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Extrait : "La situation de la république avait changé ; une seule campagne venait de replacer la France à la tête des nations ; et la ligue des rois de l'Europe, vaincue à Montenotte, à Millésimo, à Castiglione, terrassée, après une lutte de trois jours, aux champs d'Arcole, avait été obligée de subir le traité de Campo-Formio ; la révolution était sanctionnée par des signatures royales ; la monarchie et la démocratie venaient, pour ainsi dire, de contracter ensemble."
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Seitenzahl: 276
Veröffentlichungsjahr: 2016
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(An VI.– 1798.)
La situation de la république avait changé ; une seule campagne venait de replacer la France à la tête des nations ; et la ligue des rois de l’Europe, vaincue à Montenotte, à Millésimo, à Castiglione, terrassée, après une lutte de trois jours, aux champs d’Arcole, avait été obligée de subir le traité de Campo-Formio ; la révolution était sanctionnée par des signatures royales ; la monarchie et la démocratie venaient, pour ainsi dire, de contracter ensemble. L’enthousiasme que ce triomphe fit éclater dans les diverses parties de la France ne peut se décrire ; ce fut une commotion électrique qui frappa au même instant tous les cœurs : la nation en masse se leva spontanément pour saluer le héros vengeur de la patrie.
Il était noble et touchant, ce spectacle d’un peuple entier pressé autour de celui qui avait conquis la victoire et sauvé la liberté ! Bonaparte était alors à peine âgé de vingt-huit ans ; au sortir de l’école, il avait battu les vieux généraux de l’Europe ; la routine militaire avait pâli devant les conceptions de son génie ; il entrait dans la carrière, et du premier pas il avait atteint le but.
Au milieu de l’ivresse universelle, le directoire paraissait inquiet, soucieux ; il ordonnait des réjouissances, et tremblait ; seul il ne prenait point de part aux fêtes préparées par ses soins. Eh ! comment ce gouvernement, abandonné de l’opinion, aurait-il envisagé avec calme l’homme nouveau qui marchait poussé par la faveur publique ? Il sentait toute sa faiblesse en face de ce géant ; une élévation si rapide était le présage de sa chute.
De là, des dehors de confiance et des démêlés secrets : les directeurs soupçonnaient Bonaparte d’ambition, celui-ci les accusait d’ingratitude ; l’aigreur se mêla aux discussions, et quelquefois même la menace.
On dit que le projet de la conquête de l’Égypte naquit de cet état d’hostilité ; une expédition lointaine délivrait le gouvernement de ses craintes, en même temps qu’elle ouvrait à l’activité du général une vaste carrière ; mais ce n’est là qu’une conjecture, et il est certain que, longtemps avant, Bonaparte avait tourné son attention vers cette contrée. Durant les négociations de Campo-Formio, il avait fait venir de Milan tous les livres de la bibliothèque ambroisienne relatifs à l’Orient, et l’on remarqua que les marges étaient surchargées de notes aux pages qui traitent particulièrement de l’Égypte. Peut-être pressentait-il déjà les embarras de sa position, et voulait-il, en cherchant la victoire sous d’autres climats, rassurer le directoire, sans laisser reposer l’admiration des Français ; son ambition s’immolait à la nécessité du présent dans l’intérêt de l’avenir.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’il communiqua son plan aux chefs du pouvoir, ils s’empressèrent de l’adopter. À la vérité, Bonaparte fit ressortir avec chaleur tous les avantages de l’entreprise : la possession de l’Égypte procurait à la France une riche colonie, servait d’entrepôt au commerce de l’Inde, et portait un coup mortel aux relations des Anglais avec cette partie du monde. Les sciences et les beaux-arts ne devaient pas moins en profiter que la politique : nous allions être maîtres de la contrée qui fut le berceau des connaissances humaines.
Le gouvernement se hâta de donner des ordres pour rassembler dans le golfe de Lyon toutes les troupes nécessaires à l’embarquement ; le 5 mars 1798 (15 ventose an VI), Bonaparte reçut lui-même la lettre suivante :
« Vous trouverez ci-jointes, général, les expéditions des arrêtés pris par le directoire exécutif, pour remplir promptement le grand objet de l’armement de la Méditerranée ; vous êtes chargé en chef de leur exécution. Vous voudrez bien prendre les moyens les plus prompts et les plus sûrs. Les ministres de la guerre, de la marine et des finances sont prévenus de se conformer aux instructions que vous leur transmettrez sur ce point important dont votre patriotisme a le secret, et dont le directoire ne pouvait mieux confier l’exécution qu’à votre génie et à votre amour pour la vraie gloire.
