, désolé pour ce matin.

De quoi il parle ?

–Pour mon frère. La question sur vos parents, c’était pas malin.

Ah,ça.

Je secoue la tête, lui faisant comprendre que je n’en ai plus grand-chose à faire, bien que ce matin, la question m’avait bien mis en boule.

Le sol tangue de plus en plus autour de moi, et je sens que je n’aurais pas le temps de me passer de l’eau sur le visage avant que l’inévitable n’arrive.

–Attends.

J’attrape le bras de Samuel, lui fais signe de ne pas bouger, et trottine jusqu’à un morceau de pelouse. Là, je m’accroupis, me penche en avant, et vais chatouiller le fond de ma gorge de mon index et mon majeur. Pas glamour, pas glamour du tout, mais ce n’est pas grave : il ne s’agit que du mec à la salopette.

Il ne me faut pas attendre longtemps avant que la bile ne remonte, et que je vomisse sur le morceau de pelouse, sous le regard sidéré de Samuel.

3

Rafaël

Quelle barbe, mais quelle barbe. Mes doigts frappent le clavier de mon ordinateur, mais une lettre sur deux reste en suspend, ne s’imprime pas sur l’écran comme elle le devrait.

Évidemment. Pile le jour où je dois rendre mon premier rapport. Je ferme le logiciel, le rallume : même constat. Nouvelle tentative, nouvel échec.

Je finis par claquer l’écran sur le clavier et me lever, les mains derrière la tête, fatigué.

À l’horloge, il est à peine quatorze heures. J’ai rendez-vous à quinze heures trente avec la conseillère de Samuel, et jusque-là, il va m’être impossible de travailler.

Plus dégoûté qu’autre chose d’avoir perdu mon après-midi de travail, je sors de la maison, et claque la porte derrière moi. Le réflexe de partir en la laissant ainsi me prend, mais à peine arrivé au bout de l’allée, je fais demi-tour pour tourner la clef dans la serrure : mieux vaut être prudent.

La rue est presque déserte, hormis quelques badauds et un ou deux voisins d’un âge certain, occupés à boire un café sous l’avancée de leurs petites maisons.

Et Ariana, qui tond tranquillement l’herbe séparant son entrée du trottoir.

Après un coup d’œil à ma montre, je décide d’aller la saluer, et traverse la route sans même vérifier qu’une voiture ne m’arrive pas dessus.

–Salut, me lance-t-elle en éteignant sa tondeuse.

Elle m’a devancée, je dois bien l’admettre. Sûrement m’a-t-elle vue sortir, puis faire demi-tour, et le tout en à peine vingt secondes. Un peu ridicule, mais c’est ainsi.

–Comment çava ?

Elle s’essuie le front d’un revers du bras, et m’offre un sourire éclatant, en total contraste avec ses joues écarlates et ses cheveux en bataille.

De la main, elle me désigne sa pelouse, et hausse les sourcils.

–Entretien du jardin.

–Je vois ça. Les jumeaux vont bien ?

Nous sommes mardi, et je ne les ai pas revus gambader dans la rue depuis samedi matin, après leur visite. J’aime bien ces gamins, à dire vrai. Chacun d’eux à son petit charme, Mikky par la parlotte facile, Danny par l’intelligence épatante que son frère ne semble pas avoir.

–Ils ont totalement arraché le filet du trampoline dimanche après-midi, alors ils sont punis. Je dirais donc qu’ils vont moyennementbien.

Un rire lui échappe, et je trouve ça attendrissant.

–Et Damian ? Sam était clean en rentrant de la soirée, etlui ?

Clean, je m’entends. Il puait la clope et portait une sale odeur de bière que je n’ai même pas tenté de tirer au clair aveclui.

Ariana hésite un instant, avant de hausser les épaules.

–Il était bourré. Genre, bien bourré. Et encore, il s’est fait vomir : j’en ai retrouvé sur ses baskets.

–Il a peut-être juste été malade ?

–Non. Je le connais, il le fait tout le temps en pensant que je remarquerai pas son état une fois à la maison.

Et elle n’est pas plus choquée que ça ? Le jour où Samuel rentrera ivre, il aura de mes nouvelles. Ils ont même pas quinze ans, merde. L’âge légal est dans quoi... sixans ?

–Mais, si Samuel était ok, alors c’est cool. J’avais peur qu’il le fasse boire.

