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À l’occasion du centenaire de la mort de Giacomo Puccini en 2024, cette biographie revisite la vie du maître incontesté de l’opéra de la fin du XIX siècle. S’appuyant librement sur sa correspondance, l’ouvrage mêle habilement faits réels et éléments fictifs pour dévoiler les facettes les plus intimes et méconnues du compositeur. Une immersion fascinante et pleine de découvertes dans l’univers de celui qui a marqué l’histoire de la musique, entre passion créatrice, défis personnels et résonances intemporelles de son œuvre.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Flora Wiosna est professeur documentaliste de l’Éducation nationale. Après avoir partagé avec ses élèves son amour des mots, de la lecture et des idées, elle consacre aujourd’hui sa vie à l’écriture.
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Seitenzahl: 311
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Flora Wiosna
Giacomo Puccini
Les coulisses d’une vie
© Lys Bleu Éditions – Flora Wiosna
ISBN : 979-10-422-5355-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Janvier 1876, Lucques (Lucca), Toscane, Italie
Personnages :
Après avoir remonté la tortueuse via di Poggio, Carlo Angeloni s’arrêta en vue de la petite place où vivait, au premier étage d’une vieille demeure patricienne, la veuve de son regretté professeur, Michele Puccini, maître de chapelle de la ville1, sous le bât vigoureux d’une nombreuse progéniture.
Jadis, la maison était aussi belle que la musique qu’on lui enseignait. Aujourd’hui, douze ans après le décès de son mentor, l’une surtout n’était plus que l’ombre d’un passé à jamais révolu : les moulures du porche et de la façade se lézardaient, les peintures des volets perdaient leurs écailles, les adventices rongeurs partaient à l’assaut des pierres de taille.
Les lieux lui apparaissaient soudain si tristes, si incongrus qu’il répugnait presque à en franchir de nouveau le seuil. Le crépuscule pâlot maculait le fronton décrépit de tristes aplats, de livides reliefs tumulaires ; il frissonna : se pouvait-il que le deuil déteignît aussi salement sur les choses que l’on dit pourtant les moins périssables ?
Ici pourtant – s’il ne croyait pas au miracle, au moins aimait-il penser que cela en était une sensible manifestation – bruissait une ruche allègre et pubère de cinq danaïdes en mal de dot, qui remplissaient leurs espoirs du miel dynastique que récolterait leur frère aîné2, selon l’arrêté municipal pris au lendemain même des funérailles paternelles3, quand bien même ce dernier en était encore à ânonner son abécédaire et à ignorer la gamme.
Aujourd’hui en âge et en capacité de jouer aux grandes orgues de la cathédrale San Martino, l’impétrant légitime regimbait à exercer la charge dont il avait hérité, au grand désespoir de sa mère qui n’avait d’autre ambition que celle de voir son fils perpétuer en honneur et en dignité la tradition familiale, et assurer ainsi l’avenir matrimonial de sa ribambelle de filles.
Elle l’avait supplié maintes et maintes fois, en son nom et en celui de tous les siens, mais Giacomo s’était épris d’opéra, au point de vouloir en faire un levier d’Archimède, capable de soulever tous les cœurs.
Lorsque Dieu avait rappelé à lui son époux, elle avait tu son chagrin, sacrifiant son bonheur à celui de ses sept enfants, portant seule à bout de bras et malgré elle, le lourd fardeau de chef de famille, se dispensant de l’accessoire, du futile, économisant le moindre sou dans l’espoir que l’aîné fût en mesure de succéder à ses illustres ancêtres, de réaliser les grandes espérances que la famille avait placées en lui.
Elle avait toujours cru que son vœu serait exaucé, malgré les reproches continuels qu’adressait l’oncle Fortunato Magi4 à son échalas dégingandé de neveu dont la ptose prononcée de la paupière gauche trahissait sans nul doute la paresse coupable avec laquelle il dilapidait ses maigres moyens, prenant au clavier péniblement dix touches, préférant chasser les oiseaux sur les rives du Sterchio, traîner les cafés et les bastions, pianoter dans les casinos de Bagni di Lucca ou dans les maisons malfamées de la via della Dogana pour des sèches ou des punchs, plutôt que d’étudier. Ayant aussi peu d’oreilles que de poils au menton, il méritait qu’on lui assénât de grands coups de pied dans les tibias à chaque fausse note, avec cette même ardeur torturante mise par les inquisiteurs à expurger l’hérésie.
Ainsi avait-elle confié le « falento »5 de la discorde au seul musicien de Lucca qui pouvait se targuer d’avoir été l’ami du Maestro Puccini et ne s’en était point vanté après sa mort. « Puro musico, puro asino »6 « Qui, mieux que vous, Carlo Angeloni, lui avait-elle dit alors, connaît l’art de conduire les sons comme celui de se bien conduire ? »
Elle pensait avoir réussi, car le réfractaire avait gravi tant bien que mal les échelons du cursus musical jusqu’à remporter le premier prix d’orgue7, annonciateur de cette honorable carrière de maître de chapelle qui lui était échue depuis toujours. Elle ne savait ni comment ni pourquoi de verdiennes sirènes, entendues sans doute au Giglio ou au Pantera8 où se jouaient d’ordinaire les vieilles lunes du répertoire – lui volèrent l’assurance d’un avenir meilleur.
