Fabriquer un consentement - Edward Hermann - E-Book

Fabriquer un consentement E-Book

Edward Hermann

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Beschreibung

Probablement le livre le plus fondamental sur la critique des médias. En 1988, Manufacturing Consent provoqua une onde de choc. Noam Chomsky devint le plus influent critique de la politique internationale des US et de la désinformation qui l'accompagne. Leurs nombreuses guerres et la désinformation qui les accompagne. Moins connu, Edward Herman est en fait à l’origine de ce projet exceptionnel. Tous deux rencontrèrent l’hostilité des médias, y compris français. Qui semblent avoir du mal que le simple citoyen puisse jeter un œil dans les coulisses de l’information. Pourtant, en ces temps de méfiance généralisée et de crise morale, vérifier et débattre nos infos, n’est-ce pas une démarche de salut public ?
Publié jusqu'ici dans une traduction tronquée et bâclée, voici enfin Fabriquer un consentement en version intégrale, traduction originale approuvée par les auteurs. Avec un complément inédit démontrant sa totale actualité.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Edward S. Herman. Économiste, enseigna longtemps la finance. Écrivit aussi The Terrorism Industry (1990) et The Politics of Genocide
(2010) avec David Peterson. Nombreux articles sur Investig’Action, Mondialisation, Le Grand Soir…
Noam Chomsky. Linguiste. Célèbre analyste de la politique extérieure des USA et du fonctionnement des médias. Intellectuel contemporain majeur, il fut professeur au Massachusetts Institute of Technology.

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Fabriquer un consentement

La gestion politique des médias de masse

Ouvrages déjà parus chez Investig’Action :

Saïd Bouamama, Le manuel stratégique de l’Afrique(Tome 1), 2018

Ludo De Witte, L’ascension de Mobutu, 2017

Michel Collon, Pourquoi Soral séduit, 2017

Michel Collon et Grégoire Lalieu, Le Monde selon Trump, 2016

Jean-Pierre Page, Camarades je demande la parole !, 2016

Ilan Pappé, La propagande d’Israël, 2016

Robert Charvin, Faut-il détester la Russie ?, 2016

Ahmed Bensaada, Arabesque$, 2015

Grégoire Lalieu, Jihad made in USA, 2015

Michel Collon, Je suis ou je ne suis pas Charlie ?, 2015

Raf Custers, Chasseurs de matières premières, 2013

Michel Collon, Libye, Otan et médiamensonges, 2011

Michel Collon et Grégoire Lalieu, La stratégie du chaos, 2011

Bayar Kimyongür, Syriana, 2011

Michel Collon, Israël, parlons-en !, 2010

Michel Collon, Les 7 péchés d’Hugo Chavez, 2009

Ouvrages à paraître chez Investig’Action :

Thomas Suárez, Comment le terrorisme a créé Israël, 2018

Saïd Bouamama, Le manuel stratégique de l’Afrique (Tome 2), 2018

Michel Collon, USA, les 100 pires citations, 2018

Edward Herman

Noam Chomsky

Fabriquer un consentement

La gestion politique des médias de masse

Traduction Dominique Arias

Investig’Action

© Investig’Action

Mise en page : Simon Leroux

Couverture : Joël Lepers

Traduction : Dominique Arias

Correction : Catherine Goffaux

La relecture a été effectuée sous la responsabilité exclusive du traducteur.

Édition : Investig’Action – www.investigaction.net

Distribution : [email protected]

Commandes : [email protected] sur le site www.investigaction.net

Interviews, débats : [email protected]

ISBN : 978-2-930827-14-8

Dépôt légal : D/2018/13.542/2

Table des matières

Avant propos et avis au lecteur francophone 7

Préface des auteurs 19

Introduction de Noam Chomsky 32

Un Modèle de propagande 111

Victimes intéressantesousans intérêt 187

Elections dans le Tiers Monde. Deux poids, deux mesures 275

KGB-Filière bulgare, le complot pour tuer le pape : 371

Les campagnes d’Indochine (I) : le Viêtnam 416

Les campagnes d’Indochine (II) : Laos et Cambodge 567

Conclusions 649

Postface à l’édition de 2008 670

Annexe I

Les observateurs officiels américains au Guatemala 702

Annexe 2

Conclusions définitives de Tagliabue sur la Filière bulgare 711

Annexe 3

La “Big Story” de Braestrup 724

Avant propos et avis au lecteur francophone

De l’intérêt de lire Manufacturing Consent aujourd’hui pour un lecteur occidental mais non américain

Pourquoi une réédition en français 30 ans après

Tout simplement parce que cet ouvrage majeur, qui est une référence incontournable dans son domaine, a été caviardé deux fois en français (et paradoxalement par des « petits éditeurs de gauche »), et que 30 ans après sa sortie, le lectorat francophone ne s’est encore jamais vu autorisé à le lire tel qu’il a été écrit initialement ni à le comprendre clairement. Caviardé, cela signifie délibérément amputé, réécrit, déformé, manipulé, etc. C’est ce qu’on appelle de la censure éditoriale. Lorsqu’un ouvrage jugé trop volumineux se voit délesté de développements longs et fastidieux ou d’une documentation très volumineuse, on parle de dégraissage. Lorsque les suppressions visent spécifiquement les analyses et les conclusions des chapitres, c’est-à-dire le cœur du texte, ce qui en fait toute la pertinence, ou que celui-ci est réécrit ou reconstruit pour devenir plus lourd, plus maladroit, bancal ou quasi incompréhensible, on parle de caviardage. Le terme vient de la pratique des éditeurs du XIXe siècle qui, dans les salons mondains et autres restaurants chics, biffaient les parties à supprimer dans les textes à paraître, en trempant un doigt dans le caviar et en le traînant négligemment sur la page, faute d’encrier ou de stylographe. Autant le dire, c’est un type de censure qui pue carrément.

Quant à savoir ce qui peut motiver de « petits éditeurs de gauche » à acheter les droits d’éditions sur un texte dans le seul but de le caviarder avant de le vendre, je laisse au lecteur seul le soin de le deviner ou de se perdre en conjectures. Je n’ai jamais disposé d’éléments suffisamment tangibles pour expliquer clairement cette attitude. On peut imaginer qu’ils soient tout simplement stupides (mais c’est rarement le cas), ou malintentionnés par bigoterie et prêts à nuire discrètement aux adversaires de quelque idole nationale (ici ce pourrait être Bourdieu par exemple), ou trop proches de certains médias qui, fussent-ils officiellement estampillés « de gauche », n’en font pas moins partie du courant dominant (mainstream media ou MSM en anglais), ou qu’ils aient eu à se tourner vers quelque sponsor exigeant pour ajouter à leur catalogue le prestigieux trophée qu’on leur servait sur un plateau… Au fond, peu importe, il n’en demeure pas moins que les deux seules versions françaises jusqu’ici disponibles de ce best seller international (dans sa catégorie) se sont retrouvées somptueusement caviardées par leurs éditeurs respectifs – et pour la seconde, c’est précisément ma traduction qui en faisait les frais. Il m’a fallu attendre et batailler pendant près de dix ans, avec le soutien des auteurs, principalement d’Edward Herman, pour offrir enfin au lecteur une version décente et lisible de ce texte majeur. Il avait déjà fallu près de quinze ans pour qu’il soit publié pour la première fois en France.

Manufacturing Consent est paru pour la première fois en 1988 aux USA et a connu presque immédiatement un succès international. Il a été traduit en italien, en espagnol, en allemand et même en turc (malgré la dureté du régime proaméricain en place à l’époque et la mise en cause directe des autorités turques dans le texte), mais pas en français. Depuis 1980, Chomsky traînait alors comme un boulet « l’affaire Faurisson », qui permettait de le discréditer totalement en France, pour avoir autorisé (ou non) un négationniste notoire à utiliser comme préface de son livre un texte de Chomsky érigeant la liberté d’expression en principe inviolable. Une aubaine pour les médias, qui mettaient ainsi sur la touche leur plus redoutable adversaire. Il faudra attendre la veille de la seconde guerre du Golfe, en 2003, pour que l’ouvrage le plus ardemment polémique et le plus connu internationalement sur le fonctionnement des médias occidentaux connaisse enfin sa première parution en français, suite à sa réédition de 2002 aux USA.

