2,99 €
Daniel Lortsch (1855-1916) a été pasteur à Beauvoisin, puis à l'Église Évangélique Libre de Nîmes, mais c'est surtout en tant qu'agent de la Société biblique britannique et étrangère que son nom reste dans la mémoire protestante. Son livre, Histoire de la Bible en France, est en effet devenu un classique, par la richesse documentaire qu'il a su réunir. Trop souvent le public évangélique français suppose que l'influence de la Bible ne s'est manifestée dans notre pays qu'avec la Réforme ; l'ouvrage de D. Lortsch détruit ce préjugé, en montrant que la connaissance de l'Ancien et du Nouveau Testament a fortement rythmé la culture du moyen-âge et laissé sa trace dans la langue populaire. (En couverture, une enluminure extraite de la Bible de Charles le Chauve, au neuvième siècle). En dépit du titre, l'auteur ne s'est d'ailleurs pas limité à l'histoire de la diffusion des Écritures en francophonie, il y ajoute une collection de fragments fort bien rédigés, sources d'informations et de curiosités irremplaçables pour le bibliste. Cette numérisation ThéoTeX, de presque six cents pages, reproduit l'édition originale de 1910, hormis quelques passages qui ne nous semblaient pas d'intérêt suffisant pour augmenter l'épaisseur du livre.
Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:
Seitenzahl: 906
Veröffentlichungsjahr: 2023
Ce fichier au format EPUB, ou livre numérique, est édité par BoD (Books on Demand) — ISBN : 9782322468829
Auteur Daniel Lortsch. Les textes du domaine public contenus ne peuvent faire l'objet d'aucune exclusivité.Les notes, préfaces, descriptions, traductions éventuellement rajoutées restent sous la responsabilité de ThéoTEX, et ne peuvent pas être reproduites sans autorisation.ThéoTEX
site internet : theotex.orgcourriel : [email protected]La Bible en France ! Les deux mots que rapproche le titre de cet ouvrage, mettent en face l'un de l'autre un grand livre et un grand peuple, — un peuple dont l'influence morale dans le monde eût décuplé s'il avait consenti à devenir le peuple de la Bible, — un livre dont l'action sur la race humaine eût été, sans doute, plus grande et plus rapide, s'il avait eu à son service cette incomparable semeuse d'idées qu'est la France. La France avait assurément besoin de la Bible plus que la Bible n'avait besoin de la France ; il n'en est pas moins fâcheux que la cause biblique, qui est la cause même de Dieu, n'ait pas pu s'appuyer, dans sa croisade contre les puissances du mal, sur la civilisation française, restée païenne à tant d'égards sous des dehors chrétiens.
Il y a pourtant une histoire de la Bible en France, et il faut remercier M. Lortsch d'en avoir rassemblé, avec un soin pieux et un zèle de bénédictin, les fragments épars. Il était bien l'ouvrier tout désigné pour une telle entreprise. Agent général en France de la noble Société biblique britannique et étrangère, et appelé, à ce titre, à diriger les travaux des colporteurs bibliques, il s'est voué, avec un enthousiasme que rien ne lasse, à cette belle tâche : mettre l'âme française en contact avec l'Évangile. Et en y travaillant, il s'est trouvé amené naturellement à rechercher, dans le passé, les tentatives faites dans ce but. C'est de ces recherches qu'est sorti l'ouvrage dont nous écrivons la préface.
L'accueil fait à ce livre avant même sa publication, par plus de douze cents souscripteurs, suffirait à montrer qu'il y a dans notre pays un public nombreux qui s'intéresse aux destinées de la Bible et a le pressentiment que cette histoire est une mine singulièrement riche à explorer. Il faut remercier l'auteur d'avoir voulu populariser des faits qui semblaient réservés aux érudits et aux spécialistes, et d'avoir arraché à la poussière des bibliothèques tant de vénérables documents, dont l'existence suffirait à attester que la Bible a eu un rôle important dans l'histoire de notre civilisation et de notre langue. Il ne serait peut-être pas difficile d'établir que, pendant le moyen âge, la France a été la plus biblique des nations de l'Europe. Il conviendrait d'ajouter toutefois que cette culture biblique fut forcément superficielle, d'abord parce que, avant la découverte de l'imprimerie, la Bible restait un livre plus ou moins aristocratique et peu accessible au peuple, et ensuite parce que l'Église romaine se défia de bonne heure du livre qu'elle faisait profession de vénérer, mais dans lequel, par un sûr instinct, elle pressentait un ennemi. Les vieilles Bibles enchaînées dans les bibliothèques des monastères, voilà le symbole parlant de la situation faite au livre de Dieu pendant l'époque médiévale. Ce sont nos réformateurs qui ont prononcé la Parole du Christ, sur ce Lazare revenu à la vie : « Déliez-le et laissez-le aller ! »
Dés lors, les destinées de la Bible sont inséparables de celles de la Réforme. Celle-ci fut la restauration du christianisme primitif et authentique, et en même temps la mise en lumière des Saintes Écritures. Sans s'être concertés et avec un ensemble où l'on reconnaît l'action divine, les réformateurs se montrent au monde, un livre à la main. Wicliffe et Tyndale en Angleterre, Luther et Mélanchthon en Allemagne, Lefèvre d'Étaples, Olivétan et Calvin en France, sont les hommes de la Bible. La mettre à la portée du peuple en la traduisant en langue vulgaire, l'expliquer par la prédication et par le livre, telle est leur tâche. La Bible fut pour eux le pic qui démolit, la truelle qui bâtit, l'épée qui combat. De la Parole écrite, on peut dire ce que dit saint Jean de la Parole vivante : « En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Mais elle aussi naquit pour être « un signe qui provoque la contradiction ».