Quelle honte affreuse ce fut pour elle d’apprendre que son organiste de fils, pour avoir accompagné la sortie de la messe dominicale avec des airs profanes du répertoire lyrique à la mode, avait été relégué en représailles par les autorités ecclésiastiques dans l’austère basilique San Paolino dont le petit clavier, accessible par une échelle à la façon des saltimbanques, était devenu la scène suspendue d’où il saluait le public, à la fin des offices, comme au théâtre !
À l’Institut Pacini, au casino de Bagni di Lucca, dans les églises, au piano ou à l’orgue, tel un forcené, il martelait à pleins jeux la marche des trompettes9 ou improvisait sur la partition qu’il avait achetée au prix fort en rognant sur ses sanitas10 quotidiennes.
Carlo Angeloni comprenait le ressentiment et l’émoi de la Signora Puccini, mais il ne pouvait au fond donner complètement tort à un élève auquel il n’avait plus rien à apprendre. Comment dissuader un jeune ambitieux d’aller à Pise écouter le dernier opéra du Maestro Verdi11, le plus grand compositeur d’opéras que l’Italie eût jamais connu ? En art, au-delà des talents propres à chaque individu, ne faisait-on jamais rien de grand, de beau, sans viser un modèle insurpassable ?
Il écouta longuement la Signora Puccini en mater dolorosa se complaire en lamentations, et en reproches :
Car enfin, quelle autre joie pouvait-il y avoir sur terre que d’occuper la place qui vous était due, de perpétuer l’existant, et de faire honneur à ses parents ? Peut-être eût-il mieux valu que Giacomo fût la proie d’une certaine Lola aux cheveux de comète, et non de cette Aïda verdienne, pour laquelle il était prêt à avaler, mordicus et d’une traite, la vingtaine de kilomètres qui les séparaient.
Quelle était cette folie, ce caprice malséant qui le poussait à trahir la mémoire d’un père, les espoirs d’une mère, à se laisser ballotter ainsi au gré incertain du hasard, des plaisirs vulgaires et profanes ? Pourquoi, pourquoi diable se détourner du Tout-Puissant, en abandonnant les grandes orgues des Églises ?
Sonnait l’heure du dîner. Dans la grande pièce aux murs chaulés, meublée de peu, un essaim docile remisait les travaux de couture, et mettait le couvert.
Les paroles s’évaporaient dans le bouillonnement mollet de la soupe mijotant en cuisine.
Un peu en retrait de la table commune, le buste droit comme un long cierge de pénitent, le visage rougi sous l’ire grandissante, était assise la sœur Iginia, qui se destinait à prendre le voile des Augustines et moulait ses prières sur les grains serrés de son chapelet, de cette main douce et ferme avec laquelle elle écossait les haricots. Elle entonna à son tour la partition maternelle, de sa grosse voix de cloche, les yeux plantés au plafond, comme si Dieu lui-même et le cortège de tous les saints du paradis allaient fondre des murs :
« En quoi le bel canto est-il utile à un maestrino de chapelle ? L’étude de la fugue et du contrepoint ne serait-elle pas autrement plus profitable ? Pourquoi donc ne lui faites-vous pas travailler l’Ecce Sacerdos12 ? » vitupérait la nonne, arguant que leur père13 ne pouvait pas être mort en vain, que Dieu ne le permettrait pas, qu’elle ne le permettrait pas ! « Rien jamais n’est sorti en vie du feu de l’enfer et l’opéra est son antichambre ! »
« Signor Puccin », s’enhardit Carlo Angeloni, malgré l’émotion qui lui coupait les mots, décidé à mettre sa peau sur la table s’il le fallait, « je viens de vous solliciter une grâce14, rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et votre fils à la musique qu’il veut entendre. Enchaînez-le aux tribunes des églises, nourrissez-le d’encens, de psaumes, de messes et de motets, et il dépérira. Il est pris, que voulez-vous y faire ? Et il n’y a pas de remède, sinon qu’il s’adonne sans remords, et à plein temps, au désir qui le fait vivre. »
Il soupira, dans une ultime tentative :
— Ne le condamnez pas à subir une existence qui le répugne, à respirer une liturgie poussiéreuse, uniquement parce que vous avez peur pour vous, vos filles, et votre famille. Que votre volonté soit faite, et vous le condamnez ad aeternam à errer dans un paradis bas de plafonds. Je ne peux pas croire que vous vous opposiez au bonheur de votre enfant, non, je m’y refuse.
