Harcèlements au travail - Marie Donzel - E-Book

Harcèlements au travail E-Book

Marie Donzel

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Beschreibung

Comment repérer le harcèlement en entreprise ? Pourquoi, dans certaines affaires, personne ne parle alors que tout le monde sait ? Pourquoi est-il si difficile de rassembler les preuves de harcèlement ? Comment est-il possible que des personnes par ailleurs charmantes, nuisent à d’autres ? Le télétravail est-il la solution pour réduire les risques et protéger les victimes ?

Marie Donzel et Charlotte Ringrave, gestionnaires de crises en entreprises, mettent à profit leur expérience de terrain pour répondre à toutes ces questions. Balayant les idées reçues, elles apportent des clés de compréhension approfondies des harcèlements moral et sexuel. À l’aide d’exemples concrets, elles offrent des outils pour repérer les situations de harcèlement, y réagir, et opérer les changements nécessaires pour que ces agissements cessent. Ce livre se destine donc à toute personne désireuse de renforcer sa compréhension des risques psychosociaux en général, et des violences au travail en particulier. Il apporte aux dirigeants et managers un outillage pour prévenir ces risques et garantir un environnement professionnel sain et serein.

Le guide indispensable pour identifier, gérer et prévenir le harcèlement en entreprise !

« Il est primordial de sensibiliser le plus grand nombre au harcèlement et à l’effet témoin pour cultiver une saine covigilance. » Fabienne Broucaret, rédactrice en chef de Courrier Cadres et fondatrice de My Happy Job.

À PROPOS DES AUTRICES 

Marie Donzel est directrice associée chez AlterNego. Experte de l’inclusion, de la transformation des organisations et des relations parties prenantes, elle intervient au quotidien dans des structures privées et publiques faisant face à des risques psychosociaux, et tout particulièrement à des situations de harcèlement.

Charlotte Ringrave est consultante chez AlterNego. Experte de l’inclusion, de la transformation des organisations et des relations parties prenantes, elle intervient au quotidien dans des structures privées et publiques faisant face à des risques psychosociaux, et tout particulièrement à des situations de harcèlement.

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Harcèlements au travail

Marie Donzel & Charlotte Ringrave

Harcèlements au travail

Au-délà des clichés : analyser, agir et prévenir les harcèlements en entreprise

Préface de Fabienne Broucaret, Fondatrice de My Happy Job

Préface

Le harcèlement est un sujet dont on entend beaucoup parler, notamment dans les médias et sur les réseaux sociaux, mais que l’on connaît finalement peu: 44 % des salariés déclarent ainsi ne pas être bien informés sur la thématique du harcèlement au travail et seuls 14 % se disent très bien informés à ce sujet1. Par ailleurs, seule une minorité déclare bien connaître la législation en la matière (35 %). Or, ce défaut d’information se traduit, chez la plupart des salariés, par un sentiment de difficulté à identifier avec précision les situations de harcèlement au travail (73 %).

C’est justement ce manque que vient combler avec brio le livre de Marie et de Charlotte, deux professionnelles que j’ai le plaisir de côtoyer depuis plusieurs années maintenant, et que j’apprécie autant pour leurs qualités humaines que pour leurs capacités à décrypter le monde du travail d’aujourd’hui. Comme dans une bonne pièce de théâtre, elles commencent cet ouvrage en posant le décor, c’est-à-dire en rappelant les fondements historiques du harcèlement. Phénomène ignoré ou tu avant le livre de Marie-France Hirigoyen, puis médiatisé par certaines affaires dramatiques comme France Télécom et des mouvements populaires comme #MeToo, le harcèlement demeure flou pour beaucoup. Cette première mise en perspective pédagogique est donc particulièrement utile pour en comprendre les racines et les contours.

Le point fort de ce livre? L’avoir organisé autour des questions que tout le monde se pose, mais que peu osent vraiment poser. Les différents cas pratiques, abordés avec beaucoup de clarté, fonctionnent un peu comme les actes de la pièce de théâtre: des unités que l’on peut lire indépendamment les unes des autres, avec, dans chacune, des protagonistes et des intrigues que nous pouvons tous rencontrer un jour dans notre vie professionnelle. Marie et Charlotte parviennent par ce jeu de questions/réponses à mettre au goût du jour la problématique du harcèlement, mais aussi à la rendre accessible et concrète.

