Hérésies: une construction d'identités religieuses - Christian Brouwer - E-Book

Hérésies: une construction d'identités religieuses E-Book

Christian Brouwer

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Beschreibung

Dans ces différentes contributions se dessinent les représentations qui habitent les auteurs de discours sur l’hérésie et les hérétiques, discours généralement sous-tendus par une revendication à l’orthodoxie.

Parmi toutes ces formes de dissensions, les études qui composent ce volume s’intéressent à l’hérésie. L’hérésie se caractérise par sa relativité. Nul ne se revendique hérétique, sinon par provocation.

Cet ouvrage sur la religion rassemble différentes études et tente de répondre aux questions entourant le phénomène de l'hérésie, qui apparait avec davantage de clarté grâce à l'analyse des discours qui l’utilisent.

EXTRAIT

La thématique de l’hérésie s’inscrit donc très précisément dans les questions de recherche sur l’altérité religieuse. À travers l’accusation d’hérésie, une image de l’autre se construit, une communauté se constitue, parfois fictive et toujours connotée négativement. En retour, la communauté qui se proclame orthodoxe se définit comme telle en fixant les limites au-delà desquelles non seulement l’autre est exclu mais devient l’ennemi à éliminer. Par là se renforce sa cohésion.
Dans le présent volume, un large éventail de questions liées à ces thématiques est abordé. Y sont rassemblées des contributions qui ont été présentées au colloque international « Hérésies. Une construction d’identités religieuses » organisé à l’Université libre de Bruxelles du 28 au 30 septembre 2011 dans le cadre d’un programme pluriannuel de recherche intitulé « La Religion de l’autre. Lecture de l’altérité religieuse dans le christianisme, le judaïsme et l’islam, de l’Antiquité tardive à nos jours » (2008-2013). Ce programme était porté par le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (CIERL). Les études éditées ici se centrent essentiellement sur le christianisme et l’islam.
Non seulement, donc, orthodoxie et hérésies sont complémentaires mais elles se construisent mutuellement : la première n’est pas nécessairement antérieure aux autres. Les modalités de ces constructions sont d’une grande variété.

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COMITE DE REDACTION

COMITE DE LECTURE INTERNATIONAL

Christian Brouwer

Dominique Avon (Université du Maine)

Michèle Broze

Pierre-Yves Beaurepaire (Université de Nice)

Aude Busine

David Berliner (ULB)

Baudouin Decharneux

Patrick Cabanel (Université Toulouse Jean Jaurès)

Guillaume Dye

José Contel (Université Toulouse Jean Jaurès)

Sylvie Peperstraete

Lambros Couloubaritsis (ULB et Académie royale de Belgique)

Fabrice Preyat

Philippe Denis (UCL et Académie royale de Belgique)

Jean-Philippe Schreiber

Jacques Ehrenfreund (Université de Lausanne)

Cécile Vanderpelen-Diagre

Frédéric Gugelot (Université de Reims et EHESS)

Monique Weis

John Tolan (Université de Nantes) Didier Viviers (ULB et Académie royale de Belgique)

 

Hérésies : une construction d’identités religieuses

EDITE PAR CHRISTIAN BROUWER, GUILLAUME DYE ET ANJA VAN ROMPAEY

 

Dans la même série

Religion et tabou sexuel

, éd. Jacques Marx, 1990

Apparitions et miracles

, éd. Alain Dierkens, 1991

Le libéralisme religieux

, éd. Alain Dierkens, 1992

Les courants antimaçonniques hier et aujourd’hui

, éd. Alain Dierkens, 1993

Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union européenne

, éd. Alain Dierkens, 1994

Eugène Goblet d’Alviella, historien et franc-maçon

, éd. Alain Dierkens, 1995

Le penseur, la violence, la religion

, éd. Alain Dierkens, 1996

L’antimachiavélisme, de la Renaissance aux Lumières

, éd. Alain Dierkens, 1997

L’intelligentsia européenne en mutation 1850-1875. Darwin, le Syllabus et leurs conséquences

, éd. Alain Dierkens, 1998

Dimensions du sacré dans les littératures profanes

, éd. Alain Dierkens, 1999

Le marquis de Gages (1739-1787). La franc-maçonnerie dans les Pays-Bas autrichiens

, éd. Alain Dierkens, 2000

« Sectes » et « hérésies », de l’Antiquité à nos jours,

éd. Alain Dierkens et Anne Morelli, 2002 (épuisé)

La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scène,

éd. Alain Dierkens et Jacques Marx, 2003

Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique « rhéno-flamande » (XIII

e

-XIV

e

siècle)

, éd. Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke, 2004

Mystique : la passion de l’Un, de l’Antiquité à nos jours

, éd. Alain Dierkens et Benoît Beyer de Ryke, 2005 (épuisé)

Laïcité et sécularisation dans l’Union européenne

, éd. Alain Dierkens et Jean-Philippe Schreiber, 2006

La croix et la bannière. L’écrivain catholique en francophonie (XVII

e

-XXI

e

siècles)

, éd. Alain Dierkens, Frédéric Gugelot, Fabrice Preyat et Cécile Vanderpelen-Diagre, 2007

Topographie du sacré. L’emprise religieuse sur l’espace

, éd. Alain Dierkens et Anne Morelli, 2008

La performance des images

, éd. Alain Dierkens, Gil Bartholeyns et Thomas Golsenne, 2009

Art et religion

, édité par Alain Dierkens, Sylvie Peperstraete et Cécile Vanderpelen-Diagre, 2010

Le blasphème : du péché au crime

, édité par Alain Dierkens et Jean-Philippe Schreiber, 2012

Les tomes 1 à 21 sont consultables en ligne sur la Digithèque de l’ULB (http://digitheque.ulb.ac.be).

Hérésies : une construction d’identités religieuses

EDITE PAR CHRISTIAN BROUWER, GUILLAUME DYE ET ANJA VAN ROMPAEY

22 2015

EDITIONS DE L’UNIVERSITE DE BRUXELLES 

PROBLEMES D’HISTOIRE DES RELIGIONS

Publié avec l’aide financière du Fonds de la recherche scientifique – FNRS

E-ISBN 978-2-8004-1681-6 D/2015/0171/7 © 2015 by Editions de l’Université de Bruxelles Avenue Paul Héger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique)

[email protected]

À propos du livre

Quelles sortes de communautés réunissent les hommes ? Comment sontelles construites ? Où est l’unité, où est la multiplicité de l’humanité ? Les hommes peuvent former des communautés distinctes, antagonistes, s’opposant violemment. La division externe est-elle nécessaire pour bâtir une cohésion interne ? Rien n’est plus actuel que ces questions. Parmi toutes ces formes de dissensions, les études qui composent ce volume s’intéressent à l’hérésie. L’hérésie se caractérise par sa relativité. Nul ne se revendique hérétique, sinon par provocation. Le qualificatif d’hérétique est toujours subi par celui qui le porte et il est toujours porté sur autrui. Cela rend l’hérésie difficilement saisissable si l’on cherche ce qu’elle est en elle-même. Mais le phénomène apparaît avec davantage de clarté si l’on analyse les discours qui l’utilisent. Se dessinent dès lors les représentations qui habitent les auteurs de discours sur l’hérésie et les hérétiques, discours généralement sous-tendus par une revendication à l’orthodoxie. Hérésie et orthodoxie forment ainsi un couple, désuni mais inséparable. Car du point de vue de l’orthodoxie, l’hérésie est un choix erroné, une déviation, voire une déviance. En retour, c’est bien parce qu’un courant se proclame orthodoxe que les courants concurrents peuvent être accusés d’hérésie. Sans opinion correcte, pas de choix déviant. La thématique de l’hérésie s’inscrit ainsi dans les questions de recherche sur l’altérité religieuse. A travers l’accusation d’hérésie, une image de l’autre se construit, une communauté se constitue, parfois fictive et toujours connotée négativement. En revanche, la communauté qui se proclame orthodoxe se définit comme telle en fixant les limites au-delà desquelles non seulement l’autre est exclu mais devient l’ennemi à éliminer. Par là se renforce sa cohésion.