Publié alors par les éditions du Serpent à Plumes sous le titre « La Fabrique de l’opinion publique », il est drastiquement délesté par l’éditeur d’une bonne part de ses analyses et synthèses de chapitres (alors que la documentation étayant les raisonnements reste, dans l’ensemble, relativement intacte), ce qui le rend totalement inepte. Dès la première de couverture, le sens du sous-titre est inversé jusqu’à l’absurde, et « Gestion politique des médias de masse » devient « Politique économique des médias américains » (ça ne s’invente pas !), ce qui augure assez clairement la manière dont sera traité l’ensemble du texte. Proposé dès 2004 par un nouveau traducteur à une série d’autres éditeurs, plus dédaigneux les uns que les autres, il est finalement racheté par Agone, en 2006, et ne sort qu’en 2008 (littéralement à la fin de la seconde guerre du golfe, où il y avait pourtant tant à redire et à dénoncer en matière de couverture médiatique des conflits internationaux), sous le titre « La fabrication du consentement ». Le caviardage est cette fois beaucoup plus subtil mais non moins efficace (les avocats parleront de « contrefaçon ») : pas de suppression au sens propre du terme, mais une restructuration complète du texte où les paragraphes sont redécoupés différemment sans respect du point de départ et d’arrivée des raisonnements ; où les analyses sont interrompues par des digressions tirées du contenu des notes de fin de texte ; où des parties du texte principal, amputées aux raisonnements, apparaissent dans les encarts contenant celui des notes, ou sont carrément renvoyées dans les notes en fin de texte ; où l’introduction de la réédition de 2002 est découpée et dispatchée sans avertissement dans le texte de 1988, ce qui le rend absurdement anachronique ; et où la quasi intégralité de la traduction proposée à l’éditeur a été réécrite et, tantôt rendue plus ardue, tantôt ramenée au contraire à une traduction stupidement littérale, etc. Si l’éditeur avait voulu œuvrer délibérément à discréditer les auteurs sans supprimer réellement de parties substantielles du texte, il pouvait difficilement mieux faire. Tout cela n’était pas seulement fait sans l’aval des auteurs et du traducteur mais contre la volonté des auteurs et du traducteur. Ce dernier, avec le plein soutien de l’auteur principal, Edward Herman, tentera en vain pendant des mois d’exiger le rétablissement du texte dans sa structure d’origine. Le texte sera néanmoins publié tel quel, sans bon à tirer dûment signé.

Pour quels enjeux ?

On peut en effet se demander légitimement quel est l’intérêt aujourd’hui pour un lecteur français, suisse, belge ou simplement francophone de lire un bouquin publié aux USA il y a une trentaine d’années, et qui traite fondamentalement du fonctionnement des médias américains à l’époque. En 1988, Manufacturing Consent apparaissait avant tout comme une tentative de rééquilibrage entre la version officielle de ce qui s’était passé au Vietnam et la réalité, largement documentée, des crimes de guerre qui y avaient été commis par les administrations Kennedy, Johnson, Nixon puis Carter à partir de 1977, c’est à dire après le retrait officiel de l’armée américaine et la fin officielle de la guerre. L’argumentaire s’appuyait sur un ensemble de cas très large, qui mettait en évidence le fait que les méthodes qui avaient permis de falsifier la représentation que les américains se faisaient de cette guerre étaient un ensemble de pratiques courantes, que les médias utilisaient constamment dans le traitement des événements internationaux, et dont l’extrême partialité découlait en réalité du mode de fonctionnement, de gestion et de financement de l’industrie médiatique, toutes tendances confondues, dans une économie de marché. La partialité flagrante des médias US n’était ici ni « naturellement » patriotique ni spécifiquement liée à la guerre, elle était véritablement systémique, et apparaissait en définitive comme une constante littéralement inévitable sur toutes sortes de sujets. Bien que l’éclairage des auteurs soit principalement braqué sur les médias US, leurs conclusions montrent qu’il en va nécessairement de même dans tout le monde occidental, où la même industrie, structurée et organisée de la même manière, reste soumise aux mêmes règles et aux mêmes contraintes.

L’ouvrage suscita dès sa sortie un tsunami de critiques véhémentes et acharnées mais n’en connut pas moins un succès international rarement égalé sur ce type de sujets. Harcelés de critiques, les auteurs furent contraints, pour se défendre, de multiplier articles et conférences, ce qui ne fit que renforcer et internationaliser bien davantage encore la popularité de leur ouvrage et de leur éclairage des carences fonctionnelles des médias, de leur soumission systémique aux intérêts des élites et de l’Etat, et des mythes sur lesquels reposent leur réputation et leur pouvoir de communication. Parties initialement des événements et conflits internationaux, leurs analyses démontraient inexorablement, année après année, que le fonctionnement des médias montrait exactement les mêmes carences dans le traitement des événements nationaux, sitôt que l’Etat, la nation ou l’industrie étaient en cause ; et que ces carences, flagrantes dans le traitement de l’info, se retrouvaient à l’identique dans toute la production médiatique au sens large : presse, magazines, radio, TV, cinéma, publicités, littérature, Internet, et littéralement tous les récits, textes ou images sur lesquelles le citoyen ordinaire peut s’appuyer en premier lieu pour fonder son jugement et construire sa propre représentation du monde et de sa propre identité nationale. Produire une représentation totalement biaisée du monde apparaissait en définitive comme la fonction sociétale des médias occidentaux, et cela découlait mécaniquement (littéralement sans aucun besoin de pressions ou de directives spécifiques) de leur seul mode de fonctionnement et d’organisation au sein du modèle économique occidental.

Plus qu’un best seller, Manufacturing Consent allait progressi­vement devenir un livre culte et la référence par excellence pour tous ceux qui se préoccupent réellement de comprendre l’univers des médias, de l’info et de la propagande médiatique. Mais ce qui est plus étonnant, c’est qu’au-delà de sa renommée, la pertinence de ses analyses et les réflexions qu’il suscite et dans lesquelles il engage le lecteur, allaient finir par dépasser de très loin les attentes mêmes des auteurs, voire leurs objectifs initiaux. Loin d’éclairer simplement l’incapacité déplorable des médias américains à couvrir les événements internationaux avec un minimum d’intégrité intellectuelle au lendemain de la guerre du Vietnam, l’ouvrage éclairait indirectement des caractéristiques beaucoup plus graves et infiniment plus préoccupantes des médias occidentaux ou pro-occidentaux hors des Etats-Unis, mais qui découlent elles aussi des mêmes mécanismes et modes de fonctionnement que ceux mis en évidence par les auteurs pour les médias US.

En s’éloignant dans le temps, les exemples concrets sur les quels reposent les démonstrations des auteurs, au lieu de paraître datés, montraient de mieux en mieux, par similitude, la continuité des pratiques qu’ils dénoncent. Bien au-delà des campagnes de propagande dénoncées par les auteurs, ils éclairent en effet aujourd’hui l’efficacité à long terme d’un véritable endoctrinement basé sur la répétition récurrente d’une version des faits pourtant bien souvent dénoncée comme fausse et reconnue comme telle dès sa sortie. Mais bien au-delà de ça, ces exemples mêmes montraient surtout au lecteur non anglophone que ces campagnes de propagande américaines de l’époque – qui visaient avant tout, comme l’indique le titre de l’ouvrage, à produire massivement le consentement aveugle ou l’approbation des américains eux-mêmes aux guerres, coups d’Etat, répressions, invasions et autre dictatures soutenus par leurs élites et administrations successives – se retrouvaient à l’identique, des années durant, dans les médias d’autres pays du bloc occidental (bien souvent sans les démentis évoqués ci-dessus), produisant à long terme le même endoctrinement, même lorsque les gouvernements de ces pays tenaient en réalité des positions divergentes de celles des Etats-Unis sur les événements en question.