Au fil des pages, elles nous apportent une grille de lecture qui permet d’en finir avec certains clichés. Et, surtout, elles nous outillent pour savoir quoi répliquer ou comment réagir dans de telles circonstances. Car, rappelons-le, chacun de nous peut être concerné, pour soi ou pour les autres. Après avoir bénéficié de l’expertise et de l’expérience de terrain des autrices, on se sent en effet mieux armé. En augmentant notre niveau de compréhension du sujet, ce guide pratique nous aide à agir en prévention ou en situation de crise avec une plus grande efficacité. Les conseils et les recommandations, loin de recettes miracles, apportent des solutions à tester et à expérimenter. Elles mettent notamment l’accent sur un point de vigilance:il est primordial de sensibiliser le plus grand nombre au harcèlement et à«l’effet témoin»pour cultiver une saine covigilance.

Salariés, managers, DRH, dirigeants… Il vous appartient d’écrire le dernier acte, celui du dénouement, pour ne plus rester spectateurs, mais devenir acteurs!

Fabienne Broucaret

Rédactrice en chef de Courrier Cadres Fondatrice de My Happy Job

1. Qualisocial x Ipsos, Le baromètre du harcèlement au travail, 2022.

Introduction

Nous observons le monde du travail depuis le terrain à travers nos métiers de formatrices, de consultantes et de gestionnaires de crise.

Au tournant des années 2010, le monde du travail a connu en quelque sorte un moment enchanteur d’illusions positives. C’est le temps des chief happiness officers et l’émergence des «coachs de vie». C’est l’âge d’or des baby-foot, des afterworks et des corbeilles de fruits. C’est le déferlement enthousiaste des études et des rapports qui présentent la diversité comme une source de richesse et de performance… avec quelques changements de paradigmes:on ne parle plus de«risques psychosociaux», mais de«qualité de vie au travail». On ne parle plus de«souffrances», mais de«quête du bien-être», voire du«bonheur au travail»(!). On ne parle plus de«double journée», mais de«conciliation des temps de vie». On ne parle plus de«discriminations», mais de«complémentarités positives».

Ces renversements ont permis un véritable progrès, car ils ont poussé les dirigeants à s’emparer plus facilement des sujets. Ce qui était perçu comme source de problèmes et de conflits devenait potentielle source de profit et de performance. À ce titre, il était plus motivant d’y allouer des moyens.

Mais ces approches par la face optimiste ont aussi créé une sorte d’écran devant la permanence, malgré tout, des souffrances.

Ce voile s’est déchiré sous la pression de deux moments historiques et tous ces mots (avec les maux) sont revenus en boomerang:

– le séisme #MeToo en 2017 et ses répliques (le phénomène «Balance») qui a mis en évidence l’urgence de libérer l’écoute et de regarder en face les violences sexistes et sexuelles qui s’expriment partout et massivement, y compris dans le monde du travail. On a (re)découvert que ces violences sont fréquentes et concrètes, et qu’elles ont cours dans tous les secteurs. Le mouvement Me Too a eu pour répliques la libération de la parole d’autres populations dénonçant de mauvaises conditions de travail, des abus et des souffrances (LGBTQIA+, stagiaires, etc.), sans parler de la convergence de Me Too avec la relance du mouvement Black Live Matters et autres dynamiques de dénonciation du racisme systémique;

– la pandémie de Covid-19, à partir de 2020, qui a bouleversé littéralement l’organisation du travail. Cet événement a interrogé notre rapport au travail et à la performance, et questionné en profondeur les cultures et les pratiques managériales. Plus globalement, les confinements ont créé une situation inédite de rupture de la fréquentation directe «des autres». Si, pour beaucoup, cela a été d’abord un soulagement, le télétravail n’a pas empêché la perpétuation des violences et des souffrances au travail. Nous avons même observé une certaine ingéniosité des «harceleurs» (que nous nommerons «agisseurs» dans cet ouvrage) pour réinventer les formes de l’abus de pouvoir et du rapport de force. D’autre part, avec le recul que nous avons aujourd’hui, la période Covid a déclenché une remise en cause de tous les paradigmes et convictions sur ce qui faisait jusqu’alors «sens au travail». Ce qui était normal selon certains, et supporté de fait par la majorité sous prétexte d’un monde du travail «qui ne fait pas de cadeau», n’est plus. Il n’est plus si facilement toléré de se sacrifier ou d’être sacrifié sur l’autel de la performance.

Au cours des cinq à six dernières années, dans notre pratique de consultantes, nous avons vu les demandes d’intervention en situation de crise liée aux harcèlements augmenter considérablement. Heureusement, en parallèle, nous intervenons également au quotidien pour répondre aux besoins de formation, de sensibilisation et de mise en place de dispositifs de prévention.