Nulle histoire n'est plus tragique et plus glorieuse à la fois que l'histoire de la Bible en France depuis la Réformation ; ailleurs, elle a eu des succès plus grands et a exercé une influence plus étendue ; mais nulle part elle n'a peut-être suscité autant d'amour, fait verser autant de larmes, exigé autant de sacrifices que chez nous. Elle a été le livre d'une minorité, toujours combattue, persécutée, méprisée. Ce caractère de la Bible française explique les dédains dont elle a souffert de la part des distributeurs de la renommée. Tandis que la Bible allemande et la Version anglaise « autorisée » devenaient des monuments littéraires de premier ordre et exerçaient une vraie maîtrise sur la langue nationale, la traduction française d'Olivétan restait, en dépit de révisions successives, le livre d'une minorité, dont le style retardait toujours de cinquante ou de cent ans sur la langue courante. Ce n'est que d'hier que notre Bible a renoncé à son style réfugié, dont les particularités étaient comme les cicatrices du soldat blessé dans maintes batailles.
Et que d'autres cicatrices, glorieuses celles-là, portent nos vieilles Bibles françaises ! Arrêtons-nous avec un respect ému devant ce vénérable in-folio du seizième siècle, qui a réussi à parvenir jusqu'à nous, alors que tant d'autres furent brûlés sur le bûcher ou lacérés par les mains du bourreau ou du prêtre. Cette vieille Bible huguenote, qui s'offre à nos regards avec ses feuillets rongés par l'humidité et souillés par le contact des doigts qui les ont tournés ; avec sa reliure disloquée et noircie par la fumée des grandes cheminées de cuisine, quelles aventures elle raconterait si elle pouvait parler ! Pour la dissimuler aux yeux des malintentionnés et des espions, on la cachait sous un tabouret, ou dans une cachette pratiquée dans l'épaisseur d'un mur, ou à l'intérieur du foyer ; dans les jours les plus mauvais, on l'ensevelissait sous les dalles de la maison, ou même dans une fosse creusée dans un champ, sauf à l'exhumer quand la persécution se calmait. Moins intéressante en apparence, mais d'un usage plus pratique, était la Bible de petit format, ordinairement accompagnée du psautier, du catéchisme et de la liturgie, qui pouvait plus facilement que l'in-folio traverser la frontière, dans la pacotille du colporteur, ou, glissée dans la poche, accompagner le prédicant ou le fidèle aux assemblées du Désert, dans les prisons et sur les bancs des galères.
On est dans l'admiration devant la forte culture biblique des huguenots du seizième et du dix-septième siècle, même lorsque la persécution proscrivait la Bible et qu'il était presque impossible de se la procurer. On trouvera plus loin (chapitre III, § 3) des preuves de ce fait, en ce qui concerne le seizième siècle, d'après le martyrologe de Crespin. Le fait est tout aussi certain pour l'époque qui suivit la Révocation de l'Édit de Nantes. Ceux qui résistèrent aux dragons et aux prêtres ou qui se relevèrent de leur défaillance momentanée, étaient des hommes et des femmes qui connaissaient leur Bible à fond et pouvaient tenir tête aux adversaires. Les lettres des galériens et des prisonniers montrent que, chez les laïques de toutes les classes, et chez les femmes comme chez les hommes, l'Évangile fut bien, selon le mot de Vinet, « la conscience de la conscience ». On peut même affirmer que la force de résistance fut en raison directe de la connaissance de la Bible, et que plus la piété fut biblique et plus incorruptibles furent les âmes. Les lettres des forçats pour la Foi, Isaac Le Fèvre, Élie Neau, Louis de Marolles, les frères Serres ; les sermons des pasteurs du Désert, Claude Brousson, Antoine Rocher, Paul Rabaut ; les mémoires de Blanche Gamond, l'héroïque prisonnière de l'hôpital de Valence ; les fragments des « témoignages » d'une Isabeau Vincent, la bergère de Crest et d'autres « petits prophètes » des Cévennes ou du Dauphiné, montrent à quel point l'âme huguenote fut saturée de la plus pure quintessence de l'enseignement biblique.
Du fond des cachots du château d'If, le galérien Céphas Carrière écrivait : « Malgré la vigilance de nos ennemis, nous avons la consolation d'y faire nos exercices de piété, d'y chanter les louanges du Seigneur, d'y lire la sainte Parole, de même qu'on pourrait faire dans une chambre parée et ornée, et nous pencher sur le sein de notre Sauveur et y laisser couler nos larmes. Je m'estime plus heureux dans ces lieux que dans des palais où je n'aurais pas la liberté de servir mon Dieu ».
C'est aussi du château d'If qu'un autre galérien, Élie Neau, écrivait à des amis qu'il avait pu conserver une Bible anglaise, dont la lecture faisait ses délices : « Ainsi, disait-il, je suis plus riche que mes ennemis ne croient ; dans ma plus grande pauvreté, je suis assuré que je suis plus riche qu'eux. Oh ! s'ils savaient combien un homme est riche lorsqu'il est pénétré des rayons de la face de son Dieu ! »
Ces témoignages, auxquels on pourrait en joindre beaucoup d'autres, montrent à quelle source nos pères puisèrent leur force et leur sérénité dans la longue affliction à laquelle ils furent soumis. Ils furent des hommes de la Bible, au sens le plus complet de ce mot. On pourrait même dire qu'ils le furent avec excès, surtout lorsqu'ils prirent les armes pour la défense de leur foi et pour tirer vengeance de leurs ennemis. Vivens, Cavalier, Roland et les Camisards, comme les Huguenots du seizième siècle, s'autorisèrent des exemples de l'Ancien Testament pour courir sus à ceux en qui ils voyaient des Amalécites ou des Philistins. Mais le plus souvent ils demandèrent à la Bible des leçons de patience plutôt que de représailles et prirent pour modèle Jésus plutôt que Josué.
Il n'est pas douteux que l'extrême rareté d'exemplaires des livres saints, pendant le siècle qui va de la Révocation à la Révolution, n'explique en une grande mesure l'état de tiédeur où le protestantisme français retomba, malgré la restauration, plus ecclésiastique que religieuse, dont Antoine Court fut l'instrument. Les Bibles manquaient, et le protestantisme sans la Bible dans toutes les maisons et dans toutes les mains, n'est qu'une protestation stérile et qu'une tradition impuissante.
