Histoire des aventuriers flibustiers d’Amérique - Alexandre Olivier Exquemelin (Oexmelin) - E-Book

Histoire des aventuriers flibustiers d’Amérique E-Book

Alexandre Olivier Exquemelin (Oexmelin)

0,0

Beschreibung

Un classique qui retrace une partie de l’histoire maritime

En 1679, Alexandre-Olivier Exquemelin dit Oexmelin écrit le récit de ses aventures avec les Frères de la Côte. Par le menu détail, il conte les expéditions et dresse le portrait des plus fameux d’entre eux : l’Olonois, Monbars, Grammont, etc. C'est un succès immédiat, puis de nombreux écrivains y trouvent une source inépuisable d’inspiration.

Un roman historique biographique sur les grands navigateurs de l’entourage d’Oexmelin

EXTRAIT

Les voyageurs aiment naturellement à parler de ce qui leur est arrivé, surtout lorsqu’ils sont hors de danger, et qu’ils croient que leurs aventures méritent d’être sues. Je ne veux donc point dissimuler que je prends quelque plaisir à raconter ce qui s’est passé dans mon voyage. Peut-être même ne sera-t-on pas fâché de l’apprendre ; je tâcherai du moins d’en rendre la relation aussi agréable qu’elle est vraie.

Nous nous embarquâmes le 2 mai 1666 ; et le même jour, après avoir levé l’ancre de la rade du Havre-de-Grâce, nous allâmes mouiller à la Hogue, sous le cap de Barfleur. Nous étions dans le vaisseau Saint-Jean, qui appartenait à MM. de la Compagnie Occidentale, commandé par le capitaine Vincent Tillaye. Nous allâmes joindre le chevalier de Sourdis, qui commandait, pour le roi, le navire dit l’Hermine, monté de trente-six pièces de canon, avec ordre d’escorter plusieurs vaisseaux de la Compagnie qui allaient en divers endroits, les uns au Sénégal, en Afrique et aux Antilles de l’Amérique, les autres vers la Terre-Neuve.

À PROPOS DE L’AUTEUR

Lorsqu’une ordonnance du roi interdit l'exercice de la chirurgie aux protestants, Alexandre Olivier Exquemelin (né en 1646) s'engage à la Compagnie des îles d'Amérique. Aussitôt débarqué aux Antilles le 7 juillet 1666, il est vendu pour la somme modique de trente écus au sieur de La Vie qui le maltraitera. Sa réputation de médecin attire l'attention du gouverneur de l'île qui le protège. Fuyant le mauvais sort, il s'engage comme chirurgien sur un navire flibustier sous le commandement du fameux Morgan. Il participe à de nombreuses expéditions de 1666 à 1672.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern

Seitenzahl: 619

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Alexandre Olivier EXQUEMELINdit Oexmelin

Histoiredes aventuriers flibustiersd’Amérique

CLAAE

2012

ISBN ebook : 9782379110139

AVERTISSEMENT DE L’ÉDITEUR.

Cet ouvrage respecte scrupuleusement le texte original. Cependant les coquilles typographiques et quelques fautes d’orthographe ont été corrigées. L’éditeur attire l’attention du lecteur sur le fait que cet ouvrage comporte de très nombreux extraits de textes, parfois anciens. Leur orthographe a donc été respectée bien qu’elle heurte souvent l’usage actuel.

CLAAE

France

AVANT-PROPOS

Cet ouvrage est la réédition de l’Histoire des aventuriers flibustiers qui se sont signalés dans les Indes, etc., publiée en 1920 à Paris. Cette histoire des flibustiers a connu diverses éditions et traductions depuis la première, publiée à Amsterdam en 1678. Un voile de mystère a longtemps entouré son auteur ainsi que l’origine des différents récits qui le composent. Les recherches de M.-C. Camus (« Une note critique à propos d’Exquemelin », parue dans la Revue française d’histoire d’Outre-mer en 1990) ont révélé depuis les grands lignes de la vie de « Œxquemelin ».

Alexandre Olivier Exquemelin, qui était originaire de Honfleur, s’embarqua en 1666 pour servir, comme engagé, un colon français des Antilles. À l’île de la Tortue, il subit les mauvais traitements d’un maître cruel, avant d’être placé auprès d’un chirurgien grâce à la protection du gouverneur de l’île. Libéré finalement de son engagement, il rejoignit (1668) un navire flibustier et participa à deux expéditions de course sous le commandement du fameux Henry Morgan : l’une contre Maracaibo (1669), l’autre contre Panama (1670). Entre-temps, il fut boucanier à Saint-Domingue et planteur de tabac dans l’île. Il parvint à regagner l’Europe, mais effectua d’autres voyages en Amérique, comme chirurgien sur des navires hollandais ou espagnols, avant de se fixer à Amsterdam où il exerça cette profession. On retrouve plus tard sa trace à Paris.

C’est en 1678 qu’un éditeur d’Amsterdam publia le récit d’Exquemelin, en l’adaptant aux goûts des lecteurs hollandais. Les éditeurs des traductions allemande, espagnole puis anglaise qui parurent au cours des années suivantes, firent de même en y ajoutant de nouveaux chapitres. Les premières éditions françaises (1686 et 1699) comportent également des récits inédits. On ne peut donc plus considérer Exquemelin comme l’historien de la flibuste, mais cet ouvrage classique conserve un immense intérêt.

NOTES

SUR LA VIE ET LES ÉDITIONS D’ŒXMELIN.

On ne sait à peu près rien de l’auteur de ce livre. Son nom même est incertain : les Hollandais l’appellent Exquemelin, les Espagnols et les Anglais Esquemeling, et les Français Œxmelin 1. On l’a longtemps cru hollandais, mais une phrase du traducteur espagnol permet de le dire français 2.

Il était d’une naissance « peu considérable », ainsi que nous l’apprend le sieur de Frontignières qui le connut 3, et il avait entrepris à Paris des études de chirurgie et de médecine quand il s’embarqua au Havre, le 2 mai 1666, en qualité « d’engagé »4 de la Compagnie française des Indes occidentales. Œxmelin garde le silence sur les événements qui donnèrent lieu à ce départ, et dont le récit, dit-il, ne pourrait qu’être ennuyeux pour le lecteur. Lui fallait-il expier quelque péché de jeunesse, ou bien se trouvait-il, au seuil de sa vingtième année, dans l’impérieuse obligation de gagner sa vie ?… Toutes les explications que nous pourrions donner ici ne seraient qu’hypothèses.

Arrivé à l’île de la Tortue le 7 juillet suivant, il fut aussitôt exposé en vente et acheté pour trente écus par M. de la Vie, ancien lieutenant général de l’île, qui venait d’être nommé commis général de la Compagnie. Ce « mauvais maître » condamna l’engagé à un dur esclavage. En vain celui-ci lui rappela qu’on lui avait donné le droit d’exercer « sa profession » ; il offrit même deux écus par jour pour que ce droit lui fût reconnu. La Vie n’en continua pas moins d’occuper Œxmelin aux choses « les plus serviles » ; il le privait de nourriture et interceptait les lettres de ses parents 5.

M. d’Ogeron, gouverneur de la Tortue, eut pitié de l’engagé et le recommanda à un chirurgien « célèbre dans le pays à cause d’une infinité de belles cures qu’il y avait faites ». Le chirurgien versa trente écus au commis général et garda Œxmelin auprès de lui. Quelque temps après, comme un vaisseau aventurier se préparait à aller en course, l’engagé demanda à son protecteur d’y monter. « Et c’est ainsi, dit-il, qu’il se trouva parmi les aventuriers 6. »

Il s’associa à toutes leurs entreprises, pansant les blessés, soignant les malades et recueillant des observations curieuses sur la faune et la flore des régions qu’il parcourait. Tandis que les boucaniers font ripaille et méditent de nouvelles expéditions, il étudie le système circulatoire de la tortue et remarque que son cœur palpite très longtemps après qu’on l’a tuée. Il éprouve la vertu médicinale de petits reptiles que l’on nomme soldats, et découvre en l’huile d’olive un antidote certain contre l’empoisonnement par les poissons qui auront mangé les fruits du mancenillier. Il fait des autopsies, dissèque des yeux de lamantins et, poussé par une curiosité singulière, suce le lait d’une femelle de lamantin, qu’il trouve aussi bon que le lait de vache 7.

