Histoires à remonter le temps - Éric Lysoe - E-Book

Histoires à remonter le temps E-Book

Éric Lysøe

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Beschreibung

Plongez dans ces récits qui parcourent le temps et l'Histoire afin de retrouver vos yeux d'enfants !

Avez-vous gardé votre regard d'enfant, celui qui vous permettait, en un fragment de seconde, de vous imaginer en explorateur du monde, en témoin d'aventures lointaines que seuls les livres peuvent encore vous narrer aujourd'hui ? Possédez-vous toujours en vous cette étincelle curieuse, tout au fond de votre âme, qui vous poussait jadis à vouloir découvrir les mystères passés ? Si vous la ressentez, ce livre est fait pour vous.. plongez avec délice au coeur de ces récits qui parcourent le temps des débuts de l'Histoire jusqu'à nos jours présents... et si jamais vous constatez, au contraire, que la part de rêve qui vous enchantait ne brûle plus en vous, ne désespérez pas.. Eric Lysoe vous accompagne tout au long de ce recueil, et vous conte ces voyages au travers de vingt et une histoires à remonter le temps...

Ces contes fantastiques et...insolites raviront les lecteurs !

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Du même auteur,

chez Otherlands

Collection far from Otherlands

Dernières nouvelles des arrière-mondes

(nouvelles SF)

Collection dreams of the Otherlands

Jardins d'acclimatation

et autres ménageries provisoires

(nouvelles fantastiques)

Éric Lysøe

Histoires à remonter le temps

Contes insolites et fantastiques

Il n’y a aucune différence entre le temps, et l’une quelconque des trois dimensions de l’espace, sinon que notre conscience se meut avec lui.

Wells, La Machine à explorer le temps

Éva naissante, Éva

L’air plutôt satisfait, Dieu regarda la créature qu’il venait de modeler dans la glaise. Cette fois, il pouvait être fier de son ouvrage ! Des seins ronds et pleins, des hanches accueillantes, un sourire mutin et des yeux à faire pâlir d’envie les biches, ces douces et tendres bêtes qu’il avait façonnées la veille. Oui, tout dans l’œuvre nouvelle était parfait, jusqu’à cette jolie petite fleur entre les cuisses dont on ne savait pas bien à quoi elle pouvait servir. Y’avait pas à dire, c’était du grand art ! Il ne restait plus qu’à lui souffler dessus pour lui donner la vie.

Toutefois, avant d’accorder ainsi une âme et un nom à la créature, Dieu, sans vraiment réfléchir à ce qu’il faisait – il faut reconnaître qu’en ces temps, il ne se posait guère de questions –, Dieu, donc, décida d’aller faire un brin de toilette. Il rejoignit l’oasis la plus proche et s’accroupit dans l’eau afin de se laver les mains avec soin et de se curer méthodiquement les ongles. Voilà près de six jours qu’il travaillait comme un forcené et il n’avait pas eu un instant à lui. Séparer la terre des océans, jardiner dans les cinq continents pour y faire apparaître les herbes, les buissons et les arbres, aider les bestioles en tout genre à croître et se multiplier – vous imaginez bien qu’on ne peut pas abattre une telle besogne en blouse blanche. Alors on s’éclabousse, on s’en colle partout. Et forcément, vous pensez, cette saleté, ça s’incruste ! Or, comme la brosse à ongles n’était pas encore inventée – pas plus d’ailleurs que la brosse à dents – Dieu, qui avait déjà une dent cariée, prit un bon bout de temps avant de pouvoir présenter des mains irréprochables – ce qui, soit dit au passage, le mit légèrement en retard pour le reste de son ouvrage.

Avant de retourner au travail, et là encore sans se demander pourquoi, le Créateur se passa les doigts dans les cheveux, qu’il avait longs et blancs – un peu sales aussi, car c’était toujours pareil, il faudrait attendre on ne savait qui pour découvrir les joies du shampooing. Une fois à peu près recoiffé malgré tout, il se sépara la barbe en deux – il l’avait longue également, et blanche, avec de petites mouchetures de vase – et se piqua une marguerite sous le menton, là où sa toison était particulièrement épaisse.

Quand il retrouva sa statue d’argile, Dieu s’accroupit devant elle, et lança d’un ton solennel :

– Tu t’appelleras Éva ! Je ne vois pas trop ce que ça peut vouloir dire. Mais je trouve que ça sonne bien. Il y a de l’énergie dans Éva ! Ainsi, tu seras pour moi la Vivante.

Puis il s’agenouilla, se pencha pour souffler sur la glaise, comme il l’avait déjà fait pour Lilith.

Mais cette fois… Était-ce à cause d’un début de lumbago qui le rendait un peu gauche ? Il se baissa légèrement plus qu’il n’aurait dû. Au lieu de caresser l’argile de son haleine, ses lèvres divines touchèrent les lèvres de terre. Et Dieu vit que c’était bon. Et il songea à sortir la langue.

– Ça va pas, non, vieux cochon ?

C’était Éva qui venait de se réveiller d’un sommeil jusque-là éternel.

– C’est que j’étais en train de vous animer, chère Madame…

– Mademoiselle ! fit la ravissante créature en se levant et en tournant sur elle-même pour lui faire admirer la finition impeccable de sa plastique.

Puis, les mains sur les seins et la mine interrogative, elle demanda :

– Tu m’as laissé un mode d’emploi, au moins ?

– C’est que… répondit Dieu un peu embarrassé… je travaille beaucoup à l’inspiration… J’ai trouvé cela joli, ces deux globes tout ronds, et leurs petits mamelons rouges. C’est érectile, vous savez ? Quant à vous dire à quoi ça peut servir, c’est une autre paire de manches ! Si vous me permettez d’y toucher, je retrouverai peut-être l’impression première et…

– Bas les pattes, vieux pervers ! lança Éva d’une voix cinglante. Je me débrouillerai toute seule. Qu’as-tu prévu pour que je m’occupe un peu ?

– Ben, rien de très précis. J’ai créé des animaux !… Il y en a de très jolis, commenta le divin Père en bombant légèrement le torse.

– Ah ouais ? Et tu veux que je fasse quoi avec ? demanda la jeune femme.

Et comme un âne passait à proximité, elle poursuivit :

– Tiens, celui-là, par exemple, je m’en sers de quelle façon ?

– Bah ! fit Dieu. Il est idiot. Pour lui, je crois que je me suis planté.

– Peut-être, mais on dirait qu’il est bien membré. Tu veux que je lui titille le…

Et, passant la main sous le ventre de l’animal, l’impertinente enfant vint placer ses doigts entre les pattes postérieures.

– Non, non ! cria le vieillard en rougissant.

Et changeant aussitôt de sujet :

– Autrement, ajouta-t-il, j’ai créé les fleuves, les lacs, et même les océans. Les bains de mer, ce doit être bien agréable, non ? Vous pourriez tester la chose, qu’en pensez-vous ?

– D’accord ! concéda la première femme (Dieu estimait que Lilith, qu’il avait détruite sur-le-champ, ne comptait pas).

– Et en sortant de l’eau, continua Éva, je me paierai une petite séance de bronzage intégral. Vu qu’il y a personne alentour, je ne vais pas me gêner.