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Table des matières

Note de l’éditrice de la collectionSylvie PEPERSTRAETE

IntroductionChristian BROUWER

L’hérésie d’après le Code théodosien (XVI) : l’aggravation d’un griefAlain LE BOULLUEC

Antioch, Alexandria and the formula of reunionMark EDWARDS

Social heresy in the works of Theodoret of Cyrrhus: The Sermon On Divine ProvidencePhilip WOOD

Pourquoi et comment se fait un texte canonique ? Quelques réflexions sur l’histoire du CoranGuillaume DYE

La thrèskeia des Ismaélites. Étude de la première définition synthétique de l’islam par Jean de DamasGilles COURTIEU

Œcuménisme parmi les Syriens-Orientaux à l’époque de la renaissance syriaqueHerman TEULE

Aḥmad al-Kayyāl et la secte des Kayyāliyya : le dédale de l’historiographie musulmaneDaniel DE SMET

Le système politique de l’Islam médiéval offre-t-il une prime à l’hérésie ?Gabriel MARTINEZ-GROS

À propos de « l’hérésie » des « bons hommes » : un itinéraire d’approcheJean-Louis BIGET

Distinction mosaïque et hérésie : Guillaume de Saint-Thierry versus Pierre AbélardAnja VAN ROMPAEY

« Je crois donc je suis » : mémoire et nature de la communauté des premiers hérésiologues aux XVIe-XVIIe sièclesFrédéric GABRIEL

Les illusions identitaires : Shamsis, Yézidis, NestoriensMichel TARDIEU

« Hérésie », orthodoxie et nationalisme : usages de l’islam hétérodoxe en GrèceIsabelle DÉPRET

Liste des auteurs

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Note de l’éditrice de la collection

Sylvie PEPERSTRAETE

Le CIERL (Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité) de l’Université libre de Bruxelles, dont les séminaires, journées d’études et colloques ont déjà fait l’objet de nombreuses publications dans les Problèmes d’histoire des religions, a porté de 2008 à 2013, avec le soutien de l’Université, une action de recherche concertée (ARC) pilotée par Jean-Philippe Schreiber et intitulée « La religion de l’Autre. Lecture et interprétation de l’altérité religieuse dans l’islam, le christianisme et le judaïsme, de l’Antiquité tardive à nos jours ». Partant du constat que la plupart des études sur le judaïsme, le christianisme et l’islam reflétaient un point de vue presque exclusivement occidental, l’ARC a tenté de dépasser ce biais par une analyse des regards croisés entre les différentes traditions, au moyen d’une méthodologie basée sur une approche rhétorique, comparatiste et transdisciplinaire. Une place privilégiée a été accordée à l’islam, en raison de son importance actuelle sur le plan international. Le projet a notamment permis d’organiser cinq séminaires et trois grands colloques internationaux, qui sont publiés ou en cours de publication, et d’accueillir des collègues étrangers au sein du CIERL.

Le colloque « Hérésies. Une construction d’identités religieuses », qui a eu lieu à l’ULB du 28 au 30 septembre 2011, était la deuxième grande manifestation internationale organisée dans le cadre du projet ARC. Il avait pour but de s’interroger sur la notion même d’hérésie, « d’étudier les phénomènes historiques traditionnellement appelés hérésies et d’examiner leur rôle dans la construction d’identités religieuses ou confessionnelles ». Les différentes interventions, majoritairement consacrées à l’islam et/ou au christianisme oriental, ont traité de méthodologie, ont questionné la façon dont orthodoxie et hérésie se construisent, ou encore ont étudié l’influence des formes politiques sur la pluralité ou l’unicité des religions. Elles ont été rassemblées ici, à l’exception de quatre d’entre elles qui ont déjà fait, ou feront, l’objet de publications ← 7 | 8 → ailleurs : Baudouin Decharneux (FNRS, ULB), « Hérésie et identité : quelle pertinence conceptuelle au sein du premier christianisme ? » ; Christian Cannuyer (Faculté de Théologie de l’Université catholique de Lille), « Regards sur l’islam dans la dernière phase de la littérature copte (VIIe-XIIIe siècle) » ; Barbara Roggema (John Cabot University, Rome), « Christian Arabic Apologists on Christian Heresies and Islam » et Samir Khalil Samir (Université Saint-Joseph, Beyrouth et Institut pontifical oriental, Rome), « Le discours œcuménique arabe au Moyen Âge ». Une contribution supplémentaire, celle de Gilles Courtieu, « La thrèskeia des Ismaélites. Étude de la première définition synthétique de l’islam par Jean de Damas », est venue s’y ajouter tant les recherches de l’auteur s’intégraient bien dans la thématique du colloque.

Le présent volume n’aurait pas vu le jour sans le dynamisme et la compétence de Christian Brouwer, de Guillaume Dye et d’Anja van Rompaey, que je remercie ici chaleureusement. Guillaume Dye, dont la belle contribution est, vraisemblablement, appelée à devenir un article de référence, a de surcroît contribué de façon particulièrement importante au travail éditorial dans la mesure où la majeure partie de l’ouvrage aborde des thèmes liés à l’islam ou au christianisme oriental, deux domaines dont il est spécialiste.

Le volume Hérésies. Une construction d’identités religieuses a bénéficié du soutien financier du Fonds de la recherche scientifique – FNRS. Enfin, je tiens également à remercier Michèle Mat, directrice des Éditions de l’Université de Bruxelles, et Betty Prévost, sur lesquelles j’ai pu compter tout au long de la préparation de ce nouvel opus des Problèmes d’histoire des religions.

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Introduction

Christian BROUWER

Yhwh dit : Tous ensemble ils commencent à ne faire plus qu’une bouche et qu’une seule communauté ; rien ne leur sera plus impossible.

Ah descendons tout brouiller dans leur bouche, que chacun ne comprenne plus la bouche de l’autre.

Yhwh les disperse sur toute la terre.

Ils arrêtent de construire la ville1.

Cet extrait du récit de la construction de la Tour de Babel est un creuset de questions. Quelles sortes de communautés réunissent les hommes ? Comment sont-elles construites ? Où est l’unité, où est la multiplicité de l’humanité ? Tantôt les hommes se comprennent, tantôt ils ne se comprennent pas. Ils forment des communautés distinctes, antagonistes, s’opposant violemment. La division externe est-elle nécessaire pour bâtir une cohésion interne ? Rien n’est plus actuel que ces questions.

Parmi toutes ces formes de dissensions, les études qui composent ce volume s’intéressent à l’hérésie. L’hérésie est une notion singulière, qui se caractérise par sa relativité et la notion de relation. En effet, on aurait tort de tenter de définir quelque chose comme un en soi de l’hérésie. Nul ne se revendique hérétique, sinon par provocation. Le qualificatif d’hérétique est toujours subi par celui qui le porte et il est toujours porté sur autrui. Cela rend l’hérésie difficilement saisissable si l’on cherche ce qu’elle est en elle-même. Mais le phénomène apparaît avec davantage de clarté si l’on analyse les discours qui l’utilisent. Se dessinent dès lors les représentations qui habitent les auteurs de discours sur l’hérésie et les hérétiques, discours généralement ← 9 | 10 → sous-tendus par une revendication à l’orthodoxie. Hérésie et orthodoxie forment ainsi un couple, désuni mais inséparable. Car du point de vue de l’orthodoxie, l’hérésie est un choix erroné, une déviation, voire une déviance. En retour, c’est bien parce qu’un courant se proclame orthodoxe que les courants concurrents peuvent être accusés d’hérésie. Sans opinion correcte, pas de choix déviant.

La thématique de l’hérésie s’inscrit donc très précisément dans les questions de recherche sur l’altérité religieuse. À travers l’accusation d’hérésie, une image de l’autre se construit, une communauté se constitue, parfois fictive et toujours connotée négativement. En retour, la communauté qui se proclame orthodoxe se définit comme telle en fixant les limites au-delà desquelles non seulement l’autre est exclu mais devient l’ennemi à éliminer. Par là se renforce sa cohésion.

Dans le présent volume, un large éventail de questions liées à ces thématiques est abordé. Y sont rassemblées des contributions qui ont été présentées au colloque international « Hérésies. Une construction d’identités religieuses » organisé à l’Université libre de Bruxelles du 28 au 30 septembre 2011 dans le cadre d’un programme pluriannuel de recherche intitulé « La Religion de l’autre. Lecture de l’altérité religieuse dans le christianisme, le judaïsme et l’islam, de l’Antiquité tardive à nos jours » (2008-2013). Ce programme était porté par le Centre interdisciplinaire d’étude des religions et de la laïcité (CIERL). Les études éditées ici se centrent essentiellement sur le christianisme et l’islam.