Mais l’intérêt de ces études ne compensait point pour Œxmelin les fatigues et les souffrances sans nombre, auxquelles le condamnait la vie aventureuse de ses compagnons. Au surplus, il ne s’était jamais senti un goût très vif pour les combats 8. Aussi saisit-il la première occasion qui se présenta de quitter « l’ordre inique des écumeurs de mer ». En 1672, deux navires d’Amsterdam relâchaient dans le golfe de Xagua pour réparer leur mâture fort endommagée par la tempête ; il monta à leur bord sans demander son congé 9.

Rentré en Europe, Œxmelin rédigea ses mémoires, qui parurent en hollandais à Amsterdam, en 1678. Il s’était évidemment fixé à Paris où sa condition résultait de quelque haut et bienfaisant patronage. À l’entendre célébrer le Prince, « supérieur à tous les autres en force, en équité et en grandeur d’âme, et dont toutes les entreprises ont été importantes à l’Église, glorieuses à lui-même et avantageusesà ses sujets », il est évident qu’il n’avait qu’à se louer de la munificence royale 10. Mais il était d’humeur trop vagabonde pour demeurer longtemps en place. Jusqu’en 1686, il retourne trois fois en Amérique, tant avec les Hollandais qu’avec les Espagnols 11. Il se rend en Palestine et visite le jardin de l’université de Leyde, dont il admire les bananiers 12.

Œxmelin connaissait la gloire. Des traductions de ses aventures avaient paru en allemand (1679), en espagnol (1681), en anglais (1684) et en français (1686). Le comte d’Estrées, vice-amiral et maréchal de France, dont l’escadre lui avait donné la chasse au large de Maracaïbo, le faisait mander et le priait de lui rendre compte des particularités de ses voyages 13. Retourna-t-il en Amérique et prit-il part, avec les Français, à l’attaque de Carthagène qui eut lieu en 1697 ? Rien ne permet de l’affirmer. Nous ne savons pas davantage la date de sa mort, qu’Alfred de Lacaze, rédacteur de la Biographie Hœfer-Didot, place, sans prouver son assertion, après l’année 1707.

Comme nous l’avons déjà dit, c’est en hollandais que le livre d’Œxmelin parut pour la première fois, sous la forme d’un in-quarto de 186 pages, orné de 4 portraits, de 6 figures et de deux cartes. On nous excusera d’en transcrire intégralement le titre, encore qu’il soit d’une longueur inusitée :

De Americaensche Zee-Roovers. Behelsende een pertinente en waerachtige Beschrijving van alle de voornaemste Roveryen, en onmenschlijcke wreedheden, die de Engelse en Franse Rovers, tegens de Spanjaerden in America gepleeght hebben. Verdeelt in drie deelen : Het Eerste Deel verhandelt hoe de Fransen op Hispanjola gekomen zijn, de aerdt van’t Landt, Inwoonders, en hun manier van leven aldaer. Het Tweede Deel, de opkomst van de Rovers, hun regel en leven onder malkander, nevens verscheyde Roveryen aen de Spanjaerden gepleeght. Het Derde’t verbranden van de Stadt Panama, door d’Engelsche en Franse Rovers gedaen, nevens het geen de Schrijver op sijn Reys voorgevallen is. Hier achter is bygevoeght, Een korte verhandeling van de Macht en Rijkdommen, die de Koninck van Spanje, Karel de Tweede, in America heeft, nevens des selfs Inkomsten en Regering aldaer. Als mede een kort begrijp van alle de voornaemste Plaetsen in het selve gewest, ender Christen Potentaten behoorende. Beschreven door A. O. Exquemelin. Die self alle dese Roveryen, door noodt, bygewoont heeft. Met schoone Figuren, Kaerten, en Conterfeytsels, alle na’t leven geteeckent, versien, t’Amsterdam, By Jan ten Hoorn, Boeckverkoper, over’t Oude Heeren Logement. Anno 1678. 14

L’édition originale de 1678 est d’une insigne rareté. Les traducteurs anglais et français du xviiie siècle en ignoraient l’existence. Rich et Ternaux-Compans n’en font aucune mention, et cependant Ternaux décrit beaucoup de livres hollandais d’une moindre importance. Quant à Grinville qui a entendu parler du texte hollandais, il se demande si ce texte a été imprimé ou bien est resté à l’état de manuscrit. Enfin, si nous consultons les notices consacrées par M. F. Muller aux livres hollandais relatifs à l’Amérique, nous y apprenons que le savant libraire d’Amsterdam n’a jamais rencontré que trois exemplaires de l’édition ten Hoorn 15.

En 1679 parut à Nuremberg une traduction allemande dont voici le titre :

Americanische Seeräuber. Beschreibung der grössesten durch die Französische und Englische Meer-Beuter, wider die Spanier in America verübten Raubery Grausamkeit… Durch A. O. Nürnberg, 1679 (In-12. Figures, cartes et portraits).

Deux ans après, le libraire Laurent Struickman publiait à Cologne une traduction espagnole du livre d’Œxmelin. Le titre, dont nous donnons ci-dessous la transcription, omet le nom de l’auteur :

Piratas de la America, y luz à la defensa de las costas de Indias Occidentales. Dedicado à don Bernardino Antonio De Pardiñas Villar-de Francos, Cavallero del Orden de S. Tiago, Secretario del Exme. Sr. Duque de Medina-Cœli, en el empleo de Primer Ministro de su Magestad Catholica. Por el zelo y cuidado de don Antonio Freyre, Natural de la Inclyta Ciudad de la Coruña en el Reyno de Galicia, y Vezino de la Herculeä de Cadiz. Traducida de la lengua Flamenca en Española, por el Dor. Alonso de Buena-Maison, Español, Medico Practico en la Amplissima y Magnifica Ciudad de Amsterdam. Impresso en Colonia Agrippina, en Casa de Lorenzo Struickman. Año de 1681 (In-4, 28 ff. + 328 pp. + 2 ff. Figures, portraits et cartes copiées sur l’édition hollandaise) 16.

Une longue épître dédicatoire de D. Antonio Freyre, la préface de l’imprimeur hollandais V. Hoorn et une description en vers des îles de l’Atlantique par le capitaine D. Miguel de Barrios accompagnent un avis au lecteur, où le docteur Alonso de Buena-Maison, qui traduisit l’ouvrage, se plaint du mal extrême qu’il eut à faire passer du flamand en espagnol les discours « mal tissés » d’Œxmelin 17.

Traduite en anglais d’après la version du « praticien » espagnol d’Amsterdam, l’ Histoire des Avanturiers parut pour la première fois à Londres en 1684, chez William Crook qui tenait boutique à l’enseigne du Dragon vert. On en trouvera ici le titre :

Bucaniers of America : Or, a true Account of the Most remarkable Assaults Committed of late years upon the Coasts of The West Indies, By the Bucaniers of Jamaica and Tortuga, Both English and French. Wherein are contained more especially, The Unparalleled Exploits of Sir Henry Morgan, our English Jamaican Hero, who sacked Puerto Velo, burnt Panama, etc. Written originally in Dutch, by John Esquemeling, one of the Bucaniers, who was present at those Tragedies ; and thence translated into Spanish, by Alonso de Bonne-maison, Doctor of Physick, and Practitioner at Amsterdam Now faitfully rendred into English. London : Printed for William Crooke, at the green Dragon, without Temple-bar 1684 18.

