Et la bête noire hurlait - Paul Wijkhuisen - E-Book

Et la bête noire hurlait E-Book

Paul Wijkhuisen

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Beschreibung

« Comme tu ressembles à tout le monde, ceux qui ne te ressemblent pas ne ressemblent à personne, et donc ils ont tort, et ils sont fous, et ils finiront par pourrir sur un trottoir. »


Et la bête noire hurlait est l’autopsie d’une génération, de son mal-être et de son égarement qu’elle ne comprend pas. Il est également un exutoire et un appel à l’aide.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Après l’obtention de son baccalauréat, Paul Wijkhuisen intègre la classe préparatoire littéraire du lycée Louis-Le-Grand. L’absence de pratique artistique ainsi que la pression subie pendant cette formation le poussent à écrire ce roman, produit de ses mauvaises expériences à la fois lycéennes et préparationnaires.

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Seitenzahl: 205

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Paul Wijkhuisen

Et la bête noire hurlait

Roman

© Lys Bleu Éditions – Paul Wijkhuisen

ISBN : 979-10-377-6800-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.

La sonnerie de ton smartphone retentit dans la chambre sombre. Tu tâtonnes quelques instants pour l’attraper, tu l’allumes. La lumière bleue picote tes yeux. Tu aimerais ne pas la regarder dès le matin, mais tu n’as pas d’autre choix, parce qu’il faut se lever, parce qu’il faut aller en cours, parce qu’il faut trouver un travail, parce qu’il faut bouger, parce que ne pas bouger, c’est mourir. Tu te tournes et te retournes, parce que tu n’as pas envie de te lever, mais il faut aller en cours, trouver un travail, bouger.

Au bout d’un moment, tu n’oses plus désobéir à l’horloge et tu repousses ta couette paresseusement. Le froid t’envahit, tu frissonnes, c’est désagréable. Tu te lèves de ton lit, avec un étau qui t’enserre le crâne, qui t’empêche de voir clair mais ce n’est pas grave, il faut se lever, aller en cours, trouver un travail, bouger. Tu sors de ta chambre pour aller aux toilettes, comme tu le fais tous les matins. Puis, tu vas prendre un petit-déjeuner froid, une pomme qui n’a presque pas de goût, et tu retournes dans ta chambre. Là, tu t’habilles en faisant attention à ce que tu mets, parce qu’il faut s’habiller comme il faut, enfin comme tu veux, mais il faut que tes vêtements montrent qui tu es, pour que les gens sachent comment te parler, pour que tu ne sois pas tout seul, sinon tu n’auras pas d’amis, tu t’ennuieras, et puis tu ne bougeras plus parce que personne ne te rappellera de le faire, et puis tu seras mort.

Ensuite, il faut mettre ses affaires dans son sac, parce qu’il faut noter sur des cahiers ce que tes professeurs te disent, parce qu’il faut se souvenir de ce que les professeurs te disent et que ton cerveau est mal fait et qu’il n’enregistre pas tout ça, parce qu’ils savent et que tu ne sais pas, et que si tu ne sais pas, tu n’auras pas de travail, tu ne bougeras pas et tu mourras. Puis, il faut aller à l’école, donc il faut marcher, parce que marcher c’est bouger, et que bouger c’est vivre.

Dehors, il fait gris, mais il ne pleut pas. Il fait gris dans le ciel, et sur le sol, parce que le sol est gris, parce que sur la terre, il y a du goudron, parce que sur le goudron les voitures roulent et les gens marchent facilement, et il faut que les gens puissent bouger, parce que bouger c’est vivre. Sur le chemin, tu regardes autour de toi les gens qui bougent, les enfants qui courent, et toutes ces choses qui se déplacent vers la prochaine échéance. Tout finit, parce que tout commence. Les voitures sont de toutes les couleurs et de beaucoup de formes différentes, parce que tout le monde bouge, mais personne ne bouge pareil, et parce que les voitures c’est comme les vêtements, ça sert à savoir qui tu es.

