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L’Epsilonia est une goélette en avance sur son temps sur laquelle Yves-Marie Prévallou et sa famille sillonnent les mers. Le roi Louis XIV contraint le capitaine à échanger son navire contre un comté ruiné par les épidémies, la famine et les inondations. Pétri des idées humanistes qui affleurent à peine, Yves-Marie relève le périlleux défi de ramener la prospérité sur ses terres malgré l’hostilité et les convoitises des Nobles voisins.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Avec ce septième roman,
Jean-Yves Pajaud renoue avec le genre historique et le siècle de Louis XIV, cette fois à travers une trilogie qu’il aborde comme un nouveau défi au sein d’une œuvre de plus en plus diversifiée.
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Seitenzahl: 436
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Jean-Yves Pajaud
Epsilonia
Tome I
Le comte malgré lui
Roman
© Lys Bleu Éditions – Jean-Yves Pajaud
ISBN : 979-10-422-6863-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon fils, David
Cette fiction en trois volumes se déroule au XVIIe et au XVIIIe siècles. Des mœurs et des comportements admis ou tolérés à cette époque sont, de nos jours inadmissibles, condamnables et condamnés.
La crédibilité impose de resituer le récit dans son contexte d’où l’existence d’actes et de scènes que la trilogie inclut sans à aucun moment poursuivre le but de les valoriser ou de les cautionner.
L’auteur
Une épave… L’Epsilonia était une épave. Ses trois mâts abattus, les débris éparpillés sur le pont réduisaient la fière goélette à un ponton mourant, mollement relié au quai du port.
Le jour se levait à peine sur Le Havre. Le vent enfin tombé, un crachin gluant de brume semblait vouloir laver les affronts de l’océan. Yves-Marie Prévallou ne pleurait pas devant le triste spectacle de son navire, il ressentait plus de colère que de chagrin face au désastre.
C’était sa faute. Mousse à onze ans, commandant à seize, quarante-cinq ans à sillonner les mers du monde, il avait tout vécu, le meilleur et le pire. Jamais il ne s’était senti aussi coupable, mortifié par une erreur d’appréciation qui aurait pu envoyer par le fond trois de ses bateaux avec leurs équipages.
La lumière du jour devenait suffisante pour apercevoir l’Almeriane et la Polmeria, à l’ancre à quelques encablures du rivage. Les deux flûtes n’avaient pas trop souffert. Les hommes étaient saufs et les cargaisons intactes grâce à Richard, le capitaine de la Polmeria : Richard Prévallou… son fils aîné.
Depuis l’escale à New York, la traversée s’était déroulée sans histoire sur un océan calme. Lourdement chargés, les bateaux de commerce naviguaient néanmoins à bonne allure, poussés par des vents favorables. L’Epsilonia se retenait de filer pour ne pas les distancer. Son rôle d’escorte l’interdisait.
Les mauvaises rencontres se raréfiaient sur le parcours vers l’Europe. Les pirates s’y risquaient de moins en moins et les corsaires, même sous la sauvegarde de leur lettre de course, hésitaient à se frotter aux convois.
Face aux vaisseaux de guerre, le pavillon d’Yves-Marie Prévallou valait toutes les protections : le savant-explorateur avait établi des comptoirs tout autour du monde et ne se mêlait jamais des conflits entre les nations. Il commerçait sans appât du gain, prêchait les échanges de savoirs et de denrées afin que les peuples accèdent à une existence meilleure. Au fil du temps, peu de gens connaissaient son origine française.
La France, il ne l’avait pas reniée, toutefois, il n’éprouvait pas une affection particulière pour le royaume de Louis XIV. À part Bordeaux, ses navires relâchaient rarement dans les ports sur l’océan. Les armateurs et les capitaines locaux n’aimaient pas ce philosophe qui payait trop bien ses matelots et leur procurait des conditions de vie à bord inconcevables ailleurs. Et puis tous savaient qu’il haïssait la traite des Nègres, l’esclavage et même la peine de mort.
Maintenant, prisonnière de ses amarres au Havre, l’Epsilonia s’offrait sans défense sur une côte sinon hostile, du moins peu encline à lui octroyer des faveurs. C’est pourquoi, sur l’ordre d’Yves-Marie, les deux navires marchands mouillaient à l’écart. Une longue chaloupe débordait de l’Almeriane.
« Williamson est en avance, capitaine… »
Le regard de Prévallou se posa sur son Second qui venait de le rejoindre. Le visage buriné de Köllinen gardait les stigmates de la fatigue des deux jours et deux nuits à combattre cette tempête, aussi violente que les ouragans des mers du Sud.
« Richard ne tardera pas », lâcha-t-il sur le même ton neutre. « Nous avons à parler. Poursuivez le travail de déblaiement du pont quand les hommes seront reposés et établissez la liste des urgences. Voyez, en priorité, le nombre et l’état des blessés.
— Le chirurgien les a déjà pris en charge. Ils sont dix-sept, mais rien de très grave. Aucune amputation prévue. Il n’aura point besoin de recourir à la science de votre fils, François ! Guineheuc s’occupe des dégâts avec les charpentiers de marine. Il m’a assuré n’avoir pas trouvé de voie d’eau. Je m’en vais inspecter la cargaison. »
Le visage de Prévallou s’éclaira d’un sourire : « Je ne sers à rien ici ! Les ordres sont exécutés avant que je les donne !
— C’est vous qui nous avez appris le travail à bord. À moi comme aux autres, et je vous en serai reconnaissant toute ma vie. Si vous me permettez, je voudrais vous dire… pour la tempête… je vous connais depuis si longtemps que…
— Ne dites rien, mon ami. Moi aussi, je vous connais ! Vous souhaitez partager la responsabilité des dégâts de l’Epsilonia ? Eh bien non, Köllinen ! La perte d’un navire incombe toujours à son capitaine et à lui seul. Souvenez-vous-en pour le jour où vous mènerez votre propre rafiot ! »
À son tour, une chaloupe s’était détachée de la Polmeria. Dans une demi-heure, face à ses deux commandants, Yves-Marie ferait part de ses décisions. Elles s’étaient imposées à lui comme une évidence, sans pour autant chasser la douloureuse évocation des dernières heures…
* * * * *
Les trois bateaux affrontaient la houle et les creux depuis plus de trente-six heures. Le petit matin crasseux ne laissait augurer aucune amélioration. Les gros navires marchands, malgré leur poids, s’abandonnaient au tangage comme des baleinières, ballottées de vague en vague.
Pour la goélette, la situation empirait : taillée pour la vitesse, sa légèreté et sa finesse devenaient des handicaps. Elle en avait vu d’autres et puis cette tempête, aussi exceptionnelle qu’elle puisse paraître, finirait bien par se calmer.
Prévallou avait choisi. Si près du continent, il avait donné l’ordre de virer vers le nord pour gagner l’Irlande et un abri salvateur. En attendant, il devrait courber l’échine, lutter pied à pied et sauver les trois bateaux.