L’édition originale française parut en 1686 chez Jacques Le Febvre à qui Christophe Journel, « imprimeur et marchand libraire », avait cédé son privilège. Elle se compose de deux volumes in-12 dont voici la collation :

Histoire des avanturiers qui se sont signalez dans les Indes, contenant ce qu’ils ont fait de plus remarquable depuis vingt années. Avec La Vie, les Mœurs, les Coutumes des Habitans de Saint Domingue & de la Tortuë, & une Description exacte de ces lieux ; Où l’on voit L’établissement d’une Chambre des Comptes dans les Indes, & un Etat tiré de cette Chambre, des Offices tant Ecclesiastiques que Seculieres, où le Roy d’Espagne pourvoit, les Revenus qu’il tire de l’Amerique, & ce que les plus grands Princes de l’Europe y possèdent. Le tout enrichi de Cartes Geographiques & de Figures en Taille-douce. Par Alexandre Olivier Œxmelin. Tome Premier. A Paris, chez Jacques le Febvre, au dernier pillier de la Grand’Salle, vis-à-vis les Requestes du Palais. M. DC LXXXVI. Avec privilege du Roy. (Tome premier : 15 ff. lim. + 342 pp. + 12 ff. n. ch. – frontispice gravé, 2 cartes et 3 figures ; Tome second : 3 ff. lim. + 384 pp. + 13 ff. – 1 carte et 1 figure.)

L’ouvrage est dédié au directeur de la Caisse des Consignations, en « reconnaissance de l’ardeur et de l’application » que ce personnage avait mis à rendre service au traducteur.

Une seconde édition parut en 1688 chez le même libraire. Sa collation est la suivante : Tome premier : 11 ff. lim + 248 pp + 8 ff. pour la table. Tome second : 3 ff. + 285 pp. + 17 pp. pour la table et le privilège 19.

La traduction française est due au sieur Jean de Frontignières, qui occupait en 1653 la charge de prévôt des maréchaux de Montfort l’Amaury, et qui avait déjà publié en 1684, chez Christophe Journel, les « Avertissements de Vincent de Lérins touchant les Nouveautés profanes de tous les hérétiques ». On a souvent prétendu que Frontignières n’avait fait que mettre en français la version anglaise. Il nous paraît plus vraisemblable qu’il ait pris pour modèle la version espagnole ; car il montre en vingt endroits qu’il savait cette langue, tandis que rien ne nous permet de penser qu’il entendît l’anglais. Cependant, si l’on compare à la version française le texte espagnol – ou le texte anglais qui n’est que l’exacte reproduction de l’espagnol –, on relève chez Frontignières de très nombreux passages et même des chapitres entiers qui ne figurent pas dans les versions antérieures. La précision des détails nouveaux – faits, dates et noms de personnages – nous interdit de les considérer comme des interpolations de l’éditeur. Il faut en conclure que Frontignières, qui connaissait Œxmelin comme cela ressort de la préface française, a réellement travaillé sur un manuscrit nouveau, écrit sans doute en français 20, et dont le texte était plus copieux que celui de l’originale hollandaise et des versions qui en dérivent. « Ce manuscrit, dit d’ailleurs Frontignières, était difficile à entendre, et encore plus à faire entendre aux autres, parce qu’il se rencontrait presque partout des endroits obscurs… Il a été nécessaire de changer les mauvaises expressions, de déterminer les sens suspendus et d’éclaircir les endroits obscurs. Car nous sommes dans un siècleoù l’on veut que toutes choses frappent d’abord dans un ouvrage, sautent aux yeux et s’offrent d’elles-mêmes, où l’on ne voit que trop de gens qui ne veulent pas se donner la peine de chercher : aussi n’a-t-on rien oublié pour leur épargner cette peine… »

Une nouvelle édition, fort peu connue 21, parut en 1699 chez Jacques Le Febvre. En voici la collation :

Histoire des Avanturiers flibustiers qui se sont signalez dans les Indes. Contenant ce qu’ils y ont fait de remarquable. Avec La Vie, les Mœurs et les Coutumes des Boucaniers, et des Habitans…

Nouvelle édition, Augmentée des Expeditions que les Flibustiers ont faites jusqu’à present, et des Cartes Geographiques des lieux où ils ont fait descente, avec les Plans des Villes et des Places dont ils se sont rendus maistres. ||Tome Premier.|| A Paris, chez Jacques le Febvre, rue de la Harpe, au Soleil d’Or, vis-à-vis la rue S. Severin. M. DC. XCIX. Avec privilege du Roy. (Tome premier : 8 ff. lim + 486 pp. ; Tome second : 2 ff. lim. + 537 pp + II pp. n. ch. pour la table. Cette édition contient un nouveau privilège daté du 18 décembre 1698.)

L’Histoire des Avanturiers y est « augmentée sur des mémoires que quelques-uns d’entre eux ont apportés. Ces mémoires contiennent la relation du naufrage de monsieur d’Ogeron à Puerlo-Rico 22, l’histoire du Capitaine Montauban 23, les expéditions de Campêche, de la Vera-Cruz, de Carthagène et les Courses de plusieurs capitaines flibustiers, dont la valeur est aussi connue en Europe quelle est estimée dans les Indes » 24.

Dans une épître « à Monsieur l’abbé Baudrand, protonotaire apostolique, prieur de Rouvres, du Neuf-Marché et de Gesseins », que l’on trouve en tête du premier volume, le sieur de Frontignières expose ce que le public doit à l’abbé au sujet de l’ Histoire des Flibustiers : « L’Auteur donne cet ouvrage pour l’imprimer et se trouve en même temps obligé de retourner dans l’Amérique. Qui pouvait mieux que vous, Monsieur, faire exécuter ponctuellement ce dessein pendant son absence ? Vous y avez réussi, et le succès qu’il a eu n’est dû qu’à l’exactitude que l’on remarque dans ses Cartes de Géographie et à la fidélité de tout ce qu’il rapporte… »

Cette citation établit nettement que Frontignières avait trouvé en 1686 un collaborateur aussi dévoué que discret ; c’était cet abbé Baudrand, « curieux des différentes religions des peuples superstitieux et qui n’épargnait rien afin de procurer leur conversion ».

Une nouvelle édition « corrigée » parut à Trévoux en 1744 ; elle reproduit le texte de 1699 à quelques corrections près 25.

Cette édition fut réimprimée page pour page, à Trévoux, en 1775.

Comme on l’a vu par cet exposé, il y a trois textes d’Œxmelin, très différents les uns des autres : l’édition hollandaise de 1678, l’édition française de 1686 et celle de 1699. C’est le texte de 1699 que nous avons choisi pour notre réimpression, bien qu’il soit probable qu’Œxmelin n’ait point collaboré à son établissement ; mais, ainsi que nous l’avons dit plus haut, il reproduit, en la complétant par de nouveaux chapitres, l’édition de 1686 qui fut préparée sous les yeux de l’auteur.

Il y aurait beaucoup à dire de la véracité d’Œxmelin. Le mieux est de laisser sur ce sujet la parole à Frontignières :

« Certainement on peut faire fond sur ce que dit cet auteur, d’autant plus qu’on sait qu’il y a beaucoup de personnes d’expérience qui ont voyagé dans les pays dont il parle. J’ai eu la même curiosité d’en consulter plusieurs, à mesure que j’ai trouvé des choses un peu extraordinaires dans sa relation, et dont lui-même ne voulait pas être cru sur sa parole ; et je dois rendre ce témoignage au public, que je ne leur en ai jamais proposé aucune, qu’ils ne m’aient assuré qu’elle était véritable ; et je puis dire que ce sont des gens à qui l’on ne saurait en faire accroire, parce qu’ils connaissent le pays à fond pour y avoir été longtemps, et qu’ils ont des correspondances certaines pour bien savoir ce qui s’y passe, maintenant qu’ils n’y sont plus.

« Parmi ceux à qui je communiquai ces mémoires, il s’en trouva quelques-uns qui furent ravis lorsqu’ils tombèrent sur la description de quelques pays où ils avaient été. Cette description leur semblait si juste, qu’ils s’imaginaient y être encore, et qu’on les y conduisait comme par la main. D’autres étaient surpris que cet auteur n’ait rien dit qui ne soit considérable, et qu’il n’ait rien dit que ce qu’il a vu ou que des personnes dignes de foi lui ont récité. Encore est-il aisé de remarquer que c’est avec de grandes circonspections qu’il rapporte ce qu’il a su de ces personnes, toutes croyables quelles puissent être, et qu’il écrit bien plus volontiers les choses qu’il a vues que celles qu’il a apprises, ayant grand soin par toute son histoire de distinguer les unes d’avec les autres, afin que le lecteur en puisse faire tel jugement qu’il lui plaira. »

Mais aucun des éloges que l’on vient de lire n’égale ce témoignage que décerna à Œxmelin le comte d’Estrées, vice-amiral de France : « Si tous ceux qui ont voyagé parlaient comme vous des pays et des choses qu’ils ont vues dans leurs voyages, on n’aurait que faire d’aller dans les lieux pour les connaître. »

Bertrand Guégan.