Signe : RÉVEILLÈRE-LEPEAUX,
MERLIN, P. BARRAS. »
Jamais Bonaparte ne déploya plus de vigilance et de talent que dans les soins qu’il apporta aux préparatifs de l’expédition ; il se multipliait par son infatigable activité : de Paris, ses ordres dirigeaient tous les mouvements de l’armée vers les ports de la Méditerranée ; non seulement il pourvoyait d’avance aux moindres besoins des troupes de terre, mais encore il s’occupait des plus petits détails de la flotte qui devait les transporter, et en même temps il adressait des notes au gouvernement, des instructions aux généraux sous ses ordres, et organisait un corps de savants et d’artistes destinés à explorer les antiquités de l’Égypte ; il écrivait par jour plus de vingt dépêches.
En moins de deux mois, trente-six mille hommes de toutes les armes se trouvèrent réunis dans différents ports de France et d’Italie, prêts à s’embarquer au premier signal : Toulon était le centre de ces préparatifs immenses. Parmi les généraux subordonnés à Bonaparte, on remarquait ceux qui composaient l’état-major général de l’armée : Berthier, Desaix, Kléber, Menou, Bon, Régnier, Vaubois, du Muy, Dumas, Lannes, Murat, Verdier, Damas, Lanusse, Vial, Zayonscheck, Rampon, Mireur, Leclerc et Davoust. Le général Caffarelli Dufalga commandait l’arme du génie ; Dommartin, l’artillerie. Le service de santé était sous la direction de Larrey et de Desgenettes.
Cette réunion extraordinaire de troupes ne laissait pas que de donner lieu à bien des conjectures : quoiqu’un grand nombre d’agents connussent le but de tant d’apprêts, le secret avait été gardé avec une fidélité rare ; l’avenir était couvert d’un voile impénétrable. On croyait en Angleterre que la mission de cette escadre était de débloquer les vaisseaux renfermés à Cadix ; en France on pensait que toutes ces forces devaient être destinées à opérer une descente sur le territoire britannique. Mais l’incertitude renaissait à l’aspect de ce corps nombreux de savants qui étaient comme attachés à l’armée ; plusieurs membres de l’Institut national accompagnaient l’expédition, et des hommes déjà distingués leur étaient adjoints : Monge, Denon, Costaz, Fourier, Berthollet, Geoffroy, Dolomieu, et d’autres que nous aurons occasion de nommer, devaient exploiter les mines fécondes que l’Égypte offre à l’astronomie, à la physique, à la chimie, à la botanique, à l’archéologie, à toutes les sciences ; pour ce qui est de l’histoire, Bonaparte allait leur en faire.
(An VI.– 1798.)
Le général en chef arriva le 8 mai à Toulon. Sa présence imprima une nouvelle activité aux préparatifs du départ. La flotte n’attendait qu’un vent favorable pour lever l’ancre ; et l’armée, incertaine sur sa destination, avait les yeux tournés vers son général, lorsqu’une proclamation vint annoncer aux guerriers de la république des périls nouveaux et de nouveaux lauriers.
« Soldats, leur disait Bonaparte, vous êtes une des ailes de l’armée d’Angleterre ; vous avez fait la guerre de montagnes, de plaines, de sièges ; il vous reste à faire la guerre maritime. »
Après les avoir exhortés à l’union et à la confiance, il terminait ainsi :
« Le génie de la liberté qui a rendu, dès sa naissance, la république l’arbitre de l’Europe, veut qu’elle le soit des mers et des nations les plus lointaines. »
Ces paroles électrisèrent l’armée ; elles furent accueillies avec enthousiasme. Tous ignoraient encore vers quels parages devait se tourner la proue ; nul ne s’en inquiétait : c’était assez pour eux de suivre Bonaparte.
« Il est avec nous, s’écriaient-ils, nous allons à la victoire ! »
Les vaisseaux composant l’avant-garde de la flotte appareillèrent le 19 mai (30 floréal) : l’escadre entière les suivit à peu de distance. Le vent était assez violent ; l’agitation des flots exposait les bâtiments à s’entrechoquer ; il arriva plusieurs accidents qui heureusement n’eurent point de suites funestes.