Cet ouvrage est le résultat de notre travail de terrain. Nous intervenons dans des organisations publiques et privées de tous secteurs, avec à chaque fois un même objectif et une même posture.

Notre objectif est de (re)construire un environnement de travail permettant aux individus de se sentir en sécurité et aux collectifs de tirer le meilleur des talents de chacun et des dynamiques de coopération.

Notre posture:

– nous travaillons à forger des acteurs conscients et responsables qui intègrent les apports de la culture humaniste dans leur quotidien de travail et de vie, dans leur feuille de mission et dans leurs objectifs de performance;

– nous cherchons à créer des déclics, à partager les bonnes pratiques pour responsabiliser chacun sans jamais nier ni culpabiliser;

– nous faisons sa juste place à l’expertise en proposant des éclairages utiles à la compréhension par tous des situations vécues;

– nous considérons systématiquement la multiplicité des enjeux des différents acteurs et nous sommes attentives aux impacts directs et indirects des situations, comme de nos interventions sur celles et ceux qui vivent au quotidien dans ces organisations;

– nous sommes attachées à l’expression de la diversité des points de vue et à l’existence d’un débat de qualité qui puisse être apprenant pour chacun.

PARTIE 1 Une approche pluridisciplinaire pour une problématique complexe

Brève histoire d’un concept

Longtemps, on a appelé cela de la «persécution». C’est d’ailleurs à cette idée héritée de l’histoire des oppressions que le docteur en psychologie Heinz Leymann2 réfère pour désigner «l’enchaînement sur une longue période de propos et d’agissements hostiles, exprimés ou manifestés par une ou plusieurs personnes envers une tierce personne». Il choisit pour le nommer l’anglicisme mobbing, qui évoque une foule lyncheuse, un collectif se choisissant un bouc émissaire pour expier sa violence endémique3. Par cette référence, Leymann livre d’emblée une utile clé de compréhension du harcèlement: sa dimension systémique. Néanmoins, il explique clairement que le mobbing n’est pas que le fait de la masse aveugle aux responsabilités individuelles: une personne peut agir isolément contre une autre.

La psychiatre Marie-France Hirigoyen va s’intéresser tout particulièrement à ces individus, assimilés à des «pervers narcissiques4» qui témoignent de conduites abusives mettant en risque la santé physique et psychique de personnes de leur entourage. Quoiqu’elle n’exclue pas la dimension systémique, accusant notamment la culture contemporaine de la performance qui valoriserait jusqu’à les encourager, les comportements typiques des troubles de la personnalité narcissique5 (sentiment de supériorité, déficit d’empathie, besoin d’être admiré, autopersuasion quant à sa valeur spéciale et volonté de la faire reconnaître par autrui, aspiration à la domination, recours à la manipulation, etc.), Hirigoyen va voir son concept de «harcèlement moral» majoritairement compris comme une validation scientifique de l’existence des bourreaux de bureau. Avec le formidable succès en librairie de l’ouvrage Le harcèlement moral :la violence perverse au quotidien6 puis sa suite consacrée exclusivement au monde professionnel7 la notion de harcèlement entre massivement dans la conversation sur le monde du travail: débats médiatisés, témoignages en cascade, prises de parole de médecins, etc. Le Conseil économique, social et environnemental (CESE) s’empare du sujet et remet un avis de plus de 120 pages8en amont des discussions du projet de loi de modernisation sociale qui fera entrer le délit de harcèlement moral dans le droit français à partir de janvier 2002.

Nous reviendrons plus loin sur ce que dit la loi, mais, avant cela, il est intéressant de s’arrêter sur le contenu de l’avis du CESE, parce qu’il pose quelques notions indispensables à la compréhension du harcèlement et oriente l’élaboration d’un certain nombre de paradigmes.

• Les travailleurs concernés: dès son préambule, l’avis du CESE restreint le périmètre des «travailleurs» concernés aux salariés. C’est un parti pris assumé, qui a ses raisons historiques, qui installe la problématique dans le champ du droit du travail et suppose en creux que l’inscription dans un rapport hiérarchique est un terrain favorable à la survenue des cas. Ce paradigme exclut certaines professions qui ne sont pas salariées, tout en appartenant à des organisations où il existe de fait des liens de subordination (par exemple, les professions libérales) ainsi que tous les liens professionnels induisant une certaine dépendance économique en dehors du contrat de travail (les free-lances ou les travailleurs ubérisés).

