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"Est-il bon ? Est-il méchant ?" est la forme définitive donnée à l'idée évoquée dans le Plan d'un divertissement domestique dans un premier temps et reprise ensuite plus longuement dans la "Pièce et le Prologue". Cette pièce, jamais jouée du vivant de Diderot, est remarquable, car Diderot lui-même s'y met en scène dans le personnage de Mr Hostein.
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EAN : 9782335001709
©Ligaran 2015
MADAME DE CHEPY, amie de Mme de Malves.
MADAME DE VERTILLAC, amie de Mme de Chepy.
MADEMOISELLE DE VERTILLAC.
MADAME BERTRAND, veuve d’un capitaine de vaisseau.
MADEMOISELLE BEAULIEU, femme de chambre de Mme de Chepy.
MONSIEUR HARDOUIN, ami de Mme de Chepy.
MONSIEUR DES RENARDEAUX, avocat bas-normand.
MONSIEUR DE CRANCEY, amant de Mlle de Vertillac.
MONSIEUR POULTIER, premier commis de la marine.
MONSIEUR DE SURMONT, poète, ami de M. Hardouin.
LE MARQUIS DE TOURVELLE, de la connaissance de M. Hardouin.
BINBIN, enfant de Mme Bertrand.
Des Domestiques et des Enfants.
La scène est dans la maison de Mme de Malves.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU, sa femme de chambre, PICARD ET FLAMAND, deux laquais.
Picard, écoutez-moi : je vous défends d’ici à huit jours d’aller chez votre femme.
Huit jours ! c’est bien long.
En effet, c’est fort pressé de faire un gueux de plus, comme si l’on en manquait !
Si l’on nous ôte la douceur de caresser nos femmes, qu’est-ce qui nous consolera de la dureté de nos maîtres ?
Et vous, Flamand, retenez bien ce que je vais vous dire… Mademoiselle, la Saint-Jean n’est-elle pas dans trois jours ?
Non, madame, c’est après-demain.
Miséricorde ! je n’ai pas un moment à perdre… Si d’ici à deux jours (le terme est court) je découvre que vous ayez mis le pied au cabaret, je vous chasse. Il faut que je vous aie tous sous ma main et que je ne vous trouve pas hors d’état de faire un pas et de prononcer un mot. Songez qu’il n’en serait pas cette fois comme de vendredi dernier. L’opéra fini, nous quittons la loge avant le ballet ; nous descendons. Madame de Malves et moi, nous voilà sous le vestibule ; on appelle, on crie, personne ne vient ; l’un est je ne sais où, l’autre est mort ivre ; point de voitures ; et sans le marquis de Tourvelle qui se trouva là par hasard et qui nous prit en pitié, je ne sais ce que nous serions devenues.
Madame, est-ce là tout ?
Vous, Picard, allez chez le tapissier, le décorateur, les musiciens ; soyez de retour dans un clin d’œil, et s’il se peut, amenez-moi tous ces gens-là. Vous, Flamand… Quelle heure est-il ?
Il est midi.
Midi ? Il ne sera pas encore levé. Courez chez lui… Allez donc.
Qui, lui ?
Oh ! que cela est bête !… M. Hardouin. Dites-lui qu’il vienne, qu’il vienne sur-le-champ, que je l’attends, et que c’est pour chose importante.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU.
Baulieu, par hasard sauriez-vous lire ?
Oui, madame.
Avez-vous jamais joué la comédie ?
Plusieurs fois. C’est la folie de ma province.
Vous déclameriez donc un peu ?
Un peu.
MADAME DE CHEPY, MADAME DE VERTILLAC, MADEMOISELLE BEAULIEU.
C’est vous ! Quand je vous aurais appelée, vous ne m’arriveriez pas plus à propos.
À quoi vous serais-je bonne ?
Embrassons-nous d’abord… Embrassons-nous encore… Mademoiselle, approchez une chaise, laissez-nous, et revenez avec plume, encre, papier ; il faut qu’il trouve tout préparé.
MADAME DE CHEPY, MADAME DE VERTILLAC, en habit de voyageuse ; MADEMOISELLE BEAULIEU, rentrant sur la fin de la scène avec papier, plume et encre, et suivie d’un domestique qui porte une table.