1. De même son prénom est A. O. dans l’édition hollandaise, et Jean dans les éditions anglaise et espagnole. L’édition française traduit A. O. par Alexandre-Olivier. Il est à noter que W. von Archenholtz prénomme notre auteur Joseph dans sa Geschichte der Flibustier (Tübingen, 1803).

2. « J. Esquemeling, Frances de Nation, escriviò el año pasado è hizo imprimir en lengua flamenca… (Los Piratas de la America, Cologne, 1681. El traductor allector, lign. 17-20) Cf. aussi ces trois passages de l’édition originale française : « Quelques navires hollandais qui craignaient d’être attaqués par des frégates anglaises, parce qu’ils étaient en guerre aussi bien que nous (il s’agit des Français) avec cette nation » (éd. de 1686, T. I, p. 3) ; « De la Vie est allé en France et a osé aller chez mes parents leur dire qu’il m’avait fait tous les biens imaginables, dont ils l’ont remercié avec beaucoup d’honnêteté et de présents… » (1686, T. I, p. 192) ; et « Nous autres Français, nous sommes étonnés… » (Éd. de 1744, tome II, p. 238)

3. Préface de 1686 (f. b iij vo)

4. Serviteur pour trois ans.

5. Éd. de 1686, t. I, pp. 188-191.

6. Éd. de 1686, t. I, p. 192. Le récit de l’éd. espagnole est beaucoup plus bref que le récit français. La Vie n’y est pas nommé ; il y est dit qu’Œxmelin resta un an au service du chirurgien et qu’il s’engagea à verser cent « pessos » à son maître pour son rachat, le jour qu’il le pourrait (éd. esp., pp. 18-19).

7. Ed. de 1686, t. I., pp. 121, 21, 23, 26, 135, 137.

8. Édition de 1686, t. II, p. 245.

9. Éd. de 1686, t. II, p 311, et éd. esp., p. 19.

10. Éd. de 1686, dernier chapitre du tome II.

11. Éd. de 1686, t. II, p. 312.

12. Id., t. I, p. 87

13. Préface de 1686.

14. Cette édition fut réimprimée de façon très incorrecte, sous le titre : Historie der Boecaniers… Mit Figuuren… t’Amsterdam, by Nicolaas ten Hoorn, 1700 (in-4o).

15. Ces trois exemplaires ont été vendus à des amateurs américains.

16. Deux nouvelles éditions de cette traduction parurent, l’année suivante, chez le même libraire dans le format in-12. Une quatrième édition fut donnée à Madrid par Ramon Ruiz en 1793 (in-4°).

17. « La Historia, el merito de su Author (aunque la escriviò en hombre comun, muy noticioso, però mal trabados discursos, segun los mesmos Flamencos que la léen en su lengua lo dizen, y iô lo asseguro ; pues nadie leyendo mi Traduccion creerà el summo trabaxo que hé tenido en ponérla en el orden que està en idyoma Castellano)y las razones alegadas, me obligaron à emprehenderla… » (El Traductor al Lector, 3e alin.)

18. Voici la liste des réimpressions anglaises jusqu’à la fin du xviiie siècle : London, Printed for Tho. Malthus, 1684 ; William Crooke, 1684 ; William Whitwood, 1695 ; Tho. Newborough, 1699 et 1704 (deux éditions sous cette date) ; Evans and Richardson, 1771 ; Evans, 1774 ; D. Midwinter, 1791. Dublin, Edward Exshaw, 1741. Glasgow, James Knox, 1772 et 1773.

19. Une édition, datée de 1713, porte l’adresse suivante : « A Paris, et se vend à Bruxelles chez les T’Serstevens, Libraires et Imprimeurs. M.DCC.XIII. Avec approbation et privilège. » Elle n’est autre que l’édition de 1688, munie d’un nouveau titre.

20. À la page 18 de la préf. de 1686, on voit Œxmelin « traduire en notre langue » un manuscrit espagnol que publie Frontignières.

21. Nous remercions M. Chadenat de nous en avoir signalé un exemplaire dans la collection du prince Roland Bonaparte.

22. Ce récit figurait déjà dans l’édition espagnole (pp. 312-320).

23. La relation du voyage du capitaine Montauban sur les côtes de Guinée avait déjà été imprimée en plaquette.

24. Préface de l’éd. de 1699.

25. L’édition de Trévoux est en 4 volumes : les deux premiers tomes sont consacrés à Œxmelin, le troisième contient le Voyage de Raveneau de Lussan, et le quatrième, l’Histoire des pirates anglois de Johnson. Voici la collation des deux volumes d’Œxmelin : Tome premier : xii ff. + 394 pp. ; tome II : 428 pp.

HISTOIREDES AVENTURIERS

QUI SE SONT SIGNALÉS DANS LES INDES.

CHAPITRE PREMIER.

Départ de l’auteur.

Ce qui lui est arrivé jusqu’à son débarquementdans l’île de la Tortue.

Les voyageurs aiment naturellement à parler de ce qui leur est arrivé, surtout lorsqu’ils sont hors de danger, et qu’ils croient que leurs aventures méritent d’être sues. Je ne veux donc point dissimuler que je prends quelque plaisir à raconter ce qui s’est passé dans mon voyage. Peut-être même ne sera-t-on pas fâché de l’apprendre ; je tâcherai du moins d’en rendre la relation aussi agréable qu’elle est vraie.

Nous nous embarquâmes le 2 mai 1666 ; et le même jour, après avoir levé l’ancre de la rade du Havre-de-Grâce, nous allâmes mouiller à la Hogue, sous le cap de Barfleur. Nous étions dans le vaisseau Saint-Jean, qui appartenait à MM. de la Compagnie Occidentale, commandé par le capitaine Vincent Tillaye. Nous allâmes joindre le chevalier de Sourdis, qui commandait, pour le roi, le navire dit l’Hermine, monté de trente-six pièces de canon, avec ordre d’escorter plusieurs vaisseaux de la Compagnie qui allaient en divers endroits, les uns au Sénégal, en Afrique et aux Antilles de l’Amérique, les autres vers la Terre-Neuve.

Tous ces vaisseaux s’étaient joints aux nôtres, de peur d’être attaqués par quatre frégates anglaises, qu’on avait vues croiser peu de jours auparavant. Quelques navires hollandais qui craignaient la même chose, parce qu’ils étaient en guerre aussi bien que nous avec les Anglais, en firent autant, après en avoir demandé la permission à M. de Sourdis ; et notre flotte, alors composée de quarante vaisseaux ou environ, fit voile le long de la côte de France.

Peu de jours après, nous passâmes le raz de Fonteneau, que l’on trouve au sortir de la Manche, et que les Français ont appelé ainsi du mot flamand raz, qui signifie une chose d’une grande vitesse. Le raz de Fonteneau est fort périlleux, parce que les courants y traversent un grand nombre de rochers qui ne se montrent qu’à fleur d’eau, et bien des navires s’y sont perdus. Le danger que l’on y court a donné lieu à une cérémonie particulière, que les mariniers de toutes sortes de nations pratiquent, non seulement dans cet endroit-là, mais encore lorsqu’ils passent sous les tropiques du Cancer et du Capricorne et sous la ligne équinoxiale. Voici le rite que les Français observent :

Le contre-maître du vaisseau s’habille grotesquement avec une longue robe, un bonnet sur la tête, et une fraise à son col, composée de poulies et de certaines boules de bois qu’on appelle sur mer pommes de raque. Il paraît le visage noirci, tenant d’une main un grand livre de cartes marines, et de l’autre un morceau de bois représentant un sabre. Le livre étant ouvert à l’endroit où la ligne est marquée, tous ceux qui sont dans le vaisseau mettent la main dessus, prêtent serment et déclarent s’ils ont passé sous cette ligne ou non. Ceux qui n’y ont jamais passé viennent s’agenouiller devant le contre-maître, qui leur donne de son sabre sur le col ; après quoi, on leur jette de l’eau en abondance, s’ils n’aiment mieux en être quittes moyennant quelques bouteilles de vin ou d’eau-de-vie. Ceux qui y ont déjà passé sont exempts de la peine. Personne ne peut éviter cette espèce d’initiation, pas même le capitaine ; et si le navire qu’il monte n’y a jamais passé, il est obligé de faire quelques largesses à l’équipage, sinon les matelots scieraient le devant, qu’on appelle le galion ou la poulaine ! Après cette cérémonie on boit la quantité de vin ou d’eau-de-vie que l’on a amassée, et on la distribue également à chacun des matelots.