Tes amis te rejoignent sur le chemin de l’école, comme tous les matins. Tes amis, ce sont des gens qui te sourient parce que tu t’habilles comme il faut et que tu dis les choses qu’il faut et que tu as la voiture qu’il faut et la maison qu’il faut pour qu’ils te sourient. Parfois, ils viennent chez toi, parce que tu sais qu’ils ne te tueront pas, parce que vous avez les mêmes vêtements, les mêmes maisons et les mêmes voitures. Puis, vous faites des choses ensemble, parce qu’ensemble on bouge plus que tout seul.

Vous regardez des films, où d’autres gens bougent plus intensément que toi, ils bougent aussi vite que ton esprit, c’est pour ça que les histoires racontées dans les films, ça n’existe que dans ton esprit, parce que ton esprit bouge plus vite que le monde, parce que le monde est lent, et qu’il faut bouger plus vite que lui, et que tu es ton esprit et pas ton corps, ou au moins pas que ton corps, enfin tu crois. De toute façon, un jour ou l’autre, le monde te rattrape. Tu ne sais pas trop pourquoi tu regardes des films. Ton esprit bouge beaucoup quand tu regardes un film, mais ton corps ne bouge presque plus. Est-ce que c’est bien ?

Parfois avec tes amis, vous sortez dans la rue, aussi. Parfois, vous buvez de l’alcool, ou vous fumez de la drogue, un peu, pour rire. Tu sors dans la rue avec tes amis parce que tu sais qu’ils ne vont pas te tuer, parce que sortir c’est bouger, et qu’il faut toujours bouger, sauf quand on dort. Boire de l’alcool, ça fait aller l’esprit dans tous les sens, ça te fait bouger dans tous les sens, ça fait accélérer le monde qui se met à tourner aussi vite que ton esprit, ça te fait aller très vite, et c’est bien. Il faut bouger, il faut bouger vite. Alors tu bois vite, tu bouges vite, tu bois, tu bouges, tu baves, et tu vomis, parce que ton corps c’est le monde, et que le monde va lentement, et que c’est comme ça qu’il te rappelle à l’ordre mais tu t’en fiches, tu recommenceras. La drogue c’est différent, et c’est interdit. C’est interdit parce qu’après l’esprit s’en va du monde, et qu’il flotte. Flotter, ce n’est pas bouger, ce n’est pas avancer, et ce n’est pas vite. C’est pour ça que c’est interdit.

Sur le chemin de l’école avec tes amis, tu te vois dans les vitres des voitures garées le long de la route. En fait, tu ne te vois pas vraiment, parce que ce n’est pas toi, ce n’est qu’un reflet. D’un côté, il y a la route, et de l’autre les jardins, avec des gens qui tondent les pelouses. Les tondeuses coupent l’herbe parce que les gens veulent qu’on sache que leur vie est ordonnée, parce que si elle n’est pas ordonnée, classée, catégorisée avec des étiquettes pour chaque chose, on se perd, et si on se perd, on avance plus, et si on avance plus, on ne bouge plus, et si on ne bouge plus, on meurt. Les pelouses non-tondues sont celles des jardins des maisons abandonnées, avec des planches sur les fenêtres et des fissures dans les murs, parce que les gens qui vivaient dedans se sont perdus, et ont arrêté d’avancer. Il faut bouger dans la bonne direction, parce que si on a la mauvaise direction, on fait ce qu’il ne faut pas faire, comme flotter par exemple, ou alors si on n’a pas de direction on bouge vers nulle part, et on s’essouffle au bout d’un moment, et on arrête de bouger, et on meurt, comme la maison.

Toi, tu sais où tu vas. Tu vas au bon endroit, l’école, avec les bonnes personnes, ceux habillés pareil, donc tu ne vas pas mourir. Tout va bien. Tu arrives enfin devant le lycée, où d’autres gens te sourient, parce qu’ils n’ont pas non plus envie de te tuer, et qu’eux aussi s’habillent comme toi. Beaucoup de gens s’habillent comme toi. C’est bien. Plus tard, tu travailleras avec eux, tu bougeras, et tu vivras. Si tu n’es pas comme les gens, tu ne pourras pas travailler avec eux, et tu arrêteras de bouger, et tu mourras.