–Pourquoi, il le fait souvent ?

–Quoi, faire boire les autres ? Non, non. C’est juste l’effet de groupe.

Nouveau rire, que je ne partage pas cettefois.

***

La devanture du lycée de Samuel est gribouillée de graffitis salaces et vulgaires. Des mots, à la peinture en bombe rouge ou noire, mal orthographiés et presque illisibles.

Pourquoi ne repeignent-ils pas ces murs ? Les tags ne me gênent pas plus que ça, mais ces fautes…

Pas de clôture pour délimiter la cour, juste quelques arbres, et un chemin dallé qui mène jusqu’aux doubles portes principales.

Soledo Highschool. Rien de clinquant, pas de nom de président ou de scientifique, juste ces lettres sobres au-dessus de l’entrée.

J’entre, les mains dans les poches, suffoquant sous ma veste aux manches longues.

–Pas la peine qu’elle voit que tes tatouages vont de la main jusqu’aux épaules, m’a marmonné Sam ce matin, alors qu’il me briffait sur l’attitude à avoir avec sa conseillère.

Le message était clair : passer pour le bon grand frère droit dans ses bottes et sans côté discutable.

Le couloir principal est presque désert, à l’exception de quelques voix qui semblent se rapprocher de moi à mesure que je longe les casiers colorés. Rouge, noir, blanc, c’est plutôtjoli.

–Rafaël ?

Je coule un regard sur ma droite, où la voix de Damian vient de m’apostropher.

Qu’est-ce que c’est queça ?

Je bats des cils plusieurs fois, un peu étourdi par ce que je viens devoir.

Le gamin s’approche de moi, un sourire au coin des lèvres, mais je ne peux détacher mes yeux de son short vraiment, vraiment, trop court, surtout pour un garçon.

–Salut Damian, je souris néanmoins. T’as pas froid ?

Je désigne son short, et il hausse les épaules – exactement comme sa sœur le fait – avant de me désigner du pouce, le groupe d’adolescents derrièrelui.

–Entraînement de cheer. Tu cherches Samuel ?

Il me scrute. Ses yeux perçants me dévisagent, et attendent de moi que je me trahisse de quelque façon que ce soit. Depuis la réaction de sa sœur samedi matin, il m’a plusieurs fois analysé de la sorte, par sa fenêtre, dans la rue, et maintenant, au milieu du couloir de son lycée. Il cherche à savoir de quoi il en retourne, qui je suis, si je suis dangereux pour sasœur.

Ça tombe bien, je cherche à faire la même chose aveclui.

–Non, je viens voir la conseillère d’orientation.

–Ahbon ?

Il semble étonné, et je vois un garçon de l’équipe lui faire signe de retourner auprès d’eux. Il lui indique plutôt vulgairement de le laisser discuter, et se retourne vers moi, ce même sourire prétentieux aux lèvres.

–Tu veux que je t’indique le chemin ?

–Merci, ça va aller. File, tes coéquipiers t’attendent.

–Y’a le temps, l’entraînement dure jusqu’à dix-huit heures.

Je hoche la tête, et attends qu’il s’éloigne, ce qu’il ne fait pas. À la place, il reste planté là, avec son air supérieur, son short ras les fesses et son tee-shirt à l’effigie du lycée.

–Vous devriez venir boire un verre à la maison un de ces jours, me propose-t-il finalement.

 Nouvel angle d’attaque : je salue son ingéniosité.

–Ce sera avec plaisir.

–Passez donc ce soir, les jumeaux ont pas cours demain, ce sera plus pratique.

–Ta sœur ne travaille pas ce soir ?

–Je sais pas, à toi de me ledire.

Je sourcille à peine, réponds à son air équivoque par un sourire que j’espère suffisant. Il hoche la tête, et commence à se détourner.

–À ce soir hombre.

Et il s’éloigne.

Quelle petite teigne celui-là.

Je le vois s’éloigner avec le reste de l’équipe, après un dernier long regard dans ma direction, pour finalement disparaître au coin du couloir.

Je reprends mes esprits, après cette petite entrevue ma fois plus qu’électrique, et reprends ma route jusqu’au bureau de la conseillère.

***

–Alors voyons voir, Samuel Portgas, attendez un instant...

