Feuilles de route en Tunisie - Léo Claretie - E-Book

Feuilles de route en Tunisie E-Book

Léo Claretie

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Extrait : "Accoudé sur le bastingage du paquebot, je regarde les derniers préparatifs du départ. Une activité de fourmilière anime les quais de la Joliette ; le soleil des premiers jours d'avril éclaire encore Marseille et illumine de ses feux couchants la lointaine et grande image de Notre-Dame de la Garde. Autour du bassin, devant la rangée monotone des entrepôts, des bureaux de la douane, des agences maritimes, entre les pavillons de l'octroi, les ballots empilés..."

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Veröffentlichungsjahr: 2015

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EAN : 9782335033366

©Ligaran 2015

À la mémoire

de

J. Massicault

Ministre plénipotentiaire, résident général de France à Tunis

Le départ – En mer

Accoudé sur le bastingage du paquebot, je regarde les derniers préparatifs du départ. Une activité de fourmilière anime les quais de la Joliette ; le soleil des premiers jours d’avril éclaire encore Marseille et illumine de ses feux couchants la lointaine et grande image de Notre-Dame de la Garde. Autour du bassin, devant la rangée monotone des entrepôts, des bureaux de la douane, des agences maritimes, entre les pavillons de l’octroi, les ballots empilés, les tas de blé ou de café que vannent des ouvriers en bonnet rouge de galériens, c’est un croisement compliqué de lourds wagons, de camions traînés par des chevaux à qui leur collier haut et pointu donne une vague apparence de licornes, fort propre à flatter l’imagination provençale.

Mes compagnons de voyage regardent fonctionner la grue qui charge à fond de cale un troupeau de bœufs, puis ils explorent les ponts, les salons, les cabines où nos bagages sont déjà débouclés. L’un d’eux est un charmant garçon, le fils d’une des meilleures et des plus bienfaisantes dames de Paris. L’autre est un agréable étudiant en médecine, dont la trousse bien garnie demeurera, heureusement, à l’état d’objet de luxe. Nous ne serons pas seuls : par une coïncidence, qui nous eût moins étonnés si elle se fut produite place de l’Opéra, je retrouve, adossé au grand mât, un de mes bons camarades d’École normale, un jeune professeur distingué de notre Université, et, presque en même temps, un autre de mes amis récemment marié, qui emmène sa jeune femme en tournée de noces à travers la Tunisie, l’Algérie, le Maroc et l’Espagne. Le hasard a de ces surprises. Nous avons l’air de jouer les Rendez-vous bourgeois. Allons ! nous sommes en nombre, et nous nous faisons l’effet d’une délégation chargée par la race blanche d’aller saluer le continent noir.

Tandis que les autres paquebots, la poupe contre terre, alignent leurs épaisses carènes peintes au minium, sur le nôtre la grue laborieuse a fini son office. Bœufs et colis ont été descendus à fond de cale. Les chaînes, les poulies, les palans s’arrêtent ; amis et parents descendent hâtivement du bord pour courir au bout de la jetée, d’où leurs blancs mouchoirs nous salueront au passage. Les radeaux s’éloignent ; le vide se fait autour de nous, l’escalier est hissé ; un coup de sifflet donne le signal et les premiers coups de piston ébranlent l’hélice. Nous sentons l’Europe fuir sous nos pieds.

 

Les rocs tourmentés, les îlots déchiquetés, les falaises accidentées des côtes de la Provence disparaissent et ne sont plus là-bas qu’une ligne d’ocre vive rayant le ciel. Les matelots ont achevé d’enrouler les câbles, les chaînes ; tout est en ordre ; ils lancent les derniers seaux d’eau et les derniers coups de balai. Le dîner sonne. Dans le salon, la table, les sièges, les lampes Cardan, les couverts, les garçons suivent gracieusement le balancement des ondes, tandis que, une à une, les dames plus pâles se lèvent discrètement et regagnent leur cabine. Le mal de mer plane sous les solives du pont comme une divinité malfaisante, frappant les convives aveuglément. Ceux qui résistent ouvrent des paris ; celui qui se sent touché se lève automatiquement et disparaît, comme un enfant que son maître envoie en pénitence dans la cave.

La houle grossit, le pont est inhabitable. Tout le monde va se coucher, bien avant l’heure accoutumée des poules sur le plancher des vaches.