Non seulement, donc, orthodoxie et hérésies sont complémentaires mais elles se construisent mutuellement : la première n’est pas nécessairement antérieure aux autres. Les modalités de ces constructions sont d’une grande variété. C’est le mérite de John Henderson d’en avoir analysé quelques mécanismes fondamentaux2. Sa méthode comparatiste, quoique périlleuse, est fructueuse, d’autant qu’elle s’étend au-delà des trois grandes religions monothéistes, en intégrant le néoconfucianisme. Ce point de comparaison supplémentaire donne davantage d’universalité à la méthode et surtout vérifie que certains mécanismes ne sont pas exclusivement liés à la tradition qui unit judaïsme, christianisme et islam. L’auteur ne s’interdit pas non plus quelques incursions dans des courants de pensées récents, comme le marxisme ou le freudisme.

Retenons ici quelques-unes de ses analyses qui pourront entrer en résonance avec les études publiées dans ce volume.

Un des problèmes du comparatiste est le point de départ de la comparaison. Sur la question des hérésies, cela se marque par la préséance du christianisme dans la caractérisation du phénomène hérétique. C’est à partir du christianisme que l’on a commencé à étudier et à définir l’hérésie. La notion est-elle donc transposable telle quelle dans les autres religions ? La question se pose si l’on ne considère l’hérésie que dans le cadre d’une autorité ecclésiastique forte, identifiée et centralisée, comme c’est le cas dans le catholicisme. Mais si l’on se centre sur la période du christianisme où l’orthodoxie chrétienne est en cours de constitution, à savoir la fin de l’Antiquité, la situation du christianisme est alors davantage comparable aux religions juive et musulmane, voire au néoconfucianisme. ← 10 | 11 →

Si l’on couple orthodoxie et hérésie, il faut en toute rigueur considérer l’hérésie comme une différence doctrinale. Mais dans bien des cas, l’hérésie est fondée sur des différences de pratiques plutôt que de doctrine. C’est pourquoi il faut comprendre l’orthopraxie dans l’orthodoxie et entendre l’hérésie comme hétérodoxie et hétéropraxie. Parmi les contributeurs à ce volume, Philip Wood montre comment les positions sociales de Théodoret de Cyr, dérivées de sa conception de la Providence divine, déterminent les limites de ce qu’il considère comme l’orthopraxie et par là- même ce qui relève dès lors de l’hérésie sociale.

Dans quelques cas, c’est la religion de l’autre qui est qualifiée d’hérésie, comme l’islam à ses débuts pour certains auteurs chrétiens. L’étude de Gilles Courtieu y fait largement écho dans son analyse de l’un des premiers témoignages chrétiens sur l’islam, le De haeresibus de Jean Damascène. De son côté, Herman Teule montre dans son article que les relations entre les confessions chrétiennes peuvent être conciliantes sur un plan tactique, tout en restant fermes sur la doctrine.

Mais le plus souvent l’hérétique est un ennemi de l’intérieur, un danger pour ceux qui se proclament orthodoxes.

D’après Henderson, l’orthodoxie se construirait sur quelques caractéristiques communes : la primauté et le caractère originel, la transmission véridique dans le temps sans altération, l’unité, la catholicité (ou l’universalisme), et le caractère de voie moyenne entre les extrêmes3. On sait désormais, depuis les travaux de Walter Bauer dans les années 1930, que l’image d’une orthodoxie catholique une et immuable depuis l’âge apostolique, marquée par une transmission apostolique inaltérable, ne tient plus. Par conséquent, la représentation ecclésiastique des hérésies comme autant de déviations de ce courant principal n’est plus défendable4. Ce type de revendication de l’inaltérabilité de la transmission n’est pas absent de l’islam, en particulier de l’islam sunnite, en dépit de l’absence d’autorité religieuse centralisée. La transmission véridique est censée reposer sur une doctrine toute élaborée par le Prophète, et maints efforts sont déployés pour assurer que les hadiths, ou traditions concernant le Prophète, ont été transmis sans altération aucune.

Cette transmission véridique peut s’interpréter en termes de tradition et de canon. Les travaux de Jan Assmann apportent un éclairage sur ces notions et leur application au couple orthodoxie – hérésie. Pour Assmann, la tradition peut être déterminée dans ce qu’il appelle la « mémoire culturelle », une mémoire qui a trait aux origines, aux mythes, aux repères fixes de la mémoire collective. Cette mémoire est transmise par des porteurs spécialisés (prêtres, professeurs, artistes, …). Un aspect plus restrictif encore de la tradition consiste dans le canon. À l’origine simple baguette d’architecte, le canon a évolué vers la notion d’étalon, de règle ou de norme. En contexte religieux chrétien, il est devenu un pouvoir consacrant, qui sélectionne dans la tradition les comportements, doctrines ou textes considérés comme sacrés5. Dans ses manifestations ← 11 | 12 → restrictives, une tradition religieuse consacre donc des pratiques et des doctrines – par lesquelles elle se définit – pour en exclure d’autres. Ce « reste », non consacré, est rejeté et comprend ce qui est anathématisé comme hérétique. Guillaume Dye consacre une longue étude à l’histoire de la composition du Coran, de la constitution du corpus à la canonicité effective du texte, en passant par les décisions visant à son édition et à sa canonisation.

L’hérésie de son côté est construite comme telle par le discours qui se proclame orthodoxe. Comme l’hérésie est souvent un effet de discours d’un courant dominant, l’étude de l’hérésiologie est centrale pour notre propos. Henderson constate la quasi-absence de contre-hérésiologie dans les courants considérés comme hérétiques, c’est-à-dire une hérésiologie qui accuserait l’orthodoxie d’hérésie6. Il en tire la suggestion que l’orthodoxie pourrait devoir son succès à la qualité de sa propagande.

Comme pour l’orthodoxie, Henderson relève ici quelques traits constants : la schématisation numérologique, binaire ou unificatrice ; une source et une transmission viciées, symétriques de la source et de la transmission véridiques ; le comble de l’hérésie qui est présenté comme une récapitulation de tous les maux dans un courant ou une personnalité ; enfin, la subtilité de l’hérésie, opposée à la clarté et à la simplicité de l’orthodoxie7.

L’ensemble de ces traits relève avant tout de la polémique et de la rhétorique. Ils sont des caractères du discours orthodoxe plus que de la réalité des courants hérétiques. Si l’hérésie n’est plus une chose que l’on peut définir en elle-même, la représentation que s’en fait l’orthodoxie devient première. Il ne s’agit plus tant de retrouver la « vraie » hérésie derrière les déformations polémiques, que de voir comment l’hérésie est constituée comme objet dans le discours orthodoxe.

La schématisation, par exemple, implique de réunir plusieurs hérésies en une seule ou au contraire de les multiplier, au risque d’être proche de l’invention, de manière à correspondre au schéma préétabli. On pense aux quatre-vingts hérésies, représentées par les quatre-vingts concubines du Cantique des cantiques chez Épiphane, ou les soixante-treize sectes de l’islam que l’on trouve dans les hadiths.

Sur fond de schématisation des hérésies, Daniel De Smet se livre à une passionnante enquête à propos d’Aḥmad al-Kayyāl et des Kayyāliyya. Si nous avons quelques informations sur l’hérétique aux prétentions messianiques et sa doctrine, sa « secte » en revanche reste dans les brumes de l’histoire et pourrait n’avoir été évoquée que pour répondre au schéma des soixante-treize sectes de l’islam.

En Occident, la schématisation se marque notamment par la réduction des hérésies actuelles aux hérésies du passé. Jean-Louis Biget le montre pour la dissidence des « bons hommes », appelée indûment hérésie cathare, courant chrétien opposé au christianisme d’incarnation. Mais la construction de cette hérésie par les clercs des XIIe-XIIIe siècles comporte également une réduction à l’unité en tant que contre-Église et véhicule l’image d’une hérésie orientale, dualiste et satanique. Les dissidences massives des XVIe-XVIIe siècles sont étudiées par Frédéric Gabriel. Il ← 12 | 13 → analyse les mécanismes de la mémoire culturelle dans la caractérisation de l’hérésie et notamment sa réduction à l’origine, mais aussi la construction de l’orthodoxie doctrinale, textuelle et ecclésiale, comme institution constitutive de l’être et du sens. Pour sa part, Anja Van Rompaey étudie la manière dont se construit l’accusation d’hérésie à l’encontre de Pierre Abélard (1079-1142), entre mécompréhension de la dialectique et rhétorique sélective.

Certains présupposés de l’hérésiologie se retrouvent jusque dans l’historiographie de l’hérésie aux XIXe et XXe siècles. Mark Edwards analyse finement les qualificatifs d’« antiochien » et d’« alexandrin » utilisés par la critique pour caractériser les tendances à l’œuvre dans la Formule de réunion de 433 sur les questions christologiques. Dans un contexte assez différent, Michel Tardieu trace les catégories utilisées par les orientalistes du XIXe siècle et du début du XXe siècle pour parler de minorités religieuses du Moyen-Orient comme les Yézidis, les Shamsis ou les Nestoriens.