À tout prix.
Le premier à payer, ce fut, dès matines, le mât d’artimon de l’Epsilonia qui se brisa net. Il tomba à l’eau quand les haches eurent tranché les cordages et les haubans qui le retenaient encore.
Il était temps : la gîte devenait sévère et des paquets de mer s’engouffraient par les sabords. À midi, la misaine subit le même sort. Le bateau cherchait sa route sous gréement de fortune et peinait désormais à suivre ses compagnons.
Soudain, un feu de Chine monta de la Polmeria et éclata en plein ciel. Vert ! Dans le langage des navires d’Yves-Marie Prévallou, la signification en pareille circonstance était claire : changement de cap ! Richard n’avait pas attendu de réponse. Docile, la flûte abattait et se dirigeait plein-est. À tribord du vaisseau blessé, l’Almeriane escortait toujours fidèlement son maître.
À peine revenu de sa stupeur, ce dernier avait compris : Williamson se démenait pour se maintenir face à la vague en avançant à guère plus de deux ou trois nœuds. La Polmeria, au contraire, s’éloignait, remettait de la toile, s’accommodant bien mieux des traîtrises de la houle.
« Prenez son cap ! » se contenta-t-il d’ordonner à l’homme de barre.
La navigation se révéla rapidement plus aisée. Certes, gagner les côtes de France allongerait la route, mais, au moins, on y parviendrait. D’ailleurs, la tempête se calmait peu à peu. Le grand-mât tenait vaillamment et ses voiles gonflées redonnaient assez de vitesse pour suivre les deux autres, redevenus patauds sur les flots assagis.
Une journée entière se déroula ainsi. Au fil des heures, l’espoir revint jusqu’à envisager d’atteindre Anvers, la destination initiale. L’affaire semblait bien engagée quand l’horrible craquement retentit pour la troisième fois. L’Epsilonia s’arrêta net, le mât cassé à mi-hauteur. Il ne restait qu’à gagner le port le plus proche, si bien nommé le Havre.
* * * * *
« Venez ! » Richard et Williamson emboîtèrent le pas d’Yves-Marie, se frayant un chemin entre les vestiges du gréement et les ballots de marchandises qu’on remontait de la cale. La cabine du Second suffisait à peine : « Ici, on ne nous dérangera pas ! » grommela le chef du convoi.
Un long silence suivit, troublé par le brouhaha assourdi provenant du pont et les craquements du bois de la coque. Les deux capitaines respectèrent ce mutisme qui accentuait la solennité des propos à venir. L’éventualité d’une colère et d’une sanction pour sa désobéissance effleura Richard. Il s’y était préparé tout en affûtant ses arguments. Qu’il soit son fils n’allégerait ni alourdirait le verdict. Il était un officier, au même titre que tous les autres.
« L’affaire est grave, intolérable, qui aurait pu nous noyer tous ! J’ai commis une erreur, messieurs. Une erreur impardonnable de la part du capitaine responsable de trois équipages et trois bateaux. »
Il leva le bras : « Ne m’interrompez pas ! La décision ne souffre aucune contestation : mon commandement est à prendre et vous allez en débattre. Voici mes derniers ordres. Parmi les trois Seconds, vous allez choisir celui qui vous semble le plus apte à diriger un navire. Je sors dans la coursive. Vous m’appellerez lorsque vous serez tombés d’accord. »
Il n’attendit pas longtemps : « Köllinen… » Leur sélection rejoignait son opinion. Il n’aurait, pour rien au monde, usé de son influence et aurait accepté sans commentaires une désignation différente.
« Je vais aller le chercher. C’est vous qui lui annoncerez la nouvelle. Puis vous élirez, tous les trois, celui qui accédera au commandement général de cette expédition. Il deviendra le capitaine de l’Epsilonia dès qu’elle sera en mesure de reprendre la mer. Les autres se répartiront l’Almeriane et la Polmeria. À plus tard, messieurs !
— Père, qu’allez-vous faire ? »
Yves-Marie posa sur Richard un regard bienveillant : « Il est temps que j’informe notre famille de ma décision. À part toi, tous étaient à mon bord, et pourtant, je n’ai guère eu l’occasion de les voir depuis trois jours ! »
Ce n’était pas le sens de la question et encore moins la réponse qu’il attendait. Que son père ait biaisé lui ressemblait. On saurait, de toute façon, très bientôt en quoi consisterait l’avenir qu’il s’infligeait, cette condamnation qu’aucun tribunal n’aurait justifiée. Le fils patienterait jusqu’au souper, comme ses frères, ses sœurs et les deux compagnes du patriarche.
Le vieux capitaine s’en doutait, les cabines étaient désertes. Les deux cadets, François et Miguel, s’étaient mêlés à l’équipage pour vider la cale. Leur mère, Lucia, pointait tout ce qui arrivait sur le pont. Sa fille adoptive, Émeline, dirigeait la répartition des ballots, sacs et tonneaux, avec plus ou moins de bonheur, mais son autorité bienveillante désarmait toute velléité de protestation.
Yves-Marie aperçut d’abord Eskiana et leur enfant, Syphnée, occupées à plier des lambeaux de voiles que des mousses du même âge empilaient sans relâche : « Quelle ardeur à la tâche ! » L’adolescente délaissa la grosse toile pour se jeter dans les bras de son père. Il l’accueillit en riant : « Eh ! doucement, mignonne… tu vas me faire tomber !
— Oh ! Sûrement pas ! Tu es trop fort ! J’ai eu peur, tu sais, pendant la tempête ! Mais j’ai pas pleuré… enfin… presque pas !
— Nous avons tous eu peur, jolie demoiselle, et c’est normal ! Pleurer aussi. Si la Nature a prévu cette façon de sortir les sentiments douloureux, c’est que c’est utile. Seul un fou peut croire que s’en priver est un signe de courage et de puissance. Celui qui prétend n’avoir jamais peur est un inconscient, un menteur ou les deux ! L’important, c’est qu’elle ne nous empêche pas de travailler et, au contraire, nous donne envie de gagner ! »
Eskiana s’approcha. Son époux lui sourit : « Nous avons fait là une fille bien vaillante. Elle vous ressemble, ma douce amie. Je crois qu’elle ravagera bien des cœurs en grandissant !
— Elle a commencé ! Quand j’ai demandé aux mousses de m’apporter les voiles déchirées, ils se sont trouvé d’autres occupations, mais lorsque Syphnée est apparue, c’était à qui en empilerait le plus ! »
Ils rirent tous les deux. La survenue du maître d’équipage les interrompit : « Excusez, capitaine, des douaniers du port veulent monter à bord.