Elle se reprit toutefois en considérant le vieillard :

– Et toi, n’en profite pas pour me mater, hein ? Pense plutôt à me trouver une occupation pour les jours suivants. Parce que si j’ai bien compris, on est là pour l’éternité, c’est ça ?

– Je crois bien que oui, répondit le Créateur d’un air coupable.

– Eh bien ! ça va être d’un gai ! maugréa Éva en se dirigeant vers la plage la plus proche.

Dieu la regarda s’éloigner. Ah, ce balancement des hanches ! Cette façon qu’avaient ses longs cheveux d’or de flotter librement sur ses épaules. Comment ne pas tomber sous le charme d’une créature aussi exquise ?

Lorsque Éva revint du bain, elle demanda à Dieu quelle idée il avait eue pour qu’elle puisse enfin tromper son ennui. Le vieillard resta un moment dubitatif, respira fortement entre ses narines dilatées, puis finit par lâcher :

– J’ai pensé que tu pourrais avoir des enfants, ça durerait neuf mois. Tu les porterais dans ton ventre… Ça t’occuperait…

– Mouais… Je trouve ça moyen comme passe-temps, moi. Mais enfin, suivons cette piste et voyons où elle nous mène. Ils sortiraient par où, après ça ?

Dieu leva les bras au ciel.

– Mais est-ce que je sais, moi ? Par un orifice ou un autre… Je ne peux pas penser à tout ! Tiens, par l’oreille, si tu veux.

– C’est des coups à devenir sourde, ça ! Tu n’as pas mieux ? Et ils seraient entrés par où, d’abord ?

– Ça, fit Dieu en se frottant le menton, je n’en ai pas la moindre idée.

Son regard tomba sur le ventre d’Éva où un minuscule buisson blond tremblait dans la brise du soir. Il ajouta entre ses dents, comme pour lui-même :

– Ou alors, il me faudrait un truc spécial, une sorte de pipette.

J’ai oublié de dire que Dieu, comme ses anges, n’avait pas de sexe. Ceci à la différence de l’âne et de quelques autres créatures qu’il avait pourtant façonnées avec soin, mais, on l’a vu, sans réellement se poser de questions.

– De toute façon, ce truc-là, avoir des enfants, les porter et tout, ça ne m’emballe pas trop, conclut Éva. Je suis sûre que ça doit faire mal.

– Ce que tu peux être chochotte, quand même ! ne put s’empêcher de lancer le vieillard. Je t’ai conçue et modelée, ainsi que tous les animaux, les océans, les continents, et même la Corse ! Mais moi, je ne me plains pas. Et pourtant ! Regarde les ampoules que j’ai aux mains. J’en ai les paumes tellement calleuses que si je te caressais, je finirais par t’écorcher !

– N’essaie surtout pas ! fit Éva en reculant. Bon, puisque tu n’as pas d’idées, de mon côté, j’ai pensé à un truc…

Elle cassa une branche du pommier voisin pour s’en faire une sorte de stylet. Puis elle s’agenouilla et se mit à dessiner dans le sable. L’attention qu’elle prêtait à l’ouvrage lui faisait tirer un tout petit bout de langue rose hors de la bouche. Ainsi, elle était encore plus ravissante et drôle. Elle commença par tracer un cercle, puis un second à peu près de la même taille. Elle les fit se rejoindre l’un et l’autre par une série de courbes, de tubes et de pistons. D’un mouvement vif, elle prolongea ensuite les deux tiges qui montaient du premier cercle par des espèces de poignées. Elle surmonta le tout de rectangles aux bords arrondis et, comme s’il s’était agi de miroirs, elle s’observa dedans, en jouant des cils, des narines et des lèvres.

– C’est quoi, ce truc ? lança Dieu.

– Harley-Davidson, répondit Éva.

– Ashley Davidson ? Une amie à toi ? demanda le Créateur, qui commençait à ne plus très bien entendre.

– Harley, Papy, Harley ! Et ce n’est pas une fille, c’est une machine.

– Ah ! Je me disais bien… Et à quoi ça sert ?

– À rien de particulier, à se balader à travers la vaste Terre.

– Et ça marche comment ?

– Je n’en ai aucune idée ! Je fais comme toi, je travaille à l’inspiration. Mais ce que je sais, c’est que ça file à une de ces vitesses !

– Encore un truc qui va puer et me saloper les trois quarts d’une planète toute neuve !

La vérité oblige à reconnaître ici que Dieu, même s’il avait la mémoire qui, de temps en temps, flanchait un peu, n’en était pas à ses débuts d’Ingénieur universel. Il s’en fallait de beaucoup. Il avait fabriqué cent autres mondes : des carrés et des ronds, des mous et des durs, des drôles et des tristes. Il avait pu vérifier que les machines, ça vous flanque souvent des cochonneries partout dans l’herbe.

– Mais non, t’inquiète, fit Éva. Tu n’auras qu’à en limiter la production. Une ou deux, et tu t’arrêtes là.

– Et tu penses que ça va suffire à te distraire ? demanda Dieu, qui s’était déjà mis au travail, levant un doigt tout taché d’huile de moteur.

– Non, mais le soir, grâce à Harley, je pourrai aller en boîte, ça me changera les idées.

– Tu veux dormir dans une caisse, à présent ? C’était bien la peine que je te fabrique le jardin d’Éden, avec ses petits tertres tout moelleux de mousse, et ses ruisseaux qui chantent au pied de ton lit. Des plantes de premier choix. Un arbre du bien et du mal ! Tout cela pour rien. Mademoiselle veut coucher dans une boîte…

– Mais ce n’est pas pour dormir, et ce n’est pas une caisse. C’est plutôt un truc où il y a de la musique et…

– De la musique ? C’est quoi, ça encore ?

– Je n’en ai qu’une vague idée. Je dirais… C’est quelque chose comme les bruits, mais en plus joli et en plus rythmé…

Là-dessus, la gracieuse créature se mit à chantonner en ondulant de tout son corps. Et cela, sans se gêner le moins du monde, sous les yeux mêmes de Dieu, tandis que celui-ci achevait la Harley-Davidson à grands coups de marteau et de clef anglaise – un outil bizarre, dont l’appellation lui échappait totalement : certes, il avait déjà créé l’Empire britannique (à moins que le serpent ne s’en soit chargé, il ne savait plus) ; mais il n’avait pas encore eu le temps de lui donner un nom.

Et pendant que notre glorieux bricoleur s’affairait, les mains dans le cambouis, la belle Éva continuait à tanguer, à rouler des hanches, à faire bouger ses petits seins en cadence. À tel point que son Créateur, le regard rivé sur son ventre, ne put résister à la tentation. Il n’allait pas avouer, évidemment, que ce corps merveilleux, doré comme le bon pain, lui donnait envie d’y croquer à belles dents – à l’exception, bien sûr, de la première molaire qui, en haut, à droite, commençait à lui faire drôlement mal. Non ! Sa réaction fut plus subtile et pour tout dire absolument divine. Car il prit prétexte d’apprivoiser le serpent pour inventer la première musique. Et ce fut ainsi que résonna, dans l’atmosphère si légère de notre jeune Terre, une danse très lente, aux rythmes ternaires et à la mélodie fort orientale.