— Mais enfin, qu’y a-t-il d’honnête, je vous le demande, à se détourner du sentier tracé par son père, et son père avant lui ? Et puis, quels seront ses moyens de subsistance sans prébende ecclésiale ? Mal prend aux petits de vouloir jouer dans la cour des grands.
— Giacomo n’est plus un enfant, quoique vous en doutiez. Il est homme désormais à agir par lui-même. Ne pensez-vous pas qu’il mérite mieux que l’orgue de San Martino et du « qu’en dira Sœur Giulia Enrichetta »15 ? Son salut, il le fera en jouant pour tous les damnés !
Sourde aux blasphèmes de ce messager du « troisième dessous », Iginia joignit ses aigus enthousiastes au chœur virginal de ses sœurs psalmodiant sotto voce le bénédicité :
Dieu, créateur de toutes choses, maître du ciel,
Voici passé le travail de la journée, pour lequel vous nous avez embauchées.
Donnez-nous maintenant le bienfait de l’oubli et le don du sommeil.
La tension retomba d’un coup, un peu par découragement, et beaucoup par amour.
« Il n’adviendra rien de fâcheux lors de ce voyage, je vous le jure sur la tombe du Maestro Michele. Votre Giacomo vous reviendra entier, tout simplement parce que ce voyou de Zizzania16 restera à Lucca. La jeunesse, elle brûle ou elle gèle, la tiédeur, elle ne sait pas ce que c’est. Elle se précipite par curiosité, par envie, sur l’instant, jamais par vice ou calcul. Au milieu du gué, elle hésite parfois, mais le Rubicon, elle le franchit toujours. Ritorna vincitor ! 17Cédez à l’espérance, à l’énergie qu’elle déploie ! Songez que le jeune Bach18, au même âge, a usé ses bottes qui n’étaient pas de sept lieues19 pour écouter son idole 20 à l’orgue de la Marienkirche de Lübeck. Aujourd’hui, celui-là gagnerait le Regio Teatro21 allegro presto et d’une seule trotte encore. »
Albina secoua la tête, contrariée de se montrer aussi conciliante. Le danger était ici et maintenant. La mort même semblait plus facile à atteindre que Pise ! Elle avait trop pleuré, elle ne savait plus. Mais à quoi bon renifler sa détresse devant le monde ?
Elle consentait, par lassitude, par honte de se savoir si lâche, bien qu’elle ne fût pas résignée pour autant à enterrer définitivement ses espoirs avec ses malheurs. Carlo Angeloni dévalait déjà l’escalier, impatient de délivrer lui-même la bonne nouvelle au garnement qui avait fait du café des bastions son quartier général.
« Des enfants, tous des enfants ! Pauvre Italie qui ploie sous la marmaille ! Quand il nous faudrait des pères et des maris ! »
La coupe était pleine, le sacrifice immense.
« Qu’il en soit comme Il a voulu ! »
***
Essoufflé par une longue marche, enivré par tout ce qu’il avait vu, entendu et ressenti la nuit dernière au théâtre de Pise, Giacomo fit halte, en haut de la colline endormie sous la lune. C’était l’aube ; la brume se levait sur sa ville natale, dont il s’étonnait qu’elle fût encore là à l’attendre, après l’émerveillement de la veille, lui qui n’en attendait plus rien, « bosquet de tours » lové dans la vallée du Serchio, à l’étroit derrière ses remparts, rêvassant à sa gloire passée.
L’air de Radamès résonnait comme le prélude à la réalisation de son désir le plus cher :
« Se quel guerriero
lo fossi ! Se il mio sogno
Si avverasse !
Si seulement j’étais ce guerrier !
Si mon rêve se réalisait ! »
Combien, plus encore qu’hier, lui paraissait insipide la vie de musicien d’église ! Musicien, il serait, mais musicien du drame, du sentiment, de l’expression !
Pour cela, il était prêt à trahir le père sans visage sur les genoux duquel il s’amusait, grandi, à rattraper la petite monnaie semée par jeu sur les touches nasillardes de l’harmonium lui dévoilant ainsi la gamme, un père qu’il imaginait volontiers sous les traits espiègles et juvéniles du Saint Patron, juché au fronton de l’église de Lucques, l’archange San Michele, qui décochait son sourire triomphal aux quatre vents, et menaçait de sa lance gracile le dragon rampant au bord du vide.
Ce père, s’il vivait encore, aurait-il accepté qu’il convolât avec une Éthiopienne22, qu’il ne chantât ni pour Dieu, ni pour l’Italie, mais pour les hommes ? Aurait-il compris l’émotion qui le saisissait, une émotion telle qu’il en pleurait, qu’il voulait mourir, parce qu’elle l’élevait plus haut que lui-même ?
Aïda était devenue « la reine de ses pensées, la splendeur de sa vie », la révélation d’un art sans visée morale ou esthétique, fait autant pour être vu qu’entendu.