— J’arrive, Guineheuc. Vous devrez avertir nos hommes que personne ne doit débarquer aujourd’hui. Je sais que ça ne va pas plaire à tout le monde. Prévenez-les que nous ne sommes peut-être pas les bienvenus et je ne veux pas retrouver des nôtres en prison ou pris dans des rixes qui auront mal tourné. De toute façon, on les rassemblera après souper. J’ai à leur parler ! »
Les visiteurs étaient trois. Le regard froid, hautain, un rictus méprisant au coin des lèvres, ils attendaient près de l’échelle de coupée. Six hommes armés les accompagnaient.
Yves-Marie savait à quoi s’en tenir. L’arrivée d’un bateau naufragé constituait une bonne fortune propre à dépouiller les passagers sans défense ! Il était cependant suffisamment habitué à ce genre de situation pour se troubler : « Capitaine Prévallou. Que puis-je pour vous, messieurs ?
— Nous devons inspecter le navire, évaluer la cargaison et vous notifier le montant des taxes que vous aurez à acquitter pour le fret de vos trois vaisseaux !
— Pour l’Epsilonia, je n’ai pas le choix. Les deux flûtes mouillent hors du port et il n’y aura donc rien à payer !
— Mais… Ils vont bien venir à terre !
— Non, messieurs ! Dans deux jours, ils auront appareillé. Notre destination était tout autre et ce n’est qu’à la tempête que vous devez de me voir accoster chez vous !
— Plaignez-vous, capitaine ! Vous êtes le seul à en être sorti. Nous restons sans nouvelles d’une quinzaine de barques et de bateaux pontés… bientôt, une centaine de femmes en noir guetteront en vain le long des quais… »
Les hommes se concertèrent et le marchandage commença. Prévallou était rompu à ces négociations et aux arrangements amiables qui enrichissaient plus les édiles que les caisses de la ville. Contre la garantie que la cargaison de l’Epsilonia serait écoulée sur place, Prévallou obtint un entrepôt vide pour l’y emmagasiner et la promesse d’une vente aux enchères répartie sur plusieurs jours. L’aubaine issue de la tragédie n’en réjouissait pas moins la délégation : les acheteurs accourraient de loin pour ces produits venus d’Amérique qui, pour une fois, échapperaient aux Nantais et aux Malouins.
Le chantier naval ne manquerait pas de travail pour radouber un bateau qui faisait rêver bien des armateurs. Si bien que, lorsque Yves-Marie s’enquit d’une propriété à louer, apte à accueillir sa famille et une partie de l’équipage, on lui jura qu’il obtiendrait satisfaction.
À condition d’y mettre le prix, celui des circonstances…
L’heure du souper arriva. Pour une fois, Prévallou ne convia personne autre que les siens à sa table.
Enfin, presque : « Richard, veux-tu bien aller chercher le nouveau capitaine de l’Epsilonia. Ce que j’ai à vous dire nous concerne en priorité, mais je me dois de l’informer de ce qui va se passer.
— Ce n’est pas possible, père…
— Pourquoi donc ? S’est-il saoulé pour fêter sa nomination ? Et dire que j’avais recommandé le secret tant que je n’aurai pas averti l’équipage !
— Non, père, ce n’est pas cela… c’est que…
— Eh bien, parle !
— C’est moi qui ai été choisi… »
Malgré la pluie froide et pénétrante de février, le port connaissait l’animation des grands jours, celle qui accompagne généralement le retour d’un navire après des mois d’absence.
Cette fois, le spectacle innovait. Le ballet bien réglé de l’activité déployée par ces marins étrangers au pays laissait le badaud abasourdi. Entre la goélette démâtée amarrée au quai et les deux vaisseaux ancrés au large, un va-et-vient de chaloupes constituait une noria perpétuelle. Il lui fallait aussi se préserver des charrettes et carrioles qui chargeaient la cargaison de l’Epsilonia et l’emportaient vers l’entrepôt réquisitionné.
Bien vite, ceux qui espéraient vendre à la sauvette quelques denrées aux hommes harassés, privés de plaisirs pendant des semaines, avaient renoncé. Nul ne les avait repoussés rudement, cependant, les marins affairés semblaient sourds à leurs harangues et aveugles à leurs objets, nourritures et chopines. Les plus hardis reculaient à la hâte devant ces faciès hirsutes de diables parfois nègres ou jaunâtres, ceux-là dont les yeux se réduisaient à un rai inquiétant entre leurs paupières.
La fortune ne souriait pas mieux à qui cherchait un travail éphémère de déchargement. Seuls, les charretiers et cochers trouvèrent à s’employer. Le lieutenant de police dépêcha des hommes en armes, affectés à contenir la foule pour prévenir les provocations et les tensions. Il n’avait pas échappé aux maîtres de la ville que l’Epsilonia n’avait rien d’un inoffensif bateau de pêche ou de commerce. De la goélette, même en piteux état, émanait une redoutable puissance qui se muait en crainte de son équipage. Les opérations se déroulèrent sans heurts ni incident, au grand soulagement des édiles et à la satisfaction du capitaine pour qui le temps pressait.
Cette débauche d’activité ne constituait en effet que la partie émergée de l’organisation établie en une nuit par la famille d’Yves-Marie Prévallou et les officiers de marine des flûtes.
* * * * *
Le patriarche enveloppa l’assistance du regard. Il se surprit à penser qu’à part Lucia, de cinq ans sa cadette, tous pourraient être ses enfants : Eskiana et Williamson approchaient la quarantaine, Köllinen et Richard avaient trente-cinq ans, François et Miguel suivaient. Il aurait pu y ajouter Émeline qui avait préféré rester dans sa cabine avec Syphnée.
« Notre périple devait nous mener dans toute l’Europe, du septentrion jusqu’à nos comptoirs de la Méditerranée, avant d’effectuer le tour de l’Afrique puis de revenir en Europe et retraverser l’océan. L’Epsilonia est immobilisée pour un ou deux mois. Que décidons-nous ?
— Nos deux flûtes peuvent poursuivre le voyage. Elles sont de taille à se défendre. L’Epsilonia nous rejoindra plus tard ! »
Richard se montrait plus circonspect : « Williamson, c’est vrai pour les pays du Nord jusqu’en Espagne. Je crains les Barbaresques. Ils disposent de bateaux redoutables dans des eaux traîtresses qu’ils connaissent mieux que quiconque…
— Notre pavillon est respecté par tous les chefs de petits états et de tribus, ce qui permit de nous installer chez eux de façon durable ! » objecta Köllinen.
Le nouveau commandant de la modeste flotte n’était pas convaincu par l’optimisme de ses capitaines : « Ces petits rois n’ont pas la maîtrise des mers, loin de là ! Les pirates n’obéissent qu’à eux-mêmes !