– Évidemment, ce qui serait génial, ça serait que tu me façonnes un partenaire, laissa négligemment tomber la première femme après avoir écouté attentivement l’œuvre du Père.

– Comment ça, un partenaire ?

– Un grand garçon, beau et vigoureux, qui me ferait guincher, en me serrant très fort contre sa large poitrine, et qui…

– Ça, fit Dieu, pas besoin de l’inventer. Je suis là, moi…

Et le vieillard s’approcha d’Éva en quelques entrechats malhabiles, tout en claquant des doigts comme s’il jouait des castagnettes. Puis, étreignant brutalement la jeune femme, il se colla contre elle. Il s’efforçait d’épouser les ondulations de son bassin, un large sourire aux lèvres.

– Euh ! demanda Éva, à court d’arguments, tu en as fini avec Harley ?

– Yep ! lança Dieu, un tantinet égrillard. Sa main courait sur la chute des reins de sa cavalière, dont la courbe, à elle seule, avait toute la force de conviction d’une œuvre d’art.

– Alors, il faudrait que tu nous fabriques la boîte de nuit. Autrement, ça ne sert à rien de se trémousser comme cela.

Et Éva repoussa doucement le vieillard.

– Mais, mon petit, demanda Dieu, c’est comment, ce truc, exactement ? Une caisse en planches, avec les ténèbres à l’intérieur ?

– À peu près, sauf que c’est très grand, qu’il y a plein de lumières dedans. Et puis une piste de danse, un bar…

– Un bar ? Encore une de tes inventions, je suppose.

– Non ! Imagine une longue table, avec un beau gosse derrière qui te sert des boissons…

– De l’alcool, tu veux dire ?

Éva baissa le nez et murmura :

– Ce n’est pas obligé. Ça peut être du jus d’orange.

– Non, parce que pour le vin et tout le reste, il faudra attendre Noé. C’est que… Tu es drôle ! J’ai un planning à respecter, moi.

Le vieillard demeura un long moment dubitatif. Puis il considéra Éva – le moindre détail qui en faisait l’attrait – et finit par conclure :

– Dans tous les cas, je ne vois pas l’intérêt d’embaucher du personnel. Je veux bien te faire la boîte, la lumière, le bar, mais nous nous servirons nous-mêmes.

– Nous ? demanda la jeune femme de son air le plus naïf.

– Ben toi et moi, évidemment. Il faut bien que quelqu’un te fasse danser.

Les jours passèrent. Dieu, doit-on l’avouer ? cédait à tous les caprices d’Éva. De sorte que la petite ne s’ennuyait plus – ne fût-ce qu’une seconde, pourrait-on dire, même si l’on doit reconnaître que, disposant de durées infinies, celui qu’on appelait non sans raison l’« Éternel » ne s’était pas embarrassé à découper le temps en tranches, que ce soit en heures ou en minutes. Pour lui, parler en jours, c’était déjà beaucoup. Mais qu’importe ! L’adorable demoiselle qu’il avait façonnée n’avait aucune raison de s’en plaindre. Elle jouissait de chaque instant présent. Et quand elle était épuisée, le bon Créateur – priant le ciel que tous les anges du firmament soient au lit – enfourchait la Harley-Davidson et reconduisait sa protégée à la porte du jardin d’Éden. Il la regardait s’éloigner ensuite, toute frêle, titubant de fatigue. Elle grimpait jusqu’au mamelon de mousse spécialement conçu pour l’accueillir : une merveille de douceur et de moelleux. Elle s’allongeait dessus en soupirant et généralement s’endormait comme une masse. Le vieil homme retournait alors dans ses appartements, un nuage assez coquet qu’il avait installé non loin de là et qui disposait de tout le confort biblique.

Et il passait la nuit à rêvasser en se disant que ce serait bien d’avoir une petite femme dans tout ce coton blanc. Cela vous apporte de la couleur, de la gaieté, du piment pour l’éternité…

*

Un matin, Dieu fut réveillé par une forte odeur de graillon. Il se leva en catastrophe, la barbe et les cheveux en bataille.

– Qu’est-ce qu’elle a encore inventé ? grommela-t-il en humant l’atmosphère d’ordinaire si pure de la Terre. Le feu, ça doit être ça ! Elle a dû trouver le moyen de faire du feu.

Il observa le ciel et aperçut, sur sa gauche, un gros nuage de fumée. Il partit aussitôt pour éteindre l’incendie. Et c’est ainsi qu’il tomba sur Éva qui, tranquillement, préparait son petit-déjeuner.

– Un méchoui en plein jardin d’Éden, mais le soleil t’aura tapé sur le crâne ! éructa Dieu au comble de la colère. Heureusement qu’il n’y a pas de voisins. Car tu les entendrais râler, ça, tu peux en être sûre !

– Ah ! Ne crie pas ! Assieds-toi, Papy, et mange un morceau.

– Primo, ma chérie, tu m’appelles « Seigneur » et non « Papy ». Deuzio, c’est quoi ce truc ?

Éva lui tendait un bout de viande à demi calciné.

– Ben, comment le saurais-je ? s’exclama-t-elle.

– On dirait une côte, mais une côte de quoi ? ou de qui ?

– Ça, si tu ne reconnais plus tes créatures…

Et elle désigna l’épaisse couenne grise qu’elle avait arrachée à l’animal avant de le faire cuire. Deux longues oreilles dépassaient du tas de poils informe.

– L’âne ! Ne me dis pas que tu as tué l’âne – mon âne, pour en faire ton déjeuner ?

– Mais tu t’en es plaint toi-même, en prétendant qu’il était idiot. Je n’aurais jamais imaginé que tu puisses y tenir à ce point.

– C’est que… Il n’y en avait qu’un !

– Pas pour longtemps, si tu veux mon avis. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je l’ai assez mal pris !

– Comment cela ? fit Dieu en fronçant les sourcils. Explique-toi, au lieu de parler par énigme.

– Bon, tu connais Zirah, l’ânesse ? Elle est quand même moins bien roulée que moi, non ?

Dieu considéra un instant les petits seins faits au tour, la hanche accueillante de la jeune femme et, sous le bouquet de poils blonds, l’étrange fleur rose qu’assise en tailleur, elle dévoilait, impudique, à tous les regards, que ceux-ci soient animaux ou divins.

– Je reconnais qu’à tout prendre… répondit le vieillard.

– Ah, tu vois, même toi. Eh bien, l’âne lui… Tu te souviens de l’appendice qu’il avait entre les jambes ? Il faut dire que ça m’intriguait. Alors, je l’ai observé. Cela a pris un moment, mais j’ai fini par y voir clair. Avant-hier, figure-toi, voilà que notre père Hervé…

– Hervé ? demanda Dieu sans comprendre.

– C’est ainsi que j’ai appelé l’âne. Tu m’avais bien dit : « donne un nom à chacun des animaux », je me trompe ?

Dieu, déjà fort éprouvé, acquiesça d’un hochement de tête, comme vaincu.