La cause principale de ce mécanisme est, en fait, à peine évoquée dans Manufacturing Consent, et seulement sur le plan national US, au chapitre 1, au sujet des sources de l’info. Les auteurs y expliquent que « les mass-médias […] ont vitalement besoin d’un flux continu et stable d’information brute et ne peuvent se soustraire ni à la demande d’information quotidienne ni à la grille horaire qui lui est impartie. Pour autant, ils ne peuvent pas se permettre de maintenir des reporters et des caméras partout où un événement important est susceptible de se produire. » Seuls les plus grands médias, les médias dits « de référence » peuvent se le permettre, et ce sont eux qui alimentent les autres : « … les médias sont divisés par strates, la strate supérieure – en matière de prestige, de ressources et de portée – comprenant aux Etats-Unis entre quinze et vingt-quatre grands groupes. C’est précisément cette strate supérieure qui, avec le gouvernement et les agences de presse, sélectionne, formate et produit la plupart des informations nationales et internationales en direction des strates inférieures et du public ». A divers endroits de l’ouvrage, les auteurs reviennent sur cette idée mais ne lui dédient aucun chapitre ou sous-chapitre spécifique. Et cependant, alors qu’elle reste marginale dans leur analyse, elle devient cruciale dès que celle-ci passe les frontières des USA, et les conséquences qu’elle induit font d’Herman et Chomsky de véritables visionnaires, donnant par rebond à leur recherche et à leur éclairage une portée nettement supérieure à celle initialement visée. Ce qui est implicitement posé comme une évidence dans Manufacturing Consent c’est que, aux Etats-Unis comme ailleurs mais a fortiori hors des Etats-Unis, pour la plupart des médias et particulièrement pour ce qui concerne la couverture des événements et conflits internationaux, la principale source d’information des médias occidentaux, faute de moyens suffisants, ce sont les médias eux-mêmes. C’est ce qu’on appelle dans le jargon journalistique le rewriting [le recopiage (réécriture, plagiat ou paraphrase légale)].

Du fait même de son propre fonctionnement, tant financier que politique ou organisationnel, l’industrie médiatique se nourrit principalement de sa propre production, et les campagnes médiatiques fonctionnent un peu comme ce qu’on appelle un effet de Larsen en sonorisation – le micro capte le son amplifié par les enceintes, qui ressort à nouveau amplifié dans les enceintes, est à nouveau capté par le micro, et ainsi de suite jusqu’à saturation ou explosion des enceintes. Pendant plusieurs semaines, tout article paru dans la presse ou sur les ondes reste libre de droits et peut être librement utilisé comme matière première – et il en va de même pour les images. Or, comme depuis la première moitié du XXe siècle, les médias produisent et vendent l’information au-dessous du coût de production (le chapitre 1 nous en donne largement toutes les raisons), il est très difficile pour la grande majorité des médias d’envoyer des équipes sur place, de les laisser prendre des risques inconsidérés sans protection militaire et diplomatique, ou, a fortiori, de maintenir indéfiniment envoyés spéciaux, journalistes, cameramen, preneurs de son et interprètes partout où risque de se produire un événement important. Cette option reste l’apanage exclusif des principaux médias de masse, ceux qui disposent des plus gros moyens financiers et des meilleurs contacts diplomatiques et militaires, mais qui sont aussi les plus proches (et les plus dépendants) du pouvoir et des élites. Les autres n’ont dès lors guère d’autre alternative que de « broder » l’info sur la base d’un, deux ou trois articles issus de ces médias leaders et des agences de presse (qui sont tout sauf neutres et apolitiques), et d’un peu de documentation grappillée sur Internet ou dans leurs propres archives pour enrober le tout et le différencier des reportages qui ont servi de matière première. Que les grands médias américains soient les premiers présents sur le terrain – à l’exception de la presse locale, éludée d’office comme non fiable – n’a rien de surprenant, en particulier pour la couverture de conflits internationaux où les USA gardent systématiquement la main. En témoigne la proportion croissante et substantielle d’anglicismes qui émaille ce type de reportages dans la presse française.

Le rewriting (et la frustration qui en découle) est littéralement la principale raison qui pousse les journalistes à quitter le métier. A l’exceptions des stars du journalisme – qui pour rien au monde ne risqueraient inconsidérément leur précieuse réputation, leur salaire et leur position sociale extrêmement valorisante – la rédaction ne demande jamais aux journalistes de donner leur propre point de vue sur les sujets qu’on leur donne, mais seulement de broder dans des proportions précises (tant de colonnes, tant de lignes) autour de ce qui est déjà paru sur le sujet, sans le remettre en cause. L’article d’origine est en effet la plus fiable des sources (puisque le journaliste qui l’a produit est sensé en avoir vérifié les informations ou les tenir d’une source fiable) et le meilleur des parapluies en cas de scandale : c’est pas moi, c’est lui ! Il en découle une totale polarisation des lignes éditoriales pour ce type de sujets, quels que soient l’orientation officielle des médias, et une couverture médiatique prodigieusement homogène dans l’ensemble du monde occidental, où toute la couverture d’un même sujet se retrouve biaisée aux quatre coins de l’Europe exactement de la même manière et dans les mêmes termes qu’aux Etats-Unis – d’où l’attirance croissante d’une large frange du public pour l’éclairage totalement différent des médias russes et dissidents ?

Dans certains cas, le rewriting pèse si lourdement sur la couverture médiatique des événements internationaux en Europe que les intérêts unanimement défendus par l’industrie médiatique d’un pays donné peuvent aller clairement à l’encontre des engagements diplomatiques de son propre gouvernement, et les contrecarrer. C’était le cas de la couverture du désormais très controversé génocide rwandais, en France. Tandis que la diplomatie française avait des engagements à tenir (notamment militaires) envers le gouvernement rwandais dirigé par l’ex président Habiarimana, assassiné dans un attentat, la presse soutenait activement et unanimement son opposant, Paul Kagame, ex-chef des renseignements ougandais nommé à la tête des forces d’invasion ougandaises qui envahissaient progressivement le Rwanda depuis 1990 – baptisées FPR (Front patriotique rwandais, formé dès les années 1980) pour légitimer leur invasion. Rarement la presse française s’en était pris aussi ouvertement, aussi violemment et aussi directement au gouvernement français et à l’état major des armées (allant jusqu’à des accusations particulièrement graves de complicité de génocide) sur des fondement aussi clairement sujets à caution dès le départ. Officier ougandais anglophone formé dans les écoles de guerre US, notoirement financé et soutenu par les USA pour renverser le gouvernement en place au Rwanda, Kagame mènera la conquête militaire ougandaise du Rwanda jusqu’à sa victoire totale et à sa prise de pouvoir définitive. Le Rwanda, pays majoritairement peuplé de Hutus francophones est depuis dirigé d’une main de fer par un chef militaire étranger toujours ouvertement soutenu par les USA, et une élite majoritairement anglophone, principalement issue de la minorité tutsie, et dont de nombreux membres sont Ougandais de naissance. Climat de terreur, répression contre les défenseurs des droits de l’Homme, élimination d’opposants, éviction des partis d’opposition interdits de participer aux élections, accusations de crimes de guerres commis au Rwanda même et dans les pays voisins, nombre des victimes du génocide largement revu à la baisse, origine ethnique de celles-ci fréquemment invérifiables et sujettes à caution, similitudes flagrantes avec d’autres opérations similaires (militaires et médiatiques) dans d’autres régions du monde et dirigées en sous-main depuis le Pentagone, la tournure de la « libération du Rwanda » par Kagamé laisse désormais à nu les carences et lacunes flagrantes de la couverture médiatique du génocide rwandais et de ses causes réelles, fermement dénoncées par l’auteur principal de Manufacturing Consent, Edward Herman, dans son ouvrage Enduring Lies. (Edward S. Herman and David Peterson, Enduring Lies, The Rwandan Genocide in the propaganda system, 20 years later, The Real News Books, 2014)