Enfin, la place de l’hérésie dans la gestion politique du religieux est également une thématique spécifique à laquelle plusieurs contributions consacrent une part essentielle de leur propos. La question est ici de savoir en quoi la forme que prend le pouvoir politique influe sur la façon de traiter l’hérésie. On sait combien il a importé aux structures politiques de réduire l’hétérogénéité religieuse, de manière à disposer d’un facteur d’unification et de cohésion des populations gouvernées. Alain Le Boulluec en suit le processus dans la période capitale de constitution de l’orthodoxie chrétienne, à travers l’étude de l’aggravation progressive du grief d’hérésie dans le Code théodosien. On y voit la législation impériale adopter petit à petit les présupposés hérésiologiques. Pour le monde musulman, Gabriel Martinez-Gros analyse un mécanisme de renouvellement des dynasties dans les États musulmans : les tribus nomades, dont les croyances sont jugées hérétiques par les citadins, s’emparent des villes qu’elles jugent dépravées mais adoptent rapidement le comportement sédentaire et les doctrines orthodoxes de leurs prédécesseurs. Isabelle Dépret, enfin, étudie les rapports de l’hétérodoxie musulmane en Grèce contemporaine avec les nationalismes grec, turc, voire bulgare.

Ces quelques mots d’introduction ne peuvent prétendre épuiser la richesse des travaux qui ont contribué à ce volume. Ils sont bien plutôt une invitation à la lecture. La diversité des approches, des contextes, des périodes, converge toutefois vers le champ d’étude de l’altérité religieuse. Si l’hérésie peut représenter quelquefois la religion de l’autre, l’hérétique est plus généralement l’autre dans la religion. ← 13 | 14 →

1Genèse 11:5-8, in La Bible, dir. F. BOYER, Paris – Montréal, Bayard – Médiaspaul, 2001 ; Premiers/Genèse, trad. F. Boyer – J. L’Hour, p. 59-60.

2J. B. HENDERSON, The construction of orthodoxy and heresy : Neo-Confucian, Islamic, Jewish, and early Christian patterns, Albany (N.Y.), State University of New York Press, 1998.

3J. B. HENDERSON, op. cit., p. 85-117.

4W. BAUER, Rechtgläubigkeit und Ketzerei im ältesten Christentum, Tübingen, Mohr, 1934 ; trad. fr. par P. Vuagnat, C. Mimouni et S. C. Mimouni, Orthodoxie et hérésie aux débuts du christianisme, 2e éd., Paris, Cerf, 2009.

5J. ASSMANN, Das kulturelle Gedächtnis : Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, Munich, Beck, 2002, trad. fr. D. Meur, La mémoire culturelle : écriture, souvenir et imaginaire politique dans les civilisations antiques, Paris, Aubier, 2010.

6J. B. HENDERSON, op. cit., p. 27.

7Ibid., p. 119-169.

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L’hérésie d’après le Code théodosien (XVI) : l’aggravation d’un grief

Alain LE BOULLUEC

Le sens nouveau que donne Justin à hairesis et les stratégies d’exclusion qu’il implique font émerger au milieu du IIe siècle la notion d’hérésie. Je ne vois pas de raison de modifier sur ce point le constat que j’avais établi dans mon étude publiée en 19851. Cet instrument de rejet, affiné jusqu’au IVe siècle, a servi à résoudre la difficulté inhérente aux dissensions internes du christianisme, et la notion inséparable d’orthodoxie à construire l’identité de la religion nouvelle. Le discours hérésiologique a contribué aussi à l’affirmation de l’Église face à la société antique, dans ses rapports avec les Juifs, notamment, et avec les cultes traditionnels du monde gréco-romain. Une mutation importante s’est produite, cependant, au temps de Constantin et de ses successeurs, quand ce discours est entré dans la législation impériale. Mon propos est ici d’en repérer quelques effets.

Avant Constantin

Du côté chrétien, Justin déjà incite l’empereur à retourner les poursuites contre les pseudo-chrétiens, les hérétiques ; après avoir présenté les enseignements du Christ et dénoncé les imposteurs, à partir de paroles du Christ (Mt 7:22-23 ; Lc 13:26-28 ; Mt 13:42-43 ; 7:15-16, 19 ; 24:5), il conclut : « Que soient donc punis ceux qui ne vivent pas conformément à ses préceptes et qui ne sont « Chrétiens » que de nom, qu’ils le soient même par vous, nous le demandons » (Apol. I, 16, 14)2. Dans le même contexte, il reprend sournoisement contre ceux qui sont censés se réclamer de Simon, ← 15 | 16 → ou de son disciple Ménandre, ou de Marcion, pour leur en réserver l’exclusivité, les rumeurs qui avaient cours contre les chrétiens :

Se livrent-ils ou non à ces pratiques honteuses qu’on trouve dans les fables, extinctions de lumières, promiscuités sans contrainte, repas de chair humaine, nous l’ignorons, mais nous savons bien qu’ils ne sont l’objet, de votre part, ni de poursuites, ni de condamnations à mort, fût-ce à cause de leurs doctrines. Du reste, nous avons composé un Traité contre toutes les hérésies qui se sont produites : si vous voulez en prendre connaissance, nous vous le ferons tenir (Apol. I, 26, 7-8)3.

Dès sa naissance, le discours hérésiologique, non content de dénier aux gens qualifiés d’hérétiques l’appartenance au christianisme et de les exclure de l’Église, appelle sur eux la vindicte du pouvoir impérial, en les transformant en criminels indignes de la cité, voire de l’humanité, et passibles des châtiments prévus par le droit séculier.

L’Église du temps des persécutions a préparé pour les empereurs devenus chrétiens les arguments d’une autre oppression, organisée par les lois contre les hérétiques4. Avant la christianisation de l’Empire, cependant, des vœux tels que celui d’un Justin n’ont pas été suivis d’effet. En dehors des mesures prises contre les manichéens, lesquelles, au temps de Dioclétien, ont d’autres causes que leur entrée dans la liste des « hérétiques », l’intervention du pouvoir impérial dans les conflits internes de l’Église prenant la forme de procès en « hérésie » reste au niveau du contrôle des associations et de la gestion de leurs biens. Dans les années 260-270, les institutions de l’Église sont assez développées pour que des synodes, selon une procédure très stricte, finissent par démettre Paul de Samosate de son siège épiscopal d’Antioche et par l’excommunier5. Comme il refuse de quitter « la maison de l’Église », l’empereur est sollicité par les autorités ecclésiastiques qui ont condamné Paul. Aurélien, écrit Eusèbe, « prit une décision très favorable sur la conduite à tenir : il ordonna que la maison fût attribuée à ceux avec qui correspondaient les évêques de la doctrine chrétienne en Italie et dans la ville de Rome » (H. E. VII, 30, 19). C’est assurément pour éviter des désordres dans la cité d’Antioche, reconquise en 271 ou 272, que l’empereur attribue la possession de la maison épiscopale à la communauté fidèle au nouvel évêque et aux pasteurs qui avaient élargi au clergé d’Italie et de Rome l’accord sur l’exclusion de Paul6. Il n’est sans doute pas inspiré par une sympathie particulière pour les chrétiens qui s’exprimerait par la détestation de l’hérétique7, contrairement à ce que laisse entendre Eusèbe qui conclut : « Tel était alors Aurélien à notre égard ; mais, lorsque son règne eut avancé, il éprouva d’autres sentiments envers nous, et ← 16 | 17 → désormais il était excité par certains conseils à réveiller la persécution contre nous » (H. E. VII, 30, 20)8.

Les continuités et les mutations perceptibles dans le Code théodosien

Le grief d’hérésie subit un changement capital quand il passe de la réglementation ecclésiastique au ius publicum, à partir de l’arrivée au pouvoir de Constantin et à la faveur de la christianisation de l’Empire sous Théodose Ier. Cette mutation a des conséquences sociales absolument nouvelles, qui aggravent la nocivité de la désignation, stigmatisante selon la loi dorénavant. La notion elle-même en porte à jamais la marque indélébile.