– Donc, voici deux jours, je vois le père Hervé qui s’approche de la petite Zirah, lui met ses pattes de devant sur la croupe, et hop ! lui enfonce son machin dans…

– Ça va, j’ai compris, coupa Dieu en rougissant, ponctuant son intervention d’un geste de la main. Je me doutais bien que cela fonctionnerait un peu de la sorte, mais je ne pensais pas que ça leur viendrait si vite !

– C’est la nature, Papy… Euh, pardon, Seigneur. Et moi aussi ça m’est venu.

– Comment cela ? demanda Dieu au comble de l’angoisse. Il tiraillait sur un nœud de cravate imaginaire       – car il était nu, tout autant que ses créatures, et personne n’y voyait matière à se plaindre.

– Ben, la petite Zirah, continua Éva, elle avait l’air de trouver ça pas mal du tout. Et que je te tourne la tête d’un côté, de l’autre, et que je te recule ma croupe… Tout ça avec de longs braiments de plaisir. Du coup, j’ai voulu essayer.

– Es-say… yer, répéta Dieu, en articulant sans comprendre.

– Ou qu’il m’essaie si tu préfères. Bref, je me suis mise à quatre pattes et j’ai crié : « Hervé, Hervé ! » Eh bien, tu me croiras ou non, cet imbécile s’est retourné et a fait comme s’il ne me voyait pas. Alors, je peux te dire que j’ai été drôlement vexée. Voilà pourquoi je me suis vengée, et que… couic ! à la première occasion, je l’ai occis, ton idiot d’âne. Regarde, quand même, ce n’est pas mignon ?

Éva s’était mise à quatre pattes et tendait sa croupe en direction de son Créateur. Celui-ci sentit son sang bouillir dans ses artères lorsqu’il aperçut l’adorable organe qui nichait là, juste sous les fesses, et comme comprimé par les cuisses. On aurait dit un abricot un peu mûr, la peau prête à s’ouvrir à la moindre caresse pour révéler une chair gavée de suc et de soleil. Un vrai fruit défendu. Heureusement que lui, Dieu, n’avait pas de sexe, car il aurait sans doute commis l’irréparable.

– Éva, c’est très joli, mais on ne montre pas ça… Enfin, pas comme ça ! Un homme qui passe et…

Il se mordit les lèvres, car il venait de se rendre compte qu’il avait sauté une étape dans son planning. « Après Éva, créer l’homme, se dit-il. Il va falloir que j’y pense sérieusement. Mais pour l’instant, je dois calmer cette petite folle. »

Dieu s’approcha, et caressa doucement la croupe de l’impudique enfant

– Quand je t’ai dit : « tu peux manger de tous les fruits du jardin et te rendre maîtresse de tous les animaux », ce n’est pas ainsi que je l’entendais, ma chérie.

– Mais alors… Moi, je ne servirai jamais à rien ? fit Éva la larme à l’œil. Je suis sûre que c’est en lui sautant dessus qu’Hervé a trouvé le moyen de faire de jolis petits ânons à Zirah. Je ne sais comment cela m’est venu à l’esprit. Je l’ai compris, c’est tout. Et tu verras, dans douze ou treize mois, un petit lui sortira de la croupe… ou de l’oreille, comme tu as dit. Sur ce point, je ne sais pas… Mais de moi…

Elle contempla son adorable ventre, tout lisse, sans le moindre nombril.

– De moi, rien ne sortira jamais, si aucune de tes créatures ne me trouve à son goût. Ah, vraiment, ce n’était pas la peine de m’appeler la Vivante !

Dieu, lui aussi, avait la larme à l’œil. Il dut avouer qu’égoïstement, il n’avait conçu Éva que pour son usage personnel, le plaisir de ses divins yeux. Dans son for intérieur, et quoi qu’il prétende le contraire, il n’avait pas « oublié » de créer l’homme. C’était là ce que, bien plus tard, un vieux barbu de son genre appellerait un « acte manqué ». Il avait dû se dire, plus ou moins consciemment, qu’il ne serait pas très malin de se fabriquer un rival. Déjà, avec le serpent, il se demandait bien comment les choses allaient tourner. À peine la bestiole avait-elle pris vie qu’elle l’avait piqué à l’orteil. Qui sait ce que lui ferait le futur compagnon d’Éva ? N’en viendrait-il pas à décréter l’inexistence de son Créateur ou, pire, à lancer en manière de plaisanterie : « Dieu est mort » ? N’irait-il pas jusqu’à claironner des trucs tordus du genre : « Je suis l’arrière-arrière-arrière-petit-fils de l’autruche ! » Enfin… Le divin Père songeait à l’autruche comme cela, sous le coup de l’inspiration. Mais l’homme pouvait tout aussi bien s’imaginer descendre du cheval, du lion ou même du singe. Allez donc savoir ce qui leur passerait par la tête, à tous les représentants de cette engeance !

Bref, Dieu n’ignorait pas qu’il commettait une bêtise. Une… ânerie, comme on dirait plus tard. Mais Éva était si jolie, elle paraissait si triste. Alors, il planta la côte d’Hervé dans une motte d’argile et commença à former une nouvelle créature. Il y allait à grands coups, sans faire vraiment attention aux détails, ajoutant des bouquets d’herbes folles ici ou là, pour simuler les cheveux ou les poils. Certes, la silhouette générale ressemblait assez bien à celle d’Éva, mais le résultat était, de loin, bien moins agréable à voir.

– Je t’appellerai Adam, murmura Dieu en soupirant. Ça veut dire « le glaiseux ». J’avoue, ce n’est pas terrible comme nom. Mais je n’ai plus guère d’idées. J’espère en tout cas que tu réussiras à t’en tirer avec la petite, car, je dois le reconnaître, elle n’est pas facile, facile.

Mais déjà Éva commençait à tripoter la côte de l’âne que le vieillard avait plantée chez l’homme, allez donc savoir pourquoi, toute droite entre les deux cuisses.

L’angelle

Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.

Genèse 11, 1-4

            

Le soleil l’écrasait contre les rochers. Titubant, il fit encore quelques pas, puis s’effondra, le visage dans le sable. Athan savait à présent que la fin était proche. Sa dernière chamelle était morte. Il l’avait lui-même égorgée avant d’en boire le sang. Quant à ses compagnons, il avait oublié leurs noms et ne parvenait même plus à se remémorer leurs traits. Cela faisait des lunes qu’ils s’étaient brûlés à la fournaise du désert. Tout au plus leurs ombres venaient-elles le visiter la nuit. Mais les ombres n’ont pas de visage. Seul les habite le néant du Shéol.

Sa dernière quête !... Il arrivait au terme de sa dernière quête. Enfant, il avait entendu un vieillard expliquer que des êtres tombés du ciel s’étaient unis aux filles de l’homme et leur avaient donné une descendance de héros et de géants. Et depuis lors, il s’était demandé s’il existait des angelles, des anges femmes – puisque tout démontrait que, contrairement aux croyances, les séraphins, chérubins et autres compagnons des Élohim n’étaient pas dépourvus de sexe. « Un jour, promettait-il à ses frères, je reviendrai parmi vous avec une plume d’angelle. »

À l’adolescence, fidèle à son vœu, il était parti.