Tu regardes ton téléphone, parce que les gens regardent leurs téléphones pour savoir ce que les autres gens font, comment ils s’habillent, ce qu’ils pensent, pour pouvoir bien faire, bien s’habiller, bien penser, pour ne pas être seul, pour bouger, pour vivre. Les gens existent sur Internet, maintenant, parce que le monde d’Internet est plus proche du monde de tes rêves, du monde de ta tête, où tu bouges vite malgré ton corps lent. Tu te sens bien dans Internet, c’est confortable là-bas, tu as toute la place qu’il te faut, et tu peux faire tout ce que tu veux parce que tout t’obéit sur Internet, que tu contrôles tout sur Internet, parce qu’Internet c’est un autre monde mais c’est surtout ton monde, fait pour toi, où tout t’appartient et t’obéit, et rien ne te contrarie, et si les choses sont inattendues, elles sont préparées par d’autres gens pour être sûrs qu’elles te fassent plaisir, parce que sur Internet, le seul qui compte, c’est toi. Chacun a son propre Internet. Chacun se sent chez lui sur Internet, parce que chacun ne voit que ce qu’il veut voir, et même si tu pourrais aller voir des choses que tu n’as pas envie de voir, tu ne le fais pas, parce que tu sais déjà ce qui est bien et ce qui n’est pas bien, parce que tu fais comme tout le monde et que tout le monde va bien, parce que tout le monde bouge, ou presque. Parce que tout le monde vit, ou presque.

Les gens qui meurent font peur avant de mourir, ils sont assis sur le trottoir, ils ne bougent pas. Ils sont laids, parce que ce qui ne bouge pas pourrit. Ils ne bougent pas parce qu’ils n’ont pas de travail, parce qu’ils n’ont pas eu de bonnes notes, parce qu’ils n’ont pas bien rangé leur vie. Il faut continuer à travailler.

Dans ton sac, tu as des cahiers de différentes couleurs, avec dedans des mots et des chiffres qu’il faut pouvoir répéter, parce que si tu ne répètes pas correctement, tu n’as pas de travail et tu finis par pourrir sur un trottoir. D’ailleurs, la sonnerie retentit, donc tu rentres dans le lycée. Le lycée, c’est un bâtiment sur trois étages, un rectangle de béton, dans lequel des gens qui ont très bien appris les mots à mettre dans les cahiers avant toi te les répètent très bien pour que tu les notes. Si tu les notes et que tu les mets dans ta tête, après, tu pourras toi aussi les répéter, un jour, mais tu n’es pas obligé. L’important, c’est de bouger, toujours, mais peu importe la raison pour laquelle tu le fais.

Pour que tout le monde puisse entendre les mots, on divise les gens en groupes assez petits pour que tout le monde entende le professeur, comme ça tout le monde a la chance de pouvoir peut-être ne pas pourrir sur le trottoir, mais au fond certains ont plus de chances que d’autres de pourrir sur le trottoir, parce que les mots s’envolent de leur tête, parce que leur tête n’est pas assez confortable, peut-être. D’autres ont de la chance, parce que leurs parents ont déjà mis les mots dans leur tête avant le lycée, alors ceux-là peuvent retenir plus de mots, et mieux, et donc bougeront plus que les autres, travaillerons plus, vivrons plus. C’est ce qu’on appelle être important.

Quand on est important, on bouge beaucoup. Tu as le droit de vouloir être important, mais tu peux aussi vouloir bouger normalement. L’important, c’est de bouger, toujours, mais peu importe l’amplitude de tes mouvements. Tu peux bouger modestement, il y aura toujours quelqu’un qui voudra bouger plus vite que toi pour te remplacer de toute façon. Si tu ne bouges pas, on ne peut plus te différencier d’avec un caillou, un bout de bois, un meuble. C’est pour ça qu’on oublie de regarder les gens qui pourrissent sur le trottoir. Ce sont des cailloux, des bouts de bois, des meubles.