La vraie restauration des Églises réformées de France, au sens complet et profond de ce mot, ne date ni d'Antoine Court, ni surtout de Napoléon. Elle date de ce retour à la piété qu'on a appelé le Réveil, et ce retour à la piété fut essentiellement un retour à la Bible. Chez nous, comme en Angleterre et dans d'autres contrées, le Réveil a donc dû se donner cet organe indispensable que sont les Sociétés bibliques. La Réformation du seizième siècle a largement utilisé l'imprimerie pour multiplier les exemplaires des Saintes Écritures ; elle a de plus connu et pratiqué le colportage biblique, et plusieurs de ses colporteurs ont été des héros et des martyrs ; mais elle n'a pas possédé ces puissantes sociétés, qui seules ont pu mettre la Bible entre toutes les mains, en en faisant, non plus un objet de commerce, sur lequel le libraire a son profit légitime, mais un instrument d'évangélisation que l'on livre à prix coûtant, et même gratuitement. Le Réveil a donc ajouté, aux moyens anciens de diffusion de la Bible, la puissance de l'association, cette découverte du dix-neuvième siècle, et il a utilisé toutes les ressources que la science moderne lui a fournies, tant pour la traduction et la révision des livres saints, que pour leur multiplication et leur dissémination rapide sur tous les points du globe.
La France a participé à ce mouvement d'évangélisation par la Bible, tant par les immenses bienfaits qu'elle a reçus de la Société biblique britannique et étrangère, que par la création de Sociétés françaises, qui tiennent à honneur de la considérer comme leur mère. Cette propagande a atteint des proportions si vastes, que ce n'est peut-être pas exagérer que de supposer que le nombre d'exemplaires de la Bible ou du Nouveau Testament répandus en France en une seule année égale le nombre vendu dans les trois siècles qui ont suivi la Réforme.
C'est cette histoire de la Bible en France que M. Lortsch raconte dans ce livre, où il a réuni des faits et des documents de grande valeur. Nous sommes assuré d'être l'organe de tous ceux qui le liront en le remerciant d'avoir doté notre littérature protestante d'un ouvrage de premier ordre qui lui manquait.
L'étude qui va suivre nous intéresse comme Français et comme chrétiens.
Comme Français, car l'histoire de la Bible en France est une des pages les plus palpitantes et les plus glorieuses de l'histoire de notre pays. Au point de vue des travaux bibliques, la France, si l'on considère le passé, est au premier rang des nations. Nulle part la Bible n'a trouvé autant de traducteurs. Nulle part elle n'a excité d'une manière aussi continue autant d'intérêt, soit chez les petits, soit chez les grands. Nulle part elle n'a eu des destinées aussi imprévues et aussi dramatiques. Nulle part elle n'a été l'occasion et l'inspiration de plus d'héroïsme.
« L'histoire de la Bible dans notre pays, a dit M. Samuel Berger, est une admirable histoire. Heureux celui qui peut en étudier quelques pages ! Il y apprendra sans doute à mieux aimer encore la Bible, la science et la patrie ».
Comme chrétiens, et cela à un double point de vue :
1) D'abord au point de vue de l'histoire du christianisme, car les destinées de la Bible et celles du christianisme sont si étroitement mêlées, qu'elles se confondent.
« L'histoire de la Bible, a dit M. Ed. Reuss, est l'une des parties les plus intéressantes de l'histoire ecclésiastique. Ce n'est pas seulement l'histoire d'un livre qui, comme d'autres ouvrages de l'antiquité, a pu avoir ses chances de conservation ou d'altération, de propagation ou d'oubli. C'est en partie l'histoire de la pensée et de la vie chrétiennes elles-mêmes, dont les diverses phases se reflètent dans les destinées qui étaient réservées au code sacré, ou en dépendent même dans certaines circonstances ».
2) Ensuite au point de vue apologétique. A notre sens, les destinées de la Bible ne s'expliquent pas si la Bible n'est qu'un livre humain. Un livre qui, siècle après siècle, entraîne dans son sillage tant d'intelligences et tant de volontés, qui excite tant d'amour et tant de haines, qui accomplit tant de révolutions, un livre qui distance si étrangement, à tous les points de vue, tous les autres livres, aurait-il une origine humaine ? Non, un livre qui se fait une telle place ici-bas ne vient pas d'ici-bas.
Le lecteur jugera par lui-même. Si notre conclusion, sur ce point, est aussi la sienne ; nous aurons atteint notre principal but.
Pour la clarté de l'exposition, nous avons groupé, à partir du treizième siècle, tout ce qui concerne la partie héroïque — colporteurs, martyrs, etc., — la Bible chez les rois, la Bible chez les grands (chapitres iii, iv, v), pour reprendre ensuite, pendant la même période, à partir du chapitre vi, l'histoire des versions.
Cet ouvrage étant un ouvrage de vulgarisation, nous donnons les citations latines traduites en français, et dans les citations françaises nous ne maintenons pas, sauf quelques exceptions, l'orthographe ancienne, qui en rendrait la lecture difficile. On voudra bien considérer ces passages adaptés à l'orthographe moderne comme une sorte de traduction.
Toutefois, nous conservons l'orthographe ancienne quand nous citons des extraits des versions bibliques, pour mettre devant les yeux du lecteur la Bible telle qu'elle a été à travers les âges. Nous avons reproduit sans les traduire quelques morceaux en latin, car une traduction les eût trop déparés.
Qu'il nous soit permis de remercier pour le précieux concours qu'ils nous ont prêté MM. les pasteurs E. Pétavel, N. Weiss, Matthieu Lelièvre, Randon, Hirsch, F. Puaux, Henr D. Benoit, P. Besson, Léon Bost, et MM. les professeurs Ch. Porret, A. Schrœder, J. Viénot et Ch. Comte.
Le plus ancien monument de la langue française est un dictionnaire, et ce dictionnaire est un dictionnaire biblique. Il date de 768. On l'appelle le Glossaire de Reichenau, parce qu'il a été découvert à la bibliothèque de Reichenau (en 1863). Ce glossaire se compose de deux colonnes parallèles, dont l'une donne les mots de la Bible latine et l'autre les mots correspondants du français d'alors. Ci-dessous un extrait (en gras le mot français moderne) :
Ainsi, le premier écrit connu de notre langue est un ouvrage destiné à faire comprendre la Bible. Une des premières fois, sinon la première fois, que le français a servi à faire un livre, ce fut pour rendre hommage à la Parole de Dieu. Ce trait, à lui seul, suffirait à montrer que la place de la Bible dans l'ancienne France fut une place d'honneur.