Bien sûr, la vie l’avait contraint à en rabattre sur ses illusions. Lancé à la recherche des créatures éthérées, il lui avait fallu survivre, accepter des besognes provisoires. Et même faire fortune à plusieurs reprises, afin de pouvoir monter des expéditions, s’engager dans des entreprises plus déraisonnables les unes que les autres. Des embuscades en pleine montagne, des naufrages par la vaste mer, combien en avait-il vécu ? Et des femmes, combien ? Cent ? Deux cents ? Mais pas la moindre angelle. Bien souvent pourtant, il avait cru toucher au but. Il avait débarqué dans des pays inconnus, aux palais magnifiques, aux populations sauvagement belles. Et à chaque fois, une créature exquise s’était dressée au milieu de l’or et des pierreries. Presque toujours d’une grâce à vous couper le souffle. An-Huy, des lointaines contrées d’Orient, à la peau de citron frotté de miel, Vishaniah aux seins lourds et pleins, aux mamelons d’ébène, Halania, la blonde, aux formes de marbre et au sexe ciselé comme un joyau de vermeil – toutes lui étaient apparues dans des voiles vaporeux qu’il avait pris un instant pour des ailes, mais qu’il avait trop vite vus se détacher du reste du corps. Sans doute les avait-il aimées, ces beautés exotiques et sauvages, sans doute avait-il été ému lorsque, apercevant parfois un peu de sang entre leurs cuisses, il comprenait qu’il avait été le premier à les « connaître », selon l’expression des anciens. Et il est tout aussi vrai qu’il avait chéri les fils et les filles que certaines d’entre elles lui avaient donnés. Des enfants replets et clairs, des enfants minces et bruns – des enfants qu’il avait souvent sentis pousser dans le giron de leurs mères. Et elles, les mères… Les Élohim savent à quel point il avait adoré leurs visages, ces visages dont les traits, soudain épaissis par la grossesse, l’avaient bouleversé ; et leurs ventres, des ventres bombés dont il avait caressé la rondeur nouvelle, parcourant des lèvres le moindre recoin de peau. Ah, les mères, tendues comme autant de tambours ! Du tympanon des musiciens, elles avaient épousé le rythme, soulevé l’orbe alourdi de leurs seins à chaque accent, et compliqué souvent la mesure du battement d’un second cœur, pulsation sourde et lointaine, tel un écho.

Mais ce n’était pas contre un corps de femme qu’il se blottissait à présent, ce n’était pas dans le satin parfumé d’une gorge qu’il enfouissait son visage. L’étreinte brûlante du sable aspirait ses dernières forces. Dans un effort désespéré, il parvint à se retourner sur le dos et à entrouvrir les paupières, comme pour défier une ultime fois le feu céleste.

Or à l’instant précis où ses yeux se dessillaient, il crut dans un éclair deviner une présence, une forme longue et souple, ondoyant dans l’air incandescent. Presque aussitôt une main, comme un linge frais, vint se poser sur son front. Combien de temps dura alors ce contact ? Il était incapable de le dire… Puis un à un, avec une douceur infinie, les doigts se retirèrent, et il recouvra enfin la vue. Une silhouette s’interposait entre lui et le soleil. Baigné dans l’ombre inespérée de cette éclipse, il se sentit peu à peu reprendre des forces.

Il sut alors que la main qui l’avait tiré du néant était précisément celle qu’il attendait depuis des lustres : c’était la main d’une angelle. Agenouillée à ses côtés, l’inconnue avait replié ses ailes, comme s’il se fut agi de simples voiles. On n’apercevait que son visage, la naissance des épaules, l’extrémité des membres jusqu’aux chevilles ou aux poignets. Tout le reste était noyé dans un océan de plumes.

Comme il tentait de se relever, l’angelle lui interdit tout mouvement d’un signe de la tête. Athan obtempéra et se contenta de demander :

– Qui êtes-vous donc ?

– Vous le savez, répondit-elle d’une voix cristalline, curieusement musicale. Vous l’avez toujours su. Je suis celle qui, vous apercevant au bord de la mort, a quitté le monde des Élohim pour vous rejoindre. Contre la volonté du Maître, bien sûr. Celle que vous avez cherchée depuis l’adolescence, qui vous a suivi pas à pas et n’a pu accepter de laisser votre amour sans partage. Celle qui vous a visité, il y a si longtemps, durant votre sommeil – vous étiez encore un enfant : avant de déposer un baiser sur vos lèvres innocentes, elle a même dû vous retirer le pouce de la bouche !

L’étrange jeune femme eut un petit rire de gorge qui semblait imiter l’eau fraîche d’une cascade.

– Oui, poursuivit-elle, je suis celle qui a habité vos rêves depuis cette première nuit. Celle qui n’est descendue de l’Aiden que pour vous…

Elle s’était relevée, et d’un geste, telle une courtisane dégrafe sa robe, elle fit tomber ses ailes à ses pieds. Les plumes immaculées moussèrent un moment sur le sable, comme la modeste tunique d’une jeune épousée.

– Voyez !… Pour vous, j’ai cessé à cet instant précis d’être une angelle, pour n’être plus qu’une femme, une femme qui s’offre à vous.

L’angelle se dressait, nue dans la lumière ardente – une clarté si violente que ses cheveux, d’un brun profond, en paraissaient presque roux. Elle était d’une beauté troublante, parfaitement émouvante, presque animale par moments et cependant, parfois, si enfantine. De sorte que, quand elle s’agenouilla à nouveau, Athan se mit à trembler, comme dévoré par une fièvre intérieure. Il voulut avancer la main vers elle, mais, là encore, elle lui interdit tout mouvement. Un regard sombre, comme un diamant noir, l’avait cloué sur place.

L’angelle défit la ceinture du voyageur, écarta lentement les voiles de son épais vêtement de bédouin et s’empara d’un sexe que le désir gonflait jusqu’à la douleur. Comme une fillette découvrant une friandise longtemps attendue, elle en goûta la hampe, presque inquiète, posant le bout de la langue sur le frein. Elle, qui connaissait tout des siècles à venir, bénit – en souriant un peu – le fait qu’Abraham ne soit pas encore passé par là. Athan n’était pas circoncis. Serrant fermement le pénis à sa naissance, elle retourna le prépuce, l’étira au maximum et parcourut de ses lèvres le sexe brûlant sur toute sa longueur. Arrivée à la hauteur des bourses, sa bouche s’arrondit et exerça un léger mouvement de succion. Puis elle reprit sa route en sens inverse, remontant lentement en direction du gland. Les allers et retours se multiplièrent, s’accélérant progressivement jusqu’à ce que, soudain, à l’instant de redescendre une nouvelle fois, et comme saisie d’une envie irrépressible, elle engouffre la verge ainsi offerte jusqu’au pubis. Athan se cambra sous l’effet d’un plaisir qui le tirait définitivement de la mort. Le monde entier s’était mis à palpiter autour de lui et, plus que tout, ce corps d’angelle dont les seins se laissaient bercer au rythme de l’amour. Il leva la main vers ces globes fermes et dorés, l’index caressant le mamelon érigé, le contournant, jouant à le perdre pour le retrouver aussitôt. De l’autre main, il voyageait dans la chevelure de l’inconnue, découvrant la nuque, le duvet qui poussait à la racine des boucles brunes et dont on devinait qu’il était presque blond.