Il s’était faufilé au théâtre sans billet, en échange d’un baiser à une jolie ouvreuse, et était reparti le soir même, le ventre creux, la tête en feu, débordant d’une force nouvelle, comme métamorphosé. Indifférent à la faim, à la fatigue, il avait marché pendant des heures, fredonnant les mélodies quilui pressaient le dedans et lui remontaient jusqu’aux yeux.
Cette langue inconnue, qu’il comprenait sans l’avoir jamais apprise, serait la clé d’harmonie, le diapason de sa musique.
***
En 1880, sa messe à quatre voix pour double chœur et double orchestre23, grandiloquente et théâtrale, lui ouvrit les portes du Conservatoire de Milan.24 La vie accélérait enfin son allure d’une prodigieuse façon. Sa quête d’inconnu et d’inédit commençait en train, un pied dans la modernité, et il n’y aurait de retour que triomphal ! La locomotive fendait l’espace, comme le son puissant de l’orgue repoussait les voûtes de pierre. Il lui semblait que son âme exultait molto vivace au rythme des fulgurances de la vapeur. Il n’avait plus peur de ce qu’il laissait derrière. Le monde tourbillonnait à grand bruit, un souffle nouveau de liberté l’enlevait à lui-même, à ce qu’il n’était plus.
L’horizon défilait, l’aiguillait vers la grande ville, où il créerait, clair et sonore, le chromatisme arc-en-ciel de son idéal.
1 – Carlo Angeloni : Organiste et compositeur, professeur à l’institut musical Pacini de Lucques, il eut en charge l’éducation musicale de Giacomo.
2 – San Martino : La cathédrale de Lucques où s’illustrèrent les ancêtres de Giacomo comme organistes et maîtres de chapelle. Désespéré par la mort de sa jeune épouse Ilaria en 1405, le noble Paolo Guinigi y fit construire un magnifique tombeau à son effigie, sculpté par le grand Jacopo della Quercia.
3 – Lucques : Fondée par les Romains, Lucques devint au Moyen Âge une commune libre et indépendante. La dynamique capitaliste initiée par les corporations de l’artisanat textile en fit une cité-État prospère. Ses soieries étaient vendues dans toute l’Europe, et dans le bassin méditerranéen. Quand Louis XI voulut créer une industrie de la soie dans sa bonne ville de Lyon, il fit appel au savoir-faire et à la main-d’œuvre des artisans lucquois. Riche et prospère, la Serenissima Republica di Lucca se couvrit d’églises et de palais. Mais à la fin du XVIIIe siècle, alors que les pays d’Europe du Nord commençaient leur révolution industrielle, l’Italie était devenue une périphérie économique. Lucques s’était endormie et vivait de la petite plaine agricole qui l’entourait. Les propriétaires fonciers venaient y construire leurs résidences principales et les fonctionnaires de la cour ducale de Marie-Louise de Bourbon-Parme se pavaner dans les salons résonnant des quatuors de Boccherini. En 1847, le duché des Bourbons de Parme fut rattaché à la Toscane.
4 –Luigi Boccherini (1743-1805) : compositeur et violoncelliste à la Chapelle palatine de Lucques.
5 –Michele Puccini (1813-1864), épousa Albina, née Magi (1831-1884).Ils eurent huit enfants, six filles dont une mourut en bas âge et deux garçons, Giacomo et Michele.
Afin de payer les études de Giacomo à Milan, la signora Puccini n’épargna à son amour-propre aucune démarche auprès des autorités compétentes. Si le conseil municipal de Lucques, pour sa part, ne daigna pas débourser une seule lire, considérant qu’on ne soutirerait jamais d’autre bénéfice ou avantage de ce falento, de cette tête creuse que du vent, la reine Margherita 25 fut plus généreuse, et octroya une bourse d’un montant de cent lires mensuelles, pour une durée d’un an26 sur les trois qui complétaient le cursus obligatoire des étudiants en composition.
Albina fut contrainte en dernier recours de solliciter la générosité familiale : l’oncle paternel Nicolao Cerù consentit un prêt à un taux non usuraire pour les deux années supplémentaires.
Avec ses 300 000 habitants, la ville de Milan que découvrit Giacomo en octobre 1880 prenait des allures de grande métropole financière, industrielle et commerciale. Les spéculations immobilières, lancées par l’État et relayées par la nouvelle bourgeoisie d’affaires, se multipliaient : le tissu urbain se densifiait et de larges boulevards circulaires étaient aménagés sur les anciennes enceintes.
Nouvelle capitale économique de l’Italie unifiée27, s’entassaient dans ses faubourgs, au-delà des Bastioni, les anciens remparts du XVIe siècle, les braccianti, les paysans sans terre du Latium et du Mezzogiorno, frappés de plein fouet par la baisse du prix des denrées agricoles.