La Bible a pénétré chez les Gaulois, comme partout, avec la mission. C'est au troisième siècle que commence en Gaule l'époque féconde de la mission. C'est aussi à ce moment que la Bible commence à s'y répandre, d'abord dans les traductions gauloises, puis dans les traductions latines. Ces traductions de la Bible exercèrent une influence considérable sur la piété et sur les mœurs, à en juger par leur influence sur la langue. M. J. Trénel, professeur au lycée Carnot, à Paris, a écrit dans un savant ouvrage sur l'Ancien Testament et la langue françaisea, que « l'Église, par la propagation de l'Écriture sainte qu'elle traduit, a contribué plus puissamment que trois cents ans de domination romaine au progrès de la langue latine et à la disparition définitive des dialectes celtiques ». Ainsi, c'est à la Bible que nous devons en grande partie notre langue française, fille du latinb. Un livre ne transforme une langue que parce qu'il est largement répandu au milieu de ceux qui la parlent et exerce sur eux une influence profonde. La transformation de la langue donne l'étiage de l'action exercée sur l'âme du peuple.
Les premières traductions furent donc, comme c'était naturel, en langage populaire, et elles naquirent surtout du besoin des fidèles de propager leur foi. « Si le clergé, dit M. Trénel, a encore recours au gaulois pour se faire entendre et gagner des prosélytes, de leur côté, les nouveaux chrétiens mettent leur point d'honneur à comprendre la langue de l'Église, et les plus éclairés d'entre eux à lire dans l'original les Saintes Écritures. Alors naissent au quatrième siècle et se multiplient, avec une étonnante rapidité, les versions « gauloises » de la Bible, versions dues à des traducteurs peu lettrés, s'adressant à des lecteurs plus illettrés encore, dans une langue riche en incorrections et en barbarismes, mais aussi en nouvelles acceptions de mots ». Prosper d'Aquitaine, né en 403, prêtre à Marseille, citait la Bible d'après une version gauloise. Il y avait déjà plusieurs versions, les unes venues d'Afrique (comme le Codex Bobiensis), d'autres du nord de l'Italie.
Ces traductions frayent la voie aux traductions latines, à l'Itala d'abord, puis à celle qui devait être partout, pendant mille ans, la version ecclésiastique, la Vulgate. « Contemporaine par sa naissance de ce grand mouvement d'expansion du christianisme, la Vulgate va peu à peu pénétrer à la fois par le nord et le midi dans le chaos d'un idiome en formation ». D'abord, elle « se fond avec les versions plus anciennes dont les évêques du sixième siècle ne la distinguent pas toujours ». Saint Eucher, archevêque de Lyon, mort en 450, cite surtout la Vulgate, mais aussi les versions gauloises. Saint Avit, archevêque de Vienne, mort en 517, cite la Vulgate pour l'Ancien Testament, les versions gauloises pour le Nouveau. Nous ne savons pas de quelle version se servait saint Césaire d'Arles (470-542), mais nous savons que lui aussi aimait la Bible et la citait.
[Voici en quels termes saint Césaire exhortait même les illettrés à l'étude et à la mémorisation de l'Écriture : « Si les personnes les plus simples et les plus grossières, non seulement des villes mais encore des villages, trouvent bien moyen de se faire lire et d'apprendre des chansons profanes et mondaines, comment prétendent-elles, après cela, s'excuser sur leur ignorance de ce qu'elles n'ont jamais rien appris de l'Évangile ? Vous avez assez d'invention pour apprendre sans savoir lire ce que le démon vous enseigne pour vous perdre, et vous n'en avez point pour apprendre de la bouche de Jésus-Christ la vérité qui doit vous sauver ».]
Ainsi, dans ces temps reculés comme aujourd'hui, les témoins de l'Évangile s'appuyaient sur l'Écriture, et alors comme aujourd'hui, l'empire de l'Écriture sur les âmes était tel que les nouvelles versions avaient de la peine à se substituer aux anciennes. Pendant six siècles, il ne sera plus question de traduction en langue vulgaire. La Vulgate suffit. Cela s'explique en partie par le fait qu'alors tous ceux qui savaient lire, les clercs, savaient en général le latin. Le glossaire de Reichenau montre toutefois qu'on se préoccupait de faciliter à tous l'accès de la Vulgate.
Charlemagne fit de la Vulgate latine, au huitième siècle, la version officielle de l'Églisec. Mais, tout d'abord, il en fit rétablir le texte dans son intégrité. Ce texte, après quatre siècles d'usage, était, on le comprend, effroyablement corrompu. Voici un capitulaire promulgué par Charlemagne en 789 :
Qu'il y ait des écoles où l'on fasse lire les enfants. Qu'on leur fasse apprendre les psaumes, le solfège, les cantiques, l'arithmétique, la grammaire et les livres catholiques, dans un texte bien corrigé, car souvent, tout en désirant demander quelque chose à Dieu comme il convient, ils le demandent mal, s'ils se servent de livres fautifs. Et ne laissez pas vos enfants altérer le texte, ni quand ils lisent, ni quand ils écrivent. Et si vous avez besoin de faire copier les Évangiles, le psautier, ou le missel, faites-les copier par des hommes d'âge mûr, qui s'acquittent de cette tâche avec un soin parfait. (Berger, op. cit., p. 185).
On ne sait si le travail de correction commença aussitôt. En tout cas, il commence, au plus tard, ou il recommence, en 796.
En 781, Charlemagne avait rencontré à Parme le savant Alcuin, chef de l'école de la cathédrale d'York, et l'avait invité à s'établir auprès de lui, à Aix-la-Chapelle, pour l'aider à relever le clergé et la nation de leur ignorance. « Ministre intellectuel de Charlemagne », comme a dit Guizot, jamais il ne mérita mieux ce titre que par ses travaux bibliques. En 796, l'année où il quitta Aix-la-Chapelle pour Saint-Martin-de-Tours, il demanda au roi l'autorisation et les moyens de faire venir d'York ses manuscrits des livres saints. Voici les dernières lignes de sa requête, tout empreintes d'enthousiasme et de poésie :
Et qu'on rapporte ainsi en France ces fleurs de la Grande-Bretagne pour que ce jardin ne soit pas enfermé dans la seule ville d'York, mais que nous puissions avoir aussi à Tours ces jets du paradis et les fruits de ses arbres.