Bonaparte, avec une partie de l’état-major général de l’armée, se trouvait sur le vaisseau l’Orient monté par le vice-amiral Brueys qui commandait la flotte. Treize vaisseaux de ligne, deux autres armés en flûtes, huit frégates, soixante-dix-huit bâtiments de guerre moins considérables, corvettes, bricks, chaloupes canonnières, telles étaient les forces qui protégeaient les quatre cents navires de transport sur lesquels voguaient joyeusement les vainqueurs de l’Europe. Le vice-amiral avait sous ses ordres les contre-amiraux Villeneuve, Decrès, Blanquet-Ducheila ; le chef de division Ganthaume était chef de l’état-major naval ; et dix mille hommes formaient l’effectif total des équipages de guerre.
Les bâtiments sortis successivement de Toulon ayant gagné la pleine mer et se trouvant à la hauteur de Gênes, le général en chef fit le signal de ralliement. Toute la flotte, réunie alors autour du vaisseau amiral, formait une masse si considérable qu’elle offrait l’aspect d’une ville au milieu des ondes. Le même cri : « Voilà Venise ! » échappa à tous ceux qui connaissaient cette reine détrônée des mers.
L’armée naviguait depuis plusieurs jours ; on s’attendait à chaque instant à voir arriver les Anglais ; de continuelles alertes troublaient la sécurité du voyage. Les voiles qu’on apercevait dans le lointain étaient autant de motifs d’inquiétude ; plusieurs bâtiments, sortis des ports de l’Italie pour rallier la flotte, ne se joignirent à elle qu’après l’avoir jetée dans les plus vives craintes. On vit successivement arriver les convois de Gênes, d’Ajaccio, de Civitavecchia, et leur approche fut à chaque fois le signal des alarmes. Un combat naval pouvait faire échouer l’expédition. La fortune veillait sans doute sur elle, puisque nos vaisseaux échappèrent à la vigilance de la croisière anglaise : l’ennemi sillonnait la Méditerranée dans tous les sens ; il ne put nous rencontrer. Une fois même Nelson n’était séparé de la flotte que par une distance de six lieues ; une brume favorable la déroba à sa vue ; et, après vingt-un jours de navigation, elle découvrit les rivages de l’île de Malte et ses fortifications. Toute la côte était hérissée de batteries ; on voyait de distance en distance des fortins situés sur des éminences escarpées. À gauche se présentait l’entrée du grand port, et le fort Saint-Ange avec le terrible appareil de ses fossés, de ses canons et de ses hautes murailles.
L’île de Malte, située entre Toulon et Alexandrie, offrait une position intermédiaire dont il était important de s’assurer pour le succès de l’expédition. Bonaparte avait reçu du gouvernement l’injonction secrète de s’en rendre maître. Mais une longue résistance donnait aux Anglais le temps d’arriver. La voie des négociations parut moins chanceuse ; le général en chef fit demander au grand maître l’entrée du port pour notre armée navale.
La réponse fut que les statuts de l’ordre s’opposaient à ce qu’il entrât plus de quatre bâtiments à la fois. Peu accoutumé aux refus, Bonaparte se décida à user de violence. Il répliqua cependant au grand maître, et s’efforça de justifier son agression :
« L’ordre avait longtemps favorisé les ennemis de la république en fournissant des matelots aux Anglais, en ravitaillant leurs vaisseaux et en violant en leur faveur les statuts invoqués contre lui, général de l’armée de la république ; l’ordre avait, au mépris des décrets du gouvernement français, nommé aux commanderies qui venaient à vaquer en France, quoiqu’elles y fussent abolies. »
Bonaparte articulait encore d’autres griefs : rien n’est innocent chez ceux qu’on veut dépouiller.
Qu’on juge de l’impression que cette lettre dut produire ! Le trouble et la confusion règnent dans le conseil de l’ordre. Que résoudre ? À quel parti s’arrêter ? Un petit nombre de chevaliers pris au dépourvu, une population inerte, quatre mille hommes environ de milice régulière mais non aguerrie, pourront-ils garder huit lieues de côtes contre la flotte formidable qui menace l’île sur tous les points ? Mais faut-il donc céder sans combat ? Les retranchements, contre lesquels vint se briser l’orgueil des Ottomans, se rendront-ils à la première sommation ? Non, l’honneur l’emporte : le conseil, après une séance orageuse, se détermine à opposer tous les moyens de résistance et à sauver du moins la gloire de l’ordre.