Grâce à la petite pension qu’il recevait tous les mois, Giacomo avait loué entre le canal d’enceinte creusé au Moyen Âge, le naviglio et les Bastioni, un petit appartement au 2 vicolo San Carlo, lorgnant vers le cœur historique de la ville, et ses beaux immeubles en pierre de taille d’inspiration néo-classique où habitaient les classes dirigeantes, les « possidenti » banquiers, investisseurs, patrons d’industries.
Introduit par ses professeurs28 dans les milieux artistiques et littéraires en vogue, le jeune provincial perdit sa timidité de candide, se fit de nombreuses relations, noua quelques amitiés, et obtint même quelques grâces mondaines.
Deux à trois heures par jour, parfois plus, il arpentait la Galleria29, le « salon de Milan », y croisait chefs d’entreprise, bohèmes et érudits.
Les cafés de la Galleria comme le Biffi, le San Quirico ou le Stocker, lieux de sociabilité par excellence, étaient des pôles de ralliement et de reconnaissance pour tous les jeunes artistes, avides de se faire connaître. On y rencontrait des professionnels du spectacle, des imprésarios, des compositeurs aguerris ou à peine sortis de l’œuf (comme Pietro Mascagni 30 et Ruggero Leoncavallo31), des journalistes, des écrivains issus de la Scapigliatura 32 ou de la Giovane Scuola33, l’école vériste.
« La faim, je n’en souffre pas », écrit-il à sa chère maman pour ne pas l’inquiéter. « Je mange suffisamment, je me remplis de minestrones34 ou de bouillons ». « J’aurais besoin d’une chose, mais j’ai peur de vous en parler, car moi-même je comprends que vous ne puissiez gaspiller. Mais écoutez, c’est peu de choses. Comme j’ai une grande envie de haricots et qu’on ne trouve ici que de l’huile de sésame ou de lin, j’aurais besoin d’un peu d’huile fraîche35. Si mes jérémiades ont de l’effet, vous me ferez la gentillesse de m’envoyer une petite bouteille au prix de quatre lires chez Eugenio Ottolini qui en a fourni au ténor Papeschi36. »
Bien qu’il l’ait souvent dans les talons37, il ajoute que « l’estomac est satisfait », soupant parfois de la générosité d’un restaurateur mélomane, en échange de quelques airs d’opéra joués en salle sur un vilain petit piano.
« Quand j’ai un peu d’argent, je vais au café, mais il se passe de très nombreux soirs avant d’y retourner, car un punch coûte quarante centimes ! » Et impossible de berner très longtemps la vigilance avaricieuse du propriétaire de l’appartement qu’il partage avec Mascagni, un camarade du Conservatoire, lequel se cache dans l’armoire ou sous le lit, quand créanciers et bailleurs sonnent à la porte.
Giacomo enrage surtout de ne pouvoir aller plus souvent à la Scala, l’Olympe de tous ses espoirs. « Comme Milan est riche ! L’abonnement à la Scala revient à 330 lires. Quelle sacrée folie ! Maudite soit la misère ! »
Mais une dizaine de salles de spectacle, moins sélectives, lui permettent d’enrichir sa culture musicale. Et la solidarité provinciale joue parfois aussi son rôle :
« J’ai dépensé quelques sous pour entendre la Stella del Nord de Meyerbeer au poulailler, mais Fra Diavolo ne m’a rien coûté, car Francesconi, qui était imprésario à Lucques, m’a refilé un billet. »
Au cours de ses trois années d’étude à Milan, Puccini dont la curiosité est insatiable, écoute tout : Verdi, bien sûr, le maître et modèle, Ponchielli et Bazzini, ses professeurs du Conservatoire, l’illustre Boito, les compositeurs italiens de sa génération, les Catalani, Mascagni, Leoncavallo, mais aussi les Français, Gounod, Massenet, Bizet, et même Wagner. 38
En juin 1883, il est ainsi en mesure de terminer son Capriccio Sinfonico et d’obtenir son diplôme de fin d’études au Conservatoire. Pressé de récupérer sa mise avec les intérêts, l’oncle Ceru envisage un moment d’intervenir auprès du jury pour s’assurer du succès de son neveu. La réaction de Giacomo est cinglante et sans appel : « Vous, les gens de Lucques, vous croyez toujours aux recommandations ! Maudit soit celui qui les a inventées ! Il n’y en a pas un parmi vous qui sache vraiment qui sont Ponchielli et Bazzini. »
La municipalité de Lucques, qui jusque-là avait préféré miser sur un autre lucquois prometteur39, proposa au fils prodigue un poste de professeur à l’Institut Pacini, une offre que Giacomo déclina tout net. Il n’avait pas échappé aux orgues de San Martino pour passer le reste de sa vie entre les quatre murs d’une salle de classe, à jamais prisonnier de l’horloge, comptant les heures perdues qu’il ne rattraperait pas. Sept ans s’étaient écoulés et il n’avait pas mis en musique le moindre opéra.
Il refusait d’attendre plus longtemps que le rideau se levât sur la scène de son théâtre.