• Le type de violences: le distinguo violence physique/violence psychique est relié au différentiel violence objectivable/violence perçue. Quoique l’avis du CESE soit redoutablement clair pour ce qui concerne les conséquences sur la santé physique des atteintes à l’identité, à l’intégrité, à la dignité, à l’estime de soi et à la confiance des personnes, il apparaît comme une difficulté majeure d’établir le fait de ces violences. On se heurtera, on le sait déjà, à autant de risques de disqualification des plaintes que le «parole contre parole», la mise en cause de «postures victimaires» (la «parano du Calimero» en plein «délire de persécution», les adeptes du «triangle dramatique9»), la tentation du flemmard de service de considérer qu’être poussé à se mettre au boulot constituerait en soi une agression, la mécompréhension des intentions, etc.

• L’intention et l’impact: la notion d’«intention» n’apparaît qu’une fois, assortie d’un «consciente ou inconsciente», dans l’avis du CESE. Prudente, l’institution entend prendre la parole sur les «situations» et non sur les «personnes» (nous la rejoignons pleinement dans cette précaution indispensable à l’analyse et au traitement des cas) et se préoccuper davantage de prévenir les «effets» sur les individus et les collectifs de travail que de se concentrer sur les «intentions» des agisseurs (là encore, nous sommes en pleine adéquation avec cette approche). Cela implique qu’identifier le harcèlement moral n’oblige pas à qualifier la personnalité de l’agisseur ni à cerner les objectifs qu’il poursuivrait, mais que l’on peut en considérer l’existence depuis le point de vue de ceux qui le subissent ou en sont témoins. Ce point de vue, c’est leur parole, mais surtout les impacts sur leur santé et leur qualité de vie de la situation dysfonctionnelle de travail. Ces impacts peuvent être déjà perceptibles: notamment au travers de maladies psychosomatiques ou psychiques diagnostiquées par un professionnel de santé, donnant éventuellement lieu à un traitement et/ou à un arrêt de travail, également dans les cas d’auto-agression dans lesquels la victime et/ou ses proches témoignent de souffrances au travail ayant pu contribuer à la dégradation de la condition psychique de l’individu. Mais ce peut être aussi des impacts potentiels, sans que le harcèlement ait entraîné une dégradation de l’état de santé cliniquement observable: les personnes expriment un mal-être, témoignent d’une «boule au ventre», entre autres signes de crainte latente de subir des agissements déstabilisants, intimidants, excluants. Elles peuvent aussi constater une suradaptation de leurs comportements: autocensure, évitement de situations, auto-exclusion du col­lectif, etc.

• La distinction harcèlement moral/harcèlement sexuel: le lien à faire (ou pas) entre harcèlement sexuel et harcèlement moral. Condamné par l’Europe depuis 1990, le harcèlement sexuel au travail est pénalement sanctionné par la loi de 1992, qui le regarde comme «un abus d’autorité» caractérisé par des «pressions afin d’obtenir des faveurs de nature sexuelle». Autrement dit, le «droit de cuissage» et la «promotion canapé» sont visés, le législateur n’envisageant alors pas que le harcèlement sexuel puisse être le fait de personnes n’ayant pas de lien hiérarchique avec leur victime ou que le lien hiérarchique ne soit pas au bénéfice de l’agresseur. L’analyse ultérieure des chiffres du harcèlement sexuel au travail révélera que le législateur s’est fait berner par une narration stéréotypée, puisqu’il s’avère que dans 40 % des cas, le harcèlement sexuel est pratiqué par un collègue: c’est plus de deux fois plus que les cas de harcèlement sexuel par un supérieur10. Les membres du CESE notent bien certaines limites du parallélisme entre la définition du harcèlement sexuel par la loi de 1992 et celle du harcèlement moral qui est en train de se construire. Ils voient notamment que l’objectif «d’obtenir des faveurs» n’est pas un critère pertinent pour le harcèlement moral… sans forcément concevoir qu’il n’est pas toujours si pertinent que ça dans les situations de harcèlement sexuel. Ils se concentrent toutefois davantage sur ce qui rassemble les deux types de harcèlement: la parole empêchée des victimes, la difficulté à réunir des preuves et à collecter des témoignages, les conséquences sur la santé psychique des individus et sur la qualité de leurs relations jusqu’au-delà du contexte professionnel, les effets sur le climat de travail et la productivité du collectif, les réflexes de dénégation des agisseurs et leurs stratégies de disqualification des plaignants, etc. Finalement, ce qui va justifier la séparation des formes de harcèlement, c’est un préjugé sexiste! En effet, le harcèlement sexuel est perçu comme une violence faite aux femmes, bien que les chiffres nous montrent aujourd’hui qu’au moins 27 % d’hommes en font l’objet11 tandis que le harcèlement moral semble pouvoir atteindre les deux sexes. Nous ne sommes évidemment pas là pour juger la pensée stéréotypée de nos aînés. Ce qui nous intéresse dans la mise en évidence du biais de genre, qui s’est inséré dans la décision de distinguer harcèlement sexuel et harcèlement moral, c’est bien le lien plus étroit encore que pour de nombreuses autres questions, entre la morale et le juridique.