Le plaisir était à présent trop violent. Il se dégagea de l’angelle, la retourna doucement sur le dos, contemplant un moment son corps livré au plein soleil.

– Comment se fait-il qu’une créature céleste soit à ce point experte dans l’art de l’amour ? demanda-t-il.

– Vous et vos femmes me l’avez enseigné. Je vous suis depuis tant d’années. Je vous ai vu jouir sous les baisers des courtisanes, dans les bras de vos épouses, de vos fiancées. À l’époque c’est vrai, je croyais effectuer cet apprentissage en pure perte. Qui aurait pu garantir qu’un jour j’oserais descendre vers vous ? Il reste que l’envie ne cessait de grandir en moi, de sorte que j’observais bientôt, avec une attention soutenue, le déroulement varié de vos amours. Combien de fois ai-je été troublée par vos gestes, par vos paroles ? Combien de fois ai-je imaginé que c’était à moi que vous parliez, que c’était mon corps que vous baisiez, que c’était ma bouche qui s’appliquait à faire monter le plaisir en vous ?

Un long moment, l’homme du désert s’absorba dans le regard de l’angelle. À plonger de la sorte dans ses yeux sombres et curieusement lumineux, on découvrait des paysages inconnus, des grottes chaudes et profondes, bordées de lacs silencieux. Le temps d’un éclair, une buse qui passait, haut dans le ciel, se refléta dans le blanc nacré de la cornée, puis dans le noir intense de la pupille. Quel augure fallait-il voir là, planant au-dessus de leurs amours ? Comme pour conjurer le sort, Athan s’empara des lèvres qui s’offraient à lui. Il embrassa l’angelle, tendrement tout d’abord, en caressant son front d’enfant, puis passionnément, se frayant un large chemin entre la langue et le palais. La jeune femme parut presque surprise de cette étreinte. On aurait dit qu’elle la goûtait comme un fruit inconnu. Puis son amant descendit lentement, parcourant de sa bouche le satin nacré de la joue. Il s’attarda dans le cou à la courbe gracieuse, décrivit pas à pas le contour parfait des seins avant de former un baiser sur chaque mamelon. Il voyagea longtemps sur le ventre, humant les fragrances légères qui montaient de ce corps tombé du ciel, étanchant ses lèvres déjà sèches sur la peau soyeuse. Il s’arrêta dans le voisinage du nombril si profondément creusé. Ainsi les Élohim avaient poussé si loin leur sens de l’imitation qu’ils avaient ouvert, dans la chair même des anges, cette oasis délicate et ombreuse qui ne relevait pourtant d’aucune nécessité physiologique ! Un peu de sable s’y était accumulé. Il souffla doucement pour le faire sortir, puis effleurant le puits minuscule du bout de l’index en acheva la toilette. Enfin, comme il l’aurait fait dans une source pure, il y plongea la langue, détaillant chaque recoin des parois. L’angelle se cabra telle une pouliche que l’on conduit à la saillie. Lentement, le plaisir montait en elle. Athan la voyait par moments se mordre les lèvres, comme sous l’effet d’une délectation trop intense. Il quitta le nombril et poursuivit sa descente hésitante. Atteignant une colline doucement bombée, il s’égara dans le buisson minuscule, dru et sombre, qui couvrait une surface à peine plus grande que son pouce de friselis délicats et parfumés. Sa bouche explorait l’obscure toison, la pointe de sa langue en goûtait les secrets tandis qu’à mesure l’angelle ruait sous l’étreinte, en s’ouvrant de plus en plus largement à ses baisers.

Enfin, d’un mouvement rapide, Athan vint nicher son visage entre les jambes de la jeune créature. Il se mit à parcourir de son souffle l’intérieur des cuisses, tout en contournant la fleur exquise qui palpitait au centre, juste sous son regard. Alors, l’angelle lui saisit doucement la tête, et la plaça devant son sexe. Le bédouin céda à cet ordre muet. Il effleura les grandes lèvres et y déposa, presque timidement, un premier baiser. Puis sa langue vint à la rencontre du clitoris, en souleva lentement le capuchon, et commença à masser, comme avec d’infinies précautions, l’étrange bouton de rose gonflé de suc et de désir.

L’angelle accompagnait ses mouvements d’ondulations du bassin et parfois d’un long gémissement qu’elle ne parvenait pas à retenir. Athan, de temps en temps, revenait sur la vulve, aspirait les petites lèvres, frémissantes et lubrifiées, savourant leur goût à peine sucré, presque doux-amer. D’une main, il caressait les seins de sa compagne, le pouce appuyé sur le mamelon. De l’autre, il s’en vint rejoindre sa langue et, de l’index, se fraya une route dans le vagin. L’angelle se raidit un peu lorsque le doigt atteignit les replis de l’hymen et Athan, soudain s’immobilisa. Il remonta au même niveau que la jeune femme, la fixant droit dans les yeux. La créature séraphique s’empara de son sexe et le guida vers elle. Alors, avec une tendresse qu’il voulait infinie, sans jamais la quitter des yeux, il pénétra en elle. Il y avait tant d’amour dans ses gestes qu’elle ne souffrit presque pas. Seul, peut-être, un reste d’appréhension lui avait fait craindre cet instant.

Elle avait tourné la tête de côté, non pour fuir le regard de son partenaire, mais pour offrir un nouveau refuge à ses baisers. Les lèvres pressées sur son cou, sur sa gorge, le front noyé dans sa chevelure, l’homme du désert la chevaucha ainsi un long moment. Le souvenir de ces méharées qu’il avait crues vaines revenait peu à peu en lui. Elles avaient endurci ses muscles, lui avaient appris l’obstination et la patience. Elles se mêlaient à présent à la tendresse et à un sentiment neuf dont il ignorait le nom. L’angelle ne gémissait plus, mais criait, battait le sable de ses poings, fouettait l’air de ses mèches trempées de sueur, le visage roulant de droite à gauche. Quand enfin il sentit que les temps étaient venus, Athan se glissa sous elle. Puis, se calant fermement contre le sol, il l’assit lentement sur son sexe. Ainsi, à contre-jour, les traits déformés par la jouissance, elle était d’une beauté effrayante, absolument surnaturelle. Issue d’un autre monde, elle semblait accéder à une dimension nouvelle, celle d’un ravissement inconnu des hommes. Puis soudain, un liquide chaud se répandit dans son ventre et la fit se briser dans un hurlement de plaisir.

Un peu de sang perlait sur sa lèvre inférieure, à l’endroit où une incisive commençait déjà à réduire sa pression. Athan lui caressa le front et les tempes un long moment, lui baisant doucement la bouche, comme pour la calmer. Le rythme de leurs deux respirations ralentit peu à peu, leur souffle se mit à l’unisson. Les paupières de l’angelle s’entrouvrirent et le diamant noir du regard jaillit à nouveau.