« Les jets du paradis », belle désignation des Écritures !
Un des disciples d'Alcuin se rendit à York et rapporta les « fleurs », c'est-à-dire les précieux manuscrits. Alcuin se mit au travail de révision, l'acheva en 801, et envoya son disciple Frédegise à Aix-la-Chapelle pour présenter au roi, le jour de Noël, le texte corrigé de la Vulgate.
L'impulsion que Charlemagne donna aux études bibliques fut telle que la Bible passa des mains des clercs dans celles des laïques, surtout ceux de la cour. Alcuin était sans cesse consulté sur des difficultés d'interprétation. On a une lettre de lui à Charlemagne dans laquelle il dit que de puissants seigneurs, de nobles dames, des guerriers même, lui écrivent pour lui demander l'explication de tel ou tel passaged.
Un trait qui montre combien la Bible faisait partie de la trame de la vie, même chez les grands (peut-être surtout chez les grands), c'est de voir les rois et les savants prendre des noms bibliques. Charlemagne prend le nom de David, Louis le Débonnaire celui de Josué, Alcuin celui de Moïse, Frédegise celui de Nathanaël, et plus tard Charles le Chauve prend, comme son père, celui de David.
Mais Charlemagne songeait aussi au peuple. Sous son influence, le concile de Tours (813) décida que les homélies au peuple (donc aussi le texte) seraient traduites oralement en langue vulgaire. « Cette époque, dit M. Trénel, marque l'apogée de la Vulgate en France. On ne lit pas d'autre livre. Tous les monastères, en particulier celui de Saint-Martin-de-Tours, avec ses deux cents moines, ou ceux du nord avec Corbie pour centre, se transforment en ateliers où se publient sans cesse de nouvelles éditions de l'Écriture ».
Parmi ces « ateliers » il faut aussi mentionner ceux que dirigeait un autre restaurateur des lettres, Théodulfe, originaire d'Espagne, évêque d'Orléans sous Charlemagne et sous Louis le Débonnaire. Deux des plus belles Bibles latines du temps de Charlemagne furent exécutées par ses soins et sont parvenues jusqu'à nous. Elles sont admirablement enluminées. Elles se trouvent, l'une dans le trésor de la cathédrale du Puy, l'autre à la Bibliothèque nationale.
[No 9380 des manuscrits latins. Théodulfe travaillait d'après une autre méthode qu'Alcuin. Alcuin cherchait purement et simplement à rétablir le texte de la Vulgate dans son intégrité. Théodulfe, lui, visait à reconstituer un texte critique. Il insérait en marge toutes les variantes qu'il avait pu réunir. Il ne faisait pas disparaître les leçons qu'il écartait, mais les conservait à titre de renseignement. « Son œuvre, dit M. S. Berger, n'était pas née viable dans un empire dont l'unité était la loi. La réforme d'Alcuin. au contraire, était inspirée par l'esprit même du règne de Charlemagne. Ceux qui ont le sens de l'histoire n'en regretteront pas moins l'insuccès de la tentative de Théodulfe. Son œuvre n'était pas de son temps » (S. Berger, op. cit. xiii, xvii). Une telle tentative, à un tel moment, était remarquable, et il valait la peine de l'indiquer.]
Louis le Débonnaire, mort en 840, hérita du goût de son père pour les choses bibliques. Il était si versé dans la science des Écritures, qu'il en savait le sens littéral, le sens moral et le sens analogique.
L'amour de la Bible se retrouvera chez d'autres rois, comme nous le verrons. Nommons ici Robert le Pieux, le second Capétien, qui répétait volontiers : « J'aimerais mieux être privé de la couronne que de la lecture des livres sacrés ».
Rien ne montre la place prise en France par la Bible, que Charlemagne et Alcuin lui avaient rendue dans la pureté de sa traduction latine, comme l'influence qu'elle exerça, dès le dixième siècle, sur la littérature du temps, toute d'inspiration religieuse. Les citations bibliques abondent. La Chanson de Roland (fin du onzième siècle), malgré son caractère tout profane, contient mainte allusion à l'Ancien Testamente. Quand Roland meurt, il s'écrie :
L'empereur :
L'empereur prie encore :
Après le douzième siècle, l'influence littéraire de la Bible s'accentue encore. Les ménestrels récitaient la Bible rimée comme ils récitaient les chansons de geste. Le théâtre est tout religieux ; il représente les scènes bibliques. Enfin, la Bible exerçait une influence immense sur la prédication.
« S'il ne nous est rien parvenu, dit M. Trénel, des improvisations ardentes d'un saint Bernard prêchant la croisade, cependant, par le peu qu'il nous reste de lui, nous pouvons juger de la place que les Écritures tenaient dans ses discours. Plus d'une expression biblique, prise dans la trame de son style, n'est jamais, depuis, sortie de l'usage ».
Au commencement du douzième siècle nous voyons renaître la préoccupation de traduire la Bible en langue vulgaire. Précédemment, il y avait déjà eu quelques tentatives de traduction. En 820, un moine de Wissembourg, Otfride, avait fait, à la requête de plusieurs frères et d'une noble dame, Judith, une harmonie des Évangiles en vers théotisquesf, afin de remplacer les chansons profanes qui corrompaient les esprits. En 1070 et 1080, un chanoine de Rouen fut employé à deux traductions des psaumes en normand, mais ces tentatives restèrent isolées et sans lendemain.