2. Heinz Leymann, La persécution au travail, Le Seuil, 1993.

3. On lira utilement l’ouvrage de René Girard Le Bouc-émissaire (Grasset, 1982), pour approfondir la connaissance du phénomène émissaire.

4. La pathologie de «perversion narcissique» a été identifiée par le psychiatre Paul-Claude Racamier en 1992 (inLe génie des origines, Payot).

5. Marie-France Hirigoyen, Les narcisse, La découverte, 2019.

6. Marie-France Hirigoyen, Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, La Découverte, 1998.

7. Marie-France Hirgoyen, Malaise dans le travail. Harcèlement moral, démêler le vrai du faux, La Découverte, 2001.

8. L’avis du CESE du 11 avril 2001 est en libre accès sur le site de l’institution: https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2001/01041107.pdf.

9. Le triangle dramatique ou triangle de Karpman est une figure d’analyse transactionnelle proposée par Stephen Karpman en 1968, qui met en évidence un scénario relationnel typique entre victime, persécuteur et sauveur.

10. OIT, 2019.

11. OIT, 2019.

Le cadre légal

Le harcèlement moral: entre intentions et impacts, le défi de la qualification

La loi du 7 août 2002 fait entrer le harcèlement moral dans le code du travail en en donnant pour définition: «Ensemble d’agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptible de porter atteinte aux droits du salarié et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel.»

Pour caractériser le harcèlement moral, il faut donc:

– des agissements;

– de la répétition;

– des impacts;

– sur les droits;

– et/ou sur la santé physique ou mentale;

– et/ou sur les perspectives professionnelles.

La loi est dans son rôle: proposer le cadre général dans lequel on pourra qualifier les situations particulières. Mais, pour y voir plus clair, tentons l’exercice de dresser la typologie des agissements possibles… et des impacts que l’on peut lister.

Par agissements, on peut entendre: des demandes trop complexes, trop nombreuses, trop fréquentes pour qu’elles puissent raisonnablement être satisfaites;des propos parlés ou écrits, éventuellement rapportés qui sont dégradants, insultants, humiliants;des attitudes menaçantes;un ton agressif, méprisant ou bien des ruptures de ton au gré de l’humeur; des sanctions injustifiées ou excessives; une privation de travail et/ou une exclusion du collectif, etc.

La personne qui se verrait mise en cause pour ce type d’agissements pourrait rétorquer que c’est la pression qui veut ça, qu’elle reçoit elle-même mille milliards de sollicitations pour avant-hier; que tout le monde décharge parfois un peu son stress; que l’on doit pouvoir donner du feed-back de façon franche; que, face à quelqu’un qui ne comprend pas au bout de la xième remarque, il n’est pas si absurde de ressentir et de manifester de l’irritation; que si les gens ne veulent pas bosser ou ne savent pas bosser, c’est normal qu’on se lasse de leur filer du boulot, voire qu’on les pousse vers la sortie, etc. Et sans parler des «incompatibilités d’humeur»: «Ben oui, on ne peut pas s’entendre avec tout le monde, et il est bien humain de préférer passer le gros de ses journées avec ceux qu’on apprécie plutôt qu’avec ceux qui nous sortent par les trous de nez.»

Et puis, chercher des noises à ceux qui disent tout haut ce que les autres pensent tout bas, à ceux qui font en face ce que les autres font en douce, à ceux qui sont cash quand d’autres sont bien plus sournois, n’est-ce pas se tromper de cible?

La qualification du harcèlement moral par le type d’agissements repérés risque le plus souvent de se heurter à la question des intentions. Il est de rares cas où celles-ci sont assumées et affirmées dans le cadre d’une politique globale d’entreprise, par exemple, où la décision est officiellement prise de faire sortir «par la fenêtre ou par la porte» ceux dont on n’entend pas payer le licenciement12 et c’est encore plus rare pour des individus admettant publiquement avoir voulu la tête d’un collègue ou d’un collaborateur. Le plus souvent, si les intentions hostiles sont là, conscientes ou pas, il est quasiment impossible d’en apporter la preuve… Et puis, le harcèlement peut aussi s’exercer sans mauvaises intentions.