*

Ils s’étaient tous deux assoupis, étroitement enlacés malgré la chaleur. La jeune femme se réveilla la première. Elle contempla un moment le visage de son amant, puis s’assit, s’accoudant en une pose mélancolique. Elle se mit à pousser de l’orteil quelques débris de ces ailes longues et blanches auxquelles elle avait à jamais renoncé. Athan à son tour ouvrit les yeux. En découvrant ainsi la tristesse de sa compagne, il comprit d’emblée qu’en la conquérant, il l’avait définitivement perdue.

– Nous ne nous reverrons plus ? demanda-t-il, un sanglot étouffé dans la voix.

– Au hasard de nos destinées, Athan. Il adviendra que les fils de notre vie se croisent au cours de la longue existence qui va nous être accordée. Il t’arrivera de me retrouver, de me reprendre. Pour le reste, tu dois comprendre, tu dois admettre que je suis à présent un être déchu. J’étais un ange. Tu m’as révélée en angelle, alors que tu n’étais qu’un enfant. Aujourd’hui, tu m’as enfin connue comme telle. Mais, ce faisant, nous nous sommes élevés contre la volonté des Élohim, et leur Maître nous a maudits. Des siècles durant, je vais devoir mener une vie de courtisane, des siècles durant tu devras te contenter de quelques instants, de quelques baisers volés au coin des routes.

L’angelle s’était redressée. Sa longue silhouette ondulait dans le soleil couchant. Athan perçut alors un bruit inconnu, celui d’un léger ressac qui venait battre à ses pieds. Une oasis était apparue, un lac d’eau pure dansait sous les derniers reflets du jour. Il crut à un mirage et, se relevant sur un coude, plongea la main dans ce qui ne pouvait être qu’une illusion. Une sensation de fraîcheur revigorante lui parcourut tout l’avant-bras. Il leva les yeux vers l’angelle.

– Mon miracle ultime, Athan. Une fois reposé, tu partiras en direction de l’est.

Elle ramassa l’un des longs pans de tissu qu’elle avait retiré à son amant à l’instant de le déshabiller et se le noua autour des hanches. Dans un sourire, elle se retourna, puis, fixant les rayons du jour finissant, se mit en route.

– N’oublie pas la promesse que tu fis à tes frères, toi qui es toute ma vie.

Athan voulut esquisser un dernier geste vers elle. Mais sa main se figea, arrêtée par une douleur soudaine. Dans sa paume droite, une plume blanche, à peine un duvet de cygne, s’était fichée dans la chair vive. Un sang noir et épais commençait à couler… 

Le mot « Shanti »

Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots. Comme ils étaient partis de l’Orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent. Ils se dirent l’un à l’autre : Allons ! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment. Ils dirent encore : Allons ! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.

Genèse 11, 1-4

L’enfant prit un peu de recul. Il s’assit sur une grosse pierre, après avoir soigneusement relevé les pans de sa courte tunique, et lança pensivement au vieillard demeuré à quelques pas de là :

– Ainsi c’est elle, la grande ziggourat, celle qui montait jusqu’au ciel ?

– On a beaucoup exagéré, Nathanaël, répondit l’aïeul. Elle n’est jamais montée aussi haut.

Le jeune garçon resta un instant silencieux, contemplant les ruines en face de lui.

– Quand même, ce devait être un spectacle prodigieux, protesta-t-il.

Puis, en désignant de l’index les trois premiers degrés de la tour, les seuls qui soient demeurés intacts depuis tout ce temps, il demanda :

– Combien comptait-elle d’étages, Grand-Père ?

– Je ne l’ai jamais su avec exactitude, petit, reconnut son interlocuteur. Trois cent soixante, trois cent soixante-cinq, peut-être. Mais il n’aurait pas suffi de les dénombrer. Car à mesure qu’on approchait du sommet, chaque niveau, moins large que le précédent, s’élevait un peu plus en hauteur. Le dernier, à lui seul, était d’une taille immense. On raconte qu’il mesurait plus de soixante-dix coudées.

L’enfant se releva et marcha lentement jusqu’au vieil homme. Il resta immobile quelques instants, puis glissa sa petite main dans la grosse paume calleuse.

– Parle-moi d’elle, demanda-t-il après un temps de silence.

– Elle était d’une beauté sans égale, Nathan ! Pas très grande, mais d’une grâce inouïe. Quand elle marchait, on aurait dit qu’elle flottait dans les airs et que le monde entier accompagnait sa danse. Ah ! Si tu savais à quel point je l’aimais ! Je me souviens de ce jour où, radieuse, elle est revenue du gynécée public, en m’annonçant qu’on l’avait désignée comme la prochaine épouse du dieu.

« – On va me conduire jusqu’au sommet de la ziggourat, Père, et là, le grand El viendra me visiter ».

« Pourquoi ai-je alors manqué à ce point de courage ? Pourquoi n’ai-je pas osé lui dire que je ne croyais ni en l’existence de ce prétendu Seigneur de l’orage, ni en celle d’aucune créature divine ? Mais elle paraissait si heureuse ! Elle voyait dans ces noces mystiques l’aboutissement de la formation qu’elle avait suivie avec patience et renoncement au gymnase des filles. Or curieusement, dès l’instant où elle sut qu’elle était l’élue, elle se mit à agir comme si elle n’avait appris d’autre art que celui de la toilette et de la séduction. Toute trace de l’enseignement de nos grands scribes s’était-elle effacée sur la tablette impalpable de son esprit ? Avait-elle définitivement oublié les préceptes des matriarches, les stances aériennes d’Atra-Asis, ou encore les longs versets du poème d’Era ? Avait-elle même perdu tout souvenir des strophes quelque peu grandiloquentes de l’Enuma Elish ? »

Pour montrer à son aïeul qu’il conservait, bien fraîche en lui, la mémoire des ouvrages anciens, l’enfant se mit à psalmodier à mi-voix :

– Lorsque la voûte tout là-haut

N’avait reçu de nom encore,

Et lorsque le sol tout en bas

Ne s’appelait pas encore « Terre »…

Le vieillard sourit et serra un peu plus fort la main de Nathan.

– Oui, à partir de cet instant, elle ne songea qu’à s’apprêter, qu’à choisir les étoffes les plus fines, les fards les plus colorés, les parfums les plus enivrants. Et cela jusqu’au jour qui devait marquer l’ouverture de la grande porte.

– La porte du dieu, approuva l’enfant, en hochant pensivement la tête. Bab-El…

L’aïeul acquiesça.