Les Hollandais s’y prennent d’une autre manière. L’écrivain du vaisseau apporte le rôle de tout l’équipage ; il appelle chacun par nom et prénom et demande à tous s’ils ont passé par là ou non. Dans le doute que quelqu’un ne dise pas la vérité, on lui fait manger du pain et du sel, ce qui est une espèce de serment pour affirmer qu’il y a passé. Ceux qui sont convaincus du contraire ont le choix de payer quinze sols, ou d’être attachés à une corde et guindés au bout de la grande vergue, ou d’être plongés trois fois dans la mer. On oblige un officier de vaisseau, quel qu’il soit, à payer trente sols. Si c’est un passager, ils en tirent le plus qu’ils peuvent. Il y a des marchands dont ils exigent quelquefois plus de cent écus ; et quand il se trouve des soldats, leur capitaine est obligé de payer pour eux. A l’égard des garçons au-dessous de quinze ans, ils les mettent sous des mannes d’osier et leur jettent plusieurs seaux d’eau sur le corps. Ils en font de même à tous les animaux qui sont dans le navire. L’argent qui provient de cette collecte est mis entre les mains du contre-maître, qui doit, au premier port, en acheter du vin qu’on partage à tout l’équipage. Les Hollandais ne font cette cérémonie qu’au passage du Raz et des Barlingots, rochers qui sont devant la rivière de Lisbonne en Portugal et encore à l’entrée de la mer Baltique, qu’ils nomment le Zund. Quand on demande aux mariniers pourquoi ils en usent ainsi, soit sous la Ligne, soit ailleurs, ils répondent que c’est une vieille coutume.

Les Hollandais pensent pourtant que l’eau que l’on jette sur les personnes qui doivent passer la Ligne les garantit de plusieurs maladies qu’elles pourraient contracter par changement de climat. Mais cette raison me paraît très faible, puisqu’il n’est pas vrai que ceux qui ne se baignent pas sous la Ligne soient plus incommodés que ceux qui s’y baignent. Je crois plutôt que cet usage vient de ce que, tous les pays qui se trouvent sous la Ligne ayant été jusqu’alors estimés inhabitables par saint Augustin et par d’autres grands hommes, les premiers qui furent assez hardis pour y pénétrer, se voyant entrer comme dans un nouveau monde, firent une sorte d’allusion au baptême que les chrétiens donnent à leurs enfants nouveau-nés. En effet, on se sert encore du mot de baptiser sous le Tropique, pour désigner cette cérémonie.

Peut-être que cette observation paraîtra peu considérable à ceux qui ne sortent point de leur pays ; mais les voyageurs ne la regarderont pas de même. Aussi ne la fais-je que pour eux, comme beaucoup d’autres plus importantes, qu’ils pourront lire dans la suite ; car je juge moi-même que ceux qui voyagent ou qui ont dessein de voyager veulent être informés des choses par avance, afin de savoir à quoi s’en tenir quand elles arrivent et de n’en être point surpris.

Après que nous eûmes passé le raz de Fonteneau, une partie de la flotte nous quitta, et nous nous trouvâmes réduits à sept vaisseaux qui faisaient la même route. En peu de jours, nous fûmes conduits, par un vent favorable, jusqu’au cap Finisterre, où est la pointe septentrionale de l’Espagne. Il fut ainsi nommé par César, qui, après avoir conquis toutes les Espagnes et être enfin arrivé à ce cap, y borna ses conquêtes en disant qu’il était venu aux extrémités de la terre.

Là, nous fûmes surpris par une furieuse tempête. Dans cette extrémité, je vis un effet sensible de ces paroles de saint Paul, que « pour apprendre à prier, il faut aller sur la mer. » Chacun avait recours aux prières, et je ne fus pas des derniers.

La tempête dura deux jours ; après quoi, la mer se calma, le vent devint bon, et nous poursuivîmes notre route à toutes voiles ; cependant, les navires qui étaient avec nous s’écartèrent tellement, que nous demeurâmes seuls. Quand nous fûmes à deux cents lieues des Antilles, nous rencontrâmes un vaisseau anglais, contre lequel nous nous battîmes quatre heures de temps : les boucaniers qui étaient dans notre bord voulaient l’accrocher, mais notre capitaine le défendit.

Nous étions pour lors réduits à un demi-setier d’eau par jour. Peu de temps après, nous arrivâmes à la vue des Antilles, et la première île que nous aperçûmes fut celle de Sancta-Lucia. Nous voulions aller à la Martinique, mais comme nous étions trop bas, et que le vent et le courant ne nous permettaient pas d’y aborder, nous fîmes route vers la Guadeloupe, où nous ne pûmes arriver, non plus qu’à la Martinique. Enfin, quatre jours après, nous arrivâmes à l’île Hispaniola, que les Français nomment Saint-Domingue, et les Espagnols Santo-Domingo, arrivée qui nous combla de joie, car il n’y avait personne de nous qui ne fût extrêmement incommodé de la soif et des fatigues de la mer. Le premier jour, nous mouillâmes au port Margot, où M. d’Ogeron, gouverneur de la Tortue, l’île voisine, avait une belle habitation.

Aussitôt vint à nous un canot où il y avait six hommes, qui causèrent assez d’étonnement à la plupart de nos Français qui n’étaient jamais sortis de France. Ils n’avaient pour tout habillement qu’une petite casaque de toile et un caleçon qui ne leur venait qu’à la moitié de la cuisse. Il fallait les regarder de près pour savoir si ce vêtement était de toile ou non, tant il était imbu de sang. Ils étaient basanés ; quelques-uns avaient les cheveux hérissés, d’autres noués ; tous avaient la barbe longue et portaient à leur ceinture un étui de peau de crocodile, dans lequel étaient quatre couteaux avec une baïonnette. Nous sûmes que c’étaient des boucaniers. J’en ferai, dans la suite, une description particulière, parce que je l’ai été moi-même.

Ceux-ci nous apportèrent trois sangliers, qui suffirent à tout ce que nous étions de monde sur le vaisseau, et en récompense nous les régalâmes d’eau-de-vie. Les habitants vinrent aussi à notre bord, et nous présentèrent toutes sortes de fruits pour nous rafraîchir. Notre chaloupe alla à terre quérir de l’eau. Tout cela nous remit tellement que, dès le soir même, nous cessâmes de faire des réflexions sur les incommodités de la faim et de la soif que nous avions souffertes sur la route.

Le lendemain matin, à la pointe du jour, nous fîmes voile pour l’île de la Tortue, dont nous n’étions qu’à sept lieues. Nous y mouillâmes l’ancre sur le midi, septième jour de juillet 1666. Dès que nous eûmes salué le fort avec sept coups de canon, et que notre navire fut en parage, nous descendîmes à terre et allâmes saluer M. le Gouverneur, qui nous attendait au bord de la mer avec les principaux habitants de l’île. Il nous reçut très bien, et de ce premier jour j’eus le bonheur de recevoir des marques de la grande bonté qu’il a continué de me montrer dans les occasions où il a pu me faire du bien, comme je le ferai voir dans la suite. Tous ceux qui, comme moi, étaient engagés dans la Compagnie furent conduits au magasin du commis général, à qui le capitaine du vaisseau apporta les paquets qui contenaient les ordres. On nous donna deux jours pour nous rafraîchir et nous promener dans l’île, en attendant qu’on eût déterminé à quoi on nous emploierait. Les paquets furent ouverts, et on trouva que la Compagnie déposait le sieur Le Gris, commis général, et qu’elle donnait sa commission au sieur de la Vie, qui était lieutenant général dans l’île, avec ordre de renvoyer le sieur Le Gris en France, y rendre ses comptes.