Alors, est-ce que ce sont les impacts qui qualifient le harcèlement?

Au titre des effets sur les droits, une charge de travail excessive va à l’encontre des droits en matière de temps et d’horaires de travail, une privation de travail ou des exclusions peuvent tomber facilement sous le coup du droit antidiscrimination, des consignes insuffisantes ou contradictoires peuvent aboutir à une défaillance des obligations en matière de sécurité, etc.

Ce sera la part la plus facile à inscrire au dossier.

Mais, pour ce qui concerne les impacts sur la santé physique et/ou mentale, la dépression, les gestes auto-agressifs, les affections psychosomatiques, les troubles du sommeil, les manifestations de l’angoisse et autres signaux caractéristiques chez la personne victime seront fréquemment présentés en tant que «preuves» du harcèlement. On renverra volontiers la victime à de la faiblesse psychologique («il faut s’endurcir, hein, c’est le monde du travail, pas le pays des bisounours»), à des postures victimaires («toujours un pet de travers et c’est forcément la faute des autres, ben voyons»), à du narcissisme («si elle croit que j’ai que ça à faire de la harceler, c’est juste que je m’en fous et que c’est ça qu’elle ne supporte pas»), à de la paranoïa («je ne suis pas comptable quand même de ses désordres mentaux!»), à sa personnalité («c’est quand même quelqu’un de très drama»), à son vécu («partout où il va, ça se passe mal»), etc.

Ce n’est pas plus aisé pour ce qui concerne les impacts sur l’avenir professionnel: comment démontrer devant le juge et face à l’avocat de la partie adverse que la perte d’estime de soi et de confiance est consécutive au harcèlement et qu’elle consiste en une perte de chance de se développer professionnellement? Comment apporter de la matérialité au fait que l’on s’est vu priver d’accès à l’information et aux opportunités, parce qu’on aurait pris le parti de se protéger de l’agisseur en évitant tout contact avec lui, voire en se mettant en retrait de toute la vie de l’entreprise? Comment mettre en évidence que la succession de messages dénigrants a insidieusement contribué à délégitimer un individu aux yeux d’autres que l’agisseur direct?

Le harcèlement sexuel: le trouble dans une double définition

La loi du 7 août 2012 reprend la forme de la définition du harcèlement moral pour définir le harcèlement sexuel: «Le harcèlement sexuel est le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante». Jusqu’ici, c’est assez clair: la connotation sexuelle du harcèlement moral fait basculer ce dernier dans le harcèlement sexuel.

Mais ce n’est pas tout. Au deuxième alinéa de ce texte de loi, on retrouve l’esprit de la loi de 1992 qui condamnait le scabreux «droit de cuissage» avec une mention explicite au fait «d’user de toute forme de pression grave dans le but réel ou apparent d’obtenir un acte de nature sexuelle, que celui-ci soit recherché au profit de l’auteur des faits ou au profit d’un tiers».

Il y aurait donc deux sortes de harcèlement sexuel:

– le harcèlement moral coloré de sexualisation;

– les gestes, les mots, les actions déplacées, inappropriées, voire contenant de la violence sexuelle.

Cette double définition marque sans doute l’intention du législateur de couvrir de façon la plus exhaustive qui soit les cas qui pourraient surgir dans le réel. Mais notre pratique de terrain a révélé qu’elle contribuait à vider de sa substance tout le premier alinéa et à exceptionnaliser le second. En effet, les personnes que nous rencontrons dans les organisations, à la suite de rumeurs ou de signalements de harcèlement sexuel, tendent assez systématiquement à le requalifier: «non, ce n’est pas du harcèlement sexuel, nous dit-on, à la rigueur du harcèlement moral avec peut-être quelques remarques sexistes à l’intérieur», «non, ce n’est pas un viol, ce n’est pas de l’ordre d’une agression sexuelle, c’est à la rigueur de la drague lourde, mais on ne peut pas mettre mon collègue dans le même sac que Weinstein»!

Le terrain du harcèlement sexuel est bosselé par ce droit qui semble hésiter entre deux types de faits qui renvoient à des situations différentes et à des imaginaires collectifs séparés. Cela le rend difficilement praticable: notre besoin cognitif de sortir de l’ambiguïté nous fait préférer un accotement étroit, mais stable aux marges du harcèlement sexuel à la vaste, mais accidentée chaussée décrite par le droit: d’un côté de celle-ci, la vie de bureau qui déraille en général avec des éléments sexualisés en particulier, voire de façon anecdotique (sous-entendu, le vrai problème est ailleurs); de l’autre côté, la violence directe, froidement lisible, éminemment scandaleuse.