Confortablement assis dans le large siège en tissu face au bureau de la conseillère d’orientation, je laisse mon regard vagabonder sur la décoration un peu kitch, sur la photo de famille sur le mur en face de moi, sur les différents trophées dans une large vitrine au verre mal nettoyé.

–Alors, première année, il a un très bon dossier.

Elle me dévisage, comme si elle s’attendait à ce que je fasse un commentaire sur l’éducation de mon petit frère. Je sais qu’il est bon, qu’il pourrait même être excellent pour peu qu’il se bouge un peu plus. Avoir les capacités, mais pas le mental, ça ne fonctionnepas.

–Je lis ici que vous avez beaucoup déménagé, qu’il a donc beaucoup changé d’établissement...

Je manque de soupirer, mais me retiens : certes, elle ne fait que me dire ce que je sais déjà, mais je ne vais pas la prendre en revers dès le début d’année, sinon ça risque d’êtrelong.

Elle n’est pas de première jeunesse, mais tente visiblement de se donner un petit air ‘‘jeune’’ avec sa monture de lunettes ultra-fine, son jean slim et son chemisier presque transparent.

Pourquoi les personnes âgées de nos jours ne peuvent-elles pas juste être âgées, et arrêter d’à tout prix vouloir conserver ce qui faisait leur jeunesse, alors que celle-ci les a bel et bien quittés ? Il faut savoir faire le deuil, et laisser partir lesgens.

–Vous l’élevez seul ?

Nous y voilà.

Dans le dossier de Samuel, il est spécifié que nous avons encore une mère, mais qu’elle ne vit plus avec nous. A-t-elle seulement déjà été là pour nous, vaste question sur laquelle je n’ai pas le temps de m’interroger pour le moment. Le fait est que dès que j’ai eu l’âge, j’ai demandé la garde de Samuel, et nous avons pris la route. Nous n’en avons jamais parlé lui et moi, et il faudra forcément qu’un jour, nous crevions l’abcès, mais pour le moment, ni lui ni moi ne semblons prêts à le faire.

Sauf que ce que les gens lisent dans son dossier, c’est que Samuel est un gamin trimballé de ville en ville depuis ses huit ans, et qu’il ne vit qu’avec un frère de vingt-cinq ans. Pas glorieux sur le papier, mais surtout pas rassurant.

–Effectivement, je finis par répondre en souriant.

–Pas trop compliqué ? Qu’exercez-vous comme emploi ?

Je bats des cils, et regarde la chevalière à mon doigt, distrait.

–Dans l’observation et l’analyse.

–C’est-à-dire ?

–C’est compliqué à expliquer. Mais j’ai un salaire stable, pas d’inquiétudes.

Elle n’insiste pas, et pose le doigt sur la case s’apparentant à notre adresse.

–En plein milieu du quartier des Cortez.

–Mes voisins d’en face, pourquoi ?

–Rien. Je n’irais juste pas y habiter.

Ressemblant à « Non, cette chemise est très jolie. Juste, je ne la mettrai pas, tu vois ? ».

–Vous les connaissez bien, les Cortez ?

Elle se passe une main sur le visage, semblant d’un coup avoir pris une vingtaine d’années dans les dents. Ses yeux vont et viennent du mur à moi, tandis qu’elle cherche sesmots.

–J’ai eu toute la fratrie. Hugo, Ariana, et maintenant... Damian.

Elle soupire, ne se gêne absolument plus pour tenter de dissimuler sa lassitude face à moi. Il est plus facile de parler des autres, avec ceux qui ne les connaissent pas oupeu.

–Vous semblez excédée.

–J’ai été très patiente avec Hugo. Je ne l’ai pas renvoyé, alors que j’avais toutes les raisons du monde de le faire. Ariana a été une éclaircie pendant la tempête, un moment pour reprendre mon souffle. Mais là c’est trop. Avec Damian, je n’en peuxplus.

Dans ma tête, une petite zone s’active – on ne travaille pas dans le renseignement, sans savoir quand mettre en marche la prise de note auditive.

–Vous l’avez déjà croisé ?

–Oui, je vous dis, ce sont mes voisins d’en face, alors...

–En tant que regard extérieur, qu’en pensez-vous ?

Elle se couvre la bouche des mains, les yeux écarquillés. Soit elle en a trop dit, soit pas assez.

–J’en sais rien, on ne s’est jamais vraiment parlé lui etmoi.