Les compilateurs du Code théodosien (CTh), qui ont travaillé sous les ordres de Théodose II, ont réuni au livre XVI, titre 5, les décrets des empereurs, de Constantin à Théodose II, concernant les hérétiques, antérieurs à 438. Ce corpus est à compléter par des lois conservées dans d’autres parties du CTh, ainsi que dans le Code justinien et dans les Constitutions sirmondiennes. L’étude de cet ensemble est facilitée aujourd’hui par la traduction annotée (accompagnant les textes latins édités autrefois par T. Mommsen, P. Meyer et P. Krüger) publiée en deux volumes aux Sources chrétiennes, sous le titre Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II9. Les limites de mon article ne permettent pas l’examen détaillé de ces lois ni le recours systématique à une bibliographie considérable. Je me bornerai à indiquer les traits qui renforcent la fonction accusatrice des termes « hérésie » et « hérétiques » et leurs effets, dans cette rencontre entre le droit romain et la notion forgée par la polémique interne au christianisme, ainsi que les normes ecclésiastiques qu’elle a produites, rencontre qui fait émerger une conception nouvelle de la religion. Je m’appuierai principalement sur les travaux récents de K. Leo Noethlichs10, ← 17 | 18 → Hartmut Zinser11, Lellia Cracco Ruggini12, Maria Victoria Escribano Paño13, Daniel Boyarin14, Caroline Humfress15.

En plus d’un siècle, la politique impériale n’a pas manqué de varier, selon les pressions diverses exercées sur les empereurs par leur entourage clérical et selon leurs intérêts ou sympathies propres. Il en résulte parfois des incohérences dans le CTh. Un exemple des plus frappants est le décret pris à Milan par Valentinien II le 23 janvier 386, qui se réfère avec respect au Concile de Rimini réuni en 359 sur l’ordre de Constance II et qui accorde le droit de réunion à ceux que l’historiographie moderne continue d’appeler semi-ariens, les gens qui s’opposeraient à cette décision étant menacés des pires châtiments, réservés ailleurs aux hérétiques :

Ceux qui estiment que le droit de se réunir n’a été accordé qu’à eux seuls doivent savoir que, s’ils tentent de fomenter des troubles contre l’ordonnance de Notre Tranquillité, ils subiront les châtiments sur leur vie et leur sang comme auteurs de sédition et de perturbation de la paix des Églises et même de délit de majesté.

Cette loi a été inspirée par les sentiments pro-ariens de Justine, la mère du jeune empereur16. Elle fut abolie le 14 juin 388 par Théodose (XVI, 5, 15) :

Que tous les membres des diverses sectes infidèles, que la folie d’une misérable conspiration dresse contre Dieu, n’obtiennent jamais la permission de tenir des assemblées, de participer à des réunions, de faire des rassemblements clandestins, de dresser impudemment par l’intermédiaire d’une main impie les autels de la traîtrise criminelle et de simuler la célébration des mystères pour offenser la vraie religion…

Les compilateurs du CTh ont retenu le même passage du décret du 23 janvier 386, sous une forme erronée qui le situe à Constantinople, le rapportant ainsi à l’autorité principale de Théodose, pour en faire une loi générale contre ceux qui troublent l’ordre public pour des motifs religieux (XVI, 4, 1).

Lellia Cracco Ruggini a mis en évidence « l’oscillation normative » dans le cas des Eunomiens au cours des deux dernières décennies du IVe siècle et des premiers lustres ← 18 | 19 → du Ve siècle17, de même que les changements produits par une conception plus réaliste de l’applicabilité des peines : ainsi les amendes infligées aux Donatistes, appréciées en livres d’or dans la constitution du 30 janvier 412 (CTh XVI, 5, 52)18, le sont en livres d’argent dans celle du 17 juin 414 (XVI, 5, 54, 4). Les lois contre les hérétiques sont caractérisées en outre par une certaine flexibilité, quand elles concèdent parfois des dérogations ou n’appliquent pas les sanctions les plus sévères : par exemple, le décret d’Arcadius qui renouvelle le 13 mars 395 les peines prévues contre les Eunomiens révoque des décisions particulières qui les avaient suspendues « dans l’espoir qu’ils se corrigent »19. Le souci principal des autorités séculières est de maintenir la paix religieuse et de garantir l’ordre public. Si la rudesse, pour parvenir à cette fin, n’est pas toujours de mise, le propos constant est de canaliser les croyances et les pratiques du plus grand nombre possible de citoyens vers une même foi religieuse, dont la puissance d’unification procède de l’harmonie entre les principaux sièges épiscopaux. En définitive, on ne tolère guère les déviations, et le CTh illustre majoritairement le choix de la répression. La fin commune est d’éradiquer les hérésies20.

Il faut rappeler que le CTh ne donne pas le texte complet des lois que les compilateurs avaient reçu mission de recueillir. Ils ont obéi en cela aux consignes de Théodose (connues grâce à CTh 1, 1, 5 et I, 1, 6), comme on peut le vérifier en comparant les dix Constitutions sirmondiennes qui présentent des correspondances avec des textes du CTh et qui donnent ceux-ci dans leur intégralité21. Les textes théodosiens ont été « épurés de leurs considérants et consignes de publication »22. Les motivations du législateur apparaissent beaucoup plus clairement, de façon explicite, dans les Sirmondiennes. Ainsi la Sirmondienne 14 (loi émise à Ravenne le 15 janvier 409 par Honorius et Théodose) restitue-t-elle une réflexion des empereurs (et de leurs juristes) sur le devoir qu’ont les juges de sévir contre les Donatistes, avec des considérants qui pourraient valoir pour toute la législation contre les hérétiques ; aux juges accusés de connivence dans la province d’Afrique avec les persécuteurs des évêques de l’Église catholique, l’argument suivant est opposé :

Fallait-il attendre de voir des évêques, après avoir déposé des accusations contrairement à la sainteté de leur état, porter plainte contre les dommages dont ils furent victimes et exiger en punition l’exécution des coupables, eux qu’il convient de venger malgré eux ? Celui qui prêche le pardon envers autrui, celui qui enseigne l’indulgence, on le réduit à la nécessité qu’il paraisse ou avoir lui-même pris en main sa propre défense (ce qu’un autre ne lui refuserait pas s’il le lui demandait), ou – pour observer les enseignements du sacerdoce – se soumettre à la violence de criminels impunis23. ← 19 | 20 →

Une belle formule, conservée, elle, dans le CTh (XVI, 2, 31), fait écho plus loin à cette phrase : le gouverneur de la province « n’attendra pas que l’évêque réclame vengeance des violences qu’il a subies puisque sa sainteté ne lui laisse que la seule gloire de pardonner »24. Nous avons ici comme la théorie implicite de la responsabilité du pouvoir politique et juridique dans un Empire devenu chrétien : le bras séculier assume la rigueur de la dénonciation et du châtiment qui s’ensuit, à la fois pour protéger la sainteté du sacerdoce, la douceur étant connaturelle à ce dernier selon la conception chrétienne elle-même, et pour maintenir l’ordre public. Ce texte a une résonance involontairement ironique, à deux niveaux. On sait, d’une part, combien les clercs étaient ardents à déposer plainte. D’autre part, et cette fois à l’encontre de la suffisance de l’autorité étatique, si l’on étend l’argument à l’ensemble des mesures prises contre les hérétiques, dans des cas où n’étaient pas commises les exactions reprochées en l’occurrence aux Donatistes, il reste que la prétention de la foi majoritaire des tenants du sacerdoce à constituer l’unique religion vraie pesait d’un grand poids sur les décisions du pouvoir impérial. Nous aurons à revenir sur les agissements nouveaux du couple hérésie-orthodoxie.

Une autre Sirmondienne (12) conserve des considérants analogues sur la répartition des rôles, qui sont absents des textes du CTh XVI, 5, 43 et 10, 19, repris dans le décret d’Honorius et de Théodose donné à Rome le 25 novembre 407 et affiché à Carthage le 5 juin 408, contre les Donatistes, contre « les Manichéens ou les Priscillianistes », et contre les païens :

Les esprits impies des hérétiques et la superstition des païens auraient dû être corrigés par la seule sollicitude des religieux prêtres de Dieu à s’occuper des fautes, par leur empressement à les avertir, par l’autorité de leur enseignement. Et pourtant les décrets de Nos lois n’ont pas perdu leur valeur, pour ramener à la religion du Dieu tout-puissant, par la crainte affichée du châtiment, ceux qui s’en détournent et pour former aussi les ignorants pour le service de Dieu. Mais il est vrai que la puissance du mal, troublant les affaires humaines aussi bien que divines, pousse à leur perte, tant présente que future, un très grand nombre de personnes abusées par des croyances fausses, et ruine à la fois pour Dieu et pour nous les vies des malheureux qu’elle livre ici-bas aux lois et contraint là-bas à subir le jugement »25.