Tu écoutes juste assez en cours pour être certain d’avoir consigné tous les mots dans tes cahiers, et tu discutes avec les autres élèves, parce que tu veux être comme tout le monde et que tout le monde discute, et tout le monde discute parce que tout le monde veut être comme tout le monde et que tout le monde veut avoir des amis pour que quand tu ne bouges plus ils te fassent bouger et que tu les fasses bouger s’ils ne bougent plus et que vous fassiez partie du mouvement du monde. Dès que tu dis quelque chose, tu oublies tout de suite après ce que tu as dit, tu ne t’attaches pas aux paroles des autres non plus, l’important c’est simplement de répondre, parce que des amis se répondent, et que tu ignores les gens qui ne te ressemblent pas, et donc il ne faut pas ignorer les gens qui te ressemblent, parce qu’ils t’aideront et que tu les aideras.

Il faut ignorer les gens qui ne te ressemblent pas. C’est facile sur Internet, il suffit de décider qu’ils ne peuvent plus te parler, qu’ils ne peuvent plus te voir, et ils ne te voient plus. Tu trouves que c’est mieux fait que le monde réel. Parce que le monde réel, ce n’est pas fait. Le monde réel, ça « est », c’est tout. Dans la vraie vie, il faut juste ne pas répondre aux gens qui ne te ressemblent pas, parce qu’ils ne te servent à rien, et que tu n’es pas sûr qu’ils ne veuillent pas te tuer. D’ailleurs, comme tu ressembles à tout le monde, ceux qui ne te ressemblent pas ne ressemblent à personne, et donc ils ont tort, et ils sont fous, et ils finiront par pourrir sur un trottoir.

Parfois, tu regardes les pourris, sur les trottoirs. Ça te rend triste, parce que ça rend triste tout le monde, parce que si tu n’étais pas triste tu ne serais pas comme tout le monde, et qu’il faut être comme tout le monde si tu ne veux pas devenir une pourriture qui attriste les gens. Quand les gens sont tristes, ils bougent moins vite. Les gens immobiles sont donc les plus tristes de tous les gens, et les gens qui bougent le plus, comme les gens importants, sont donc les plus heureux. Les gens heureux normalement bougent normalement, et sont normalement tristes, mais pas trop, parce qu’après ils ont des amis, et qu’il faut avoir suffisamment d’amis pour qu’ils ne soient pas tous tristes en même temps, comme ça quand tu ralentis il y a forcément un de tes amis qui te ramène à la bonne vitesse, au bon rythme, à la bonne cadence.

Tu t’installes à ta place, toujours la même. Tu gardes toujours la même place par habitude, parce que les habitudes c’est le contraire de l’inattendu, et que l’inattendu ça peut être bien mais ça peut aussi être mal, et que si c’est mal, ça va probablement t’empêcher de bouger, et que si c’est bien tu vas peut-être quand même t’arrêter parce que tu seras fasciné, et que être fasciné c’est un sentiment trop fort pour être contrôlé, et que moins tu contrôles de choses, plus tu te jettes dans l’inattendu, et donc dans le risque de ne plus bouger. Bien sûr, tu as le droit d’être fasciné, et de ne pas bouger, mais que pendant un temps défini, dans des endroits prévus pour te forcer à bouger après.

Le cinéma par exemple. Tu vas au cinéma pour rêver. Tu es dans le noir, en dehors du monde pendant une heure trente, deux voire trois heures, mais pas plus. Tu regardes des images de gens qui bougent vite, avec des sons qui sont inventés et des choses qui ne se passent que dans ta tête, puis l’écran s’éteint et tu es obligé de partir, parce que d’autres viendront dans ta salle après pour rêver à autre chose. Comme ça, même l’immobilité fait partie d’un mouvement d’immobilisations successives de gens différents. Même quand tu ne bouges pas, tu bouges, même si tu n’en as pas l’impression. C’est une bonne chose.