Je descends de ma chaise, je m’informe de votre demeure et je viens. Je suis brisée. Un temps horrible, des chemins abominables, des maîtres de poste insolents, les chevaux de l’Apocalypse, des postillons polis, oui, polis, mais d’une lenteur à périr. « Allons donc, postillon, nous n’avançons pas ; à quelle heure veux-tu que nous arrivions ?… » Ils sont sourds, ils n’en donnent pas un coup de fouet de plus, et nous avons été trois journées, trois mortelles journées à faire une route de quinze heures.
Et pourrait-on, sans être indiscrète, vous demander quelle importante affaire vous amène ici dans cette saison ? Ce n’est rien de fâcheux, j’espère.
Je fuis devant un amant.
Quand on fuit devant un amant, ce n’est pas de la lenteur des postillons qu’on se plaint.
Si c’était devant un amant de moi, vous auriez raison ; mais c’est devant un amant de ma fille.
Votre fille est en âge d’être mariée, et c’est une enfant trop raisonnable pour avoir fait un mauvais choix.
Son amant est charmant ; une figure intéressante, de la naissance, de la considération, de la fortune, des mœurs ! mon amie, des mœurs !
Ce n’est donc pas votre fille qui est folle ?
Non.
C’est donc vous ?
Peut-être.
Et pourrait-on savoir ce qui empêche ce mariage ?
La famille du jeune homme. Enterrez-moi ce soir toute cette ennuyeuse, impertinente et triste famille, toute cette clique maussade de Crancey, et je marie ma fille demain.
Je connais peu les Crancey, mais ils passent pour les meilleures gens du monde.
Qui le leur dispute ? Je commence à vieillir, et je me flattais de passer le reste de mes jours avec des gens aimables, et me voilà condamnée à entendre un vieux grand-père radoter des sièges et des batailles ; une belle-mère m’excéder de la litanie des grandes passions qu’elle a inspirées, sans en avoir jamais partagé aucune, cela va sans dire ; et du matin au soir deux fanatiques bigotes de sœurs se haïr, s’injurier, s’arracher les yeux sur des questions de religion auxquelles elles ne comprennent pas plus que leurs chiens ; et puis un grand benêt de magistrat, plein de morgue, idolâtre de sa figure, qui vous raconte, en tirant son jabot et ses manchettes et en grasseyant, des histoires de la ville et du palais qui m’intéresseront encore moins que lui. Et vous me croyez femme à supporter le ton familier et goguenard de son frère le militaire ? Point d’assemblées, point de bal. Je gage qu’on n’use pas là deux sixains de cartes dans toute une année. Tenez, mon amie, la seule pensée de cette vie et de ces personnages me fait soulever le cœur.
Mais il s’agit du bonheur de votre fille.
Et du mien aussi, ne vous déplaise.
Et vous avez pensé que votre fille perdrait ici sa passion ?
Je m’attends bien qu’ils s’écriront, qu’ils se jureront une constance éternelle, et que ces belles protestations iront et reviendront par la poste un mois, deux mois, mettons un an ; mais l’amour ne tient pas contre l’absence. Un peu plus tôt, un peu plus tard, il se présentera un homme aimable qu’on rebutera d’abord, qui me conviendra et qui finira par lui convenir.
Et par faire son malheur.
Malheureuse par l’un ou par l’autre, qu’importe ?
Il importe beaucoup que ce soit de sa faute et non de la vôtre.
Mais laissons cela, nous aurons le temps de traiter cette affaire plus à fond. Je vous supplie seulement de ne pas achever d’entêter ma fille ; je vous connais, vous en seriez bien capable. Et mon petit Hardouin, dites-moi, le voyez-vous ?
Rarement.
Qu’en faites-vous ?
Rien qui vaille. Il court le monde, il pourchasse trois ou quatre femmes à la fois : il fait des soupers, il joue, il s’endette : il fréquente chez les grands, et perd son temps et son talent peut-être un peu plus agréablement que la plupart des gens de lettres.
Où loge-t-il ?
Est-ce que vous vous y intéresseriez encore ?
J’en ai peur. Je comptais lui trouver sinon une réputation faite, du moins en bon train.