Sans doute les textes originaux des décrets contre les hérétiques donnaient-ils des définitions moins sommaires de l’hérésie que les rares mentions figurant dans la compilation. Un rescrit d’Arcadius, du 3 septembre 395, à l’occasion d’une affaire particulière, en réponse à une question posée par le proconsul d’Asie Aurelianus, en fournit une, fort brève, qui a valu à ce rescrit d’être retenu dans le CTh :

Doivent être compris sous le vocable d’hérétiques et doivent tomber sous le coup des lois portées contre eux ceux qui seront trouvés dévier même par une proposition ténue du jugement et de la voie de la religion catholique. C’est pourquoi Ton Expérience saura que l’hérétique Heuresius ne doit pas être compté au nombre des très saints évêques26. ← 20 | 21 →

La première phrase, pour la même raison, a été transcrite dans le Code justinien, I, 5, 2. Une constitution d’Honorius et Théodose (Ravenne, 1er avril 409), qui soumet la secte présentée comme « nouvelle » (cf. XVI, 5, 43) des « adorateurs du ciel » (caelicolae) aux punitions pesant sur les hérétiques, justifie la mesure d’une façon qui lie indissociablement, sous la qualification de « chrétien », la « foi » et la « loi » : « Il est sûr en effet que tout ce qui s’éloigne de la foi des chrétiens est contraire à la loi chrétienne » (XVI, 8, 19)27. Ces brèves définitions générales sont complétées par tous les textes où l’hérésie est présentée négativement, comme étrangère à la vraie religion, c’est-à-dire à l’Église, garante de l’orthodoxie et fondée sur la succession apostolique, dans la communion des évêques. Les décrets 2 et 3 retenus dans le titre 1 du livre XVI (édits de Théodose du 28 février 380 et du 30 juillet 381) sont à cet égard de première importance. Aux « chrétiens catholiques » qui suivent cette religion sont opposés « les autres, insensés et fous » :

Nous jugeons qu’ils doivent supporter l’infamie attachée à l’opinion hérétique, que leurs assemblées ne reçoivent pas le nom d’Église, que, frappés tout d’abord par la vengeance divine, ils le soient ensuite par le châtiment de notre action inspirée par la volonté céleste (XVI, 1, 2).

On reconnaît dans les normes ecclésiastiques invoquées par l’empereur l’aboutissement des concepts mis en place progressivement depuis Irénée. De même, la manière de nommer les groupes qualifiés d’hérétiques est héritée de la tradition hérésiologique, sous ses deux formes, soit d’après le nom d’un maître, selon la méthode polémique inaugurée par Justin, soit d’après une origine géographique, un trait de doctrine ou une pratique particulière, selon le modèle attesté chez Clément d’Alexandrie et généralisé par la suite28. Les deux procédés sont réunis contre les Nestoriens dans le décret du 3 août 435 de Théodose II :

Après la condamnation de l’auteur d’une superstition monstrueuse, Nestorius, que la marque d’infamie du nom qui leur revient brûle les membres de son troupeau pour qu’ils n’usent pas abusivement de l’appellation de chrétiens. Mais, de même que les Ariens ont reçu d’une loi de Constantin de divine mémoire, pour une impiété du même genre, le nom de Porphyriens à partir de celui de Porphyre, de même que partout les membres de la secte sacrilège de Nestorius soient appelés Simoniens pour que, ayant imité le crime de Simon en désertant Dieu, ils paraissent à bon droit recevoir ce nom. (…) Ainsi, que personne ne fasse mention dans une discussion religieuse d’un autre nom que celui donné ci-dessus (…) (XVI, 5, 66).

Le recours aux catalogues (par exemple en XVI, 5, 11) est aussi un procédé éprouvé de la polémique chrétienne antérieure. Il souligne l’étrangeté, l’altérité, et permet les amalgames les plus dangereux. Il va jusqu’à prêter aux accusés eux-mêmes les désignations ainsi fabriquées, faisant de ses propres sobriquets un crime ← 21 | 22 → supplémentaire de dissimulation, mettant le comble au brouillage des identités, multipliant les suspects et les possibilités de dénonciation. Le décret du 3 mai 381 pris contre les Manichéens fait preuve en la matière d’un cynisme confondant :

Que, par une fraude maligne, ils ne se défendent pas en se cachant sous ces noms trompeurs dont beaucoup, à notre connaissance, veulent se faire appeler et désigner comme étant de foi éprouvée et d’une conduite plus chaste. Ainsi, certains d’entre eux veulent-ils se faire appeler encratites, apotactiques, hydroparastates ou saccofores pour feindre, pour ainsi dire, par la variété de ces divers noms l’accomplissement des devoirs de l’état religieux. Il convient donc que l’utilisation de ces noms ne protège aucun d’eux, mais qu’ils soient tenus pour infâmes et exécrables pour crime de secte (XVI, 5, 7).

La réitération de cette loi le 31 mars 382 en manifeste les effets redoutables :

Quant à ceux que, par une dénomination monstrueuse, on appelle encratites, ainsi que les hydroparastates et les saccofores, s’ils sont convaincus par un tribunal, trahis par leur crime même, et cela même si l’on a trouvé contre eux un faible témoignage de ce forfait, Nous ordonnons qu’ils soient livrés au dernier supplice et au châtiment inexpiable. (…) En conséquence, que Ta Sublimité (sc. le Préfet du prétoire Florus) nomme des enquêteurs, ouvre le tribunal, reçoive les témoignages et les dénonciations sans tenir compte de la malveillance des délateurs (…) (XVI, 5, 9).

Une autre confusion délibérée est l’effacement de la distinction entre schisme et hérésie. Certes, l’expression qui réunit « les schismatiques et les hérétiques » suppose une différence préalable, mais cet appariement a pour fin de faire peser sur le schisme la gravité du délit d’hérésie. Son efficacité est parfaitement illustrée par le décret du 13 février 405 pris à Ravenne contre les Donatistes :

(…) Nous avons décidé de détruire par une nouvelle constitution tout particulièrement cette secte qui, pour ne pas être qualifiée d’hérétique, préférait se faire appeler schisme. Car on dit que ceux qui sont appelés Donatistes se sont tellement avancés sur la voie du crime qu’ils auraient renouvelé le sacro-saint baptême par une coupable témérité, foulant à nouveau aux pieds les mystères. (…) C’est ainsi qu’il arriva que l’hérésie naquit du schisme (XVI, 6, 4).

Innovations

En exploitant les méthodes de l’hérésiologie, avec tous ses présupposés, la législation impériale, à partir de Constantin, et surtout de Théodose Ier, innove grandement par rapport au droit romain antérieur. Que l’État intervienne dans le contrôle du culte, c’est à Rome une tradition très ancienne. Les sacra et les sacerdotes, c’est-à-dire ce qui concerne les rites et les prêtrises, relèvent du ius civile (précisément du ius publicum selon Ulpien, qui à l’intérieur du ius civile distingue la sphère « publique » de la sphère privée29). La loi doit assurer la rectitude des pratiques, en vue de l’intérêt public, de l’utilitas publica, protéger les relations correctes entre les hommes et les dieux, en des lieux et des temps bien déterminés, et contrôler les influences des cultes étrangers, licites tant qu’ils ne contreviennent pas à l’ordre ← 22 | 23 → romain. En intervenant dans le domaine des « choses sacrées », pour maintenir la cohésion sociale, les législateurs d’un Empire devenu chrétien sont fidèles à ces devoirs. Tout change cependant dès lors que l’exclusion vise l’hérésie, pour défendre son contraire inéluctable, l’orthodoxie, dans un monde où s’impose une conception nouvelle de la religion et, par conséquent, du délit religieux. La faute, qui consiste principalement en une erreur théologique, incombe à l’impie (individu ou groupe) et c’est le châtiment du coupable qui est la mesure de salut public. On est loin de la pratique du droit romain ancien pour lequel, selon les analyses de John Scheid, l’infraction commise par l’individu n’a d’existence que sous ses aspects profanes, au même titre que toute autre transgression des lois publiques, alors qu’il revient à la cité d’expier rituellement la souillure produite par ce manquement aux règles du culte et ce désordre contraire à la pax deorum et à la stabilité de la communauté30. Si par ailleurs les exclusions périodiques de groupes « religieux » sont bien attestées sous la République ou au début de l’Empire, elles visent des comportements perçus comme des actes séditieux et non pas comme des délits dans lesquels serait engagée l’activité religieuse de la cité31. Comme l’ont montré plusieurs études dans les décennies récentes, le terme religio a changé de sens dans le cours du IVe siècle. Citons Daniel Boyarin, qui résume les acquis de la recherche sur ce sujet :

(…) religio ne concerne plus les pratiques utiles et appropriées pour maintenir la solidarité et l’ordre social mais devient la croyance en ce qui est vrai, c’est-à-dire ce qui est sanctionné par une orthodoxie œcuménique ayant autorité et finalement établie légalement32.