 

Le lendemain matin, le temps est radieux. Autour de nous, l’eau soulevée retombe en vagues mousseuses dont l’écume se déchire et surnage en lambeaux : on dirait un immense voile de tulle tout déchiqueté, furieusement labouré par l’éperon du navire, et dont les débris épars flotteraient tristement à nos côtés. À l’arrière, l’eau bouillonne et tourbillonne sous les coups redoublés de l’hélice, et fait au navire une longue traîne bleue frangée de dentelle blanche. L’horizon est vide. Nous sommes le centre d’un immense plateau circulaire que le ciel recouvre comme d’une cloche, et qui se déplace avec nous.

 

Quand on n’est ni marin ni marchand, quand on n’est pas rivé à bord par le devoir, ni inquiété par les risques des intérêts engagés, on ne s’ennuie pas pendant la traversée. C’est une existence nouvelle, tout en dehors de la routine. L’imprévu plaît ordinairement par lui-même : si son charme ne dure guère, c’est qu’il cesse d’être presque aussitôt qu’il est. De plus, le personnel du bord est ici Marseillais, et, comme chacun sait, un seul Marseillais connaît et invente plus d’histoires réjouissantes qu’il n’en faudrait pour distraire des passagers pendant le périple de l’Afrique.

Une certaine philosophie enseigne que l’âme humaine est un microcosme imitant en réduction le macrocosme externe. Le navire en mer partage avec l’âme humaine ce précieux privilège. Il imite la société, en miniature, avec ses chefs, son aristocratie, sas basses classes, ses préjugés, ses sympathies, sas coquetteries, ses morceaux de piano, et les œillades des messieurs bien peignés dans le salon meublé de velours rouge, et le flirtage dans les couloirs, où le roulis fait trébucher les passagères comme si elles étaient ivres, ivres de désœuvrement et de brume salée. La vie à bord, comme la vie à terre, a aussi ses drames, qui se préparent, se corsent et se dénouent en moins de temps qu’il n’en faut à une tragédie en vers.

Il y avait, sur le paquebot, une charmante jeune fille, une brune sinon jolie, du moins piquante, que sa franche gaieté et son insouciante jeunesse avaient tout de suite rendue sympathique à tous en général, et en particulier au docteur du bord. Elle était accompagnée de son oncle, un Napolitain gros et court, qui portait, avec une figure ronde et une barbe noire, une énorme décoration multicolore à la boutonnière de sa jaquette. L’oncle était venu chercher sa nièce en France pour l’épouser à Tunis, ainsi que font, dans les comédies de Molière, les pirates d’Alger qui enlèvent des Égyptiennes. Aussi vit-il d’un mauvais œil les assiduités de l’intempérant docteur, les duos en musique, les séances d’hypnotisme au salon, et cette intimité déjà si étroite au bout de vingt heures de mer. Les Napolitains ont la tôle chaude et le sang à fleur de peau. Jour et nuit, on pouvait voir l’Othello tunisien arpenter le pont, enjamber les paquets de cordages, débusquer soudain au détour d’une cambuse, faire le guet derrière la cheminée de la machine, escalader les passerelles, pour surprendre son infidèle en tête à tête avec le suborneur. Mais le couple coupable, plus léger qu’un vol de mouette, esquivait sans doute ces investigations indiscrètes, car l’oncle errait toujours, et quand il retrouvait sa nièce, elle était seule, accoudée au bastingage, occupée à contempler avec candeur les sauts des marsouins dans les petites vagues irisées.

L’histoire eut un dénouement digne d’un Marseillais et d’un Napolitain. L’oncle finit par éclater. Cramoisi, avec de grands gestes, il porta plainte au commandant : « On ne respectait pas les honnêtes femmes à son bord ! » Le commandant tança vertement le docteur :

– Té ! Êtes-vous fou, par saint Pancrace ? Eh ! vous me compromettez, mon bon ! Nous sommes tous solidaires ici, la Compagnie n’a qu’à nous mettre à pied !…

– Quoi ? Comment ? il a porté plainte ? Et de quoi ? Té ! qu’est-ce que je lui ai fait ? On ne peut plus causer ? Eh ! qu’il vienne donc à moi se plaindre ! Il reçoit quatre calottes et je le f… par-dessus bord ! Ah ! mais, pas moins.