Mais les Français avaient un parti dans la ville, et cette division lui fut fatale. Le 10 juin (22 prairial), au point du jour, les troupes opérèrent leur descente : elles s’emparèrent sans effort de l’île de Gose et des batteries de Marsa-Sirocco. Les divisions Vaubois et Lannes prirent terre près de Malte. En vain le bailli Tommassi voulut se maintenir dans les retranchements de Niciar. Abandonné du petit nombre de milices qu’il avait rassemblées, tourné par deux compagnies de carabiniers, il faillit d’être fait prisonnier et eut de la peine à rentrer dans la ville. À neuf heures, le général Vaubois prit possession de la cité vieille, qui ouvrit ses portes sans attendre que les Français eussent tiré un coup de fusil. À dix heures, la campagne et tous les forts de la côte étaient en notre pouvoir.
Durant la nuit, à la clarté des feux allumés dans la ville, on put voir, du haut des vaisseaux, l’agitation qui régnait parmi les assiégés. La populace mutinée s’assembla en tumulte autour du lieu où se tenait le conseil ; des cris menaçants se firent entendre ; le grand maître fut sommé par ces énergumènes de capituler. C’est à quoi il fallut se résigner pour éviter des malheurs plus terribles. En conséquence le feu des forts cessa le lendemain, et des négociateurs furent envoyés à Bonaparte pour traiter de la reddition de la place.
À la tête de cette députation se trouvait le commandeur Bosredon-Ransègat, de la langue française, qui, la veille, avait été jeté dans un cachot pour avoir refusé d’armer son bras contre ses compatriotes. Cet exemple honorable n’avait point été imité par tous les autres chevaliers de la même langue ; plusieurs furent pris dans les forts les armes à la main. Bonaparte ne leur épargna point les témoignages de son indignation :
« Puisque vous avez pu prendre les armes contre votre patrie, leur dit-il, il fallait savoir mourir ; allez, retournez dans la place, tandis qu’elle ne m’appartient pas encore ; je ne veux point de vous pour mes prisonniers. »
La convention fut conclue et signée le 12 juin. Les chevaliers renoncèrent à tous leurs droits sur Malte et les îles de Gose et de Comino. On promit en dédommagement au grand maître une principauté en Allemagne, et cent mille écus de pension en attendant l’exécution de cette promesse. Les chevaliers français, reçus avant 1792, eurent la faculté de rentrer en France avec sept cents livres de pension.
Ainsi tomba, par un coup de main, cette aristocratie militaire qui avait jeté un si grand éclat, et dont la base reposait sur des siècles. La politique seule peut justifier la surprise qui causa sa ruine. Si une institution plus que féodale devait jamais être regrettée, ce serait seulement aujourd’hui, que les Grecs sont égorgés sans pitié par leurs féroces oppresseurs ; sans doute des infortunés n’auraient pas imploré en vain le poste avancé de la chrétienté.
Le général en chef fit son entrée dans la ville à la tête d’une partie de l’armée. Plusieurs bâtiments de guerre, douze cents pièces de canon, quarante mille fusils, quinze cents milliers de poudre, et trois millions de francs formant le trésor de Saint-Jean, furent les fruits de cette conquête. Bonaparte admirait la beauté des fortifications taillées dans le roc, qui défendent la place, et s’étonnait lui-même de la facilité avec laquelle il s’en était emparé.
« Oui, dit Cafarelli à qui il communiquait ses réflexions, il faut avouer que nous sommes bien heureux qu’il se soit trouvé du monde dans cette ville pour nous en ouvrir les portes. »
Malte reçut un gouvernement organisé d’après les principes, de la république. La servitude fut abolie, l’égalité proclamée. L’île adopta les couleurs françaises. Le premier soin du général fut de briser les fers des esclaves turcs et arabes : il voulait se faire précéder en Égypte par une renommée de générosité et de clémence. La joie de ces malheureux serait difficile à peindre ; pour s’en former une idée, il faut savoir que leur gouvernement ne les rachète jamais, et qu’ils n’avaient devant les yeux que la perspective d’une captivité éternelle.