— Ne pouvez-vous prévoir une route qui longe les côtes de France, d’Espagne puis Gênes, Venise jusqu’en Grèce ? »
La suggestion de Lucia avait été écoutée avec la même attention que les arguments des officiers de marine. La fille d’un armateur d’Athènes connaissait son sujet ! Son fils trancha : « L’Epsilonia les y rejoindra. Si elle a pris du retard, l’Almeriane et la Polmeria reviendront l’attendre dans un port du sud de l’Espagne où elles mouilleront en sécurité. »
Richard, attentif, observa son père. Ce dernier acquiesça avant d’enchaîner : « Vous savez que j’avais promis à tous les matelots qu’ils pourraient, au fil des escales, embarquer leurs familles pour émigrer en Louisiane. Ce sont surtout des Français.
— Les dommages sur l’Epsilonia rendent l’engagement caduc, désormais. Ils peuvent le comprendre !
— Cela nous amène à l’équipage de l’Epsilonia. Que deviendront les marins pendant toutes ces semaines ?
— Je suis moins versé que vous dans la menée des bateaux, cependant, j’ai peut-être une solution. » Miguel s’exprimait rarement en ces sortes de débat, plus à l’aise dans les sciences de l’architecture, des mathématiques ou de la géologie : « Ceux qui proviennent de cinquante lieues à la ronde ont le temps de rentrer chez eux et de revenir avec leurs familles s’ils souhaitent gagner les Amériques.
— Ils sont actuellement répartis sur les trois bateaux…
— Cette idée est néanmoins la meilleure et vous allez devoir travailler le reste de la nuit, messieurs les capitaines ! »
Yves-Marie exposa son plan face à l’attention de son auditoire silencieux : « Tous les marins des Flandres, de Normandie et de Bretagne qui le veulent vont passer sur l’Epsilonia. Il vous appartient de remanier les équipages pour ne rien perdre de leur efficacité. La priorité vous revient, Köllinen et Williamson, afin de reprendre la mer au plus vite. Pour vous, capitaine Richard, il n’est point d’urgence à compléter votre rôle. »
Personne ne s’étonna du terme dans la bouche d’Yves-Marie. Capitaine Richard évitait la confusion. Le Capitaine, prononcéavec affection, respect et parfois dévotion lui était réservé. L’ex-commandant de la flûte intervint : « Je vais vous aider puisque Köllinen connaît moins les marins de la Polmeria. Dans combien de jours devrons-nous en avoir terminé ?
— Demain ! Chaque homme doit gagner son poste dans la journée et vous appareillerez au soir.
— Pourquoi tant de hâte ?
— Je me méfie… les autorités vont tout tenter pour arraisonner les flûtes et s’approprier les cargaisons. Assurément, le complot s’active déjà ! »
Les deux capitaines concernés se regardèrent. Ils partageaient une opinion dissonante : « Pourtant, nous sommes hors d’atteinte…
— Du port, oui. Toutefois, un vaisseau de guerre peut toujours arriver. Comment engager un combat alors que l’Epsilonia, son équipage, ses passagers et son fret constitueraient des otages de choix ?
— Je manque d’eau et de salaisons. Je comptais me réapprovisionner ici…
— Williamson, prenez ce qui vous fait défaut sur l’Epsilonia. Vous aussi, Köllinen.
— Ne vont-ils pas se douter de quelque chose en voyant tout ce remue-ménage ?
— Peut-être… encore qu’il est logique d’embarquer les marins sur des bateaux en partance. Par contre, il est difficile d’imaginer lever l’ancre si précipitamment. Quand bien même ! Si une flotte est en route pour nous en empêcher, elle arrivera trop tard. Tout repose sur vous, mes chers capitaines ! »
C’était un tour de force.
Dès l’aube, les rôles d’équipage étaient établis. Les hommes avaient compris que cette fuite des vaisseaux de commerce garantirait leur sort, surtout celui des nègres, asiates, sans négliger les Anglais, Hollandais et Espagnols dont les nations menaient plus ou moins une guerre permanente avec le royaume de France. Quant aux Français, la perspective de rentrer chez eux et de toucher leur salaire s’ils revenaient dans quelques semaines suffisait à galvaniser leur zèle.
Bien loin de ces manœuvres dont ils ne soupçonnaient rien, des marchands, des artisans et des négociants de tout poil se présentèrent, pleins d’espoir : des naufragés qui n’avaient rien perdu de leurs richesses, ne manqueraient pas de besoins à satisfaire.
C’est ainsi qu’un notaire demanda à être reçu. Il avait en charge un domaine susceptible d’être loué plusieurs mois. Ses occupants avaient été contraints à un départ précipité. Sa Majesté très catholique rendait l’existence de plus en plus difficile à ceux de la Réforme, à coup de dragonnades et autres humiliations quand ses geôles n’accueillaient pas les plus en vue.
Lucia et Miguel dirigeaient le transfert de la cargaison. François, auquel nombre de matelots devaient, sinon la vie, du moins bien des guérisons, prenait en charge, un par un, les marins qui s’apprêtaient à mettre sac à terre. Pour beaucoup, une voire deux semaines de marche les séparait de leur village. En plein hiver, à pied, les périls du voyage incitaient le médecin à se montrer généreux. Chacun repartait nanti de conseils, de baumes, onguents et fioles dont lui seul maîtrisait les mystères.
Yves-Marie et les capitaines à leurs tâches, Eskiana reçut le tabellion. Le premier geste du vieil homme consista en un profond salut et ses premiers mots pour remettre l’affaire à un autre jour. Il se ravisa à temps : la jeune étrangère l’éblouit. Elle était bien faite. À moins que cette voix teintée d’un accent inconnu, trahissant ses origines lointaines, l’ait charmé.
Il se produisait rarement qu’il eût à discuter avec des femmes sans leur époux ou alors, des veuves chaperonnées d’un père, d’un oncle, d’un fils ou d’un parrain. Ces gens, souvent intéressés pour une part au moins des terres ou des sommes en jeu, s’avéraient les plus retors.
L’autorité courtoise de l’épouse d’Yves-Marie acheva de le convaincre : « Vous voudrez bien, monsieur, patienter un peu : notre fille et sa cousine m’accompagnent ! »
L’homme, éberlué, marqua sa surprise : « Notre fille ? »
Eskiana réprima un sourire devant sa mine ébahie avant d’expliquer : « Le capitaine Prévallou est son père. Je ne connais point vos usages. Apprenez, pour votre gouverne, que j’ai le pouvoir de décider si cet hébergement convient ou non.
— Oh, mais je n’en doute point un seul instant ! C’est un logis confortable qui ne pourra que satisfaire des personnes de votre qualité.
— Monsieur, c’est fort bien, sachez toutefois qu’il m’importe autant que tout notre entourage soit bien installé.
— Vous verrez, madame, qu’il comporte force dépendances pour abriter vos gens… »
L’arrivée de Syphnée et Émeline coupa court à une conversation dont la tournure déplaisait à Eskiana et mettait mal à l’aise le notaire, empêtré dans ses annonces flatteuses.