La première traduction qui compte, qui fasse souche, pour ainsi dire, paraît au début du douzième siècle. Chose remarquable, c'est une traduction des psaumes, le grand livre de la plainte humaine et de la consolation divine. Cette première traduction vient du pays d'où étaient venus les manuscrits sur lesquels Alcuin avait fait sa révision de la Vulgate, et où plus tard l'œuvre biblique devait recevoir sa plus puissante impulsion. Vers 1100, des moines de Lanfranc, à Cantorbéry, traduisirent en français normand le psautier gallican de Jérôme. Vers 1120, un sacristain de Cantorbéry, copiste célèbre, Eadwin, copia dans un même livre, aujourd'hui à la bibliothèque de Cambridge, les trois psautiers latins de Jérôme, avec la traduction française interlignée. L'un de ces psautiers devint le psautier dit gallican, qui fut le psautier de la France pendant le moyen âge.
[« Le psautier, dit M. S. Berger, a été pour tout le moyen âge un bien public et un trésor commun dans lequel chacun puisait à sa guise et que chaque traducteur s'appropriait au prix de fort petits changements. » Et M. Reuss : « Au moment où paraît la Bible de Guiars (fin du treizième siècle), on possédait les psaumes depuis longtemps en France, et en plusieurs versions différentes. Le psautier était, de tous les livres de la Bible, le plus populaire et le plus en usage, soit au point de vue liturgique, soit pour l'édification domestique ».
Voici le psaume premier dans le psautier dit de Montebourg, du douzième siècle, conservé à Oxford dans la bibliothèque bodléienne : « Beneurez li huem chi ne alat el conseil des feluns : et en la veie des peccheurs ne stout : et en la chaere de pestilence ne sist. Mais en la lei de Nostre Seigneur la veluntet de lui : et en la sue lei purpenserat par jurn e par nuit. Et iert ensement cume le fust qued est plantet dejuste les decurs des ewes. chi dunrat sun frut en sun tens. Et sa fuille ne decurrat : et tutes les coses que il unques ferat : serunt fait prospres. Nient eissi li felun nient issi : mais ensement cume la puldre que li venz getet de la face de la terre. Empur ice ne resurdent li felun en juise : ne li pecheur el conseil des dreituriers. Kar Nostre Sire cunuist la veie des justes et le eire des feluns perirat ».]
L'exemple des moines de Cantorbéry fut suivi, notamment par les moines de Montebourg, localité de la Manche actuelle, et ailleurs.
De tous côtés, sur le territoire de la France, surgissent des traductions de livres isolés de l'Écriture. En 1125, c'est une imitation en vers du Cantique des Cantiques ; de 1130 à 1135, une Bible en vers, paraphrasée, d'une véritable valeur littéraire, de Hermann de Valenciennes ; vers 1150, l'Apocalypse ; en 1165, un psautier en vers ; vers 1170, les quatre livres des Rois (I et II Samuel, I et II Rois), les Juges, les Macchabées ; vers 1192, une Genèse, rimée, par un Champenois, Everat. Cette dernière traduction fut faite à l'instigation de Marie de Champagne, sœur de Philippe-Auguste.
[Voici, d'après Herman de V., comment il fut amené à entreprendre cette traduction. Il s'était brûlé à la main :
Le mal empire, et le poète s'adresse à Notre Dame pour en être secouru.
Il croit voir la Vierge lui apparaître. Elle lui promet la guérison et l'exhorte à écrire l'histoire de toute la Bible.
Le poète accepte et immédiatement se met à l'œuvre. Il l'exécuta dans un véritable esprit d'humilité et d'amour :
L'œuvre est belle, mais elle a des bizarreries. Hermann consacre 120 vers à décrire le combat d'Ésaü et de Jacob dans le sein de leur mère. Il montre Hérode faisant massacrer 44 000 enfants à Bethléem, puis mourant dans un bain de poix et d'huile bouillante. Il décrit la descente de Jésus-Christ aux enfers.
Voici un spécimen de la versification d'Everat (Psa. 42) :
Vers la fin du douzième siècle, Pierre Valdo, le célèbre fondateur des Pauvres de Lyon, qui, pour obéir à Jésus-Christ, avait vendu tout ce qu'il avait, se donna pour tâche de faire traduire en langue populaire, en provençal, quelques livres de l'Ancien et du Nouveau Testament. Il ne reste de cette traduction que les Évangiles de la quinzaine de Pâques. Cette littérature biblique se répandit dans un champ immense, avec une rapidité inconcevable. On la retrouve à cette même époque dans les environs de Metz, transcrite en dialecte messin. On possède, à la bibliothèque de l'Arsenal (no 2083), un fragment de cette traduction. C'est un volume écrit sans luxe, de petite dimension, facile à cacher, « tels que devaient être, dit M. S. Berger, les livres des bourgeois de Metz et des pauvres de Lyon ». Quelles préoccupations religieuses, quelle piété chez le peuple, atteste cette propagation en quelque sorte spontanée de la Bible ! « Il est certain, écrit M. S. Berger, que les environs de l'an 1170 ont été marqués dans toute la contrée qui s'étendait de Lyon aux pays wallons, par un mouvement biblique des plus remarquables ». Et M. Reuss s'exprime ainsi : « L'un des traits caractéristiques du mouvement religieux commencé à Lyon vers la fin du douzième siècle, c'était la base biblique que ses auteurs et promoteurs s'attachaient à lui donner, et l'un de ses effets les plus remarquables était la propagation des Saintes Écritures en langue vulgaire ».
Continuons à citer M. Reuss. « Ces mêmes faits se produisent d'une manière plus évidente encore, et peut-être antérieurement déjà, en tous cas indépendamment de ce qui se passait sur les bords du Rhône, dans le beau pays qui s'étend des Cévennes aux Pyrénées et au delà de ces dernières dans tout le nord-est de l'Espagne. Le mouvement, de ce côté-là, paraît avoir été plus général, plus énergique, plus agressif. Il s'empara des classes supérieures de la société. Il devint une puissance, il fonda ou accepta une théologie à lui propre, assez riche d'idées pour amener des dissidences intérieures… Il est de fait que la théologie dogmatique des savants parmi les Catharesg comme la piété et l'ascétisme de tous les fidèles s'édifiait également sur la lecture et l'étude des Écritures. Cela est attesté par des témoignages nombreux et divers. Dans les assemblées religieuses, des prédications exégétiques étaient faites par des croyants qui n'avaient point reçu les ordres dans l'Église constituée … Les bons hommes chargés de la conduite d'un troupeau qui se trouvait de plus en plus affamé de la Parole de Dieu, portaient sous le manteau une bourse de cuir avec un exemplaire du Nouveau Testament qui ne les quittait jamais. Le volume sacré jouait un grand rôle dans les rites liturgiques des sectaires… »h.