Le temps qu’on nous avait donné étant expiré, on nous exposa en vente aux habitants. Nous fûmes vendus chacun trente écus, que l’on payait à la Compagnie : elle nous obligeait à servir trois ans pour cette somme, et pendant ce temps-là, nos maîtres pouvaient disposer de nous à leur gré, et nous employer à ce qu’ils voulaient. Je ne dis rien de ce qui a donné lieu à mon embarquement, suivi d’un si fâcheux esclavage : ce serait un discours hors de propos. M. le Gouverneur avait dessein de m’acheter pour me renvoyer en France, voyant bien à mon visage que si je rencontrais un mauvais maître, je ne résisterais jamais aux fatigues du pays ; mais le sieur de la Vie m’avait déjà retenu ; ils eurent quelque différend là-dessus ; cependant, je demeurai à ce méchant maître : je puis bien lui donner ce nom, après ce qu’il m’a fait souffrir. Je rapporterai la manière dont il en a agi avec moi, quand je parlerai du traitement que les habitants ont coutume de faire subir à leurs domestiques. Disons auparavant un mot de l’île de la Tortue et de la manière dont les Français y ont établi leur colonie.

CHAPITRE II.

Description de la Tortue.

L’île de la Tortue, ainsi nommée parce qu’elle a la figure d’une tortue, est située sous le 20e degré, 30 à 40 minutes au nord de la ligne équinoxiale, et peut avoir seize lieues de tour. Elle n’est accessible que du côté du midi, par un canal large de deux lieues, qui la sépare de l’île de Saint-Domingue, où elle a un assez bon port. On y est à l’abri de tous les vents, qui ne sont jamais violents dans ces quartiers ; elle n’a aucun port que celui-là qui puisse servir d’abri aux navires ; elle est toute environnée de grands rochers, que les habitants nomment côtes de fer. Elle a quelques anses de sable aux quartiers habitables des rivages, mais on n’y peut aborder qu’avec des chaloupes : son havre est commandé par un fort d’une très bonne défense. Au bord de la mer on voit une batterie de canon qui donne aussi dans le havre. Il n’y a qu’un petit bourg qu’on nomme la Basse-Terre où sont les magasins des habitants et des gargotiers qui demeurent devant le port.

M. Blondel, ingénieur du roi, étant en 1667 aux Antilles, descendit à la Tortue, et traça un plan pour y construire un nouveau fort ; mais il paraît qu’on n’a pas bien exécuté son dessin, car on n’en a bâti que la tour qui ressemble mieux à un colombier qu’à la tour d’une forteresse. Il y a dans cette île six quartiers habités, savoir : la Basse-Terre, Cayonne, la Montagne, le Ringot et la Pointe-au-Maçon. On pourrait encore en habiter un septième qu’on nomme le Capsterre, dont la terre est assez bonne, mais on n’y trouve point d’eau ; et en général il y en a peu dans l’île, excepté quelques sources où les habitants vont puiser ; ce qui les oblige à ramasser l’eau de la pluie. Ainsi le Père du Tertre paraît mal informé, lorsque décrivant l’île de la Tortue dans la première partie de son Histoire des Antilles, il dit que cette île est arrosée de quantité de rivières.

Le terrain en est bon et fertile aux endroits où elle est habitée. Il s’y trouve quatre sortes de terres, et il y en a de rouge et de grise, dont on ferait d’aussi beaux vases que ceux qui nous viennent de Gênes. Toutes les montagnes y sont d’une espèce de roche aussi dure que le marbre, et cependant elles produisent des arbres aussi gros et aussi grands que nos plus belles forêts d’Europe. Leurs racines, qui sont toutes découvertes, se cramponnent dans les cavités que forme l’inégalité des rochers. Ils sont extrêmement secs de leur naturel, en sorte que lorsqu’ils sont coupés, ils se fendent au soleil en plusieurs éclats, et que ce bois n’est bon qu’à brûler.

On trouve dans l’île de la Tortue tous les fruits qui nous viennent des Antilles ; on y fait d’excellent tabac, qui surpasse en bonté celui de toutes les autres îles. Les cannes à sucre y viennent d’une grosseur extraordinaire et y sont plus sucrées qu’ailleurs, c’est-à-dire qu’elles sont moins aqueuses. Il y croît plusieurs arbres et plantes médicinaux. Il y a peu de chasse ; les seules bêtes à quatre pieds que l’on y voit sont des sangliers, qu’on y a apportés de la Grande-Ile, et qui y ont assez multiplié. Mais, par une ordonnance de M. d’Ogeron, qui en était gouverneur de mon temps, il est défendu de chasser avec des chiens, pour ne pas faire une trop grande destruction de ces animaux, en sorte que, dans la nécessité, les habitants puissent s’en nourrir. On permet seulement d’aller à l’affût.

Il est surprenant de voir combien de fois l’île de la Tortue a été reprise et reperdue, tantôt occupée par les Espagnols, tantôt par les Français qui, enfin, en sont demeurés les maîtres. Les aventuriers ont trop de part dans toutes ces différentes expéditions, et dans l’établissement de la colonie dont cette île est aujourd’hui peuplée, pour n’en pas faire l’histoire sans interruption. Il est nécessaire de la reprendre de plus haut. Je crois que le récit n’en sera pas désagréable.

CHAPITRE III.

Établissement d’une colonie française dans l’île de la Tortue. Les Français, chassés par les Espagnols, y reviennent. Après divers changements, ils en demeurent les maîtres.

LES Français, ayant établi une colonie dans l’île de Saint-Christophe, commençaient d’en recueillir les fruits, lorsque les Espagnols interrompirent leurs progrès par plusieurs descentes qu’ils y firent en allant à la Nouvelle-Espagne. Ces traverses les obligèrent presque tous à suivre les Zélandais, qui faisaient des courses sur les Espagnols et qui remportaient de riches prises sur eux. Ils y réussirent si bien, que le bruit en vint en France, et que plusieurs aventuriers de Dieppe équipèrent, à dessein d’y faire fortune. Ils furent heureux dans toutes leurs entreprises ; mais comme les îles de Saint-Christophe, où ils amenaient leur butin, étaient trop éloignées, et qu’il leur fallait deux ou trois mois pour y remonter, à cause des vents et des courants contraires, ils résolurent de chercher un lieu plus commode, sans autre dessein que de s’y retirer. Quelques-uns d’entre eux allèrent à Saint-Domingue pour sonder s’ils ne trouveraient pas aux environs quelque petite île où ils pussent se réfugier en sûreté.

Les Espagnols, ayant considéré que la Tortue pourrait un jour servir de retraite à de telles gens, s’en étaient déjà emparés, et y avaient mis un alferez avec vingt-cinq hommes. Comme ceux-ci s’ennuyaient de se voir éloignés du passage des Espagnols, qui ne s’empressaient pas de leur apporter leurs nécessités, les aventuriers français n’eurent pas de peine à les faire sortir de là, et s’étant rendus les maîtres de l’île, ils délibérèrent entre eux de quelle manière ils s’y établiraient.

Quelques-uns, voyant des habitations commencées, et la commodité qu’ils recevraient de la Grande-Ile, d’où ils pourraient tirer de la viande quand ils voudraient, avantage qui leur manquait à Saint-Christophe, résolurent de se fixer dans celle de la Tortue, et jurèrent à leurs compagnons qu’ils ne les abandonneraient pas. La moitié de ceux-ci alla à Saint-Domingue tuer des bœufs et des porcs, pour en saler la viande, afin de nourrir les autres qui travaillaient à rendre l’île habitable. On assura ceux qui allaient en mer, que, toutes les fois qu’ils reviendraient de course, on leur fournirait de la viande.