Un simple exemple parmi d’autres où le suivisme aveugle, la volonté de ne prendre aucun risque, l’adhésion d’office à une version des faits avalisée par une Grande puissance pourtant clairement partie prenante, et la crainte de se mettre à dos sponsors et actionnaires dans un système économique sans états d’âme, amènent toute l’industrie médiatique d’un pays à soutenir unanimement une campagne de propagande massive, produite par une puissance étrangère pour la seule défense de ses propres intérêts hégémoniques, au détriment de tout autre éclairage possible et d’une part substantielle de la documentation disponible, y compris de sources gouvernementales. Une dizaine d’années après, l’émergence d’informations contradictoires peut toujours remettre en cause les fondements de la campagne de propagande en question, elles auront rarement assez de poids et de soutien médiatique pour effacer l’effet d’annonce d’un battage médiatique unanime de plusieurs mois, voire de plusieurs années, et la version officielle qu’elle aura instituée restera dominante dans la mémoire collective comme dans la documentation de référence définitivement disponible sur le sujet. Dans les MSM, les révélations sur l’absence totale d’armes de destruction massive en Irak n’ont jamais fait de l’invasion anglo-américaine un crime d’agression particulièrement grave, alors que c’était précisément, par voie de conséquence, incontestablement une guerre d’agression qui violait totalement tous les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies et du droit international). C’est à ce stade précisément, et non sur des directives d’Etat, que s’effectue le glissement entre propagande et endoctrinement sur les sujets sensibles dans les sociétés occidentales modernes.

Aujourd’hui, en pleine « guerre de l’info », alors que les campagnes de diffamation liées à la chasse aux sorcières et aux « fake news » se succèdent avec acharnement ; alors que la stigmatisation pour « crime de pensée politiquement incorrecte » s’installe totalement dans les mœurs par le biais des lynchages récurents sur Internet ; alors que le Congrès US, le Parlement européen, les gouvernements et les états majors des principaux pays de l’OTAN, et les principaux industriels d’Internet et de l’info travaillent ensemble à élaborer un cadre juridique international capable de mettre définitivement hors jeu les médias russes et les principaux sites dissidents afin d’éliminer toute remise en cause ou éclairage contradictoire de leurs expéditions coloniales et autres campagnes « humanitaires » de destruction pure, les enjeux relatifs au traitement de l’information et au mode de fonctionnement des médias occidentaux (notamment entre eux) sont très loin d’être des enjeux mineurs, y compris sur le plan diplomatique et militaire.

Lorsqu’on garde clairement à l’esprit le poids du rewriting dans la capacité de l’industrie médiatique du monde occidental au sens large à répercuter et soutenir aveuglément les campagnes de propagande lancées aux Etats-Unis – dans le seul intérêt de défendre et promouvoir les intérêts exclusifs des administrations, institutions et industries américaines – on comprend nettement mieux la portée des analyses développées dans Manufacturing Consent par ses auteurs et ce qu’elles mettent en lumière, bien au-delà des seuls exemples sur lesquels elles reposent depuis 1988. Il nous semblait important de le souligner à l’attention du lectorat francophone, trente ans après la première parution de Manufacturing Consent.

Préface des auteurs

Dans cet ouvrage, nous brossons à grands traits un « modèle de propagande » [NdT : modélisation schématique « a priori » du fonctionnement des médias en tant qu’industrie au service de l’industrie et de l’Etat, dans une économie de marché. Cf. infra, Introduction, paragraphe 1], dont nous vérifions ensuite s’il reflète correctement ou non la manière dont fonctionnent les mass médias aux Etats-Unis.Après avoir étudié pendant des années le mode de fonctionnement des médias, nous pensons en effet qu’ils servent notamment à mobiliser le soutien de la population pour des intérêts particuliers qui dominent les sphères de l’Etat et du secteur privé1, et que leurs orientations – comme le choix d’insister sur un sujet ou d’en occulter un autre – deviennent sous cet éclairage infiniment plus compréhensibles et parfois même d’une limpidité et lisibilité frappantes.

Il s’agit sans doute d’une évidence, mais dans l’idée même de démocratie, il va de soi que les médias sont indépendants, qu’ils ont vocation à rechercher la vérité pour la rendre publique, et qu’ils ne sauraient se contenter de ne montrer du monde que l’image que ses plus puissants acteurs souhaiteraient qu’on en ait. Ceux qui dirigent des médias affirment que leurs choix rédactionnels reposent sur des critères impartiaux, professionnels et objectifs, et ils ont sur ce point le soutien unanime de la communauté intellectuelle2. Cependant, s’il s’avère que les puissants disposent en réalité du pouvoir d’imposer les bases du discours, de décider de ce que la plèbe aura le droit de voir, d’entendre ou de penser, et de « gérer » l’opinion en recourant régulièrement à des campagnes de propagande, alors l’idée qu’on se fait généralement du fonctionnement de notre système se retrouve sévèrement en porte-à-faux avec la réalité3.

Le rôle prépondérant de la propagande dans ce que Walter Lippmann appelait « manufacture of consent4 » [la fabrication ou la production d’un consentement] est reconnu de longue date par les auteurs ayant travaillé sur l’opinion publique, la propagande et les impératifs politiques de l’ordre social. Lippmann lui-même affirmait dès le début des années 1920, que la propagande était d’ores et déjà devenue « un outil ordinaire pour gouverner le peuple », dont l’importance et le niveau de sophistication ne cessaient de croître5. Il ne s’agit pas ici de prétendre que les médias ne servent à rien d’autre mais cette fonction de propagande nous semble demeurer un aspect très important de l’ensemble de leurs activités. Dans le premier chapitre nous décrivons donc un modèle de propagande qui permet d’éclairer les rouages susceptibles d’amener les mass médias à jouer leur rôle d’organes de propagande, les procédés par lesquels ils en viennent à biaiser l’information, et les choix caractéristiques qui en découlent dans le traitement de celle-ci. Et dans les chapitres suivants, nous nous efforçons de démontrer à quel point ce modèle s’applique effectivement à la manière dont fonctionnent nos médias.

Les critiques systémiques des médias, comme celle que nous développons dans cet ouvrage, sont généralement écartées d’un revers de main comme « théorie du complot » par les commentateurs de l’establishment, c’est l’échappatoire classique. Nous n’avons recours à aucune hypothèse « conspirationniste » pour expliquer le fonctionnement des mass médias. En fait, notre approche est avant tout une analyse du « libre échange », et le résultat constaté n’est que le produit des forces des marchés. La plupart des éclairages biaisés dans le domaine de l’information découlent simplement de la sélection en amont d’un personnel bien pensant, plein d’a priori dûment assimilés, et totalement adapté aux exigences de la direction, du milieu, du marché et de la politique. La censure relève ici principalement de l’autocensure que s’imposent commentateurs et journalistes en s’ajustant aux impératifs de leurs sources et de ce qu’implique l’organisation interne des médias, mais que s’imposent aussi ceux qui ont été placés à des postes plus élevés pour faire respecter (les ayant en principe eux-mêmes assimilées) les exigences des détenteurs du capital, d’autres marchés et d’autres sphères du pouvoir.

Bien sûr, il y a aussi des acteurs importants qui incontestablement prennent les devants pour définir et orienter le contenu de l’information, et s’assurer que les médias restent bien sur la même ligne. Ce que nous décrivons ici est un « système de marché guidé », dont la ligne générale émane du gouvernement, des barons de l’industrie, des principaux détenteurs et dirigeants de médias et des différents groupes ou individus assignés ou habilités à prendre à un haut niveau des initiatives précises6. Ces acteurs décisifs se trouvent en nombre suffisamment restreint pour pouvoir le cas échéant agir de façon concertée, à l’instar des hommes d’affaires dans le cadre de marchés captifs ou à compétition restreinte. Mais dans la plupart des cas, si ceux qui dirigent des médias font des choix similaires, c’est simplement parce qu’ils voient le monde par le même bout de la lorgnette, partagent les mêmes motivations, sont soumis aux mêmes contraintes, et de fait présentent ou occultent les faits de la même manière, tacitement collective, dans une logique purement suiviste du type dominant/dominé.