L’opéra en Italie à la fin du XIXe
Les luttes d’influence entre éditeurs rythmaient désormais la vie des théâtres lyriques et non plus les caprices de prima donna ou les diktats des imprésarios.
Capitale de l’art lyrique depuis la fin des années 1870 et la faillite du Théâtre des Italiens 40 à Paris (1876), Milan était devenu le centre de l’édition musicale, avec trois grandes maisons : la Ricordi fondée en 1840 qui avait l’exclusivité des opéras de Verdi, et qui racheta en 1887 la Lucca, plus ancienne, dont la directrice Giovannina avait largement contribué au succès italien des opéras de Wagner.
La Sonzogno, spécialisée dans la musique française et la jeune école vériste, soucieuse de favoriser l’entrée dans la carrière des jeunes compositeurs italiens, publiait chaque année l’œuvre de l’étudiant diplômé le plus prometteur et le plus doué du Conservatoire de Milan. C’est ainsi que le Capriccio Sinfonico de Puccini figura à son catalogue en 1883.
En 1884, la firme Ricordi engagea par contrat le jeune maestro Puccini. Peu à peu, elle se désengagea auprès du compositeur lucquois Alfredo Catalani, lequel n’avait plus les faveurs du public.
Extrêmement jaloux de la Manon Lescaut41de son rival et cadet, Catalani 42 écrivit à un ami en février 1893 : « J’ai trouvé l’air ici saturé de puccianismo. Heureux Puccini qui a su prendre fermement racine. Je n’y suis pas encore arrivé. Je te jure que je ne me plaindrais pas si la maison Ricordi n’était pas aussi partiale. » En 1889 déjà, il déclarait lucide : « Je suis effrayé de ce que l’avenir me réserve, maintenant qu’il n’y a plus qu’un éditeur, et que cet éditeur ne jure plus que par Puccini. » Et ce malgré le four retentissant des trois représentations d’Edgar à la Scala en 1889, et les injonctions répétées des actionnaires de l’entreprise Ricordi pour que son directeur se séparât par pertes et profits de sa nouvelle recrue.43
La Scala, le temple italien de l’art lyrique
La Scala était subventionnée par l’État italien, mais surtout par les palchettisti 44 qui louaient leurs loges en réalisant de gros bénéfices et qui lançaient un appel d’offres aux imprésarios et procédaient aux engagements Le régime de la propriété privée rendait par conséquent délicate la maîtrise du budget par la ville de Milan, officiellement « propriétaire » et gestionnaire du théâtre.
La saison, jusqu’alors organisée en deux périodes distinctes, de fin décembre à fin mars et d’août à novembre, raccourcie comme peau de chagrin, en raison de coupes claires budgétaires, ne courait plus que de décembre à avril. Impossible désormais de monter de nouveaux opéras, comme par le passé. Les créations étaient de plus en plus rares : six seulement en 1882 pour un total de cent représentations 45 !
Le petit peuple n’y avait pas accès, appréciant l’opéra par d’autres canaux (sociétés philharmoniques, orgues de barbarie, chanteurs ambulants). Si la noblesse et la grande bourgeoisie se partageaient loges et balcons, le parterre fut équipé en 1891 de fauteuils numérotés coûtant cinq lires, soit l’équivalent de cinq journées de travail. Les spectateurs les plus « désargentés » et les plus résistants montaient au poulailler par des escaliers de service et assistaient debout au spectacle dans l’unique galerie du sixième étage46.
La qualité des représentations était très inégale, le silence exceptionnel47, les lumières allumées, les mises en scène sommaires48, les bis réclamés par le public, rompaient souvent l’unité dramatique.
De nombreux musiciens de l’orchestre étaient réengagés chaque saison sans passer d’audition. Une situation que dénonça en 1887 le jeune Toscanini, alors second violoncelle de l’orchestre de la Scala et qu’il s’attela à réformer à partir de 1898, lorsqu’il en devint le directeur musical.