Atteindre le domaine nécessita près d’une heure. Le chemin d’une lieue et demie s’avérait boueux, quoique suffisamment carrossable pour minimiser le risque de s’embourber. Eskiana le nota, se gardant bien d’en faire la remarque tout comme l’éloignement de la ville qui convenait à la discrétion du séjour. Le statut d’étranger et le nombre ne plaideraient pas en leur faveur en cas de conflit avec la population locale !
Le notaire n’avait pas menti. Le mur d’enceinte n’excédait pas deux toises de haut. Ses dimensions laissaient néanmoins deviner une propriété aux belles surfaces.
Les lourdes portes étaient entrouvertes. Passé le porche, le manoir s’imposait au fond d’une vaste cour fort mal entretenue. Eskiana le critiqua d’entrée, surtout pour prévenir son interlocuteur de sa vigilance : « Est-ce inhabité depuis longtemps ?
— Depuis l’Assomption ! Ils avaient… euh… profité des fêtes et des moissons pour s’enfuir discrètement.
— Six mois ! Il n’est donc point aisé de trouver amateur ! » lâcha Émeline avec ironie.
L’homme encaissa la remarque comme une perfidie supplémentaire : « Au contraire, Madame ! Les acquéreurs se montrent aussi empressés que nombreux. Cependant, l’affaire devra attendre les décisions de la justice royale concernant les biens des gens en fuite. Vous, c’est différent, vous n’y serez guère qu’une saison… »
C’était une construction bourgeoise dont les bâtisseurs n’avaient pas recherché le luxe de tourelles inutiles, de balcons ouvragés et de colonnes imposantes.
À peine entrée, Syphnée ne put retenir une exclamation : « Que s’est-il passé, ici ? » Le notaire semblait de plus en plus embarrassé : « La maison a été… euh… visitée.
— Visitée ? Vous voulez dire pillée !
— C’est que les propriétaires sont partis en n’emportant que leurs biens précieux aisément transportables. La contrée compte beaucoup de pauvres, alors, ils se sont… euh… servis !
— Et ils ont brisé ce qu’ils n’ont pas volé !
— Ces gens qui se disent de la Réforme se sont attiré la haine des fervents catholiques… Il faut les comprendre…
— Allons ! Visitons le reste. Nous verrons si, dans cet état, les lieux sont habitables », trancha sèchement Eskiana.
Ils l’étaient, moyennant quelques jours, pour leur rendre un aspect plus décent.
Les dépendances, totalement vides, n’avaient pas souffert de ces intrusions. Tout au fond de la propriété, une grande métairie constituait l’unique témoignage de vie parmi tous ces bâtiments à l’abandon.
Le paysan, son épouse et leurs huit enfants étaient alignés, les têtes baissées, dans l’attitude soumise que leur condition imposait. Le fils du notaire les avait prévenus : « Ce sont des étrangers. Ils pourraient bien vous chasser ! » La menace avait porté. Ils n’en furent que plus incrédules en voyant s’approcher les inconnues souriantes qui les saluèrent avant de s’enquérir de leurs moyens d’existence.
La mère raconta comment des groupes de gens haineux ne s’étaient pas contentés de piller la demeure des anciens maîtres. Certains valets de ferme s’étaient joints à eux, emportant les animaux, les outils et les récoltes. Eux étaient restés, autant par fidélité que par nécessité : où aller quand on n’a rien d’autre qu’une masure pour abriter sa famille ? Leur maigreur témoignait de la difficulté à subsister tout au long d’un hiver particulièrement rigoureux.
Eskiana répondit à leur interrogation muette : « Aussi longtemps que nous séjournerons ici, vous demeurerez. Je ne sais encore combien vivront sur le domaine, quoi qu’il survienne, il y aura des bras pour vous aider et nous achèterons les outils et les animaux qui font défaut. »
Le notaire soupira d’aise. Ce n’était pas le sort favorable au métayer qui le réjouissait, mais la certitude que l’affaire était faite.
* * * * *
Trois jours plus tard, la famille d’Yves-Marie Prévallou et une dizaine d’hommes d’équipage s’y installaient. Seuls, les charpentiers de marine de l’Epsilonia logeaient à proximité du chantier de radoub. Plusieurs chevaux de selle et de trait, quelques bœufs redonnaient un peu d’animation aux écuries. Ils ne chômaient pas : outre le transfert de tout ce qui restait à bord de la goélette, ils avaient charroyé ce qui manquait aux nécessités les plus urgentes d’une vie sans luxe. Habitué à la rudesse et à l’exiguïté spartiate du bord, chacun trouva rapidement ses aises et de l’ouvrage.
Au souper, François et Miguel présentèrent leur requête de voyage à Paris : « Il est plusieurs savants que nous aimerions rencontrer afin de confronter nos connaissances. »
Yves-Marie sourit en soupirant : « Et dire que je nous pensais, pour un temps, tous ensemble… il était écrit que ça ne durerait pas ! Bien sûr, vous avez raison. Nous pourrons nous passer de vous quelques semaines. Choisissez deux bons chevaux et partez dès demain, mes fils !
— Mais qui me donnera mes leçons de mathématique, de géométrie, d’anatomie et de géographie ? » s’inquiéta Syphnée, en vérité plus chagrinée par l’absence de ses frères adorés que par celle de ses professeurs, fussent-ils les mêmes.
Yves-Marie rassura sa benjamine : « Oh ! votre vieux père ne peut-il faire l’affaire ? S’ils ont maintenant dépassé mes connaissances dans leurs sciences préférées, ne vous a-t-on pas dit qu’ils ont autrefois bénéficié de mes enseignements ?
— Je m’en réjouirais si vous en trouviez le temps !
— Je l’aurai, je l’aurai ! Eskiana gère au mieux la maisonnée, Lucia veille à la préparation de la vente aux enchères de la cargaison et Richard règne en maître sur les réparations de l’Epsilonia ! Sans être désœuvré, il semble que, pour la première fois depuis mon enfance, s’ouvre une période sans trop de labeur. Ne la rendez point trop pénible en vous montrant réticente à apprendre ! »
La taquinerie s’acheva en un éclat de rire général. Tous masquaient un petit pincement au cœur que chacun ressentait à l’idée de cette séparation.
« Monsieur le capitaine, il se passe des choses étranges autour du domaine… »
Le métayer triturait son chapeau de ses deux mains, timide et pitoyable, craintif à l’idée d’apporter une mauvaise nouvelle.
Le ton d’Yves-Marie le rasséréna : « Qu’est-ce donc, mon ami ? As-tu repéré des collets dans les parages ou une bande de rouliers rôde-t-elle dans les environs ? Les braconniers, je n’en ai cure. Quant aux malandrins, nous saurons les recevoir !
— Pour sûr, monsieur le capitaine, qué mé ce n’est point cela que mes gamins ont vu. C’est une troupe de soldats qui se tient depuis hier au soir derrière le petit bois.