Après le douzième siècle, cette dissémination des Écritures parmi le peuple semble avoir continué de plus belle. En effet, on trouve à la Bibliothèque nationale de Paris, pour le treizième et le quatorzième siècle seulement, soixante traductions totales ou partielles de la Bible. Un savant qui les a comptées, M. Le Roux de Lincy, s'exprime ainsi : « Toutes proportions gardées, les traductions de la Bible sont aussi nombreuses dans les autres bibliothèques tant de Paris que des départements. Il n'y a pas une seule bibliothèque de province possédant des manuscrits français du moyen âge, qui n'ait une ou plusieurs traductions de la Bible, soit en prose, soit en vers »i.
M. Reuss, de son côté, s'exprime ainsi : « Parmi les peuples modernes, aucun, si l'on excepte les Allemands proprement dits, ne peut se comparer aux Français pour la richesse et l'antiquité de la littérature biblique. Les bibliothèques de la seule ville de Paris contiennent plus de manuscrits bibliques français que toutes les bibliothèques d'outre-Rhin ne paraissent en contenir d'allemands. Mais aucun peuple, en revanche, sans en excepter les Slaves, n'a montré dans les derniers siècles autant de froideur pour cette littérature, en dépit des renseignements inépuisables et inappréciables qu'elle pouvait fournir sur l'histoire de la langue, du savoir et de la religion ».
Parmi ces traductions, les unes sont en prose, les autres en vers. Celles du douzième siècle sont pour la plupart en vers. Dans ces âges naïfs, croyants, la prose était l'exception. Et puis, comme les Bibles étaient rares, on apprenait beaucoup par cœur le texte sacré, et les vers aidaient la mémoire. Les unes sont littérales, les autres commentées. Les unes sont complètes, les autres fragmentaires. Généralement faites d'après la Vulgate, elles sont en dialectes nombreux, en langue d'oc, en langue d'oïl, en normand, en picard, en roman, en wallon, en lorrain, en bourguignon, en limousin, en poitevin, en provençal, sans parler des traductions en français. On voit que la France a un beau passé biblique. « Dans le douzième siècle, dit M. S. Berger, tous les pays de langue française, toutes les classes de la société, apportent leur contribution tout individuelle à l'œuvre de la traduction de la Bible ». Ainsi les réformateurs, en donnant, trois siècles après, la Bible à la France, n'ont pas innové, ils ont repris et la vraie tradition de l'Église et la vraie tradition française.
Quand la locomotive nous emporte à travers les campagnes de France, nous pouvons nous dire qu'il n'y a peut-être pas, dans l'étendue qui est sous nos yeux, une parcelle de terrain qui, une fois ou l'autre, n'ait été en quelque sorte sanctifiée par le contact avec la Bible. Où que nous arrêtions nos regards, il y a eu là quelqu'un qui a traduit la Bible, ou l'a copiée, ou l'a lue, ou a travaillé à la répandre.
[Anticipons et nommons pour le treizième siècle les trois traductions rimées suivantes : Une Bible de Geoffroi de Paris (1243), une Bible de Jean Malkaraume (même époque — elle s'arrête à l'histoire de la rencontre entre Goliath et David), — une Bible de Macé de la Charité (traductions paraphrastiques) ; puis une Bible de Charleville, une traduction anonyme de la Bible entière, une traduction anonyme de l'Ancien Testament, et des fragments : le drame d'Adam, l'histoire de Joseph, la paraphrase de l'Exode, l'imitation de Job, un Psautier de Troyes, les Psaumes de la pénitence, les Proverbes. Au quatorzième siècle, on trouve un Poème sur le Nouveau Testament, cinq Poèmes sur la Passion, une histoire des trois Maries et une Apocalypse rimées et d'autres fragments. Un de ces fragments reproduit en vers une partie du récit des livres des Rois fondu avec celui des Chroniques. On pense qu'il a été composé en Angleterre (Voir Romania, XVI). En voici quelques vers. C'est le récit d'Élie enlevé au ciel :
« … Victor Hugo eut pour la Bible une constante et spéciale dévotion ; on sait comment les plus pittoresques des tournures bibliques, les plus énergiques et les plus saisissantes hyperboles sont entrées dans les vers du poète et, par là, sont restées dans notre langue.
Ce phénomène qui, chez Victor Hugo, s'était opéré par simple affinité poétique, se produisit en France dès les premiers temps du moyen âge à l'aurore des temps modernes par ce seul fait que les générations qui se succédèrent ne furent composées que d'hommes d'un seul livre…
La Bible était partout : aux chapiteaux des églises romanes, comme aux porches des cathédrales gothiques ; aux sculptures des meubles usuels.
Au foyer, la Bible, devenue dans toutes les familles le « livre des raisons », le répertoire des événements mémorables ; à l'église, la Bible ; la Bible aux sermons et souvent dans les préambules des ordonnances et les dispositifs des jugements. Les testaments débutaient tous par des réminiscences des Saintes Écritures ; au théâtre, la Bible se retrouvait tout entière dans la représentation des Mystères, et la littérature chevaleresque, lorsqu'elle apparut et se propagea, fit, à côté de son merveilleux guerrier, une part, une part notable, au merveilleux de la Bible.
Vivant avec la Bible, ce peuple en vint à parler comme elle, à penser comme elle, et le Livre saint se trouve ainsi être une des sources les plus abondantes d'où soit sortie notre langue… » (Petit Temps du 15 juin 1904).