Agissements sexistes et violences sexistes et sexuelles (VSS)

Les choses se compliquent encore avec la notion de VSS que l’on retrouve dans l’esprit de la loi sur les agissements sexistes du 19 août 2015: «Nul ne doit subir d’agissements sexistes, définis comme tout agissement lié au sexe d’une personne, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant.» On ne parle pas de harcèlement sexiste à proprement parler, mais on retrouve clairement la grammaire du texte de 2002 sur le harcèlement moral. Cela suffit à positionner dans les esprits l’existence d’une sorte de «harcèlement antifemmes», car, même si le sexisme, défini comme une asymétrie de traitement en fonction du genre, peut aussi toucher les hommes, nous l’associons communément à la misogynie et au machisme qui ont pour objet d’offenser, de rabaisser, de dominer les femmes.

Nous portons sur la notion de VSS un regard plutôt critique. Accoler «sexiste» et «sexuel» dans une même matrice de violences nous paraît problématique. Certes, il est de nombreux cas où les violences sexuelles, dont le harcèlement sexuel fait partie avec les agressions sexuelles et le viol, s’inscrivent dans un contexte sexiste. Nous observons en effet que plus un environnement est tolérant au sexisme, plus les individus qui y évoluent sont susceptibles de commettre des actes violents en lien avec le genre des personnes. C’est vrai aussi pour un environnement tolérant au racisme où les crimes raciaux sont plus fréquents. En revanche, rien ne prédit qu’un environnement faiblement sexiste soit préservé.

Prenons l’exemple d’une entreprise dans laquelle nous avons conduit une mission par suite de cas de harcèlements sexuels: dotée d’une population jeune, diplômée, marquant une conscience politique plus élevée que la moyenne et une sensibilité particulière aux questions d’inclusion en général et de respect des femmes en particulier, cette organisation n’a pas échappé à une série de cas de harcèlements sexuels. Ce qui était en cause, ce n’étaient pas les mentalités, ce n’était pas non plus la conscience des stéréotypes et des risques de biais, et ce n’étaient toujours pas les bonnes ou mauvaises volontés. Ce qui manquait dans cette organisation, où le niveau général mesuré de sexisme était plus faible qu’ailleurs, c’étaient de la régulation relationnelle et de la déontologie des relations professionnelles. Autrement dit, les agisseurs ne méprisaient pas les femmes, mais ils n’avaient que peu de limites dans leurs façons d’interagir avec autrui au travail et tendaient à confondre le comportement convivial d’une bande d’amis avec la posture attendue au travail. On découvrit d’ailleurs à cette occasion que d’autres comportements, sans lien avec la dimension sexuelle, posaient aussi des problèmes.

A contrario, nous sommes intervenues dans une organisation où le sexisme se cachait à peine: on nous y a dit que les métiers de femmes et d’hommes n’étaient pas les mêmes, que les femmes n’avaient pas les épaules pour diriger et que l’équilibre des temps de vie était une affaire de respect des ordres familiaux. Dans cette entreprise où le problème du plafond de verre était patent, il n’y avait en revanche aucun dérapage sur le terrain du harcèlement sexuel. Les quelques cas où des propos limites avaient pu être tenus avaient fait l’objet de sanctions immédiates et efficaces, au nom des exigences du professionnalisme. Sans nous fonder seulement sur ces deux cas assez extrêmes, nous plaidons pour une distinction nette entre sexisme et violences sexuelles, qui ne relèvent pas nécessairement des mêmes dynamiques et n’appellent pas le même type de plans d’action.

Le harcèlement discriminatoire

Il nous faut encore nous arrêter sur le texte de la loi du 27 mai 2008 qui définit la discrimination, toujours en employant la même formule «ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant» pour caractériser cette fois-ci tout agissement lié à l’un des 25 critères définis par le droit en application des directives européennes.

Ce texte donne lieu à la notion de «harcèlement discriminatoire», qui, si elle n’est pas explicite dans le texte de loi, est considérée comme acquise, notamment par le Défenseur des droits.

Notons que le genre faisant partie des critères de discrimination, cette loi fait doublon avec celle du 19 août 2015 caractérisant l’agissement sexiste.