Ce n’est pas une bonne chose de ne pas travailler, sauf quand on te dit que tu as le droit de ne pas travailler. Le week-end, par exemple. Le week-end, tu peux faire ce que tu veux, tant que tu ne fais pas ce qui te fera être différent des autres et, si possible, tant que tu le fais avec des autres, et que tu fais quelque chose d’utile, ou alors qui peut servir à rendre ton dossier scolaire plus attrayant, comme ça même si tu bouges pour aucune raison, tu bouges quand même pour te permettre de continuer à bouger plus tard puisque tu augmentes tes chances d’avoir un travail, et donc en fait tu bouges pour une raison. Pour une bonne raison.

Toi, tu vas courir parfois, parce qu’il ne faut pas être trop gros, sinon les gens se moquent de toi, et tu es tout seul, et tu ne peux pas travailler, parce qu’on travaille avec les autres, ou à côté des autres, et que ça les dérange si tu es gros, et qu’il ne faut pas les déranger pour travailler pour bouger pour ne pas mourir. Cependant, il ne faut surtout pas se moquer des gens gros, sinon les gens ne t’aiment pas non plus, donc tu ne parles jamais du corps des gens, et de toute façon tu n’as pas besoin, parce que tout le monde sait quand quelqu’un est gros et que personne n’en parle parce qu’il ne faut pas risquer que les autres gens qui ne parlent pas des gens gros ne te parlent pas.

Cependant, il ne faut pas trop parler aux gens trop gros. Il ne faut pas trop parler aux gens trop. Trop gros, bruyants, bizarres, moches, souriants, à l’aise, confiants. Ils sont dangereux, parce que ce sont ceux qui ont le moins d’amis, et qu’ils se retrouvent souvent entre eux en groupe, mais pas dans un bon groupe, pas dans le groupe des gens normaux, pas dans le groupe des gens qui auront tous un travail normal. Ils se retrouvent dans l’autre groupe. Tu ne veux pas faire partie de ce groupe-là. On ne choisit jamais d’aller dans ce groupe-là. C’est triste d’être dans ce groupe-là, parce que même si personne n’en parle, comme pour les gros, tout le monde sait que si tu es dans ce groupe, le monde ne t’aime pas, et que tu seras moins heureux que les autres, que tu bougeras moins, que ta vie sera lente, et qu’elle finira vite, et petite, et que tu pourriras, pas forcément dans la rue, mais tu pourriras si tu es un de ceux-là. Ce sont les gens bizarres.

Les gens bizarres deviennent artistes, ou travaillent dans des maisons de retraite, ou alors ils ont des emplois normaux mais comme ils sont bizarres, ils gênent les gens normaux qui auraient mieux convenu à ces emplois normaux. Ils gênent aussi les gens normaux qui s’attendaient à trouver d’autres gens normaux et qui trouvent des gens anormaux, et l’imprévu n’est jamais une bonne chose parce que c’est trop risqué. On ne doit pas risquer de perdre tout ce qu’on a construit en travaillant, en s’habillant et en disant toutes les choses qu’il fallait dire de la bonne manière. Sinon après on est déçu, et donc on est triste, et donc on arrête de bouger, et donc on meurt.

Toi, tu n’es pas trop. Pas trop gros, pas trop bruyant, pas trop confiant, pas trop moche, pas trop souriant, pas trop à l’aise. Si tu es trop à l’aise, tu n’as plus de choses à dire aux gens avec qui tu veux être ami. C’est comme ça qu’on devient ami, il faut avoir des problèmes, juste assez pour pouvoir en parler à certaines personnes et pas à d’autres, qui seront tes amis, mais pas trop sinon après tu ne parles que de ça, et donc tu es bizarre. Tu n’as pas le droit d’être trop beau non plus, ni trop intelligent, sinon les gens sont jaloux de toi et tu es tout seul, et on t’admire de la même manière qu’on ne parle pas des gros, parce qu’il faut le faire, mais sous la surface, derrière les visages souriants, on te déteste parce qu’être mieux c’est tout aussi anormal que d’être moins bien, et que la seule chose bonne, c’est d’être comme tout le monde. Donc, tu n’es ni trop moche, ni trop beau, pas stupide parce que c’est irritant mais pas trop intelligent parce que c’est irritant, assez à l’aise pour avoir des amis mais pas trop sinon tu es un vantard, sinon tu n’as pas besoin des autres, ou du moins c’est ce que les gens pensent, les gens pensent que si tu es à l’aise, c’est que tu n’as pas besoin d’eux pour te réconforter, donc ils t’abandonnent, et donc tu es seul, et donc tu pourris.