Les termes de l’édit de Théodose du 23 février 380 sont très clairs :

Nous voulons que tous les peuples régis par le gouvernement de Notre Clémence pratiquent la religion transmise aux Romains par le divin apôtre Pierre, telle que se manifeste jusqu’à maintenant la religion qu’il a enseignée. Il est clair que c’est celle que suivent le pontife Damase et Pierre, évêque d’Alexandrie, homme d’une sainteté apostolique, à savoir que nous devons croire, selon l’enseignement des apôtres et la doctrine de l’Évangile, en une divinité unique, Père, Fils et Esprit Saint, dans une égale majesté et une sainte Trinité. Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi soient rassemblés sous le nom de chrétiens catholiques (…)33.

Que la « religion », le christianisme en l’occurrence, puisse être « vraie », cela signifie que l’ensemble des pratiques actualisant le contact entre les hommes et la/les divinité/s qui garantit la cohésion sociale et politique se mue en appartenance à une communauté nouvelle et en adhésion à ses institutions et au contenu de sa foi. L’orthodoxie impose ainsi une définition de l’identité dominée intégralement par ses normes, de manière absolue. Le moindre défaut annihile l’identité. Il fait tomber dans ← 23 | 24 → la fausseté et la folie de l’hérésie. Rappelons la conclusion déjà citée, du même édit de Thessalonique du 28 février 380 :

Quant aux autres, insensés et fous, nous jugeons qu’ils doivent supporter l’infamie attachée à l’opinion hérétique …

Cette perte de l’identité chrétienne se traduit concrètement, selon la loi de l’État, qui porte châtiment, par la privation de droits civiques, voire par la mort physique.

Les hérétiques sont souillés et contagieux. Une constitution du 10 mars 388, à Thessalonique, les exclut de la société civile romaine :

Nous ordonnons d’écarter de tous lieux, des murailles des villes, de la réunion des honnêtes gens, de la communion des saints34, les Apollinariens et tous les autres sectateurs des diverses hérésies (…) Qu’ils occupent des lieux où ils se trouvent le plus possible séparés de la communauté humaine comme par quelque retranchement (…) (XVI, 5, 14).

Certes, l’intérêt public peut inciter à maintenir l’hérétique dans la société civile, en l’empêchant d’échapper à ses charges (munera). Un décret de Théodose pris à Constantinople le 26 juin 409 contre les Montanistes et les Priscillianistes, exclus de la militia, précise :

Mais si une naissance curiale ou le lien des ordres ou de la milice dans les cohortes lie certains aux devoirs des charges, Nous ordonnons qu’ils y soient astreints pour que, sous couleur d’une religion condamnée, ils n’obtiennent pas les faveurs d’une exemption enviée35.

Mais les réunions d’hérétiques sont interdites dans les villages ou dans les cités. Retenons, parmi beaucoup d’autres36, le décret du 6 août 425 :

Nous ordonnons que les Manichéens, les hérétiques ou les schismatiques et toute secte ennemie des catholiques soient chassés de la vue même des diverses villes pour qu’elles ne soient pas souillées par la présence contagieuse de ces criminels (XVI, 5, 64).

Au demeurant, en frappant les hérétiques et les apostats de la sentence d’infamia, bien connue dans le droit romain, et prononcée au terme de procès, les législateurs impériaux du IVe siècle et du début du Ve condamnent les individus accusés de telles déviations religieuses à perdre tout ou partie de leurs droits civiques et de leurs prérogatives légales, ce qui a de graves conséquences sur le plan social et ← 24 | 25 → économique37. Interdictions de faire un testament ou une donation, de recevoir un héritage, d’accéder aux diverses fonctions de la militia, amendes, confiscation des biens, relégation, perte de la citoyenneté romaine, autant de peines qui accablent les hérétiques38. L’opiniâtreté subreptice et la récidive sont punies du châtiment de la proscription et du sang39. Les peines s’étendent à ceux qui, sans être hérétiques, sont suspects de connivence : les mesures de confiscation des lieux ou des maisons où se sont tenues des réunions interdites d’hérétiques, ou les amendes dans certains cas, sont constamment réitérées40.

Maria Victoria Escribano Paño, en comparant le statut légal de l’hostis publicus à celui des hérétiques dans le CTh, montre qu’un transfert s’est opéré de l’idéologie justifiant la mise à l’écart de l’hostis publicus à celle qui sous-tend l’exclusion de l’haereticus41. Une analyse très fine des deux édits de Théodose du 28 février 380 (XVI, 1, 2) et du 10 janvier 381 (XVI, 5, 6) et du progrès, du premier au second, dans la précision et la rigueur du propos, la conduit à noter que pour la première fois en 380 la foi elle-même (celle de Nicée en l’occurrence) devient objet de législation, et que l’hérésie est assimilée au sacrilegium42, concept légal apparenté à bien des égards au crimen maiestatis ; à souligner aussi que la base légale des poursuites est plus solidement établie dans l’édit de 381, que l’agressivité du langage reflète à la fois celle du discours hérésiologique chrétien et, du côté de l’autorité impériale, celle de l’édit de Dioclétien contre les Manichéens de 302 ou de la lettre de Constantin aux hérétiques de 32643 ; l’examen du lexique du dénigrement (dementia, labis contaminatio, sacrilegii venenum, perfidiae crimen, nefandum prodigium, nomen monstruosum, eruptio factiosa, furor) et de son histoire confirme qu’une telle représentation de la dissidence hérétique donne mandat à l’État d’intervenir pour expulser les hérétiques comme des agents de contamination et de division dans la société, justifiant ainsi les ← 25 | 26 → mesures concrètes de bannissement et de déportation44. Hérésie et vie sociale dans les cités deviennent mutuellement exclusives45.

Quant à la peine de mort, déjà évoquée, elle est justifiée par un décret d’Arcadius daté du 4 mars 398 contre les Eunomiens (associés aux Montanistes) d’une façon qui assimile l’hérésie au délit de maleficium ; non seulement les livres des hérétiques doivent être recherchés et « brûlés sur le champ en présence des juges », selon une pratique courante depuis le début de l’Empire contre les ennemis du bien public, mais la loi ajoute :

S’il arrivait que quelqu’un soit convaincu, à quelque occasion que ce soit ou par fraude, d’avoir caché et de n’avoir pas livré quelques-uns de ces ouvrages, qu’il sache qu’il sera puni de mort en tant que détenteur de livres nuisibles et écrits dans un délit de maléfice (XVI, 5, 34)46.

Maleficus, dès le temps d’Apulée, était devenu synonyme de magus47, ce qui reflète la criminalisation de la magie, de plus en plus exploitée pour réprimer les actes religieux déviants. Un résumé du droit romain datant très probablement de la fin du IIIe siècle, les Sententiae attribuées au juriste Iulius Paulus, dans le passage qui commente la lex Cornelia de sicariis et veneficiis, antérieure de près de quatre siècles, est un témoin radical de ce mode de répression. Le décret d’Arcadius le porte à son comble en l’appliquant à l’hérésie. Il va en effet plus loin que cet abrégé, qui limite aux humiliores la peine capitale pour détention de libri artis magicae, les autres étant condamnés à la déportation dans une île48. La contagion de l’hérésie ne peut être purifiée que par la mort.

Ce cas extrême dans le CTh est aussi emblématique. Il concentre en sa pointe mortelle la nocivité du grief d’hérésie dans la législation du premier siècle de l’Empire chrétien. L’hérésie n’est pas un concept, c’est une accusation qui peut ruiner, bannir et tuer. Elle n’a pas non plus de contenu définitionnel qui soit approprié à l’identité de l’autre qu’elle a pour fonction de rejeter. L’amalgame et la confusion lui sont inhérents et elle ne tient sa réalité que de la délation.

1A. LE BOULLUEC, La notion d’hérésie dans la littérature grecque (IIe-IIIe siècles), Paris, Études augustiniennes, 1985.

2Traduction A. WARTELLE, Saint Justin. Apologies, Paris, Études augustiniennes, 1987, p. 121.

3Ibid., p. 133.

4C’est l’une de mes conclusions dans LE BOULLUEC, op. cit., p. 554.

5Voir Eusèbe, Histoire ecclésiastique (dorénavant H. E.) VII, 27-30.

6Voir déjà l’adresse de la synodale citée par Eusèbe, H. E. VII, 30, 2.