Pour autant, les médias ne réagissent pas en bloc monolithique quel que soit le sujet. Là où les plus puissants tombent en désaccord, on pourra observer une certaine diversité dans les stratégies préconisées pour atteindre des buts généralement identiques, diversité qui trouvera son écho dans le débat médiatique. Mais tout point de vue susceptible de remettre en cause les fondements du système ou de suggérer que les abus les plus flagrants dans l’exercice du pouvoir de l’Etat découlent de facteurs systémiques, sera exclu du courant dominant des médias, et cela même dans des périodes où les élites s’empoignent vertement sur des questions d’approche ou de stratégies.

Nous étudierons un à un différents cas de ce genre mais le schéma reste en fait sensiblement le même. Pour prendre un exemple en ce moment à la une [1988], la description du Nicaragua militairement agressé par les Etats-Unis : l’opinion de l’élite est si divisée sur la question que certains peuvent effectivement se demander si le choix de sponsoriser une armée terroriste était bien le meilleur moyen de rendre le Nicaragua « plus démocratique » ou « moins menaçant pour son entourage ». Mais les médias se gardent bien d’expliquer ou de glisser dans leurs colonnes la moindre bribe d’information donnant à penser que le Nicaragua est en réalité bien plus démocratique (au sens le moins orwellien du terme7) que des pays comme le Salvador ou le Guatemala [alliés et clients des Etats-Unis]; que son gouvernement n’extermine pas ses concitoyens par pure routine comme le font ceux du Salvador et du Guatemala8 ; qu’il a su mettre en place bon nombre de réformes socio-économiques vitales pour la majorité de sa population (et que les deux autres gouvernements pourraient difficilement envisager)9 ; que le Nicaragua n’est en rien une menace pour ses voisins, mais qu’il fait au contraire l’objet d’attaques permanentes des Etats-Unis et de leurs clients et autres séides ; et que ces mêmes Etats-Unis ont en réalité bien plus à redouter des qualités du Nicaragua que de ses prétendus défauts10.De même les médias se gardent-ils de laisser quiconque expliquer publiquement comment et à quel coût les Etats-Unis se sont efforcés d’apporter la « démocratie » au Guatemala en 1954, au moyen d’une invasion armée soutenue par la CIA et qui a bel et bien enterré la démocratie guatémaltèque. Ainsi, bien que les Etats-Unis aient toujours soutenu l’oligarchie au pouvoir au Guatemala, qu’ils y aient supervisé des décennies durant le terrorisme d’Etat (comme dans bien d’autres pays), qu’ils aient aussi organisé ou soutenu la subversion de la démocratie au Brésil, au Chili ou aux Philippines (là encore, parmi bien d’autres pays), qu’ils soient encore actuellement « constructivement engagés » auprès de nombreux autres régimes terroristes un peu partout dans le monde, et qu’ils se souciaient comme d’une guigne de la démocratie au Nicaragua aussi longtemps que le régimehyper-répressif de Somoza y restait accroché au pouvoir, les médias ne doutent pas une seconde que le gouvernement américain s’inquiète réellement pour la « démocratie » au Nicaragua11.

Le désaccord au sein des élites quant au moyen le plus approprié de gérer la situation au Nicaragua transparaît certes dans le débat public, mais les médias – de concert et conformément aux priorités des élites – présentent l’information d’une manière qui oblitère toute possibilité de situer l’intervention des Etats-Unis dans son contexte réel, qui évacue systématiquement tout ce qui rend compte de l’extrême violence de cette agression américaine, et qui par contre donne des Sandinistes la plus mauvaise image possible12. Inversement, le Salvador et le Guatemala, où la situation est nettement pire, sont dépeints comme luttant pour la démocratie derrière des dirigeants « modérés » qui méritent donc un soutien compréhensif. Ces pratiques ne se bornent pas à imposer au public une image totalement déformée de ce qui se passe réellement en Amérique centrale, elles donnent surtout une idée complètement fausse des véritables objectifs de la politique américaine dans la région, une caractéristique essentielle de la propagande, comme le souligne Jacques Ellul :

Naturellement le propagandiste ne peut pas révéler les intentions réelles de l’autorité pour laquelle il agit […] Cela reviendrait à livrer ses projets au débat public, aux aléas de l’opinion publique, ce qui leur ôterait toute chance de succès […] La propagande doit au contraire couvrir ces projets comme un voile, masquant l’intention véritable13.

Le pouvoir qu’a le gouvernement de fixer l’ordre du jour, d’orienter l’éclairage des événements et de soustraire tout fait gênant aux interrogations de l’opinion publique apparaît lui aussi de manière flagrante dans la couverture des campagnes électorales d’Amérique centrale, évoquée au chapitre 3, et dans l’analyse d’autres cas spécifiques tout au long des chapitres suivants.

Lorsqu’une politique gouvernementale suscite peu ou pas du tout l’opposition des élites, elle pourra néanmoins se trouver plus ou moins remise en cause dans les mass médias, et des faits qui (pour peu qu’on en saisisse réellement la portée) suffisent à réfuter la ligne du gouvernement pourront même être dévoilés – généralement dans la presse écrite et en dernière page. Et c’est vraiment l’un des points forts de notre système. La proportion de faits embarrassants peut tout à fait y prendre une importance considérable, comme pendant la Guerre du Vietnam, pour faire écho au désaveu croissant de l’électorat (qui incluait même une partie de l’élite à partir de 1968). Et cependant, comme nous le verrons au chapitre 5, même dans des circonstances aussi exceptionnelles, il demeure presque impossible à certaines informations ou commentaires d’apparaître dans les mass médias s’ils ne sont pas strictement compatibles avec le dogme du moment – celui de la bienveillance désintéressée de l’engagement américain répondant à l’agression et à la terreur, en l’occurrence. Pendant et après la Guerre du Vietnam, les apologistes de la politique américaine dénonçaient régulièrement des faits embarrassants comme le « pessimisme » récurrent des ténors de l’info ou certains désaccords sur des questions de tactique, mais les dénonçaient comme révélateurs de l’attitude « frondeuse » des médias, accusés à ce titre d’avoir « perdu la guerre » [de porter la responsabilité de la défaite]. Pour ridicules qu’elles aient pu être, comme nous le verrons en détail au chapitre 5 et dans l’annexe 3, ces accusations n’en avaient pas moins le double avantage de déguiser le rôle réel des mass médias et de les amener dans le même temps à adhérer encore plus fidèlement aux principaux thèmes de la propagande d’état. Nous avons toujours insisté sur le fait que l’aspect « parfaitement naturel » de ce genre de mécanismes – qui laissent sporadiquement apparaître des faits choquants dans les strictes limites de présupposés convenus, mais qui excluent radicalement des médias du courant dominant toute dissidence sur les question de fond (bien mieux tolérée dans la presse marginale) – produisait un système de propagande infiniment plus crédible et efficace pour faire passer un ordre du jour patriotique que ceux reposant sur un système de censure officielle.

Dans nos critiques des partis pris et des priorités des médias, nous puisons fréquemment dans les médias eux-mêmes, au moins pour certains faits précis. Cela ouvre la porte à un non sequitur classique [sorte de sophisme], selon lequel si les critiques des médias s’appuient sur des arguments tirés des mass médias eux-mêmes, cela « démontre » incontestablement que la critique se contredit elle-même et que la couverture des faits donnée pour discutable est en définitive, par voie de conséquence, parfaitement honnête. En réalité, le fait que les médias dévoilent parfois quelques éléments sur un sujet donné ne prouve en rien que leur couverture du sujet soit adéquate ou juste. Dans les faits, comme nous pourrons le voir dans les chapitres suivants, les mass médias éludent purement et simplement la majeure partie de ce qui permet de comprendre un événement. Mais ce qui est plus crucial encore dans ce contexte, c’est surtout l’attention portée à tel ou tel fait – quelle place on lui accorde, sur quel ton, avec quelle insistance, décide-t-on ou non d’en contextualiser et analyser la présentation et de quelle manière, quels autres faits lui seront liés pour lui donner un sens (ou l’en priver), etc. Qu’un lecteur attentif cherchant un fait précis puisse parfois le trouver – avec un regard circonspect et en y mettant le temps – ne nous dit nullement s’il a été donné à ce fait précis le contexte et l’attention qu’il mérite, s’il était exposé clairement ou s’il était totalement déformé voire nié. Certes, on pourra toujours discuter le degré d’attention qu’il mérite, mais tenir pour démontré, dès lors qu’un chercheur assidu et méfiant peut dénicher certains faits, que la couverture des événements est forcément aussi impartiale que complète, est parfaitement ridicule14.