Toi, tu as su éviter tous ces gouffres et, jusqu’ici, tout va bien. Tu as de bonnes notes, sans être excellent, tu ne travailles pas trop, parce que travailler beaucoup c’est bizarre, même si en apparence c’est bien mais derrière les visages souriants c’est ridicule et ça te rend seul. Parfois, c’est dur d’obéir, mais tu le fais quand même parce qu’obéir c’est la seule manière d’avoir un travail, parce que les gens auxquels tu obéis sont les gens qui possèdent quelque chose que tu veux, et tu leur obéis jusqu’à ce qu’ils te donnent cette chose, et que souvent, cette chose c’est un travail, ou une chose utile pour trouver un travail, ou pour bouger, donc tu obéis aux gens qui possèdent le mouvement, parce que s’ils ne te mettent pas en mouvement tu t’arrêtes tu es immobile tu pourris et tu meurs.

Obéir, c’est survivre. Du coup, tu obéis à tes professeurs, et tant pis s’ils sont cruels ou humiliants ou dégradants parce qu’ils sont tout-puissants, omnipotents et omniprésents dans ton existence. S’ils s’attaquent à un de tes amis, tu n’es pas bête, tu ne dis rien jusqu’à ce que le professeur ne te remarque plus, et après tu le critiques, parce que comme avec les gros et les premiers de la classe, tout est une question de visage souriant quand ils sont là et de vérité quand ils sont partis. Dire la vérité, ça ne fait pas bouger, ça fait pourrir. Parfois pour rire, tu imites tes professeurs, tu essaies de calquer leur comportement le plus fidèlement possible puis tu le fais devant des gens et les gens rient et ils t’admirent donc tu t’en fais des amis.

Il faut faire attention, les gens trop drôles ne font que des blagues, et oublient de travailler, alors que la vie ce n’est pas une blague, la vie c’est un endroit où on travaille. C’est un endroit où les choses bougent. C’est un moment qui passe, pas une image que l’on regarde. Tu te fiches pas mal de ce que le professeur essaie de t’apprendre, et lui aussi. L’important c’est de pouvoir tout remettre sur une feuille sans regarder tes cahiers le jour de l’examen et pas du tout de retenir tout ça après, parce que c’est ça qui te donnera un travail. Regarder ce que tu as écrit dans tes cahiers le jour de l’examen, c’est tricher, et tricher c’est mal, parce que même si c’est intelligent, ce n’est pas ce qu’on te demande, et qu’il faut toujours obéir à ceux qui peuvent te mettre en mouvement, parce que sans eux tu es perdu. Sans eux, tu flottes. Sans eux, tu coules.

Il y aura toujours quelqu’un pour te dire quoi faire. Regarde à l’intérieur de toi. Tu y vois plein de choses écrites dans tes cahiers que tu as mises dans ta tête pour les remettre sur une feuille pour quand ceux qui ont le mouvement te le demanderont. Si tu descends plus loin dans ta tête, il y a les choses que tu fais le week-end, les visages de tes amis qui ne te tueront pas et qui te feront bouger, les visages de ta famille aussi, qui fait tout pour que tu bouges, surtout tes parents, qui ont réussi à tout bien faire quand ils avaient ton âge pour s’assurer qu’ils bougeraient jusqu’à la fin. Et puis il y a la fin. La bête noire. Elle griffe, elle grogne, elle bouge tout au fond, là-dedans, elle est furieuse et veut s’enfuir mais tu t’efforces de l’oublier et tu la recouvres de travail, de mouvement, de vie. Tu la recouvres avec des amis, tu la recouvres avec des choses à faire, tu la recouvres avec des vêtements comme il faut, des convictions comme il faut, avec tout ce qu’il faut pour y penser aussi peu qu’il faut.