Bonaparte chercha aussi à s’assurer un point d’appui dans l’Albanie et l’Épire : avant de continuer sa route, il dépêcha un de ses aides-de-camp vers le fameux Ali, pacha de Janina, qui jusqu’alors avait montré des dispositions favorables envers la république française. L’émissaire du général en chef était chargé de concerter avec le Musulman un plan de soulèvement de plusieurs provinces de la Grèce ; par malheur le pacha était alors hors de son gouvernement, occupé à combattre Passavan-Oglow. Il avait été joindre les Turcs au camp sous Widin, avec un contingent de quinze mille hommes ; c’était lui qui commandait dans cette partie toutes les forces de la Porte ottomane. L’absence d’Ali contraria les projets de Bonaparte : les négociations ne purent être entamées, et tout se réduisit à quelques lettres sans résultat.
Le 19 juin la flotte remit à la voile. Le général Vaubois resta à Malte avec quatre mille hommes, et pour s’assurer de la fidélité des habitants, on envoya à Paris les enfants des plus riches familles ; leur éducation fut le prétexte de ce déplacement : le but réel était d’avoir des otages.
Un vent favorable faisait voler le reste de l’armée à sa destination ; après treize jours de navigation, on cria : terre ! Bientôt on aperçut, dans un lointain confus, les monuments d’une vaste cité ; leur forme parut nouvelle aux soldats ; des minarets, des colonnes, de nombreux tombeaux dans des enceintes spacieuses, d’immenses débris en monceaux, tout excitait leur curiosité et attachait leurs regards ; au sein des remparts, une végétation qui portait des caractères particuliers et révélait une nature différente, hors des murs, un désert sans bornes, une solitude de sable où l’œil plongeait avec effroi sans rencontrer une plante pour le reposer ; les soldats se demandaient quelle pouvait être cette ville, cette contrée ? Ils étaient sur la côte d’Égypte, ils voyaient Alexandrie.
(An VI.– 1798.)
Le moment était venu où le général en chef pouvait révéler ses vastes projets aux braves chargés de les faire réussir. Lorsque la cité bâtie par Alexandre se montra dans l’éloignement, une proclamation distribuée sur les vaisseaux apprit aux soldats à quelles hautes destinées ils étaient appelés. Bonaparte ne leur cachait pas que les fatigues seraient grandes et les périls nombreux : il connaissait les Français, c’était leur annoncer des fêtes. Comme l’amitié des vaincus peut seule assurer les conquêtes, il leur recommandait surtout de respecter les coutumes et même les préjugés des indigènes :
« Les peuples avec lesquels nous allons vivre sont mahométans ; leur premier article de foi est celui-ci : Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Ne les contrariez pas ; agissez avec eux comme vous avez agi avec les Juifs, avec les Italiens ; ayez des égards pour leurs muphtis et leurs imans comme vous en avez eu pour les rabbins et les évêques ; ayez pour les cérémonies que prescrit l’Alcoran, pour les mosquées, la même tolérance que vous avez eue pour les couvents, les synagogues, pour la religion de Moïse et celle de Jésus-Christ. »
Bonaparte fit en même temps publier des peines très sévères contre le viol et le pillage, mesure d’autant plus obligée que l’armée entrait dans un pays où les femmes sont esclaves, et qu’elle avait affaire à des ennemis qui presque tous vivent de rapine et de brigandage.
Cependant la flotte se déployait et jetait l’ancre à trois lieues de la côte. On vit bientôt arriver à bord, sur un bâtiment léger, le consul de France à Alexandrie et son drogman, qui donnèrent des renseignements positifs touchant la situation de l’Égypte. Le général en chef apprend que, trois jours auparavant, une flotte anglaise s’est présentée devant Alexandrie, et qu’après avoir prévenu les habitants de l’attaque dont ils sont menacés, elle a continué sa route pour chercher la flotte française. La ville est sur ses gardes ; des soldats accourent de divers côtés ; tout annonce le projet d’une vigoureuse défense.