L’un des thèmes centraux de cet ouvrage est que ce mélange systématique de campagnes indignées et de suppressions, de dramatisation et d’occultations, où le contexte, l’éclairage et l’ordre du jour restent sélectifs, est extrêmement commode pour le pouvoir en place et répond parfaitement aux besoins du gouvernement et des principaux groupes de pression. Rester focalisé sur les victimes du communisme permet de persuader l’opinion de l’ignominie de l’ennemi et donc de justifier par avance toute intervention armée, subversion, soutien à des Etats terroristes, course sans fin aux armements et autres conflits armés – et le tout pour une noble cause. Dans le même temps, la dévotion de nos dirigeants et de nos médias à cette gamme restreinte de victimes renforce l’orgueil national et le patriotisme en mettant en exergue la nature profondément humaniste des nations occidentales.

Le public ne relève même pas l’occultation systématique des victimes de nos propres Etats-clients – qui est d’ailleurs tout aussi indispensable pour soutenir les politiques mises en place que la constante focalisation sur les victimes de l’ennemi. Il aurait été extrêmement difficile au gouvernement guatémaltèque d’exterminer des dizaines de milliers de personnes au cours de la dernière décennie si les médias américains leur avaient accordé le même type de couverture qu’au harcèlement d’Andreï Sakharov ou au meurtre du père Popieluszko en Pologne (cf. chapitre 2). Il n’aurait jamais été possible de mener une guerre aussi épouvantable contre le Sud-Viêtnam et l’Indochine tout entière avant de les abandonner à leur sort dans un état de ruine et de dénuement dont ils ne se relèveront peut être jamais, si les médias n’avaient rallié la cause, faisant d’une agression criminelle un combat pour la liberté et n’ouvrant la critique qu’à des pinaillages tactiques, à partir du moment où les intérêts qu’ils représentaient commençaient à trouver excessif le coût de l’agression.

Et il en va de même de bien d’autres cas étudiés plus loin et de beaucoup trop d’autres qui ne le seront pas.

Enfin, nous tenons à remercier tout particulièrement les personnes suivantes pour leur collaboration à la préparation de ce livre : James Aronson, Philip Beryman, Larry Birns, Frank Brodhead, Holly Burkhalter, Donna Copper, Carol Fouke, Eva Gold, Carol Gosland, Roy Head, Mary Herman, Rob Kirsch, Robert Krinsky, Alfred McClung Lee, Kent McDougall, Nejat Ozyegin, Nancy Peters, Ellen Ray, William Schaap, Karin Wilkins, Warren Witte et Jamie Young. Néanmoins, les auteurs assumeront seuls la responsabilité des contenus du présent ouvrage.

Notes :

1. L’acception du terme « intérêts particuliers » est ici celle qui relève du « bon sens » et non du sens orwellien qui lui fut attribué au cours de la période Reagan, et qui renvoie aux ouvriers, aux agriculteurs, aux femmes, aux jeunes, aux noirs, aux personnes âgées, aux infirmes, aux chômeurs, etc. – bref à la majeure partie de la population ; seule catégorie exclue de cette appellation : les industries (propriétaires et directeurs inclus). Eux ne représentent pas des « intérêts particuliers », ils représentent « l’intérêt national ». Une telle acception est caractéristique de la réalité de leur domination et de l’utilisation politique de la notion « d’intérêt général », dans les deux principaux partis politiques US. Pour davantage de commentaires sur la question et la mise en évidence de l’usage fait de cette notion par ces deux principaux partis politiques US, voir Thomas Fergusson et Joel Rogers, Right Turn [Virage à Droite]The Decline of Democrats and the Future of American Politics, New York, Hill and Wang, 1986, p. 37-39.

2. Pour Herbert Gans, par exemple, « Les a priori qui caractérisent le traitement de l’information, sont des valeurs professionnelles, qui sont inhérentes au journalisme national et que les journalistes apprennent sur le terrain […]. En matière d’info, il est de règle d’ignorer les implications de ce dont on parle… » (« Are U.S. Journalists Dangerously Liberal ? », Columbia Journalism Review [nov.-dec. 1985], p. 32-33). Dans son ouvrage Deciding What’s News, Gans explique que les reporters sont dans leur grande majorité « objectifs », mais dans le cadre de leur croyance en un ensemble de « valeurs profondément ancrées » incluant notamment « l’ethnocentrisme » et l’idée d’un « capitalisme responsable ». En d’autres termes, on pourrait aussi bien considérer que, dès lors que l’état d’esprit des reporters de la Pravda émane de la croyance en la justice immanente d’un « communisme responsable », leur « objectivité » n’est plus à mettre en cause. En outre, comme nous le montrerons plus loin, Gans minimise très largement à quel point le cadre de présupposés auxquels doivent se cantonner les journalistes est limitatif.

3. Dans leurs critiques, les néo-conservateurs dépeignent fréquemment les mass médias comme autant de bastions gauchistes et anti-establishment, en croisade contre le système. Ils occultent totalement le fait que les mass médias, industrie à part entière, sont avant tout de grandes entreprises contrôlées par de richissimes hommes d’affaires ou par des multinationales, et que les représentants de ce que les néoconservateurs appellent la « culture libérale » des média [au sens américain de « culture gauchiste »] sont simplement des employés sous contrat. Ils occultent aussi le fait que les adeptes de cette fameuse « culture libérale » acceptent très largement les prémisses de base du système, et s’ils diffèrent des autres membres de l’establishment c’est seulement dans le choix des stratégies à mettre en œuvre pour atteindre exactement les mêmes buts. Mais les néoconservateurs sont généralement peu enclins à laisser qui que ce soit s’éloigner trop de leurs positions. Dans notre analyse, au ch. 1, nous montrons que leur rôle est précisément de recourir à l’intimidation pour finalement extirper des médias jusqu’à l’infime part de dissidence aujourd’hui tolérable. Pour une analyse du point de vue des néoconservateurs sur les médias, voir Edward S. Herman et Frank Brodhead, « Ledeen on the Media », in The Rise and Fall of the Bulgarian Connection, New York, Sheridan Square Publications, 1986, p. 166-170 ; George Gerbner, « Television : The Mainstream America », in Business and the Media, compte rendu de conférence, Yankelovich, Skelly et White, 19 nov. 1981; Gans, « Are U.S. Journalists Dangerously Liberal ? », op.cit.

4.Cf. Walter Lippmann, Public Opinion (Londres, Allen & Unwin, 1921, réimpression 1932); Harold Lasswell, « Propaganda », in Encyclopedia of the Social Sciences, New York, Macmillan, 1933; Edward Bernays, Propaganda, New York, H. Liveright, 1928 ; M. J. Crosier, S. P. Huntington et J. Watanuki, The Crisis of Democracy: Report on the Governability of Democraties to the Trilateral Commission [Rapport devant la Commission trilatérale, sur la gouvernabilité des démocraties], New York University Press, 1975. Pour davantage de commentaires, cf. Noam Chomsky, Towards a New Cold War, New York, Pantheon, 1982, ch. I. et références citées, particulièrement, Alex Carey, « Reshaping the truth : Pragmatists and Propagandists in America », Meanjin Quarterly, Australie, vol. 35, n° 4, 1976.