– Dieu du mensonge ! ajouta-t-il en crachant sur le sol. Ah ! Si tu l’avais vue, ta mère, quand elle a quitté la demeure, portée par les eunuques, sur le plateau des fiancées ! Oui, si tu l’avais vue, ma petite fille, mon dernier amour, vêtue de la stola rouge sang qui laissait deviner presque tout de ses formes ! Un mince fil d’or descendait du chaperon blanc dont on l’avait coiffée et lui dessinait deux larges boucles sur les oreilles. Agenouillée plus qu’assise sur le coussin cérémonial, elle tenait fermement les bras écartés, de chaque côté du corps, dans un geste d’oblation, agitant par instants les lourdes chaînes de bronze attachées à ses poignets par d’épais bracelets de cuivre. Elle m’a fait un petit signe de la main, émue autant que sa mère l’avait été le jour de nos noces, puis elle a détourné le regard et s’est mise à fixer la tour de Bab-El. Moi, je me suis mêlé à la foule en liesse et, comme chacun, charpentier ou prostituée sacrée, marinier ou lavandière, j’ai suivi le cortège. Ô Ninsikida, mon dernier amour, ma chair devenue femme ! Toi qui portais un nom d’innocence et de beauté, c’était à peine si j’avais eu le temps de voir scintiller entre tes cuisses entrouvertes l’affreux rubis sacrificiel, pierre sanglante que le phallus divin devait, selon le rituel, enfoncer au plus profond de ton ventre.

Le vieil homme serra les poings, tremblant de colère, avant de poursuivre :

– Ce n’est qu’après, Nathan, que j’ai pu savoir ce qui s’était passé. Je l’ai quittée dès que la procession des prêtres et des eunuques a emprunté la longue rampe qui s’enroule autour de la ziggourat. Les soldats nous avaient refoulés vers le centre de la place. Et d’où j’étais, noyé dans la foule, je l’ai vue devenir de plus en plus petite, puis se perdre dans les premiers nuages. Alors, je suis rentré à la maison, tandis que la ville en liesse résonnait de chants et de rires, et j’ai attendu l’aurore en scrutant le sommet de la tour depuis notre terrasse. Un vent chaud avait dégagé le ciel et, tout en haut, j’ai aperçu une faible lumière – du moins la distance la faisait paraître telle. J’imaginais qu’il pouvait s’agir du pouls de l’univers et j’ai commencé à rêver les yeux ouverts, m’égarant dans un labyrinthe tortueux jusqu’à ce que les premiers rayons de l’aube viennent embraser l’horizon. Je savais que le cortège mettrait deux jours et deux nuits à atteindre le sommet de la tour.

« À l’aube du troisième matin, j’étais encore sur la terrasse. La veille, Beth-Sabbeh, ma petite esclave juive, m’avait rejoint pour égayer la longue attente que le destin m’imposait. Elle avait monté un plateau de fruits, ainsi qu’un peu de vin et de pain. Et nous avions dîné ensemble. Puis, elle était restée quelque temps en silence à mes côtés, me tenant la main, la faisant glisser sur son visage ou sur son ventre. »

Le vieillard rougit et serra un peu plus la paume de l’enfant. Mais celui-ci attendait la suite de l’histoire. Il ne prêta nulle attention à l’émotion de l’aïeul.

– Je n’eus pas le cœur de résister à ses avances, et je la pris, presque avec violence, directement sur le sol de la terrasse. Elle que j’avais habituée aux draps de satin et aux coussins de plumes, voilà que je la chevauchais sur cette couche rugueuse et froide ! En me retirant, je lui découvris, dans la lueur du brasero, le regard embué de larmes. Alors, je l’enlaçai et la berçai avec toute la tendresse dont j’étais capable. À la troisième heure néanmoins, je la congédiai d’un geste. Elle disparut dans l’ombre encore épaisse de la nuit finissante, après m’avoir signifié, en abaissant lentement ses paupières, qu’elle se soumettait, qu’elle comprenait. Je devais être seul lorsque s’élèverait le cantique de la défloration, celui qui célébrerait la déroute de ma fille et le triomphe de tous les mensonges : Le dieu El l’a trouvée intacte. Voici l’empreinte vermeille de sa sainte matrice. Voici la preuve de l’éternelle union…

« Je commençais à somnoler lorsque les sbires d’Enmerkar sont venus tambouriner à ma porte. Ninsikida avait disparu pendant la cérémonie. On avait retrouvé Ishme-Dagan, le Grand-Prêtre, le cou rompu, tirant une langue noire sur le pavé ensanglanté de la dernière terrasse. Le capitaine me gifla quand je lui répondis que ma fille n’était point encore rentrée. D’un geste, il fit signe à ses hommes de fouiller la demeure. Ils mirent tout sens dessus dessous, mais ne purent trouver la moindre trace de ta mère, Nathan. Ils durent se rendre à l’évidence : Ninsikida n’était pas revenue à la maison. De rage, l’un des soldats m’assena, du plat de l’épée, un violent coup sur le crâne et je m’effondrai en me tenant la tête.

« Les domestiques durent me porter jusqu’à ma chambre. Je ne sais comment ils s’y prirent, mais je gage qu’ils devaient être terrorisés. À mon réveil, Beth-Sabbeh me versa sur les lèvres une eau étrangement parfumée où dominait la note claire de l’orange amère. Puis, constatant que j’étais glacé, elle fit tomber la gaze légère qui flottait autour d’elle et s’allongea sur moi pour me réchauffer… »

Là encore, l’aïeul marqua une pause, considéra un instant son jeune interlocuteur, puis, haussant les épaules, se résolut à reprendre le fil son récit :

– C’est seulement le surlendemain, à la nuit tombée, alors que j’étais mort d’inquiétude, que Ninsikida nous revint. Je la vis traverser la cour, sa robe d’épousée déchirée, maculée de boue, puis monter jusqu’à ses appartements, suivie de Beth-Sabbeh, laquelle, au fil des ans, était devenue sa confidente. Je m’approchai de la chambre où s’étaient retranchées les deux femmes et restai quelques secondes à les épier dans l’ombre. Bientôt, des bruits d’eau me parvinrent aux oreilles et je jugeai plus décent de me retirer. Je savais que ma jeune favorite me conterait le menu détail de l’entrevue. Ninsikida en avait fait sa messagère et me tenait informé par cette bouche aimante de tous les événements qu’elle n’osait directement me rapporter.

« Au milieu de la nuit, effectivement, Beth-Sabbeh vint se glisser dans mes draps. Avec une tendresse inaccoutumée, elle parcourut mon corps de ses lèvres, s’attardant sur mon sexe, explorant de la pointe de la langue les moindres replis du prépuce, chaque ligament du chanfrein. Elle attendit patiemment que la jouissance m’envahisse et, du revers de la main, répandit l’épaisse liqueur blanche sur son ventre et ses seins. Puis elle remonta son visage à la hauteur du mien, me sourit affectueusement et commença par la formule qu’elle avait mise au point de longue date et qu’elle récitait désormais chaque fois qu’elle devait me transmettre une information importante :

« – Celle que vous honorez de votre semence peut-elle parler, mon doux maître ?

« – Bien sûr, ma toute dorée, je t’écoute.

« – C’est votre fille, mon seigneur, qui souhaite s’exprimer par ma bouche.

« – Je sais, Beth-Sabbeh, dis-je en suivant de l’index le dessin parfait de ses lèvres.

« Elle sourit, aspira un instant mon doigt, déposa un baiser sur la dernière phalange et poursuivit avec l’intonation bizarre, étrangement gutturale, qu’elle empruntait toujours lorsqu’elle venait ainsi en ambassade, parler en lieu et place de Ninsikida :