— N’arrive-t-il jamais que des compagnies du Roy bivouaquent dans la région, en route vers les Flandres ? »
La douceur du ton rassura le brave homme. Libéré de son angoisse, il s’enhardit : « Oh si, monsieur le capitaine, qué mé ceux-là sont point pareils. Ils sont guère nombreux pour une armée et ils portent les habits bleus de la garde du roi.
— Des mousquetaires, alors. D’où te vient tant d’alarme ?
— C’est que ces soldats-là, ça loge à l’auberge…
— Ah ? C’est étrange, en effet ! Merci de m’avoir prévenu ! Ne t’inquiète pas, nous trouverons sûrement une explication. »
Si François et Miguel n’étaient partis depuis deux jours, il les aurait envoyés en repérage. Lui-même devait composer avec une douleur au dos qui l’empêchait pour quelque temps de monter à cheval.
La nuit tombait lorsque Richard rentra du chantier avec sa propre mauvaise nouvelle : « Quatre mois ! Le propriétaire invente tous les prétextes pour allonger la durée de la réparation de l’Epsilonia. Il prétend ne pas trouver le bois nécessaire et accuse l’acheminement malaisé en cette saison. En attendant, il met nos charpentiers au travail sur d’autres bateaux. C’est son intérêt : ils sont bien meilleurs que les siens et ce n’est pas lui qui les paie !
— Il éprouve réellement des difficultés ?
— Pas plus qu’il y a une semaine ! Du bois sec, il en a en réserve à moins d’une lieue. Un de nos hommes a accompagné un fardier là-bas. Il me l’a rapporté ce soir.
— Étrange, décidément ! C’est la seconde bizarrerie de la journée. Ce matin, le métayer est venu m’avertir que des mousquetaires campaient non loin d’ici sans raison apparente.
— Des mousquetaires ? J’en ai aperçu en arrivant. Pas longtemps ! Ils ont disparu au galop dans le bosquet quand je me suis approché.
— Il n’est âme qui vive à une lieue à la ronde. Leur présence ne me dit rien qui vaille. Nous allons prendre nos précautions… »
* * * * *
Le heurtoir claqua, résonnant sous la voûte du porche. La petite porte cochère s’ouvrit en grinçant sans que nul gardien n’apparaisse. Le chevalier de la Chartrière patienta un instant puis se laissa souplement glisser de sa monture et donna des instructions : « Attendez ici et entrez si vous entendez le tumulte d’un combat.
— Vous voulez y aller seul ?
— Oui. Mes ordres l’exigent. La mission ne doit pas s’apparenter à une arrestation, sauf si nous y sommes contraints.
— Mais s’il s’échappe ? »
Le chef de la troupe tourna la tête à gauche et à droite, comme s’il inspectait les alentours : « Comment le pourrait-il ? La propriété est cernée… où fuirait-il ? »
Sous le porche, il n’y avait personne. Autant qu’il pouvait en juger, dans la cour non plus. Une silhouette sombre devant la porte ouverte du manoir agitait un flambeau à son intention.
Un piège ?
L’idée l’effleura et sa main gantée serra d’instinct le pommeau de son épée avant de traverser l’espace à découvert. Le chevalier passait pour aussi impétueux que courageux. Il s’élança.
Bien avant qu’il accède au perron, le porteur de la torche avait disparu sans hâte à l’intérieur. Lorsque le mousquetaire franchit le seuil, il l’aperçut en haut de l’escalier : « Hé, l’homme ! Attends-moi ! »
Ignorant l’ordre, l’inconnu lui tourna le dos et pénétra dans une pièce sans mot dire. Le soldat gravit les marches quatre à quatre. La porte était ouverte. La salle paraissait vaste, car il compta bien trente pas avant d’atteindre la table qu’éclairait un chandelier. Assis face à lui, le visage caché par une capuche, son guide, immobile et muet, semblait le défier.
Il s’approcha, presque à le toucher, lorsqu’une voix retentit derrière lui. « Halte-là, Monsieur ! Déposez donc vos armes devant vous puis retournez-vous !
— Je suis ici au nom du roi et viens m’entretenir avec monsieur le capitaine Prévallou.
— Rien ne sera plus facile si vous obéissez ! À moins que vous n’ayez envie de croiser le fer ou risquer la balle d’un de nos pistolets. Vous êtes seul contre six… soyez raisonnable ! Si votre mission consiste à vous entretenir avec moi, ce sera plus aisé vivant que mort ! »
Avait-il le choix ? Il s’exécuta en sortant une longue dague de sa botte : « Voilà, capitaine, je suis à votre merci ! »
— Si vous êtes homme d’honneur, vous ne serez point fouillé. L’êtes-vous ?
— En douter serait une insulte, monsieur !
— Fort bien.
Plusieurs chandeliers s’allumèrent alors et la pièce s’illumina. Michel de la Chartrière se présenta et salua en tentant de dissimuler sa surprise : si les deux hommes avaient l’épée à la main, les trois paires de pistolets braquées sur lui étaient tenues par des femmes ! Son instinct lui rappela l’existence de son guide assis à la table. Il se retourna juste au moment où Syphnée rejetait la capuche en arrière tout en le gratifiant d’un charmant sourire. « Mais vous êtes une enf…
— Ma fille, Chevalier ! Prenez place, je vous prie, et dites-nous l’objet de votre visite.
— Par ordre de sa majesté, je dois veiller à vous accompagner jusqu’à Paris.
— Paris ? Qu’y ferais-je et qui donc veut m’y voir ?
— Ce sont là des questionnements dont je ne sais la réponse…
— Si je refuse ?
— Il me faudrait, en ce cas, m’assurer de votre personne et…
— Et ma famille en pâtirait, n’est-ce pas ?
— À mon grand regret, croyez-le bien…
— Vous ne me laissez point le choix ! »
Le soldat poussa un soupir navré : « Je le crains… deux douzaines de mousquetaires cernent votre domaine.
— Quand devrons-nous partir ?
— Demain, à la première heure !
— Diable ! Il y a donc urgence. Alors… soupons ! Chevalier, vous êtes notre hôte. Nous discuterons plus à l’aise devant un plat de viande… »
Nul ne dormit cette nuit-là. De la Chartrière, tout convaincu qu’il fût par la parole du capitaine Prévallou, ne pouvait prendre le risque de s’être fait abuser. Il déclina l’offre d’un bon lit pour rejoindre sa compagnie et surveiller les alentours jusqu’à l’aube.
Yves-Marie s’entretint tour à tour avec chacun. Il avait en fait moins de directives et de conseils à donner que de passer un peu de temps avec eux. Il ne savait quand il les reverrait.
S’il les revoyait jamais.
Il ne comprenait pas qui ni pourquoi on voulait le rencontrer. Sans doute, un personnage important, puissant au point de mobiliser les mousquetaires, prendre le risque d’un enlèvement ou d’une fuite pendant le voyage.