À ces nouvelles, Bonaparte juge que les moments sont précieux ; il ordonne le débarquement. La mer était houleuse, et les flots soulevés par les vents se brisaient avec fureur contre les récifs dont la côte est bordée ; la distance où les vaisseaux de guerre avaient jeté l’ancre livrait à elles-mêmes les embarcations ; ces obstacles n’arrêtèrent point des hommes habitués à mépriser tous les dangers et impatiens de toucher la terre promise à leur courage.
Bonaparte, un des premiers, quitte le vaisseau amiral et prend place dans une galère. Aussitôt officiers et soldats remplissent confusément une multitude de canots qui luttent contre le courroux de la mer. En cet instant, on signale une voile, Fortune, m’abandonneras-tu, s’écrie Bonaparte. Quoi, seulement cinq jours ! » Ce n’était pas là que la Fortune devait l’abandonner : le bâtiment signalé était une frégate française qui arrivait de Malte.
Trois mille six cents hommes des divisions Menou, Bon et Kléber, prirent terre au milieu de la nuit, près du Marabou, à une lieue et demie d’Alexandrie. On marche incontinent sur la cité moderne à travers les débris de l’ancienne ; les premières lueurs du jour laissent entrevoir la colonne de Pompée.
Cette colonne, qui se trouvait jadis dans l’enceinte de la ville, peut avoir cent dix pieds de hauteur ; le fût, qui a neuf pieds de diamètre et près de soixante pieds de long, est d’un seul morceau. Ce monument en granit rouge figure parmi les restes les plus précieux de l’antiquité.
Un grand nombre d’Arabes viennent escarmoucher avec notre avant-garde ; quoique leur aspect soit étrangement hideux, nos soldats n’éprouvent d’autre sentiment que le désir de se mesurer avec eux ; quelques coups de fusil sont tirés de part et d’autre. Après cet essai, les ennemis s’enfoncent dans le désert de toute la vitesse de leurs chevaux.
Alexandrie ne présente au premier aspect d’autre défense que de vieux murs flanqués de quelques tours ; mais à mesure qu’on approche, on découvre de nouvelles murailles qu’environnent des fossés.
À peu de distance de la place, Bonaparte fit faire halte. Il se disposait à parlementer, quand tout à coup des cris horribles et le fracas du canon lui firent connaître la réception à laquelle il devait s’attendre. On manquait d’artillerie pour pouvoir répondre sur le même ton. L’ordre d’escalader les murs est donné, la charge est battue ; généraux et soldats rivalisent de courage. Kléber, sous le feu meurtrier, montre à ses grenadiers l’endroit où ils doivent monter ; une balle le frappe à la tête et le renverse ; sa chute double l’ardeur des soldats ; brûlant de le venger, ils s’élancent sur les échelles, et bientôt on voit flotter les drapeaux de la république au sommet des remparts. Sur ces entrefaites ; le général Bon enfonçait à gauche la porte de Rosette, tandis que le général Menou forçait à droite un autre point, et entrait le premier dans la ville après avoir reçu six blessures. Épouvantés de tant d’audace, les Alexandrins fuient en désordre dans toutes les directions.
Bonaparte avait commandé aux troupes de ne point s’engager dans les rues ; mais les soldats se laissèrent emporter par leur ardeur, et ce qu’il avait prévu arriva. Du haut des maisons on fit pleuvoir sur eux des pierres, des meubles même, tout ce qui s’offrit à la rage des assiégés.
La générale rappela les Français aux différents postes qui leur avaient été assignés sur les murs de la ville.
Un parlementaire est alors envoyé au gouverneur et aux principaux habitants d’Alexandrie. Le général leur promet que leurs biens, leur religion, leur liberté seront respectés. Il les assure que les Français sont les meilleurs amis de la Sublime-Porte, et qu’ils n’ont mis le pied en Égypte que pour délivrer les Égyptiens du joug des Mameloucks. Ces raisons, et plus encore, sans doute, la crainte des dangers où les exposerait une trop longue résistance, décidèrent les habitants à se rendre. Les imans, les chérifs et autres chefs du peuple vinrent présenter leur soumission à Bonaparte, qui les reçut avec la plus grande bienveillance : il leur promit sa protection, son amitié, en retour de leur zèle.
Pendant cette journée et la suivante, la mer étant devenue plus tranquille, le reste de l’armée acheva paisiblement de débarquer.