Opéras créés à Milan
1883-1894
Opéra
Bizet, G (F)
Carmen
1883 (Paris 1875)
Catalani, A (I)
Dejanice
1883
Puccini, G (I)
Le Villi
1884
Ponchielli, A (I)
Marion Delorme
1885
Sangiorgi, F (I)
Adelia
1885
Samara, S (Grèce)
Flora Mirabilis
1886
Catalani, A (I)
Edmea
1886
Verdi, G (I)
Otello
1887
Franchetti, A (I)
Asrael
1888
Puccini, G (I)
Edgar
1889
Wagner, R (A)
Les Maîtres Chanteurs
1889 (Munich 1868)
Massenet, J (F)
Le Cid
1890 (Paris 1885)
Gomes, C.A (Brésil)
Le Condor
1891
Mascagni, P (I)
Cavalleria Rusticana
1891
Massenet, J (F)
Manon
1893 (Paris 1884)
Verdi, G (I)
Falstaff
1893
Puccini, G (I)
Manon Lescaut
1894
Après le déjeuner, comme à son habitude, Ponchielli s’accorda une sieste dans le fauteuil en osier qu’avait en horreur son épouse49, tant « cette chose inouïe, désuète et laide, tout juste bonne à asseoir vos rêves à l’ombre d’un tilleul en été », détonnait dans le grand salon que la diva avait pris soin de meubler, à la mode d’un théâtre costumé de l’intime, raffiné et fleuri, comme un masque parfait d’elle-même, tendu du sol au plafond d’étoffes et de brocards, et dont le désordre pléthorique était démultiplié par deux grands miroirs, des cadres desquels débordaient chandeliers, vases, lustres, canapés, guéridons, tout un décorum inutile pour le quidam, mais exhausteur de voluptueuse plénitude pour l’actrice répétant ses rôles au piano de concert,mastodonte d’acajou aux arômes de résine, soleil de la galaxie domestique, loin duquel le musicien composait en solitaire, dans la petite bibliothèque donnant sur l’arrière-cour de l’appartement, sa grotte de Polyphème éclairée par un chiche œil de bœuf.
Il éplucha ensuite en bâillant les nouvelles du Corriere della Sera et du Secolo, se félicitant de la loi électorale de 188250, tout en fustigeant cette girouette d’Agostino Depretis51, les errements du roi Umberto52 , et les dérives clientélistes du parlement.
Son plaisir ultime était d’avoir Teresina à ses côtés, bien qu’inaccessible à tout ce qui l’entourait, plongée dans le roman qu’elle lisait, le fard aux joues, la main retenant chaque ligne, prête à s’envoler.
Un silence parfait se formait entre eux comme une mer radieuse entre deux rivages que constituait l’union d’une belle voix et d’une belle âme, en contrepoint des éructations des calorifères en mal de purge, du grésillement ininterrompu de l’ampoule couvant sous l’abat-jour en vessie de porc, du sifflement strident du tramway déboulant à l’heure sur l’avenue toute proche, du carillon grêle de l’office.
Dans son nid doré qu’il chérissait plus encore que sa liberté, Ponchielli n’avait rien à chercher, pas même ses pantoufles, puisque Teresina pourvoyait à tous ses besoins, sans qu’il eût à les exprimer, et s’occupait dans la maison et dans leur ménage, des plus importantes choses jusqu’aux plus insignifiantes ; il eût seulement souhaité que son bonheur infusât dans tous les cercles musicaux de sa vie publique, qui allaient malheureusement en se rétrécissant avec la fin du bel canto, et la mode symphonique que des zélotes teutons faisaient pleuvoir à verse sur les théâtres de la Péninsule.
Accablé par une digestion difficile, il avait retiré ses lunettes, cherchant à se convaincre qu’il n’en avait nul besoin, qu’il n’était pas si vieux que ce que son souffle court lui remontrait à chaque montée un peu raide d’escalier, à chaque promenade un peu trop longue.
Rêvassant entre les lignes de la Gazetta Musicale, il somnolait lorsque retentirent les deux coups de l’horloge, et que son étudiant le plus prometteur du Conservatoire, força l’entrée de son domicile, en quête de soutien, de réconfort, de réponse, en proie à une vive émotion, les yeux rougis, paré d’un mot, d’un seul qu’il portait, comme un chevalier son étendard, après l’annonce des résultats du concours Sonzogno parue dans le journal Il teatro Illustrato : Pourquoi ? Pourquoi ses Villi 53 étaient morts avant même d’avoir été baptisés sur une scène milanaise, au Dal Verme ou au Manzoni ? Pourquoi son opéra n’avait-il obtenu aucun accessit parmi les vingt-huit œuvres sélectionnées ? Pourquoi le jury du concours Sonzogno l’avait-il dédaigné, alors que l’aria de Roberto54 avait ému aux larmes le président du jury, Ponchielli lui-même, qui ne savait pleurer qu’au suicide de la Gioconda ? Ne lui avait-on pas vanté les mérites de son orchestration ? Pourquoi attribuer les deux mille lires de récompense à deux inconnus destinés à le rester ?
Bien sûr, il n’en disconvenait pas, l’ensemble présentait encore beaucoup de défauts. Mais à qui la faute ? Le livret 55avait coûté la modique somme de 100 lires, mais avait été remis trop tard, trois petits mois seulement avant l’échéance fixée par le jury.
Le sujet56 gorgé comme un vieux cimetière de vierges fantômes, dansant jusqu’au trépas de leurs partenaires, était par trop fantasmagorique sans doute, pour inspirer un drame un tant soit peu crédible. Dieu avait peut-être fait le monde en six jours, mais il en avait fait sa seule obsession, son unique tâche, s’y consacrant nuit et jour ; or Fontana était une sorte de Shiva omnipotent, imbu de lui-même, dont les personnages se mouvaient comme des automates, complètement prévisibles. Rémunéré à la ligne, il se targuait de travailler pour plusieurs compositeurs à la fois, n’en satisfaisant aucun, bien que tout ne fût pas à jeter dans ce qu’il écrivait, puisque Zuelli avait remporté le premier prix du concours avec sa Fata del Nord.