Hormis de rares relâches pendant quelques jours, il n’avait pas foulé le sol de France depuis des années, n’y avait procès avec quiconque ou querelle avec un gouverneur dans les colonies. Ne possédant pas de biens dans le royaume, il ne suspectait pas de complot visant à l’en dépouiller. Ne germaient dans son esprit que deux certitudes : on n’en voulait pas à sa vie et celui qui tirait les ficelles disposait de l’autorité et de moyens suffisants pour concevoir une telle opération si rapidement !
* * * * *
Les deux chevaux attelés à la berline de voyage s’ébrouaient pour chasser la pluie. Le cocher chargeait l’unique malle qu’Yves-Marie emportait. Celui-ci garderait son gros sac de marin près de lui. Les montures de six mousquetaires, parfaitement alignées, attendaient, sans bouger, la pression sur leurs flancs qui donnerait l’ordre d’avancer. Michel de la Chartrière descendit les marches du perron, salua ses hommes d’un signe de tête puis se mit en selle.
Le capitaine Prévallou ne tarda pas à apparaître, seul. Il se refusait à offrir à cette escorte de geôliers le spectacle des effusions intimes avec sa famille : « Je pars pour peu de temps, ou peut-être un peu plus. On connaît la destination et nulle tempête ne viendra troubler le voyage. Nous sommes tristes de nous quitter, mais c’est ainsi. Vous saurez bien mener nos affaires d’ici mon retour. Allons maintenant ! Je ne veux pas faire attendre ces messieurs. » Il les prit tour à tour dans ses bras puis s’en détacha doucement. Il était prêt.
Le convoi s’arrêta au bout d’une dizaine de lieues. Le chevalier ouvrit la portière : « Puis-je vous tenir compagnie ou préférez-vous rester seul ?
— Venez donc ! Ici, au moins, vous voyagerez au sec. »
L’officier fit semblant de ne pas entendre l’ironie de la réponse, monta et s’installa face à son prisonnier : « Non, capitaine ! Encore une fois, vous n’êtes pas prisonnier. On vous mène à Paris où vous êtes attendu. Je vais essayer de vous rendre ce voyage aussi agréable que possible.
— Six hommes d’escorte… qu’en est-il des autres ? »
De la Chartrière sourit : « Secret militaire ! Je plaisante… ils vont rester sur place quelques jours pour s’assurer que votre famille ne tentera rien pour empêcher la réussite de ma mission. Vous savez tout !
— C’est beaucoup dire ! Comprenez que je ne vous cherche point l’embarras de révéler ce que vous interdit votre honneur d’officier.
— Croyez bien que je vous en sais gré. Pour ma part, cela ne nous privera point d’une conversation courtoise. »
Bien qu’il s’en défende, ce militaire commençait à intriguer Yves-Marie. Il semblait sincère et sans obséquiosité : « Soit ! Je vous trouve bien jeune pour mener une compagnie de mousquetaires. Jouissez-vous de biens suffisants pour l’entretenir à vos frais ? »
L’officier sourit en hochant négativement la tête : « Oh que non ! J’ai eu l’heur de plaire à une dame qui s’est offerte à m’en payer l’équipage lorsqu’on m’en a attribué les hommes. J’avais eu la chance, face à la soldatesque espagnole, de tirer son époux d’un mauvais engagement. Las ! Ses blessures étaient trop graves et il n’a point survécu.
— Et pour votre récompense, vous jouez désormais les convoyeurs… »
Le mousquetaire tiqua face à la provocation taquine : « C’est un ordre, capitaine, auquel je n’ai pu me soustraire. Il me tarde, néanmoins, de regagner la Flandre et les champs de bataille. Je suis de basse noblesse, sans parents dès l’enfance, sans terres ni richesses et c’est l’unique parti qui puisse rendre honneur et raison à mes ancêtres !
— Ce sont là des sentiments bien généreux ! Ainsi, un malheur, au moins, nous réunit : ma mère mourut quand j’avais cinq ans et mon père l’année suivante d’un boulet anglais sur un navire de sa Majesté. »
Cette fois, l’officier ne dissimula pas sa surprise : « Vous êtes Français, alors ?
— Si peu… je suis né dans un petit village côtier de Bretagne. C’est son recteur, mon oncle maternel qui m’a élevé. À être curé, il n’en était pas moins savant, généreux et philosophe. Je lui dois tout, surtout le goût de l’aventure et cette chance de connaître d’autres civilisations. Ses idées ne plaisaient pas plus aux bourgeois qu’à son évêque. On monta une cabale et il fut emprisonné. On lui donna même la Question et il en mourut. J’avais onze ans…
— Trop jeune pour le venger !
— Certes, quoiqu’il ne l’eût point voulu. Tout ce qu’il souhaitait, c’est que je réussisse ma vie et je m’y suis employé depuis, tout en restant fidèle à ses principes. Je mis dans un sac mon maigre pécule, les cartes et les instruments de mon père, quelques livres de mon oncle et m’embarquai comme mousse sur un vieux brick. »
Ces confidences inattendues surprenaient le mousquetaire : « L’amour de la mer, la soif d’aventure ou la fuite de la France ?
— Un peu tout cela, plus ou moins consciemment. C’était dur, bien que, au final, j’ai eu plus de chance que beaucoup d’autres. Trop vétuste pour traverser l’océan, le bateau descendait jusqu’en Afrique sans s’éloigner des côtes.
Un jour, ça s’est mal passé avec des indigènes et l’on décompta nombre de blessés. Le chirurgien ne savait plus où donner de la tête. C’était un coup de pouce du destin ! Je possédais quelques rudiments de médecine et j’ai commencé à soigner les matelots sur le pont. »
Yves-Marie leva les yeux au ciel en se remémorant ce bon souvenir : « Fini de grimper dans le gréement par grand vent et les rudoiements des marins ! J’étais devenu aide-chirurgien !
Mon engagement suivant m’a mené aux Amériques. J’apprenais beaucoup. En même temps, sachant lire et écrire, connaissant le latin et le grec, le capitaine me prit comme secrétaire. Il m’emmenait à terre, j’assistais aux marchandages et servais d’interprète.
— Vous n’avez jamais eu affaire aux pirates ?
— En plusieurs occasions ! Une de ces rencontres a bouleversé ma vie. Nous avions appareillé avec une cargaison modeste et, comme cela arrivait parfois, des passagers, toute une famille de négociants espagnols. Le brigantin des forbans était plus petit que le nôtre, quoique beaucoup mieux armé. Ils en voulaient à notre chargement.
Le capitaine se montrait tout disposé à le leur abandonner. Le marchand espagnol, craignant une demande de rançon et de mauvais traitements pour sa femme et ses filles, ne l’entendait pas de cette oreille. Il cria à notre équipage : “Ceux, parmi vous, qui se rendront maîtres de ces pillards se partageront, en récompense, une bourse de la valeur de l’embarcation !”