7Au souci de maintenir l’ordre a pu s’ajouter le désir de punir Paul pour la neutralité bienveillante dont il avait dû jouir de la part de Zénobie lorsqu’Antioche était sous le pouvoir de la reine palmyrénienne. Cf. Ch. PIETRI, Histoire du christianisme, t. II ; Ch. et L. PIETRI (éd.), Naissance d’une chrétienté (250-430), Paris, Desclée, 1995, p. 89.

8Ch. et L. PIETRI (éd.), op. cit., p. 171-172.

9T. MOMMSEN (texte latin), J. ROUGÉ (traduction), R. DELMAIRE (introduction et notes), Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II (312-438), vol. I, Code théodosien XVI, Paris, Éditions du Cerf, 2005 (« Sources chrétiennes » 497), abrégé dorénavant SC 497, et T. MOMMSEN, P. MEYER, P. KRÜGER (texte latin), J. ROUGÉ (traduction), R. DELMAIRE (introduction et notes), Les lois religieuses des empereurs romains de Constantin à Théodose II (312-438), vol. II, Code théodosien I-XV, Code justinien, Constitutions sirmondiennes, Paris, Éditions du Cerf, 2009 (« Sources chrétiennes » 531), abrégé dorénavant SC 531.

10K. L. NOETHLICHS, « Revolution from the top ? « Orthodoxy » and the persecution of heretics in imperial legislation from Constantine to Justinian », in C. ANDO et J. RÜPKE (éd.), Religion and Law in Classical and Christian Rome, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 2006, p. 115-125.

11H. ZINSER, « Religio, secta, haeresis in der Häresiegesetzen des Codex Theodosianus (16, 5, 1/66) von 438 », in M. HURTEet al. (éd.), Hairesis. Festschrift für Karl Hoheisel zum 65. Geburtstag, Münster, Aschendorff, 2002, p. 215-219.

12L. C. RUGGINI, « Il Codice Teodosiano e le eresie », in J.-J. AUBERT et Ph. BLANCHARD (éd.), Droit, religion et société dans le Code théodosien, Recueil de travaux publiés par la Faculté des Lettres et Sciences humaines de l’Université de Neuchâtel, Genève, Droz, 2002, p. 21-37.

13Parmi ses nombreux articles sur le sujet : M. V. ESCRIBANO PAÑO, « The Social Exclusion of Heretics in Codex Theodosianus XVI », in J.-J. AUBERT et Ph. BLANCHARD (éd.), loc. cit., p. 39-66.

14D. BOYARIN, Border Lines. The Partition of Judaeo-Christianity, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2004, traduction française par J. Rastoin, avec la collaboration de C. et M. Rastoin, La partition du judaïsme et du christianisme, Paris, Éditions du Cerf, 2011.

15C. HUMFRESS, « Citizens and Heretics. Late Roman Lawyers on Christian Heresy », in E. IRICINSCHI et H. M. ZELLENTIN (éd.), Heresy and Identity in Late Antiquity, Tübingen, Mohr Siebeck, 2008, p. 128-142.

16Voir SC 497, p. 120, sur CTh XVI, 1, 4.

17L. C. RUGGINI, loc. cit., p. 23.

18Ibid., n. 16, maintient cette date, contre la correction de R. Delmaire (SC 497, p. 308).

19CTh XVI, 5, 25 ; voir L. C. RUGGINI, loc. cit., p. 26.

20H. ZINSER, loc. cit., p. 215.

21Voir l’étude de O. HUCK, SC 531, p. 462-468.

22O. HUCK, loc. cit., p. 466.

23SC 531, p. 525.

24SC 497, p. 183 et SC 531, p. 527.

25SC 531, p. 53 et 515.

26CTh XVI, 5, 28 ; voir SC 497, p. 270-271.

27SC 497, p. 397. Sur les deux mentions de ces caelicolae dans le CTh et sur le témoignage d’Augustin, Epist. 44, 6, 13, voir L. C. RUGGINI, loc. cit., p. 30-34 : le législateur donne l’impression de ne pas être absolument sûr de leur caractère hérétique, et il les associe aux Juifs et aux Samaritains.

28Voir les occurrences réunies par H. ZINSER, loc. cit., p. 215-216, et l’annexe I de SC 497, p. 473-486.

29Digeste 1.1.1.2 ; voir K. L. NOETHLICHS, loc. cit., p. 116 ; C. HUMFRESS, loc. cit., p. 130.

30J. SCHEID, « Le délit religieux dans la Rome tardo-républicaine », in M. TORELLI, J. SCHEID, A. FRASCHETTI (éd.), Le délit religieux dans la cité antique, Rome, Collection de l’École française de Rome 48, 1981, p. 117-171.

31J. SCHEID, loc. cit., p. 166.

32D. BOYARIN, La partition du judaïsme et du christianisme, op. cit., p. 376.

33XVI, 1, 2 ; cf. XVI, 1, 3, édit du 30 juillet 381 ; voir K. L. NOETHLICHS, loc. cit., p. 121-123.

34C. HUMFRESS, loc. cit., p. 133, n. 20. Tout en citant l’expression latine communio sanctorum, Humfress traduit et commente le tour communio sacrorum, « la communion aux choses sacrées », comme si le rédacteur de la loi avait emprunté ici aussi au vocabulaire traditionnel de la législation romaine. Il s’agit en fait, selon le texte lui-même, comme l’explique E. Magnou-Nortier (Le Code théodosien, Livre XVI et sa réception au Moyen Age, Paris, Éditions du Cerf, 2002, p. 218, citée par HUMFRESS, loc. cit., p. 134, n. 21), du souhait de voir les hérétiques excommuniés par les évêques orthodoxes.

35CTh XVI, 5, 48 ; cf. XVI, 5, 61 et 64 ; voir le commentaire pénétrant de C. HUMFRESS, loc. cit., p. 135.

36Voir les autres exemples mentionnés par C. HUMFRESS, loc. cit., p. 136 : CTh XVI, 5, 3 ; 5, 6 ; 5, 7, 3 ; 5, 9 ; 5, 12 et 13 ; 5, 18 ; 5, 34 ; 5, 62.

37C. HUMFRESS, loc. cit., p. 137-140.

38Toutes s’accumulent contre les Manichéens : XVI, 5, 7 (8 mai 381) ; cf. 5, 18 (17 juin 389) ; les interdictions testamentaires visent les Eunomiens dans le décret du 4 mai 389 (XVI, 5, 17), loi révoquée le 20 juin 394 (XVI, 5, 23), rétablie le 13 mars 395 (XVI, 5, 25), de nouveau abolie le 25 décembre 395 (XVI, 5, 27 ; cf. XVI, 5, 36 : 6 juillet 399), réitérée le 6 novembre 415 (XVI, 5, 58, 4) ; le 13 mars 395, il leur est interdit de servir dans la milice (XVI, 5, 25 ; cf. 5, 58, 7 : 6 novembre 415 ; XVI, 5, 29 : contre les hérétiques en général ; 5, 42 ; 5, 48) ; amendes contre les Donatistes : XVI, 5, 39 (8 décembre 405) ; 5, 52 (30 janvier 412) ; peine de relégation pour celui qui aura accepté un second baptême : XVI, 5, 58, 2 (6 novembre 415) ; expulsion de Rome (XVI, 5, 62), des villes (5, 64) ; récapitulation très sévère le 30 mai 428 (XVI, 5, 65). Voir H. ZINSER, loc. cit., p. 216-217.

3925 août 410 (XVI, 5, 51 et 56 ; 31 mars 382 (XVI, 5, 9, 1) : summum supplicium.

40XVI, 5, 21 ; 5, 34 ; 5, 35 ; 5, 40, 7 ; 5, 54, 6 ; 5, 5, 1 ; 5, 58, 5 ; 5, 65, 3 ; 6, 4, 1 ; 6, 7. Les modalités sont cependant fluctuantes.

41M. V. ESCRIBANO PAÑO, loc. cit., p. 39.

42D’après un autre extrait de cette loi retenu en XVI, 2, 25.

43Eusèbe, Vie de Constantin, 3, 64-65 ; voir la traduction annotée de P. MARAVAL, Constantin. Lettres et discours, Paris, Les Belles Lettres, 2010, p. 81-84.

44M. V. ESCRIBANO PAÑO, loc. cit., p. 40-51.

45Ibid., p. 55, à propos de trois constitutions de Théodose Ier du 25 juillet 383 (XVI, 5, 11), du 3 décembre 383 (XVI, 5, 12) et du 21 janvier 384 (XVI, 5, 13 : ordre d’expulser de Constantinople Eunomiens, Macédoniens, Ariens et Apollinariens).

46M. V. ESCRIBANO PAÑO, loc. cit.