Bonaparte, pressé d’organiser le gouvernement d’Alexandrie, appela près de lui le gouverneur turc Coraïm et les autres membres des autorités de la ville. Il leur demanda s’ils voulaient jurer amitié aux Français. Sur leur réponse affirmative, il les continua dans leurs fonctions, et leur remit, pour être distribuée à leurs administrés, la proclamation suivante en langue arabe, imprimée avec des caractères apportés de France :
« Depuis trop longtemps les beys qui gouvernent l’Égypte insultent à la nation française, et couvrent les négociants d’avanies : l’heure de leur châtiment est arrivée.
Depuis trop longtemps ce ramassis d’esclaves, achetés dans le Caucase et la Géorgie, tyrannisent la plus belle partie du monde ; mais Dieu, de qui dépend tout, a ordonné que leur empire finît.
Peuples de l’Égypte, on vous dira que je suis, venu pour détruire votre religion ; ne le croyez pas : répondez que je viens restituer vos droits, punir les usurpateurs, et que je respecte, plus que les Mameloucks, Dieu, son prophète et le Koran.
Dites-leur que tous les hommes sont égaux devant Dieu : la sagesse, les talents et les vertus mettent seuls de la différence entre eux.
Or, quelle sagesse, quels talents, quelles vertus distinguent les Mameloucks, pour qu’ils aient exclusivement tout ce qui rend la vie aimable et douce ?
Y a-t-il une belle terre : elle appartient aux Mameloucks. Y a-t-il une belle esclave, un beau cheval, une belle maison : cela appartient aux Mameloucks.
Si l’Égypte est leur ferme, qu’ils montrent le bail que Dieu leur en a fait. Mais Dieu est juste et miséricordieux pour le peuple ; tous les Égyptiens sont appelés à gérer toutes les places : que les plus sages, les plus instruits, les plus vertueux gouvernent, et le peuple sera heureux.
Il y avait jadis parmi vous de grandes villes, de grands canaux, un grand commerce : qui a tout détruit, si ce n’est l’avarice, les injustices et la tyrannie des Mameloucks ?
Cadhys, cheykhs, imans, tchorbadjys, dites au peuple que nous sommes aussi de vrais musulmans. N’est-ce pas nous qui avons détruit le pape, qui disait qu’il fallait faire la guerre aux musulmans ? N’est-ce pas nous qui avons détruit les chevaliers de Malte, parce que ces insensés croyaient que Dieu voulait qu’ils fissent la guerre aux musulmans ? N’est-ce pas nous qui avons été dans tous les temps les amis du Grand-Seigneur (que Dieu accomplisse ses desseins), et l’ennemi de ses ennemis ? Les Mamelouks, au contraire, ne se sont-ils pas toujours révoltés contre l’autorité du Grand-Seigneur, qu’ils méconnaissent encore ! ils ne font que leurs caprices.
Trois fois heureux ceux qui seront avec nous ! ils prospéreront dans leur fortune et leur rang. Heureux ceux qui seront neutres ! Ils auront le temps de nous connaître et ils se rangeront avec nous.
Mais malheur, trois fois malheur, à ceux qui s’armeront pour les Mameloucks, et combattront contre nous : il n’y aura pas d’espérance pour eux ; ils périront.
ART.1er. Tous les villages, situés dans un rayon de trois lieues des endroits où passera l’armée, enverront une députation au général commandant les troupes, pour le prévenir qu’ils sont dans l’obéissance et qu’ils ont arboré le drapeau de l’armée.
2. Tous les villages qui prendraient les armes contre l’armée seront brûlés.
3. Tous les villages qui se seront soumis à l’armée, mettront, avec le pavillon du Grand-Seigneur, notre ami, celui de l’armée.
4. Les cheykhs feront mettre les scellés sur les biens, maisons, propriétés qui appartiennent aux Mamelouks, et auront soin que rien ne soit détourné.
5. Les cheykhs, les cadhys et les imans conserveront les fonctions de leurs places ; chaque habitant restera chez lui, et les prières continueront comme à l’ordinaire. Chacun remerciera Dieu de la destruction des Mamelouks, et criera : Gloire au sultan, gloire à l’armée française son amie ! malédiction aux Mamelouks et bonheur au peuple d’Égypte ! »
Cette proclamation acheva de calmer les esprits et d’établir la confiance ; la maison de Bonaparte était toujours remplie des principaux habitants de la ville ; il les traitait dans le goût oriental, et se servait de leur style pompeux et métaphorique ; on aurait dit qu’il avait toujours vécu avec eux. Plusieurs chefs arabes même vinrent à lui et lui jurèrent alliance ; mais, quelques jours après, dans le désert, nos soldats apprirent ce que c’est qu’un pacte avec des Arabes !