Ils ne furent que six volontaires à se lancer à l’abordage. L’un d’eux, une sorte de géant qui m’aimait bien, me prit sous son bras, attrapa un cordage et, d’un élan, nous envoya sur l’autre pont. »
L’aventure enthousiasmait l’officier : « Vous vous êtes battu ?
— Hé ! je n’avais pas le choix d’autant que notre capitaine avait profité de cette diversion pour s’éloigner. Comme souvent, les pirates jouaient sur la terreur qu’inspirait leur drapeau noir. Ceux-là n’étaient guère plus nombreux que nous et les deux derniers survivants, blessés, se rendirent. Il ne restait plus qu’à rattraper notre navire.
— Et après ? »
Yves-Marie se replongea dans son récit, flatté de l’intérêt qu’il suscitait : « L’Espagnol tint parole, mais pas le capitaine ! Il voulait sa part de prise et prétendit mettre mes trois compagnons encore vivants aux fers pour insubordination. L’affaire aurait pu mal finir, alors on transigea. Le passager lui versa une somme rondelette, moyennant la libération des marins. Il le menaça, en outre, de révéler sa lâcheté, ce qui risquait de le priver de fret pour longtemps. Quant au bateau dont il n’avait pas l’usage, il nous le donna !
— Vous vous êtes partagé le prix de la vente ?
— Eh bien non ! Mes trois compagnons étaient chassés du bord et sans engagement. Écœuré par leur sort injuste, je posai sac à terre avec eux. Et, puisque nous disposions désormais d’un voilier de petit tonnage, bon marcheur, pourquoi ne pas naviguer pour notre propre compte ? On vota et je fus élu capitaine… j’avais tout juste seize ans !
Notre bienfaiteur vanta nos mérites à ses connaissances, suffisamment pour remplir nos cales à ras bord. À son grand soulagement, trois jours plus tard, avec quatre matelots supplémentaires enrôlés sur les quais, nous levions l’ancre. »
Michel de la Chartrière fronça les sourcils : « Pourquoi à son grand soulagement ? »
Yves-Marie Prévallou éclata de rire : « Sa plus jeune fille ne me regardait pas comme on regarde un simple marin ! Vous comprenez ce que je veux dire. C’est pourquoi il avait hâte de nous voir décamper ! »
Le chef des mousquetaires partageait son hilarité : « Je suppose qu’il enferma la demoiselle à double tour dans sa chambre avec un garde devant sa porte ?
— Devant sa porte, mais pas devant sa fenêtre… »
L’histoire semblait trop jolie et le militaire exprima son doute : « Je vous imagine mal escaladant le mur d’une maison pour retrouver une belle !
— Ça, c’est vite dit et il m’est arrivé bien pire ! Pas cette nuit-là, pourtant. C’est elle qui vint me rejoindre à bord. C’était la première fois que je faisais l’amour dans MA cabine et dans MON bateau, qui plus est avec une ingénue. Ça ne s’oublie pas !
— Vous voulez dire qu’elle…
— Qu’elle était vierge, oui, monsieur !
— Et son père ne s’est douté de rien ?
— Je ne crois pas ! Je la raccompagnai chez elle avant le jour. Dans la matinée, elle revint avec toute la famille nous souhaiter bon vent. Il semblait ravi, moi aussi ! Je ne les ai jamais revus.
— À propos d’escale, nous arrivons à notre halte pour la nuit. L’aubergiste était prévenu. La voiture aura deux chevaux frais demain. »
Avec un accent de gravité, il ajouta : « Je dois vous avertir. Nous partagerons la même chambre. Je n’ai pas plus le droit de vous laisser fuir que de vous retrouver égorgé par quelque drôle pendant votre sommeil.
— Fort bien, chevalier, j’y mets cependant une condition : si mon Espagnole reparaît, vous m’abandonnerez la chambre ! »
En fait d’Espagnole, seule une jeune soubrette plantureuse s’offrait à la conquête et c’est un mousquetaire de l’escorte qui bénéficia de ses charmes.
Le mousquetaire entra dans la salle de l’auberge. Il titubait entre les tables. Un collègue, stupéfait, en interrompit le bruyant va-et-vient de la cuillère entre sa bouche et l’écuelle de soupe. La servante se figea, le cruchon en bout de bras.
Elle reconnaissait à peine, dans ce pauvre hère pantelant, le prestigieux militaire qui avait si héroïquement partagé sa couche. Il semblait, pour le moins, avoir vieilli de cinquante ans. Toute cette vigueur qui l’avait comblée avait disparu.
L’homme à la cuillère plaisanta : « Hé ! Paquiolle ! T’as passé la nuit au fond d’un tonneau ?
— Dis rien au chevalier. Ça fait trois jours que j’ai mal au ventre comme si l’on me tournait un poignard au-dedans. Une fois sur mon cheval, ça ira mieux… tu peux m’aider à le seller ? »
Ils firent si bien que les deux compères se joignirent à l’escorte sans éveiller le moindre soupçon.
De la Chartrière s’était, cette fois, installé tout naturellement en vis-à-vis du capitaine Prévallou, bien décidé à poursuivre leur conversation de la veille. Au bout d’une heure, un mousquetaire arrêta la colonne : « Monsieur le Chevalier, Paquiolle est tombé !
— Il aura trop bu. Qu’on le laisse cuver sa piquette, il nous rattrapera !
— C’est que… Il a à peine sa conscience. »
Yves-Marie intervint : « Je viens avec vous, Chevalier ! »
Sans attendre sa réponse, il descendait déjà de la berline. Son initiative prenait le chef du convoi de court. Cependant, il ne s’y opposa pas. À la réflexion, l’avis d’un médecin lui tirait une belle épine du pied. Une petite voix intérieure lui enjoignit même de remercier Dieu de l’aubaine : un prisonnier-orfèvre n’aurait été d’aucun secours !
Le visage en sueur était ravagé de douleur et le halètement de la respiration accentuait encore sa souffrance.
« Il nous retarde ! » maugréa l’officier en colère. Yves-Marie lui lança un regard plein de reproches : « Pas pour longtemps. Dans une heure, il sera mort !
— Mort ? Mais qu’a-t-il donc ?
— Une infection grave !
— On ne peut rien faire ? »
Yves-Marie hésita avant de répondre : « Si. Ouvrir le ventre et ôter le morceau de boyau pourri. Mais…
— Mais quoi ?
— La réussite n’est pas certaine d’autant que je n’ai pas pratiqué la chirurgie depuis plus de dix ans !
— Je suis responsable de mes hommes. Que puis-je entreprendre pour le sauver ?
— On l’allonge dans la voiture et nous retournons à l’auberge. S’il vit encore en arrivant, une maigre chance subsistera… »