Si vous désirez le voir, il sera ici dans un moment, et, je crois, pour toute la journée.
Tant mieux. J’ai à lui parler d’une affaire qui me tient fort à cœur. Ne connaît-il pas ce marquis, ce grand flandrin de marquis, à qui il ne manquait qu’un ridicule, celui de la bigoterie, et qui va le dos courbé, la tête penchée comme un homme qui médite les années éternelles, avec un énorme bréviaire sous le bras ?…
Le marquis de Tourvelle ?
Lui-même.
Je l’ignore.
(Ici mademoiselle Beaulieu rentre avec le laquais.)
Je vais prendre un peu de repos dont j’ai grand besoin, m’habiller et revenir. Vous me donnerez votre marchande de modes et votre coiffeur, n’est-ce pas ? Vous voilà fraîche comme la rose ; et je compte bien qu’un de ces matins vous me confierez le secret de se bien porter et de ne pas vieillir. Au plaisir de vous revoir… Mais ne m’avez-vous pas dit que je pouvais vous être utile ? À quoi ?
Vous le saurez ; ne tardez pas à revenir.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU.
Elle est un peu folle, mais elle en fait les rôles à ravir. Et vous, dans quelle pièce avez-vous joué ?
Dans le Bourgeois gentilhomme, la Pupille, le Philosophe sans le savoir, Cénie, le Philosophe marié.
Et dans celle-ci, que faisiez-vous ?
Finette.
Vous rappelleriez-vous un endroit… un certain endroit où Finette fait l’apologie des femmes ?
Je le crois.
Récitez-le.
Mais pas mal, point du tout mal.
Est-ce que madame se proposerait de faire jouer une pièce ?
Tout juste.
Oserais-je lui en demander le titre ?
Le titre ? Je ne le sais pas ; elle n’est pas faite.
On la fait apparemment.
Non, je cherche un auteur.
Madame ne sera embarrassée que du choix ; elle en a cinq ou six autour d’elle.
Si vous saviez combien ces animaux-là sont quinteux ! Chacun d’eux aura sa défaite.
Mais j’avais ouï dire que c’était une chose difficile à faire qu’une pièce.
Oui, comme on les faisait autrefois.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU PICARD, en clopinant.
Et vous revenez sans m’amener personne ?
Ahi ! ahi !
Ahi ! ahi ! il s’agit bien de cela. Mes ouvriers.
Je ne les ai pas vus. Il y a quatre marches à la porte de ce maudit tapissier ; j’ai voulu les enjamber toutes quatre à la fois, et je me suis donné une bonne entorse. Ahi ! ahi !
Peste soit du sot et de son entorse ! Qu’on fasse venir Valdajou et qu’il voie à cela.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU.
Ces contrariétés-là ne sont faites que pour moi. Au lieu de se donner une entorse aujourd’hui, que ne se cassait-il la jambe dans quatre jours ! Cela prend toujours mal son temps.
Mais puisque madame n’a point de pièce et qu’elle ne sait pas même si elle en aura une, il me semble…
Il vous semble ! il vous semble ! Il me semble à moi qu’il faudrait se taire ; je n’aime pas qu’on me raisonne. Je sais toujours ce que je fais.
Et ce que vous dites.
MADAME DE CHEPY, MADEMOISELLE BEAULIEU ; FLAMAND, ivre, avec un mouchoir autour de la tête.
Madame, je viens… c’est, je crois, de chez M. Hardouin… Oui, Hardouin… là, au coin de la rue… au coin de la rue qu’elle m’a dite… Il demeure diablement haut, et son escalier était diablement difficile à grimper ; un petit escalier étroit… (En se dandinant comme un homme ivre.) à chaque marche on touche ou la muraille ou la rampe… J’ai cru que je n’arriverais jamais… J’arrive pourtant… « Parlez donc, mademoiselle, cette porte n’est-ce pas celle de monsieur… de monsieur ? – Qui, monsieur ? me répond une petite voisine… jolie, pardieu très jolie… – Un monsieur qui fait des vers, oui, des vers. – Frappez, mais frappez fort, il est rentré tard, et je crois qu’il dort… »
Maudite brute, archibrute, finiras-tu ton bavardage ? Viendra-t-il, ne viendra-t-il pas ?