Alexandrie a été une des cités les plus florissantes de l’Égypte ; elle comptait trois cent mille habitants, et servait d’entrepôt au commerce de cette partie de l’Orient ; combien elle est déchue de sa splendeur première ! ses deux ports sont encore fréquentés par de nombreux vaisseaux ; mais la nouvelle ville, construite avec les débris de l’ancienne, renferme à peine dix mille âmes. Les rues en sont étroites et obscures ; les maisons, dans lesquelles on ne peut guère entrer sans baisser la tête, ressemblent à des colombiers. Tout, dans Alexandrie, a un air de mélancolie et de tristesse profonde.
« L’Europe et sa gaieté, dit Denon, ne me fut rappelée que par le bruit et l’activité des moineaux. Je ne reconnus plus le chien, cet ami de l’homme, ce compagnon fidèle et généreux, ce courtisan gai et loyal ; ici, sombre, égoïste, étranger à l’hôte dont il habite le toit, isolé sans cesser d’être esclave, il méconnaît celui dont il défend encore l’asile, et sans horreur il en dévore la dépouille. »
Ainsi, la condition humaine répand son influence sur tout ce qui l’environne.
La prise d’Alexandrie n’avait coûté que quarante soldats ou officiers français. Bonaparte les fit enterrer, avec tous les honneurs militaires, au pied de la colonne de Pompée, et ordonna que leurs noms seraient gravés sur le fût de ce monument. La cérémonie eut lieu en présence de toute l’armée, et la remplit d’enthousiasme et d’amour pour un chef qui récompensait le mérite jusque dans la tombe.
Kléber, que sa blessure rendait incapable de se mettre en campagne, fut investi du commandement militaire de la place. Bonaparte songea aussi à mettre la flotte en sûreté : comme le port d’Alexandrie ne pouvait recevoir que des bâtiments de moyenne grandeur, l’amiral Brueys eut ordre d’aller à Aboukir débarquer l’artillerie, et d’y stationner seulement dans le cas où les vaisseaux pourraient s’embosser d’une manière assez avantageuse pour se défendre contre des forces supérieures ; dans le cas contraire, il devait sans délai faire voile pour Corfou. Par quelle étrange fatalité ces ordres ne furent-ils point remplis !
Après avoir pris ces mesures, le général en chef ne songea plus qu’à se porter à la rencontre des ennemis. Mais avant de le suivre dans cette marche laborieuse ; il est utile de jeter un coup d’œil rapide sur la contrée que les Français sont appelés à conquérir, et sur les peuples qu’ils vont combattre.
L’Égypte, proprement dite, ne se compose que des bords du Nil et de ceux des canaux et lacs que ce fleuve alimente. Là seulement se trouvent des champs de la plus étonnante fertilité, des villes et des villages nombreux. Là, furent Thèbes, Memphis, Hermopolis, Antinoë, Apollinopolis et plusieurs autres cités, jadis célèbres, dont les ruines attestent encore l’ancienne splendeur. Ces champs, ces habitations, ces débris entassés dans la haute Égypte, sur une largeur de quatre ou cinq lieues à droite et à gauche du Nil, forment une bordure animée qui semble encaisser ce beau fleuve. Au-delà c’est le désert, c’est une mer de sable dont l’uniformité n’est rompue que par quelques tentes de Bédouins, et par quelques puits semés de loin en loin. Dans sa partie supérieure, le Nil alimente un grand nombre de canaux et de petits lacs qui s’éloignent peu du lit paternel. En approchant de la Méditerranée, il se divise, et va se jeter dans la mer par plusieurs bouches et une multitude de conduits ; en sorte que, sur les cartes, il ressemble assez à un arbre dont les nombreuses racines plongeraient dans la mer, et dont le tronc élevé produirait un feuillage épais, mais de peu d’étendue. Le sable envahisseur du désert rétrécit chaque jour cette bande fertile, que cultive une race d’esclaves au profit d’une race de tyrans.
Depuis la conquête de l’Égypte par Sélim Ier