– Non, non ! ne faites pas cela ! Tenez, croyez-moi, étouffons l’affaire, et allez lui faire des excuses.

– Soit, pour cette fois. J’y vais.

– Non, surtout n’y allez pas maintenant ! Té ! cet homme est monté, il est hors de lui ! Attendez un peu, et tâchez de l’amadouer, té !

– Soit, tout va bien.

Et tout alla si bien, qu’une heure après les farouches rivaux riaient, la main dans la main. Le drame finissait en vaudeville. Much ado about nothing ! L’autre est devenu sans doute le meilleur ami du mari. C’est la commune loi, sur la terre et sur l’onde.

 

Pendant ce temps, indifférents à la comédie humaine, les dauphins souffleurs jouent autour de nous, et lancent des nuages de poussière d’eau. Dans l’entrepont, deux malheureuses Italiennes, qui ont été fort éprouvées par le mal de mer, dorment sur les planches, dépeignées, la tête appuyée sur leurs valises ouvertes, étendues dans le désordre de leurs jupes dégrafées, de leurs corsets épars dans les épluchures de mandarines, insouciantes de leur gorge pendante. La pudeur est un luxe de la santé, quand elle n’est pas une habileté de la laideur.

 

Le soir approche. Le soleil se couche dans sa gloire. Ici, rien ne le masque ; il tombe à nos pieds, devant un fond merveilleux. L’horizon est embrasé, et offre, dans une dégradation savante qui fait le désespoir du peintre, le passage harmonieux d’une teinte à l’autre depuis le rouge feu, l’ocre, les nuances orangées, depuis le vert tendre jusqu’au bleu pâle du ciel au zénith. Sur ce fond se détachent, comme des flocons, de petits nuages sombres que le soleil couchant éclaire par derrière et cerne d’un mince liseré lumineux. À l’opposé, un point rouge incendie la mer, comme si, tout au loin, un navire brûlait. Le point grossit et monte. C’est à présent comme une lointaine montagne de lave incandescente qui grandit, grandit toujours. Mais déjà le disque entier s’est détaché, et la lune apparaît dans toute sa splendeur, rouge et démesurément élargie, pareille à une énorme lanterne japonaise suspendue à la voûte bleue. Elle s’élève ; un nuage la coupe d’une étroite bande noire ; elle en ressort pour entrer dans l’azur immaculé du zénith, et les étoiles se mettent à briller pour illuminer le passage de leur reine. Étendu sur un paquet de cordages, je n’aperçois plus que le ciel et la pointe du grand mât, qui se balance en suivant le mouvement du navire : on dirait une grande aiguille décrivant des arabesques, et traçant des signes obscurs sur la carte constellée du ciel, conduite par quelque invisible magicien. Derrière moi, un gros panache de fumée s’échappe de l’épaisse cheminée et nous suit, comme un voile de tulle noir qui flotte sur la nuque d’une amazone lancée au galop.

Sur le pont, il faut enjamber de longs ballots qui sont des matelots ou des soldats enroulés dans des toiles, tandis que le disque étincelant de la lune s’avance au milieu de la pluie scintillante des étoiles. Ses reflets, qui dorent la crête des lames, rayent la mer d’une bande de lumière : on dirait le sillage éblouissant de quelque fantastique vaisseau fantôme qu’on ne verrait plus, et qui aurait disparu là-bas derrière les mystères de l’horizon fuyant.

 

Mollement bercé dans ma couchette par le léger tangage du navire, je vois travers le hublot monter et descendre le paysage extérieur, comme si, derrière la cloison, s’ouvrait un immense panorama qui représenterait la mer et le ciel étoilé, et dont la toile serait animée d’un perpétuel mouvement de montée et de descente. J’entends le chant monotone des petites vagues qui clapotent contre la carène goudronnée, les battements réguliers et sourds de l’hélice. Dans mon rêve, il me semble que je suis redevenu tout enfant, et que ce navire est un frêle berceau perdu dans l’immensité, amoureusement bercé par notre bonne mère Nature.

 

Au l’éveil, nous avons devant nous la côte africaine, ses montagnes bleues, ses ilots rocheux et jaunes, ses bouquets de palmiers ombrageant des maisons basses, carrées, blanches : c’est Porto Farina, c’est le cap Bon. Dans quelques heures, nous découvrirons Carthage.