Voilà donc nos aventuriers divisés en trois bandes :

Ceux qui s’adonnèrent à la chasse, prirent le nom de boucaniers ;

Ceux qui préféraient la « course », s’appelèrent flibustiers, du mot anglais « flibuster » qui signifie corsaire ;

Ceux qui s’appliquèrent au travail de la terre retinrent le nom d’habitants.

Les habitants qui étaient en fort petit nombre, ne laissèrent pas de demeurer possesseurs de l’île, sans qu’on pût les en empêcher. Quelques Anglais, qui se présentèrent pour augmenter le nombre, furent très bien reçus. Il vint des navires de France traiter avec eux ; les flibustiers apportaient dans l’île un butin considérable, et les boucaniers, des cuirs de bœuf ; en sorte que les navires qui y négociaient, trouvaient leur compte, et remportaient la valeur de leur cargaison, non seulement en cuirs, mais encore en tabac, en pièces de huit et en argenterie.

L’accroissement de cette colonie ne pouvait être que très préjudiciable aux Espagnols ; ils résolurent de reprendre la Tortue. La chose ne leur fut pas difficile, car les aventuriers, n’ayant encore été inquiétés par aucune nation, ne s’étaient point précautionnés pour se défendre.

Les Espagnols prirent donc le temps que les boucaniers étaient à la chasse sur la Grande-Ile et les aventuriers en mer. Un petit nombre d’habitants, peu capables de résistance, ne put tenir contre la flotte des Indes d’Espagne ; le général lui-même, à la tête d’un grand nombre de soldats, fit descente à la Tortue ; il passa au fil de l’épée tous ceux qu’il put joindre, fit pendre les autres qui vinrent à lui, et se mit ainsi en possession de l’île, cependant qu’à la faveur de la nuit une bonne partie des habitants se sauvaient dans les canots.

Après cette expédition, le général espagnol retourna à Saint-Domingue, sans mettre de garnison dans la Tortue ; et comme il y avait dans cette Grande-Ile quantité de boucaniers qui détruisaient tout le bétail, il ordonna qu’on levât quelques compagnies de gens de guerre pour s’en défaire. Ces compagnies furent appelées cinquantaines, et les Espagnols les ont entretenues jusqu’à présent.

La flotte d’Espagne étant partie, les fugitifs de la Tortue se rassemblèrent et se remirent en possession de l’île, sous la conduite d’un capitaine anglais nommé Villis.

Peu après, un aventurier français y arriva ; le changement qu’il trouva ne lui plut pas ; il voyait à regret les Anglais maîtres de l’île, et craignait qu’ils ne fissent là comme à Saint-Christophe, d’où ils voulurent chasser les Français quand ils se sentirent les plus forts. Il partit donc sans rien dire, et alla à Saint-Christophe trouver M. le chevalier de Poincy, qui y commandait en qualité de général, au nom de l’Ordre de Malte. Il lui donna avis de ce qui se passait à la Tortue, et lui fit connaître les avantages qu’il tirerait de cette île, s’il en chassait les Anglais. Il l’assura que leur chef était sans aveu, et que les Français, lassés d’être sous la domination anglaise, ne manqueraient pas de prendre les armes en sa faveur en cas que cette nation voulût faire résistance.

M. de Poincy reçut cet avis comme il devait, et en fit l’ouverture à M. Le Vasseur, nouvellement arrivé de France. Personne n’était dans cette île plus capable que lui d’une telle entreprise ; car non seulement il était homme d’esprit et de cœur, bon ingénieur et bon capitaine, mais il avait encore une connaissance toute particulière des îles de l’Amérique. Et comme il ne manquait pas de pénétration, il reconnut bientôt que cette expédition lui serait avantageuse ; il se disposa donc promptement à partir.

La convention portait que Le Vasseur irait prendre possession de l’île de la Tortue et en serait gouverneur au nom de M. de Poincy, et que pour cela ils payeraient chacun par moitié les dépenses nécessaires. M. de Poincy lui promit d’en faire les avances et de lui fournir tout ce dont il aurait besoin. Cet accord étant conclu, M. Le Vasseur amassa quarante hommes de la religion protestante comme lui, les fit embarquer, et, après avoir pris des vivres autant qu’il lui en fallait, il partit de Saint-Christophe pour l’île de Saint-Domingue où, en peu de jours, il vint mouiller l’ancre au port Margot, dont j’ai déjà parlé, au nord de l’île, à environ sept lieues de la Tortue. Dès qu’il fut arrivé, il s’informa en quel état était la Tortue, et assembla environ quarante boucaniers français, à qui il découvrit son dessein, leur proposant de se mettre de la partie ; ce que ceux-ci ne refusèrent point. Après avoir pris ses mesures, s’être assuré de ses boucaniers, il descendit à la Tortue, vers la fin du mois d’août 1640.

Lorsqu’il fut à terre, il fit dire au gouverneur anglais qu’il était venu pour venger l’affront que sa nation avait fait aux Français, et que si en vingt-quatre heures il ne sortait avec son monde, il mettrait tout à feu et à sang. Les Anglais, voyant que la partie n’était pas égale, jugèrent à propos de se retirer. À l’heure même, ils s’embarquèrent assez confusément dans un vaisseau qui était à la rade, et partirent sans oser rien entreprendre pour la défense de l’île. À la vérité, quand ils auraient voulu, ils n’auraient rien pu faire ; car dès le moment que les Français qui étaient avec eux virent arriver M. Le Vasseur, ils tournèrent les armes contre les Anglais, mirent tout au pillage et les obligèrent ainsi de leur côté à partir avec précipitation.

M. Le Vasseur, devenu maître de la Tortue sans répandre une goutte de sang, fit voir sa commission aux habitants qui le reçurent très bien. Il visita l’île afin d’observer les lieux qui auraient besoin de fortification, car il avait envie de se garantir mieux des attaques des Espagnols que ceux qui avaient été comme lui en possession de l’île. Il remarqua qu’elle était inaccessible de tous côtés, excepté du côté du sud, où il trouva bon de bâtir un fort ; il choisit pour cela le lieu le plus commode du monde, et qui n’avait pas besoin de grande dépense, étant fortifié naturellement. Ce lieu était sur une montagne éloignée environ de six cents pas de la rade qu’elle pouvait commander. Sur cette montagne était une roche de quatre à cinq toises de hauteur, et dont la plate-forme contenait un espace de vingt-cinq à trente pas en carré ; et à dix ou douze pas de là sortait de terre une source d’eau douce, grosse comme le bras. Ce fut là que M. Le Vasseur fit bâtir une maison pour y établir sa demeure. On y montait d’abord par dix ou douze marches qu’il avait fait tailler dans le roc ; mais on ne pouvait y arriver qu’au moyen d’une échelle de fer que l’on tirait en haut, quand on était monté. Il fortifia cette maison de deux pièces de canon de fonte et de deux de fer. Il fit, outre cela, environner le roc de bonnes murailles, et se trouva, par ce moyen, en état de résister à toutes les forces que les ennemis pourraient lui opposer. En effet ce lieu était entouré de halliers, de grands bois et de précipices qui le rendaient inaccessible, et n’avait qu’une seule avenue, où on ne pouvait passer plus de trois hommes de front. Ce fort, à cause de sa situation, fut nommé le fort de la Roche, et il porte encore aujourd’hui ce nom.

Les peuples des îles voisines, voyant que M. Le Vasseur avait mis la Tortue en état de se défendre, y vinrent avec plus de courage et de résolution que jamais. On y vit renaître les aventuriers ou flibustiers, les boucaniers, et un nouveau peuple d’habitants qui se mirent sous la protection du nouveau gouverneur. Ils n’ambitionnaient que la faveur d’être du nombre des siens ; il la leur accordait volontiers, et leur promettait toute sorte de secours.

Les Espagnols, avertis de cette seconde entreprise des Français, résolurent de les chasser une seconde fois de la Tortue. Dans ce dessein, ils équipèrent à Saint-Domingue six navires ou barques, sur lesquelles ils mirent cinq à six cents soldats sous la conduite de Don B. D. M.