5.Cf. PublicOpinion, op. cit., p. 248. Lippmann estime qu’on ne peut faire à cela aucune objection, car « dans une large mesure les intérêts communs éludent presque entièrement l’opinion publique et ne peuvent être gérés que par une classe spécialisée dont l’intérêt personnel se situe bien au-delà du plan local » (p. 310). Lippmann s’inquiétait cependant que l’incorrigible parti pris de la presse ne finisse par induire en erreur ladite « classe spécialisée » aussi bien que le public. Le problème serait alors de s’assurer que les élites décisionnelles reçoivent, elles, une information adéquate (p. 31-32). Cet objectif impliquait selon lui la mise en place d’un corps d’experts indépendants capables de conseiller objectivement les élites. Lippmann ne soulève aucune question quant à l’éventualité d’intérêts personnels ou de classe que pourraient avoir ladite « classe spécialisée » ou les « experts » qu’elle choisirait pour référence, ni sur leur capacité ou leur droit à déterminer ce qui relève de « l’intérêt commun ».

6. Claire Sterling par exemple et les experts du Georgetown Center for Strategic and International Studies – Walter Laqueur, Michael Ledeen et Robert Kupperman – ont été établis par les mass médias comme spécialistes de premier plan en matière de terrorisme. S’agissant du rôle de Sterling et Paul Henze dans la mise en place du battage médiatique autour de Filière Bulgare, à partir de du complot contre le Pape, cf. chapitre 4. Concernant l’Amérique Latine, on avait exigé des médias qu’ils évitent de chercher comme d’habitude des commentaires approbateurs auprès d’universitaires spécialisés, car ce milieu rejetait en l’occurrence très largement le cadre de la propagande d’Etat. Il fallut donc créer de toutes pièces un nouveau corps « d’experts » (Robert Leiken, Ronald Radosh, Mark Falcoff, Susan Kaufman Purcel, etc.) vers lesquels se tourner pour les besoins de la doctrine. Pour davantage d’exemples, cf. Noam Chomsky, The Culture of Terrorism, Boston, South End Press, 1988. Pour ce qui concerne le fait de créer des experts au service des impératifs du système, cf. ch. 1. 3. du présent ouvrage « Mass médias et information : le choix des sources ».

7. Comme bien d’autres termes du discours politique, le mot « démocratie » prend un sens technique orwellien dans les envolées rhétoriques et les reportages info, qui renvoie aux efforts des États-Unis pour établir [ou rétablir] la « démocratie ». Il désigne alors un système dans lequel le contrôle des ressources et le recours à la violence permettent à des éléments au service des intérêts américains de se maintenir au pouvoir. Ainsi, les États terroristes comme le Salvador ou le Guatemala sont-ils « démocratiques », à l’instar du Honduras, sous la férule d’une oligarchie militaire, ou de cette clique de banquiers et autres riches hommes d’affaires soutenus au Nicaragua par les États-Unis pour servir de façade à une armée mercenaire pro-somociste (crée par les États-Unis et baptisée « résistance démocratique » [les Contras]), cf. chapitre 3.

8. Des 85 tribunes libres sur le Nicaragua parues dans le WashingtonPost et le NewYorkTimes dans les trois premiers mois de 1986, pendant le « débat national » précédant le vote du Congrès pour le renouvellement de l’aide aux Contras, pas une seule ne mentionnait ce fait élémentaire. Pour une analyse plus détaillée, cf. l’introduction de Noam Chomsky, dans Morris Morley et James Petras,The Reagan Administration and Nicaragua, monographie I, New York, Institute for Media Analysis, 1987.

9. Dans les 85 tribunes libres évoquées ci-dessus, deux phrases seulement précisaient que le gouvernement nicaraguayen avait engagé des réformes ; sur une question aussi importante, aucune ne mettait en parallèle le Nicaragua avec le Salvador ou le Guatemala.

10.Cf. Diane Melrose, Nicaragua : The Threat of a Good Example, Oxford. Oxfam, 1985, voir aussi les chapitres 3, 5, et 7 du présent ouvrage.

11. Dans un article très critique au sujet du « plan de paix » de Reagan pour le Nicaragua (en août 1987), Tom Wicker écrivait : « Quelle que puisse être leur doctrine, les États-Unis n’ont aucun droit historique ou divin d’imposer la démocratie aux autres nations, objectif qui ne justifie en rien qu’ils renversent les gouvernements qui leur déplaisent » (« That Dog Won’t Hunt », NewYorkTimes, 6 août 1987). Wicker ne remet absolument pas en cause l’idée que Reagan cherche à imposer la démocratie au Nicaragua, il pense seulement que son approche est douteuse et que son plan ne marchera pas. Précisons que Wickers représente vraiment ici ce qui peut être exprimé de plus extrême en matière d’opinion dissidente dans les mass médias américains cf. chapitre 3 ; pour davantage de références et de discussions, cf. Noam Chomsky, Culture of Terrorism, op.cit.

12. Par exemple, en réponse aux accords de paix du Guatemala, d’août 1987, les États-Unis renforcèrent immédiatement, jusqu’au niveau phénoménal de deux à trois vols par jours, le pont aérien qui permettait d’acheminer hommes et matériel sur le terrain au Nicaragua. Le but était de miner les accords en intensifiant les combats et d’empêcher le Nicaragua de relâcher la garde, afin de pouvoir l’accuser de violer les accords. Ces actions américaines constituaient, et de loin, les plus graves violations de ces accords mais elles n’apparaissaient littéralement nulle part dans les médias. Pour un examen détaillé, cf. Noam Chomsky, « Is Peace at Hand ? », Z magazine, janvier 1988.

13. Jacques Ellul, Propaganda, New York, Knopf, 1965, p. 58-59.

14. Un lecteur attentif de la presse soviétique pouvait sans doute y apprendre sur la guerre en Afghanistan des choses qui contredisaient la version officielle du gouvernement (cf. les six derniers paragraphes du chapitre 5. 5. 2.). On n’en aurait pour autant jamais déduit, à l’Ouest, que cela témoignait de l’objectivité de la presse soviétique ou de la rectitude de sa couverture des événements.

Introduction de Noam Chomsky

à la réédition américaine de 2002

Cet ouvrage est construit autour de ce que nous appelons un « modèle de propagande » : une construction analytique qui permet d’expliquer le comportement des médias occidentaux en éclairant les principales structures institutionnelles et relationnelles au milieu desquelles ils fonctionnentI. Il nous semble en effet que les médias ont, parmi d’autres fonctions, celle d’œuvrer et de faire de la propagande pour le compte des puissants groupes d’intérêts qui les contrôlent et les financent. Ceux qui représentent ces intérêts ont des ordres du jour précis et des principes à faire valoir. Ils sont aussi en position de déterminer et d’infléchir l’orientation des médias. Cela ne se fait généralement pas au moyen d’interventions directes et flagrantes mais par la sélection d’un personnel politiquement aux normes, et en s’assurant que rédacteurs et journalistes ont bien assimilé les priorités et critères de ce qui peut être publié conformément aux besoins des institutions.

Les facteurs qui structurent le système sont notamment la propriété et le contrôle, l’assujettissement à d’autres importantes sources de financement (en particulier à la publicité), enfin les intérêts et liens réciproques entre le média lui-même et les milieux qui font l’information et ont le pouvoir de la définir et d’en imposer une lecture particulière. Le modèle de propagande intègre aussi d’autres facteurs du même ordre, comme la possibilité de s’en prendre directement aux médias pour leur traitement de l’information (ce qu’on appelle un tir de barrage ou dans le jargon, la « flak »II), de produire des « experts » pour corroborer la version officielle d’un événement donné, et de définir les idéaux et grands principes que les élites et le monde des médias tiendront pour évidents – mais auxquels une bonne part de la population restera souvent réfractaire1. Ce que nous observons, c’est que les sources implicites de pouvoir qui détiennent les médias, les financent à travers la publicité, ont le privilège de définir l’information et produisent aussi bien la flak que les experts sur mesure, jouissent en outre du pouvoir d’instituer les doctrines et idéologies dominantes. Il nous semble donc que, ce que les journalistes peuvent faire ou juger digne d’un quelconque intérêt médiatique, voire les a priori même qui déterminent leurs choix, s’explique très largement par le seul jeu des divers avantages, pressions et autres contraintes qu’une analyse structurelle comme celle-ci permet au moins de mieux cerner.