 

Carthage ! Tunis ! que de souvenirs, que de visions lointaines et grandioses illuminent la mémoire devant ces rivages illustres, ces contrées autrefois prospéras, aujourd’hui mornes comme la mort ! Ces mêmes flots qui se tordent sous l’hélice de notre paquebot, les rameurs romains les ont frappés de leurs lourds avirons quand la flotte, sous les ordres de Scipion Émilien, débarqua ses phalanges bardées de fer, ses légions hérissées de lances, de casques empanachés et d’aigrettes rouges au son des trompettes recourbées que répercutait l’écho des djebels d’alentour. Tite-Live a raconté cette traversée, et son récit, relu sur ces flots qui portèrent les antiques galères, éclaire d’une lueur intense tout un coin du passé : « Vers midi, il s’éleva un brouillard épais, et les vaisseaux pouvaient à peine éviter de s’entrechoquer. Le vent devint plus doux en pleine mer ; la brume continua la nuit suivante ; elle se dissipa au lever du soleil, et le vent souffla avec plus de violence. Déjà l’on apercevait la terre, et peu de temps après le pilote avertit Scipion qu’on n’était plus qu’à cinq milles de la côte d’Afrique : il distinguait le cap de Mercure ; il attendait l’ordre de mettre le cap dans cette direction, et il garantissait qu’en quelques heures toute la flotte, serait dans le port. Scipion, à la vue de la terre, prie les dieux qui lui montrent l’Afrique de lui accorder leur protection dans l’intérêt de la République. Il donne l’ordre de passer outre pour aborder plus bas. Le même vent poussait les navires ; il s’éleva, à la même heure que la veille, une brume épaisse qui déroba la vue de la terre et fit tomber la brise. Alors la nuit augmenta l’incertitude : on jeta l’ancre, pour éviter les chocs et pour ne pas échouer au rivage. Le jour ramena le vent, et, dissipant le brouillard, découvrit toutes les côtes de l’Afrique. Scipion demanda le nom du cap le plus voisin. On lui dit qu’il s’appelait le cap Beau. « J’en accepte l’augure, reprit-il ; c’est » là qu’il faut aborder. » La flotte se rangea à la côte et toutes les troupes prirent terre, deux jours après être sorties de Lilybée. » On s’étonne d’une telle rapidité et d’une telle sûreté dans une traversée au large où vigies et pilotes n’avaient aucun des secours qui guident aujourd’hui les capitaines de nos navires.

 

Là-bas, sur la hauteur, il semble qu’on voie se profiler encore la grande ombre de Marius proscrit, assis sur les ruines de la cité d’Hannibal. Puis ce sont les cavaliers de Juba fuyant à bride abattue le champ de bataille de Thapsus ; ce sont les hordes de Tacfarinas écrasées par la conquête romaine ; ce sont les navires de plaisance amenant l’aristocratie latine dans les splendides villas où elle venait passer la chaude saison, au pied des délicieuses collines de la Marsa. Un galop lointain de choraux emportés fait trembler le sol ; l’air retentit de cris sauvages : à demi nus sur leurs montures petites et nerveuses, les cheveux longs et crépus, le teint bruni, armés d’un bouclier de cuir et brandissant de longues javelines, les Vandales accourent, ivres de rapine et de destruction, tandis que les Africains épouvantés se réfugient à l’église où les exhorte la voix douce et ferme de saint Augustin.