Avec cet équipage, ils vinrent mouiller l’ancre devant le fort, ne sachant pas qu’il y en eût un, et ils en furent bientôt avertis par quelques coups de canon qui les obligèrent de se retirer promptement.

Cependant, ils ne perdirent pas courage ; ils allèrent mouiller deux lieues plus bas, à un lieu nommé Cayonne, où ils mirent leurs gens à terre ; mais ils furent contraints d’abandonner leur entreprise avec perte de plus de deux cents hommes, car les habitants qui s’étaient retirés dans le fort, firent sur eux une sortie vigoureuse, et les repoussèrent jusqu’à leurs vaisseaux. M. Le Vasseur, après cette victoire, reçut de grands applaudissements de tous les habitants : ils lui témoignèrent avec joie combien ils s’estimaient heureux de se voir sous la conduite d’un homme qui les avait mis à couvert des insultes de leurs ennemis.

Le bruit de cette action parvint jusqu’à M. de Poincy qui était à Saint-Christophe, il en fut réjoui ; néanmoins, comme il craignait que quand M. Le Vasseur en serait venu au point qu’on ne pourrait lui nuire dans son île, il ne s’en rendît le maître absolu et qu’il n’exécutât pas le contrat passé entre eux, il envoya deux de ses parents pour l’observer, sous prétexte de se réjouir avec lui de sa victoire et de se ménager une habitation à la Tortue. M. Le Vasseur, qui était fin et subtil, vit d’abord où cette démarche tendait. Il reçut fort bien ces deux messieurs, leur fit mille amitiés, mais il les obligea adroitement de quitter l’île et de retourner à Saint-Christophe.

Ce nouveau gouverneur, se voyant considéré de tout le monde, crut que sa fortune était parfaitement établie, et que dorénavant il pourrait en profiter sans rien craindre. Il commença donc par maltraiter ces habitants, tirant plus de tribut d’eux qu’ils n’en pouvaient payer ; pour les y contraindre, il les faisait mettre en prison dans une machine de fer, où on les tourmentait si cruellement, qu’elle en tira le nom d’enfer. Il alla même jusqu’à leur interdire l’exercice de la religion catholique, à brûler leurs églises, et chassa un prêtre qu’ils avaient pour les instruire et pour leur administrer les sacrements.

M. de Poincy, étant averti de toutes ces violences, tâcha de le tirer de là par de belles promesses, et il lui fit faire des propositions avantageuses, mais le gouverneur était trop habile pour ne pas voir où tendaient ces pièges ; il sut toujours les éviter, sans donner sujet à M. de Poincy de se plaindre de lui. Une fois cependant il s’en moqua assez ouvertement. Sur la prière que lui fit M. de Poincy de lui envoyer une grande Notre-Dame d’argent qui avait été prise dans un navire espagnol, il lui en envoya une de bois de la même grandeur en lui marquant que les catholiques étaient trop spirituels pour s’attacher à la matière, et que pour lui, il aimait un peu le métal. La plaisanterie ne plut guère à M. de Poincy, qui n’était pas accoutumé à se laisser jouer impunément. En effet, il était aussi intelligent que politique, et sévère jusqu’à l’excès envers les gens de mauvaise foi ; il est étonnant que M. Le Vasseur l’ait si peu ménagé. Mais peut-être se croyait-il assez fort pour lui résister et trop éloigné pour le craindre.

Pendant que le sieur Le Vasseur gouvernait en souverain, deux de ses meilleurs amis conspiraient sa mort. C’était deux capitaines qu’on disait être ses compagnons de fortune ; quelques-uns ont dit qu’ils étaient ses neveux. Quoiqu’il en soit, il les aimait tellement, que n’ayant point d’enfants, il les adopta pour ses fils et les déclara ses héritiers. On croit que le sujet de cette conspiration fut une maîtresse que M. Le Vasseur leur avait ravie. Enfin ils vinrent à l’exécution, persuadés que les habitants leur seraient bien obligés de les avoir délivrés d’un tyran et qu’après cet assassinat, ils posséderaient ses biens et gouverneraient paisiblement dans l’île.

Un jour donc que le sieur Le Vasseur descendait de la Roche pour aller au bord de la mer visiter un magasin qu’il y avait, comme il était sur le point d’entrer, un de ces assassins lui tira un coup de fusil dont il ne fut que légèrement blessé. Il courut à un nègre qui portait son épée, mais l’autre assassin, nommé Thibaut, le prévint. Il se retourna vers celui-ci pour parer avec le bras un coup de poignard qu’on lui portait, et l’ayant reconnu, il s’écria comme autrefois César à Brutus : « C’est donc toi, mon fils, qui m’assassines ! » Puis, se sentant frappé de plusieurs coups redoublés : « Ah ! C’en est trop ! dit-il ; qu’on me fasse venir un prêtre, je veux mourir catholique. » Il tomba mort en achevant ces paroles.

CHAPITRE IV.

Le chevalier de Fontenay prend possession du gouvernement de la Tortue au nom du général des Antilles : il en est chassé par les Espagnols. Les boucaniers la reprennent, établissent M. du Rosay leur gouverneur. Sa mort. Son neveu lui succède.

Pendant que cette sanglante tragédie se jouait à la Tortue, M. de Poincy, lassé de se voir ainsi trompé par le sieur Le Vasseur, qui s’était servi de ses biens et de son autorité pour se mettre en possession de l’île, sans lui avoir rendu compte de rien, ni même témoigné qu’il dépendît de lui, ne songeait plus qu’aux moyens de l’en chasser. Il n’en trouva pas de meilleur pour y réussir, que de se servir du chevalier de Fontenay, nouvellement arrivé de France dans une frégate, pour faire des courses sur les Espagnols. Il lui déclara donc son dessein et lui recommanda le secret, l’assurant qu’il ne manquerait ni d’hommes ni de munitions pour l’exécution de son entreprise. Le chevalier, qui n’était venu que dans l’intention de faire fortune, accepta avec joie la proposition, quoique le succès en fût douteux ; car si le sieur Le Vasseur, encore en vie, eût eu le moindre soupçon de cette affaire, toutes les forces du général de Poincy ne l’eussent pas tiré de la Roche.

Pendant que ce général faisait préparer en secret les choses nécessaires pour la prise de la Tortue, le chevalier de Fontenay partit avec son vaisseau, faisant mine d’aller croiser devant Carthagène, ville espagnole, afin que personne ne se doutât de son dessein. Mais le sieur de Tréval, neveu du général, qui était secrètement de la partie, et à qui il avait donné rendez-vous, devait commander un bâtiment chargé de munitions et de gens de guerre.

Ces deux gentilshommes s’étant trouvés au rendez-vous, qui était au port de Paix de l’île de Saint-Domingue, à douze lieues du port de la Tortue, apprirent la mort du sieur Le Vasseur, et la manière dont il avait été assassiné. Ils ne laissèrent pas de conclure entre eux qu’il fallait vaincre ou mourir, plutôt que de retourner à Saint-Christophe, prévoyant bien que les deux meurtriers, qui ne devaient espérer aucune grâce, les recevraient en braves gens et se défendraient en désespérés. Ils allèrent donc mouiller l’ancre à la rade de la Tortue, où ils furent reçus comme les Espagnols l’avaient été peu de temps auparavant ; en sorte qu’ils furent contraints de lever l’ancre et d’aller mouiller à Cayonne, où ils mirent cinq cents hommes à terre, après avoir disposé leur canon pour favoriser la descente, si on eût voulu s’y opposer.

Les deux assassins étaient résolus de se bien défendre ; mais les habitants, n’ayant pas voulu les soutenir, ils capitulèrent, et promirent de rendre l’île aux sieurs Fontenay et de Tréval, à condition qu’on ne les inquiéterait point au sujet de la mort du sieur Le Vasseur, et qu’on les laisserait en possession des biens qu’il leur avait donnés par un testament qu’on trouva après sa mort. Cette condition ayant été acceptée, le chevalier de Fontenay demeura maître de l’île et de la forteresse.