Nous sommes arrivés au treizième siècle et nous voyons de tous côtés surgir des traductions de la Bible en langue vulgaire, et même dans les différents patois. Que faisait donc Rome, dont on connaît l'opposition séculaire et irréductible à la diffusion de la Bible en langue vulgaire ? Chose étrange, non seulement, jusqu'alors, Rome ne s'était pas opposée à la diffusion de la Bible, mais parfois elle l'avait encouragée. La traduction des livres des Rois parue en 1170 avait été faite pour être lue au service divin. En effet, dans les commentaires qui l'accompagnent on trouve des apostrophes aux auditeurs, notamment celles-ci :
Le temple devisad, si comme vous veez que ces mustiers en la nef et al presbiterie sont partiz (c'est-à-dire : [Salomon] divisa le temple, comme vous voyez que ces églises sont divisées en nef et en chœur). — Fedeil Deu, entends l'estorie (Fidèles de Dieu, entendez l'histoire) (Le Roux De Lincy, Op. cit., p. iv, cxlviii).
Vers 1230, un synode, à Reims, interdit de « traduire en Français, comme on l'avait fait jusqu'alors, les livres de la Sainte Écriture ». La vérité est que Rome n'intervint que fort tard pour proscrire la diffusion de la Bible. C'est quand la lecture de la Bible par le peuple lui apparut comme un danger pour son autorité qu'elle opposa son veto.
A la fin du douzième siècle, nous l'avons dit, on lisait beaucoup la Bible dans les environs de Metz. Ces lecteurs de la Bible étaient des Vaudois, très nombreux alors dans cette régiona, et les Écritures qu'ils lisaient étaient celles-là mêmes qui avaient été transcrites du provençal en messin. L'évêque de Metz, Bertram, s'émut. Il fit faire par son clergé des représentations à ces lecteurs de la Bible, mais sans succès. Un jour, du haut de la chaire, il reconnaît deux Vaudois qu'il a vu condamner à Montpellier. Il ne put jamais mettre la main sur eux, car ils étaient protégés par des personnages influents de la cité.
Impuissant à enrayer le désordre, il mit le pape au courant de ce qui se passait. Le pape — c'était Innocent III — s'émut à son tour, et répondit, en 1199, par la lettre pastorale suivante :
Notre vénérable frère nous a fait savoir que dans le diocèse de Metz une multitude de laïques et de femmes, entraînés par un désir immodéré de connaître les Écritures, ont fait traduire en français les Évangiles, les épîtres de saint Paul, les Psaumes, les moralités sur Job, et plusieurs autres livres, dans le but coupable et insensé de se réunir, hommes et femmes, en secrets conciliabules, dans lesquels ils ne craignent pas de se prêcher les uns aux autres. Ils vont même jusqu'à mépriser ceux qui refusent de se joindre à eux et les regardent comme des étrangers. Réprimandés à ce sujet par les prêtres de la paroisse, ils leur ont résisté en face (ipsi eis in faciem restiterunt), cherchant à prouver par des raisons tirées de l'Écriture qu'on ne devait pas défendre cet exercice. Il a été sagement décrété dans la loi divine que toute bête qui toucherait à la montagne sainte devait être lapidée. Ceux qui ne voudront pas obéir spontanément apprendront à se soumettre malgré eux. (Epistolæ Innocenti III, Rom. pont., lib. II, Épit 141, T. II, p. 432.)
Le pape ne se contenta pas d'écrire. Il prit des mesures pour empêcher les « bêtes » d'approcher de la montagne sainte. En 1211, par son ordre, Bertram prêche la croisade contre les amis de la Bible. « Des abbés missionnaires envoyés par le pape, dit un chroniqueur (Chronicon Alberici), prêchèrent, brûlèrent les Bibles françaises, et extirpèrent la secte ». Comme nous le verrons, ils ne l'extirpèrent pas du tout.
Quelques années plus tard, l'Église romaine intervient de nouveau, cette fois contre les Albigeois. « Des défenses semblables à celles formulées à l'occasion du mouvement vaudois, et en bien plus grand nombre, s'adressèrent aux Albigeois. Les synodes provinciaux, préoccupés des progrès de la dissidence hérétique, crurent n'avoir rien de mieux à faire, pour les arrêter, que de confisquer les livres saints, même ceux en langue latine, comme l'arme la plus dangereuse de leurs adversaires. On ne se fait pas d'idée de l'acharnement avec lequel l'inquisition cléricale recherchait les exemplaires de la version populaire de la Bible, en accusant cette dernière de toutes les erreurs que le dogmatisme officiel ou la hiérarchie compromise signalaient à tort ou à raison chez le parti proscrit. Il ne faut donc pas s'étonner que cette version ait disparu avec tout le reste de la littérature albigeoise et qu'aujourd'hui seulement nous soyons en mesure d'affirmer avec une parfaite assurance qu'un premier exemplaire du Nouveau Testament cathare est heureusement retrouvé ».
[Ed. Reuss, op. cit. (IV, 1852). Ce Nouveau Testament se trouve à Lyon (Bibliothèque municipale du palais Saint-Pierre, manuscrit 36). Il a été reproduit par M. Clédat en 1887 (Leroux, éditeur) sous ce titre : Le Nouveau Testament provençal de Lyon traduit au treizième siècle en langue provençale, suivi d'un rituel cathare. Ce rituel est tout émaillé de citations de l'Écriture. « Le dialecte de ce Nouveau Testament est du pur provençal parlé sur la rive droite du Rhône, probablement dans les départements de l'Aude et du Tarn, et particulièrement dans la Haute-Garonne et l'Ariège, où les Albigeois étaient le plus répandus » (Comba, Histoire des Vaudois d'Italie, I, 220). Voici, dans ce manuscrit, l'Oraison dominicale (Matt.6.9-13). Le texte est du treizième siècle. Il est traduit sur la Vulgate :
« Le nostre paire qu es els cels sanctificatz sia lo teus noms auenga lo teus regnes e sia faita la tua uolontatz sico el cel et e la terra. E dona a nos lo nostre pa qui es sobre tota causa. E perdona a nos les nostres deutes aisico nos perdonam als nostres deutors e no nos amenes en temtation mais deliura nos de mal ».
Voici le passage Rom.8.33-34 :
« Quals acusara contra les elegitz de Deu ? Deus, loquals justifica. Quals es que condampne ? Jhesu Xrist que morir, sobre que tot loquals resuscitec, loquals es a la destra de Deu, loquals neis prega per nos ».
En 1229, le concile de Toulouse promulgua le canon suivant (canon 14) :