Que de grandes figures encore dont le souvenir semble toujours planer au-dessus des palmiers gris : Belisaire, que l’infortune et la disgrâce guettent déjà ; puis l’Ommiade Mohaviah se ruant sur Carthage au galop de ses escadrons arabes aux belles selles dorées. C’est le temps de la grandeur des Sarrazins ; les Califes répandent jusque chez les nègres du désert la parole de l’Islam ; les mosquées blanches surgissent du sol et couvrent la moitié du monde, de la Mecque à Kairouan, de Kairouan à Cordoue. La civilisation musulmane illumine l’Afrique de ses reflets d’or, de ses mosaïques aux teintes vives, de ses broderies, de ses étoffes précieuses, de ses incrustations patientes où la nacre et l’argent resplendissent sur un fond d’ébène. Mais déjà les croisades jettent l’un sur l’autre le monde chrétien et l’armée des infidèles. Sur la côte, en face des flots que notre navire sillonne, dans le décor pittoresque d’un campement français au XIIIe siècle, tandis qu’en rade se balancent les énormes galères pavoisées de fleurs de lis, tandis que se dressent jusqu’à l’horizon les tentes multicolores et les gonfanons rouges, au milieu du fourmillement des gens d’armes bardés de fer, des chevaux revêtus d’acier, des casques ronds garnis d’un voile en tissu de mailles, – au centre, sous le pavillon d’honneur, étendu sur une couchette, le bon roi Loys se meurt, et son Âme blanche emporte au ciel tout un passé de loyauté, de piété, de courage. Une petite chapelle s’élève aujourd’hui à cette place fatale, où faillit crouler sous les armes de Mohammed Mostanser tout l’effort d’une expédition immense. Hauteurs boisées du Djebel Ahmar qu’enveloppe la brume transparente du matin, vous souvient-il encore d’avoir vu passer Charles-Quint et Muley Haçan, André Doria, don Juan d’Autriche, et les escadrons féroces des Janissaires ? Oh ! les longues et aventureuses courses des corsaires croisant au large sur leurs flibots, enivrés d’audace, abordant et pillant les gros navires, écumant la Méditerranée, et ramenant au port leurs riches prises, vieillards à rançonner, jeunes femmes à revendre, précieuse denrée ! et des caisses pleines de choses rares, et quelquefois aussi de gais et spirituels prisonniers, tantôt Cervantes, tantôt Regnard ! Oh ! les longues et terribles histoires qui faisaient frémir nos aïeux le soir, dans la grande salle du château, au retour du lointain voyageur échappé aux pirates, que la châtelaine émue écoutait, les pieds sur les landiers, assise sous le profond manteau de la cheminée : aventures sinistres, mais pittoresques, qui devaient fournir tous ses sujets à la comédie italienne, péripéties d’Égyptiennes volées, d’enfants ravis sur le rivage, de pères désolés, de reconnaissances imprévues, d’enfants retrouvés, tout le répertoire du théâtre de Molière et de Scarron, des romans de Lesage, – où passe avec des colliers de sequins dans les cheveux la jolie Zerbinctte, où don Rafaël s’agenouille sur des carreaux de soie aux pieds de la trop sensible sultane Farruknaz !

La goulette

Vendredi matin. Vers neuf heures, le paquebot stoppe en rade de La Goulette. La côte est près de nous, riante et dorée sous le beau soleil. Une étroite jetée de grosses pierres amoncelées s’allonge vers nous sur l’eau bleue. Autour des paquebots à l’ancre, la rade est sillonnée par les petits vapeurs du service de la Compagnie, par des barques, des felouques où rament des nègres très laids à bonnet rouge, presque nus malgré leurs haillons rayés. Une chaloupe vient nous prendre à bord. Notre rameur a l’air d’un nègre de Rubens, avec son court jupon de toile, ses jambes nues, ses cheveux rares, mais longs, qui retombent de son crâne dénudé sur ses épaules, sa figure hideusement balafrée par quelque ancien coup de bastonnade. De temps en temps, il découvre pour nous sourire ses dents ébréchées, noires de betel. Il rame vigoureusement, et bientôt nous accostons au quai de débarquement, devant le baraquement de bois qui est la douane, et sur lequel flotte le drapeau français. Pendant qu’on visite nos bagages, un groupe de mendiants, de loqueteux, de portefaix, de femmes cuivrées, de faquins, de fellahs à peine vêtus, nous regardent impassibles et bienveillants, attendant le moment de se disputer nos colis pour les porter au pas de course à la gare du chemin de fer. Si les valises ne craquent pas en deux pendant qu’ils se les arrachent, c’est sans doute qu’Allah, dans sa mansuétude, accorde momentanément une résistance peu commune aux sacs de voyage qui visitent ces rivages.