Bien que prépondérants dans le fonctionnement des médias, ces facteurs structurels ne contrôlent pas tout, et les effets qu’ils produisent sont loin d’être constamment simples et homogènes. Tout le monde peut reconnaître – et on pourrait même dire que c’est en partie le propos de la critique institutionnelle que nous présentons ici – que les différents organes de presse d’un même groupe restent relativement autonomes, que le travail des médias reste largement guidé par des valeurs individuelles ou professionnelles, que la ligne éditoriale n’y est jamais drastiquement imposée, qu’elle s’accommode même plutôt bien d’une certaine part de dissidence mettant en cause les versions des faits les plus consensuellement admises. Toutes ces caractéristiques permettent le cas échéant aux médias de faire valoir certaines positions dissidentes, voire de couvrir des faits embarrassants2. Or justement, toute la beauté du système consiste à ne jamais laisser cette dissidence ou ce genre d’informations passer certaines limites ou cesser d’être marginales. De sorte que si leur présence atteste qu’effectivement le système n’est pas monolithique, elles ne sont jamais assez importantes pour risquer d’entraver la prééminence de l’ordre du jour officiel.

Précisons que c’est bien de la structure de l’appareil médiatique et de son fonctionnement qu’il est question ici, non de son influence sur le public. Bien sûr, si les médias se calent unanimement sur un ordre du jour officiel, ils finiront par pousser le public dans la direction voulue, mais c’est seulement une question de degré. Lorsque les intérêts du public divergent radicalement de ceux des élites (pour peu qu’il dispose de ses propres sources d’information indépendantes), la ligne officielle pourra se trouver largement prise en défaut. Mais ce que nous entendons souligner ici c’est que c’est précisément cette combinaison de forces – que le modèle de propagande permet de mettre en lumière – qui induit le mode sur lequel les médias vont fonctionner (ce qui n’implique nullement que toute propagande émanant des médias soit nécessairement effective).

Près d’une vingtaine d’années après la première édition du présent ouvrage, le modèle de propagande et les études de cas qui y sont présentés restent tous parfaitement fonctionnels3. L’objet de cette nouvelle introduction est seulement [en 2002] de remettre à jour ce modèle par l’apport d’éléments supplémentaires aux études de cas (laissées intactes dans les chapitres suivants), mais surtout de montrer l’applicabilité de ce modèle à de nombreux autres sujets récemment discutés ou amenés à l’être.

REMISE A JOUR DU MODELE DE PROPAGANDE

Expliqué en détail au chapitre 1, le modèle de propagande explique l’éventail d’attitudes que les médias peuvent adopter dans leur manière de couvrir un sujet, par le fait que les médias sont une industrie et qu’ils font partie intégrante de l’organisation politique du système économique dominant. Pour cette raison, nous avons porté une attention particulière à la croissance en taille des organes de presse, au mouvement progressif de concentration et de centralisation des médias, à l’apparition d’empires médiatiques capables de contrôler simultanément toutes sortes de médias (studios de cinéma, réseaux de chaînes hertziennes, de chaînes câblées, radios, journaux, magazines, maisons d’édition, etc.), mais aussi à l’internationalisation des médias à l’heure de la globalisationIII. Nous avons aussi souligné le remplacement progressif du contrôle familial des médias par des managers professionnels servant un bien plus large éventail d’actionnaires et plus étroitement soumis aux règles du marché.

Toutes ces tendances, ainsi qu’une compétition croissante pour un marché publicitaire trans-médiatique, se sont amplifiées et renforcées au cours des dernières décennies, accentuant d’autant l’orientation lucrative des médias. La concentration de ces derniers en un nombre de plus en plus réduit de groupes de plus en plus démesurés s’est donc accélérée, littéralement sans rencontrer la moindre résistance [aux USA] de la part des autorités de régulation ou des administrations successives, tant républicaines que démocrates. Ben Bagdikian observe que lors de la première publication de son ouvrage Media Monopoly, en 1983, une cinquantaine de firmes géantes dominaient pratiquement tous les types de médias de masse. En 1990, à peine sept ans plus tard, seules vingt-trois d’entre elles occupaient cette même position dominante4.

Depuis cette date, une vague de fusions-acquisitions massives et une globalisation à marche forcée ont laissé le monde des médias plus concentré que jamais, aux mains de neuf conglomérats transnationaux [en 2002] : Disney, AOL Time Warner, Viacom (détenteur de CBS), News Corporation, Bertelsmann, General Electric (détenteur de NBC), Sony, AT&T-Liberty Media, et Vivendi Universal. Ces empires médiatiques possèdent toutes les plus grandes Majors de l’industrie du cinéma, les principaux réseaux TV, les plus grandes maisons de disques, la plupart des magazines, des maisons d’édition et des grandes chaînes commerciales ainsi que la plupart des chaînes câblées (avec toute leur infrastructure de production et diffusion). Le plus colossal, AOL Time Warner, est parvenu à intégrer le principal serveur Internet au système de médias traditionnel. Une quinzaine d’autres firmes bouclent le système, ce qui signifie qu’à peine deux douzaines de firmes contrôlent la quasi-totalité des médias qui abreuvent la majorité des citoyens américains. Bagdikian conclut que « c’est la domination écrasante de la toute puissance collective de ces firmes, corporativement liées et partageant les mêmes valeurs culturelles et politiques, qui amène à soulever l’épineuse question de la place de l’individu dans la Démocratie américaine5. »

Parmi ces neuf firmes géantes qui dominent désormais l’univers des médias, toutes sauf General Electric se sont constituées principalement dans le monde des médias, dominant à la fois la création de contenus et leur distribution. Quatre d’entre elles : Disney, AOL Time Warner, Viacom et News Corporation, produisent indifféremment films, livres, magasines, journaux, programmes TV, musique, vidéos, jouets, parcs à thèmes, etc. Elles disposent en outre d’un large réseau de distribution du fait de leur mainmise sur les ondes et l’industrie du câble, par le biais des chaînes de magasins de grande distribution et des chaînes TV spécialisées qu’elles détiennent. Elles produisent aussi de l’information et occasionnellement des reportages et documentaires d’investigation, notamment sur des sujets politiques, quoique ces mastodontes de la culture pop soient davantage portés sur le divertissement, qui leur assure une très large audience avec des programmes du type « Qui veut gagner des millions » [Who Wants to Be a Millionaire] de ABC TV et « Survivor » de CBS-TV, ou des films à fort potentiel de ventes croisées « en synergie », comme Le Roi Lion de Disney, qui focalisent davantage leur attention et leurs ressources.

D’importants secteurs de l’industrie médiatique comme le cinéma ou le livre ont eu depuis de nombreuses années des débouchés dans le monde entier, mais c’est seulement au cours des deux dernières décennies [1970-80] que s’est véritablement mis en place un système médiatique globalisé, c’est-à-dire avec d’énormes répercutions sur les systèmes médiatiques nationaux, la culture et la politique6. Ce phénomène a été alimenté par la globalisation du monde des affaires d’une manière générale, par l’internationalisation fulgurante de la publicité qui allait de pair, et par la modernisation des technologies de communication qui ont facilité les opérations transnationales et les prises de contrôle. Il a aussi été favorisé par des politiques gouvernementales sur mesure et par le renforcement de l’idéologie néo-libérale. Les Etats-Unis et d’autres gouvernements occidentaux ont fait primer les intérêts de leurs propres industries nationales impatientes de connaître une expansion internationale, et le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale ont suivi le mouvement avec un succès considérable, imposant une ouverture optimale du marché international des médias à l’avantage de ces firmes transnationales géantes. L’idéologie néolibérale a alors apporté une justification théorique à des politiques qui imposaient clairement l’ouverture du capital de l’industrie audiovisuelle, des ondes et des systèmes de câble et de satellite, à des investisseurs privés transnationaux.