Après avoir pressé pendant des mois son cœur contre la portée, Giacomo pensait être arrivé à quelque chose, mais sa désillusion était à la hauteur de son espérance, immense. Il s’était cru libre de pouvoir tout exprimer, et il se heurtait aux exigences implacables de son art. Que n’avait-il l’envergure d’un Wagner ! Il aurait écrit lui-même ses livrets, mais que diable, il n’était pas auteur de théâtre !
« Laissez ! » dit le maître de maison philosophe au domestique qui voulait empêcher le jeune Neptune en nage, la moustache tombante, le cheveu collant, la semelle crottée, de forcer l’entrée du salon. « Tant pis pour la boue ! Elle sèche mieux que la colère. »
On l’accueillit avec le large sourire réservé aux intimes de la famille dont il faisait partie, Teresina ayant reporté son excédent d’affection maternelle sur celui dont elle voulait viriliser la stupideria d’ours à demi-léché, de grimaud provincial, afin qu’il étayât rapidement sa position sur l’échiquier mondain, qu’il parût sinon un galant mugueté, du moins un homme avec un avenir, en mesure de jouer sa partie et de se hisser à la place qu’il méritait.
« L’âme, c’est de temps en temps, la musique, c’est entre les notes, mais le corps, c’est pour toujours et jusqu’à la fin », disait-elle quand elle lui recommandait tailleurs, et parfumeurs à la mode. « Habillez-vous non comme vous êtes, mais comme vous voulez que les autres vous voient. »
Malgré la pluie, Giacomo était parti comme une vache à vélo, sans chapeau et sans manteau ; poussé par ses hôtes près du feu, son pantalon gris dégouttait par toutes les coutures, tandis que séchait son orgueil mis à mal. Ponchielli proposa, en guise de réconciliation, un cigare d’Amérique.
« Votre tabac nous tue à petit feu, Amilcare », dit Teresina, en lançant son fameux regard de gorgone, couplé au vexatoire et abhorré prénom57 que nul n’employait en s’adressant au compositeur sous peine d’être rayé de la liste de ses amis. « Comprenez-moi », ajouta-t-elle à l’adresse de Puccini, « mais un salon n’est pas une tabagie. »
— Si fumer est un péché, alors vous avez devant vous le plus coupable des hommes, confessa Giacomo, tout chiffonné. Naguère, il m’arrivait de vendre les tuyaux des orgues pour acheter quelques Toscanos58.
— Ce que femme veut, elle l’obtient toujours, bougonna Ponchielli, en rangeant à regret son étui. Souvenez-vous en, mon cher, lorsque vous vous marierez. Méfiez-vous des chanteuses, ce sont de redoutables créatures. Une fois tombés dans leurs filets, on n’a plus d’autre choix que de mourir ou de les épouser.
Il reprit d’une voix plus grave :
— Je sais ce qui vous amène chez nous ainsi, sans prévenir. Je vous parlerai comme à un ami, en toute sincérité ! On ne parvient à l’excellence que par des sauts de puce, et en s’y consacrant pleinement et exclusivement ; la gloire n’est jamais due au hasard ou à la chance.
Si vous aviez gagné le premier prix, que ne vous seriez-vous dit, sinon que vous étiez arrivé à vos fins, et les Villi auraient été votre premier et dernier succès, car vous vous seriez reposés sur des lauriers trop vite gagnés.
Instruisez-vous de vos erreurs, de vos maladresses de débutant et ne désespérez pas. La vie, ce n’est jamais si bon, ni si mauvais ! Apprenez de ses hauts et de ses bas, de ses beautés, des petites comme des grandes. Étourdissez-vous de travail. C’est là le seul moyen d’atteindre à quelque accomplissement. Ne bâillez pas telle une carpe après l’eau. Vous aurez assez de votre vieillesse pour vous reposer tout votre saoul. À l’âge où les jambes courent d’elles-mêmes, où le cœur bat à gorge déployée, où gambadent les idées les plus novatrices, même la tristesse la plus noire n’est pas inutile qui vous condamne à exister plus encore.
Que l’on se souvienne de vous de plus en plus, et non seulement vous imprimerez les mémoires, mais vous trouverez la clé des cœurs. Dénombrez vos avantages, vos atouts, avancez lentement, mais sûrement et je vous prédis que vous irez loin.
Pour en finir avec tout cela, je vais répondre à la question qui vous brûle les lèvres. Dans un jury, toutes les voix s’équilibrent, et la mienne n’a plus de valeur que celle des autres. Mais sachez que je vous l’ai donnée, sans hésitation aucune.