D’ailleurs l’expérience démontre que quelques coups de canne libéralement assénés sur les crânes bronzés sont le seul mode efficace de conciliation et d’apaisement. Ces doux héros des Mille et une Nuits se courbent aujourd’hui sous les triques. Quelle dégradation, grande ombre d’Aladin ! Il est triste toujours de voir une race qui s’étiole et s’éteint, que ce soient des baleines, des tapirs ou des Arabes. Tout ce qui finit inquiète l’âme, comme tout ce qui commence. Nous sommes indifférents seulement pour ce qui est.

 

On franchit, avant d’entrer à La Goulette, un étroit chenal sur un pont tournant trop neuf et trop moderne pour reflet pittoresque. Mais l’invasion du modernisme n’a pas encore effacé la couleur locale, et il suffit de lever la tête pour être dédommagé. L’épaisse enceinte domino à pic le chenal de sa grosse muraille percée de créneaux. Dans le creux d’une meurtrière, deux Arabes, grimpés là-haut on ne sait par où, enroulés dans une toile grise, accroupis et immobiles, dorment au soleil, pareils à deux hiboux nichés dans l’embrasure d’un portail. Au-dessus d’eux, un de nos soldats monte la garde : on dirait une allégorie composée à dessein, et exposée à l’entrée du pays pour l’édification de l’Europe : la France qui veille sur la Tunisie assoupie.

 

La Goulette se compose d’une longue rue plantée d’arbres, bordée d’habitations basses, sans étages, sans fenêtres, qui semblent être des remises à voitures, et qui sont des logements d’Arabes. Au milieu, dans un épanouissement de la route, une place est ornée d’une fontaine et d’un kiosque de journaux, devant l’entrée de la Kasba, qui est un porche épais, lourd, s’ouvrant sur une voûte sombre, flanqué de guérites et de canons. Derrière les maisons et les forts, la rade balance sur ses flots scintillants les navires au mouillage ; les vagues viennent doucement mourir sur le sable fin de la plage, entre les cabines blanches. À gauche, c’est la campagne avec ses bouquets de palmiers, ses haies de cactus, ses troupeaux de moutons noirs et de chameaux qui font la sieste. La chaleur est pénétrante, fendille la terre, lézarde les murs. Les indigènes sont couchés à terre, devant leurs maisons ou dans les cours intérieures. On rencontra sur la rue des enfants en caleçon, des Arabes vêtus d’une houppelande en grosse toile grise ornée d’une passementerie de fil blanc, des juives épaisses simplement costumées d’un court pantalon de calicot, d’un caraco vert ou rouge, et d’un petit bonnet pointu tout doré. À travers ce monde exotique se promènent lentement quelques ombrelles claires. Les femmes des fonctionnaires et d’officiers apportent dans ce décor oriental la note parisienne ; elles mêlent aux burnous de l’Islam les étoffes de nos magasins de nouveautés, qui font ici l’effet d’un habit noir dans un bal masqué. Cette promiscuité d’éléments disparates constate, dès l’arrivée, la fusion encore mal combinée de deux civilisations trop distinctes.

 

Midi. C’est l’heure de la cuisine. Devant les portes, sur le trottoir, des Arabes assis sur leurs talons attisent de petits réchauds en terre avec un écran de paille dont ils éventent les braises allumées, en fredonnant des mélopées monotones comme celles des enfants et des vieillards. De leurs doigts jaunes ils manipulent leurs fricots, des beignets frits dans l’huile ou des poissons qu’ils jettent par morceaux dans la marmite. Si l’on est résolu à ne pas demander l’hospitalité à l’un d’eux, il faut entrer à l’auberge française dont le plan est conçu d’après celui des guinguettes d’Auteuil, à celle réserve près qu’à Auteuil le jardinier de Boileau lui-même eût vainement cherché des pastèques, des dattes en branches et quarante degrés à l’ombre. Une petite gazelle apprivoisée va de table en table quêter des miettes de pain, jolie, frêle, gracieuse avec sa tête fine et ses doux yeux, faite, semble-t-il, pour illustrer l’idéale légende de Geneviève de Brabant. À une table voisine de la nôtre, quatre charmantes et élégantes personnes prennent leur apéritif, et nous ne tardons pas à nous convaincre que nous avons devant nous une société de Batignollaises, choisies avec discernement, en variant les genres de beauté et les âges, de manière à pouvoir, après un court apprentissage, présenter au public une belle Fatma accompagnée de ses deux sœurs et de sa mère.