–Et bien bonne chance à vous. Dans son gang, ils l’appellent ‘‘el principe’’, vous parlez d’une chance pour nous ! J’ai jamais vu un gamin aussi imbu de sa personne !

Elle se perd, se retourne, reprend une contenance, et m’adresse un sourire.

–Je suis désolée. Mon poste ne m’autorise d’ordinaire pas à dénigrer les élèves, mais...

–Pas de problèmes, tout ça restera entre vous etmoi.

Et surtout, vous avez des informations sur Hugo, ce qui n’est pas négligeable pourmoi.

Ariana

–Tu as fait quoi ?

Damian plante son regard dans le mien, tout en terminant de dévorer son bâtonnet de carotte.

Il semble à des années-lumière de mon état d’esprit, et ne se gêne pas pour me le montrer en croquant à nouveau dans son bâtonnet, tandis que je gesticule en toussens.

–Pose cetruc.

–Je goûte.

–Damian, il est dix-huit heures trente. Et vu que tu as invité nos voisins à boire un verre, on ne va pas tarder à ouvrir un paquet de gâteaux apéritifs.

Il sourit, et j’ai envie de le gifler.

–Pense à ta ligne.

–C’est des légumes.

–Et alors ? La boulimie peut commencer avec des légumes.

C’est ce moment que choisit Mikky pour faire son entrée triomphante dans la cuisine, une copie à la main. Un très beau A+ est noté en rouge, juste au-dessus d’une nouvelle dictée.

–C’est quand même mieuxnon ?

–T’as copié sur Danny avoue.

Mikky peste, et Danny l’enfonce : classique. Leurs bougeottes et leurs piaillements me fatiguent d’avance, et je me doute qu’à l’arrivée de leur nouvelle idole, ils n’en seront pas moins excités.

–Tu comptes prendre une douche avant qu’ils arrivent ?

–Serais-tu en train d’insinuer que je pue ? marmonne Damian avec un sourire encoin.

–À ton avis ? Sois perspicace.

Il se passe un doigt sous le menton, semble hésiter, lorsque son portable se met à sonner. D’un coup d’œil, il avise l’écran, mais ne décrochepas.

–Tu répondspas ?

–C’est Lu, ça peut attendre, me répond-il avant d’ajouter : j’imagine.

Je secoue la tête, et attrape son portable à la volée, avant même qu’il n’ait le temps de réagir. La sonnerie recommence, et sur l’écran apparaît un jeune adulte d’une vingtaine d’années, à la peau noire et au crânerasé.

–Alors comme ça, Lu a changé de sexe, s’est rasée le crâne, et est devenue afro-américaine ?

Il fronce les sourcils, et tente de récupérer son portable. Peu de chance qu’il y arrive : bien que cela lui déplaise, je suis bien plus grande quelui.

–Pourquoi Donni t’appelle ? Et ne me menspas.

–Comment je pourrais le savoir ? J’ai pas répondu je te ferais remarquer.

–Alors pourquoi tu me mens en disant que c’est Lu ? T’as un truc à cacher peut-être ?

Une troisième fois, la sonnerie retentit, et cette fois-ci, n’y tenant plus, je réponds.

–Quoi ? je crache dans le combiné.

–C’est pas Dam je me trompe ?

–Tout juste champion, c’est Ariana. Tu lui veux quoi à mon frère ?

Le souffle de Donni, à l’autre bout du fil, fait doucement monter ma pression, et accélère ma respiration. Pourquoi diable, faut-il que le bras droit de H, appelle mon frère ? Pourquoi même est-ce que Damian a des contacts avec lui ? Je sais bien que les ados aiment aller en contradiction avec leur figure référente, mais là il ne s’agit pas simplement d’un petit écart qui peut se rattraper.

H, Donni, Tazer, Julio, ils sont dangereux. Et Damian n’a que quatorzeans.

–Comment ça va ma belle ?

Mon frère me fixe, et finit par quitter le salon pour partir se doucher. À sa démarche, je remarque qu’il est tendu : ses poings sont crispés le long de son torse, et les muscles de ses cuisses sont saillants sous la pression qu’il met dans ses jambes.

Il peut être têtu, mais il sait pertinemment que je le suis encore plus que lui. C’est pourquoi malgré le fait qu’il parte relativement vexé que j’aie pris son appel, je ne me défile pas, et reprends mon interlocuteur avec colère.