Pour comprendre l’intérêt de croiser harcèlement et discriminations, il faut s’en remettre aux statistiques. Les populations les plus fréquemment victimes de harcèlement moral sont:

– les femmes (38 %), mais les hommes sont aussi 31 % à avoir déjà subi du harcèlement;

– les jeunes (43 % de moins de 35 ans);

– les personnes racisées (35 %).

Nous alertons ici encore sur des risques d’amalgame qui pourront empêcher le traitement juste et efficace des situations, faute d’avoir cerné précisément les différents problèmes. Il est toutefois indispensable de retenir que plus un individu est défavorisé dans le rapport de force social en général et professionnel en particulier, plus ses risques d’être harcelé augmentent.

12. Nous faisons ici référence à l’affaire France Télécom-Orange, ayant entraîné de nombreux suicides de salariés et, au terme de deux procès hors norme, la condamnation pénale de dirigeants du CAC 40.

Quand le cadre légal est débordé

Beaucoup de cas, peu de plaintes?

30 % des Français déclarent subir du harcèlement moral au travail, ce qui ne représenterait pas loin de 10 millions de personnes. Les tribunaux admettent entre 4 500 et 5 000 affaires par an. 41 % de ces dossiers font effectivement l’objet d’une qualification. Il faudra encore que le dossier soit instruit, puis plaidé, avant une éventuelle condamnation pour un montant moyen d’indemnisation du préjudice de 7 000 euros. Ces chiffres sont normalement de nature à dissiper le doute fréquent que les victimes crient au harcèlement à la moindre contrariété et ont de cupides intentions quand elles décident de s’engager sur la longue et pénible voie judiciaire.

Pourtant, dès qu’il est question de harcèlement, et tout particulièrement s’il s’agit de harcèlement sexuel, on est renvoyé à la nécessité de respecter l’État de droit. C’est compréhensible, car c’est là une fondation essentielle de la démocratie que cet État de droit qui garantit la présomption d’innocence, mais qui autorise aussi, rappelons-le, tout justiciable à signaler des faits dont il est victime et à bénéficier d’un traitement juste et équitable dans des délais raisonnables de son cas. Mais l’attachement à l’État de droit est-il la seule raison pour laquelle on somme les victimes d’entrer dans la procédure judiciaire si elles veulent faire seulement reconnaître l’existence de ce qu’elles subissent et des impacts que cela a sur leur santé physique et psychique? La machine judiciaire est décourageante pour à peu près tout le monde. Elle est particulièrement effrayante pour les personnes vulnérabilisées, les personnes discriminées, les personnes et les groupes sociaux qui ne sont pas du bon côté du rapport de force économique et social.

Les «Balance» au banc d’essai

Peut-on alors être satisfait que le harcèlement se règle au «tribunal médiatique» ou via «la justice des réseaux sociaux», comme on aime à le répéter depuis #MeToo? Nous prenons clairement nos distances avec ces formules édifiantes qui laisseraient entendre que la vindicte populaire remplacerait aujourd’hui l’État de droit. C’est faux et il s’agit là d’abus de langage qui visent avant tout à insulter le mouvement de la libération de la parole, voire à protéger des puissants quand il est révélé que leurs comportements sont inappropriés. En revanche, il nous paraît intéressant d’analyser les motivations des personnes qui s’en remettent aux réseaux sociaux et aux enquêtes journalistiques, et les dynamiques à l’œuvre dans le phénomène «Balance».

Par phénomène, nous regroupons autour de #MeToo, et au-delà, toutes les initiatives, pour la plupart sur le Net, qui recueillent et médiatisent la parole de victimes de harcèlements et de violence dans le cadre du travail: Balance ta boîte, Balance ton agency pour le secteur de la pub, Balance ta start-up, Balance ton ESS, Balance ton cabinet d’avocats, Balance ta radio et Balance ta rédaction pour les médias, Balance ton éditeur, Balance ton service civique, Balance ton stage, Balance ta blouse pour les soignants, etc. Ces comptes ont un mode opératoire simple: ils publient des verbatim d’agisseurs et/ou des témoignages de victimes. Pour les victimes, c’est d’abord l’accès à une communauté bienveillante et compréhensive, qui les croit et les soutient, vers laquelle «vider son sac» quand il est devenu trop lourd à porter seules. C’est aussi un moyen de faire bouger les choses en attaquant là où la plupart des organisations ont aujourd’hui le plus peur d’avoir mal: la réputation.

Pour ceux de ces comptes qui divulguent le nom des organisations, et parfois des personnes mises en cause, le procédé relève du name and shame. Cette technique, croisant l’information et la pression, vient de la presse