 

Émus par ce tableau de famille improvisée nous autorisons les petits cireurs moricauds à donner à nos bottines le lustre et le coup de brosse qu’ils nous proposent avec un entêtement à toute épreuve. Ils sont légion. Nulle part une plus grande facilité n’est donnée à l’élégance d’avoir des bottines bien vernies. Mais nulle part les bottines ne sont plus rares.

Sur la route passent des chameaux muselés d’un panier d’osier, des ânes chargés de poteries. Par les portes, on aperçoit dans les cours de grosses femmes, sans bas ni manches, qui font la lessive. Soudain des cris éclatent. Deux jeunes Goulettoises se disputent sur la rue : une petite mince enroulée dans un vieux châle, et une plantureuse donzelle aux charmes rebondis qui distendent le madapolam de son pantalon. Les disputes des Arabes sont, comme les orages des pays chauds, bruyantes mais courtes. Nos deux commères étaient cramoisies ; leurs petits chapeaux pointus se démenaient comme deux guignols, les babouches de bois trépignaient ; elles étaient au paroxysme de la fureur. Chacune d’elles, dans son envie féroce d’égratigner l’autre, promenait ses ongles sur sa propre figure, en la labourant de petits sillons rouges, et en poussant des hurlements aigus pareils à ceux des femmes de Didon après le départ d’Enée. Elles étaient dans un tel état de rage impuissante que nous pensions que l’une avait volé à l’autre son enfant ou son amant. L’agent de police nous assura qu’elles eussent fait moins de vacarme : l’objet volé était un foulard.

 

La scène se passait devant un marchand d’huile dont je vois encore la figure plissée et insouciante. L’échoppe, étroite et peu profonde, s’ouvre comme une cave sur la rue, et est remplie d’outres en cuir. D’énormes jarres de terre verte sont alignées le long des murs, hautes comme un homme. À terre sont des terrines, des baquets de bois où une cuiller de buis trempe au milieu des olives noyées dans l’huile. On se croirait dans les caveaux d’Ali-Baba. Le sol est noir, oléagineux ; les murailles, le plafond, l’air même semblent imprégnés d’essences grasses. Des bouquets de piment rouge pendent à des clous. Au milieu, un Arabe est assis, et le patron lui rase la tête, en ayant soin de ménager au sommet du crâne la longue tresse qu’entoure la tonsure. Cet huilier est un barbier. Nos barbiers étaient autrefois chirurgiens. Il semble que la profession qui consiste à raser son prochain ne se suffit pas à elle-même, puisqu’on lui en adjoint toujours une autre.

 

Nous nous rendons à la gare où nous prendrons le train pour Tunis. En route nous avons occasion de constater que la fable et l’histoire se touchent de bien près, et peuvent au besoin se remplacer, puisqu’elles ont même force et même vertu. Certains héros imaginaires ont laissé des souvenirs d’eux-mêmes plus vivaces et plus réels que des personnages de l’histoire. Dites donc lesquels sont les plus vrais, et si l’imagination des poètes n’a pas été véritablement créatrice ? Dans le passé, le nom obscur d’un homme mort appartient plus au néant que le souvenir d’une fiction poétique. Les paysans de la Provence vous conduisent au mas de Mireio, et ceux du Forez vous font voir le tombeau de Céladon. À la Goulette, le bureau de poste est rue Enée ; la Caisse d’Épargne est rue Didon. Didon ! Enée ! touchant roman d’amour qu’a si tendrement raconté Virgile, et qui faisait pleurer saint Augustin ! En vérité, quel dénouement plat et vulgaire ! Ce sol que nous foulons est peut-être encore imprégné des cendres dispersées au vent autour du bûcher où mourut la plus adorable amoureuse de l’antiquité ; peut-être, la nuit, au-dessus des palmiers et des cases arabes, l’ombre inconsolable de la grande reine quitte-t-elle Sichée pour venir planer sur ces bords et chercher à l’horizon la voile du vaisseau perfide sur lequel fuit son ingrat amant. Alors, entre les transatlantiques à vapeur qui mouillent au large et la gare du chemin de fer, elle voit tout ce qui reste d’elle sur cette terre où elle a fondé son puissant empire : l’hommage d’un petit Conseil municipal qui, de son nom, a baptisé une rue !