Dernières nouvelles des arrière-mondes - Eric Lysøe - E-Book

Dernières nouvelles des arrière-mondes E-Book

Éric Lysøe

0,0
4,99 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

Voyagez aux confins de l'univers grâce à ces nouvelles fantastiques et de science-fiction, venues d'ailleurs ou de demain.

Qui peut vous dépanner si la puce de programmation de votre troisième bras électronique est défaillante ?
Que voir lors d'une visite à Lupertulu, et surtout quel moyen de transport est le plus commode ?
A qui s'adresser sans paraître fou, lorsque l'on atteint les 200 ans et que l'on a un problème de santé ?
Peut-on se faire rembourser un rêve que l'on vous a attribué alors que vous ne l'avez absolument pas commandé ?
Et que faire des clones de votre chatte, alors que ceux-ci envahissent l'espace public (et que, pour une fois, vous n'y êtes absolument pour rien) ?
Ces questions, bien légitimes au demeurant, et tant d'autres, Eric Lysøe se propose d'y répondre dans les treize nouvelles de cet ouvrage.
Des thèmes importants directement tirés des arrière-mondes, qu'il fallait bien aborder à un moment, avec une rigueur quasi-scientifique, mêlée cependant d'une certaine touche de poésie.
Un voyage vers ailleurs et demain, qui vous apportera sans aucun doute des savoirs qui vous serviront peut-être, un jour ou l'autre.

Ce recueil de treize nouvelles toutes plus surprenantes que les autres vous feront voyager dans l'infinité des possibles que nous réservent le futur et l'univers. Glissez doucement dans ces histoires qui vous apporteront les dernières nouvelles des arrière-mondes !

EXTRAIT

— Vous avez entendu parler de l’amour ?
— Ben… je… bredouilla Jørberg.
— Mon père appartenait à la caste des programmeurs. Il avait quatre mains, comme tout le gratin de la ville haute. Et puis un matin, tandis qu’il commençait à établir un nouveau plan des quartiers ouest, il a croisé ma mère. Quelques jours plus tard, il débranchait ses poignets additionnels, renonçait à ses privilèges. C’est comme ça que je suis née. Dans une famille perpétuellement traquée par les humanos en tout genre. Car, vous vous en doutez, une défection pareille, ça plaisait guère à la Firme. Vous voyez encore vos parents ?
Décidément, elle avait le goût des questions abruptes.
— Je… Je m’en suis séparé en devenant inclus, répondit Jørberg.
— Ah oui, c’est vrai ! Votre admirable réussite sociale…
— Elle reste bien modeste.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Éric Lysøe est un écrivain, compositeur et professeur des universités français, d'origine norvégienne. Il est l'auteur d'essais, de romans et de nouvelles. Auteur de fictions, il est surtout connu pour ses travaux sur la littérature fantastique. Spécialiste de la littérature fantastique belge et de l'œuvre d'Edgar Allan Poe, il a également édité et longuement analysé l'œuvre de Rosny aîné, de Gabriel Deblander, d'Erckmann-Chatrian.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Les textes restent la propriété de Otherlands, et de leurs auteurs respectifs. Tous les textes sont inédits, sauf mention contraire.

Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5, 2è et 3è a, d’une part, que les « copies ou reproduction strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Eric Lysøe

Dernières nouvelles

des

Arrière-Mondes

Treize histoires

d'ailleurs ou de demain

Souffrances et impuissances — voilà ce qui créa les arrière-mondes, et cette courte folie du bonheur que seul connaît celui qui souffre le plus.

Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (traduction par Henri Albert)

L’histoire du livre

— Rangement des auteurs ! claironna Targe.

Vocques consulta son horogreffe, histoire de vérifier que son jeune collègue ne se trompait pas. Mais non, les quatre chiffres qui scintillaient sous la peau de son poignet marquaient effectivement 27:00. Le moment était venu où, selon le Grand Schéma, tout travail intellectuel devait prendre fin, et cela jusqu’au lendemain 11:30. Un citoyen comme lui, gardien en chef du Bureau des Fictions, n’aurait jamais dû se laisser surprendre de la sorte. Pensez… Abandonner à un stagiaire le privilège de mettre un terme aux opérations d’écriture ! Peut-être, après tout, Joeña n’avait-elle pas tort. Il vieillissait ! Il tapota un instant la mince plaque de plasma que sa parraine lui avait glissée sous l’épiderme le jour de ses sept ans. Cela faisait à présent un sacré bail. Mais il n’y avait aucune raison que le dispositif ait pris de l’avance. Les horogreffes, c’était pour la vie — à moins qu’on vous arrache un bras ou que vous attrapiez une de ces saloperies de vers des marais. Et de fait, la connexion au satellite le confirma sur-le-champ et sans équivoque possible. Il était bien 27:00. Il fallait aller ranger MM. les écrivains dans leurs boîtes. Entre ses lèvres exsangues, Vocques laissa filtrer un long soupir.

— Dieu que ça passe vite ! lança-t-il à Targe. Je serais bien resté une ou deux unités-temps de plus, moi.

Il reposa les dernières feuilles prélevées à la sortie du terminal. Il aurait dû les consigner auprès du Service des Censeurs au fur et à mesure de leur impression. Mais, cette fois encore, il n’avait pas résisté au plaisir de les parcourir du regard. À présent qu’il s’était laissé surprendre par l’horloge, il devenait impossible de les rapporter sans risquer de pénibles remontrances. Il soupira. Il savait pourtant qu’il était imprudent de lire des histoires ! Mais c’était plus fort que lui. D’autant qu’un nouvel auteur venait de rejoindre la petite troupe dont il avait la charge : le n° 342, un type franchement captivant. Il suffisait de tomber sur une de ses phrases, on ne pouvait plus détacher les yeux du paragraphe, voire de la page entière. Il fallait se faire violence pour regagner le Quartier Général et aller glisser la feuille dans la fente réservée aux premiers jets.

— Bouge tes fesses, lui lançait Targe quand il le voyait ainsi plongé dans la lecture.

Cette fois, cependant, le stagiaire ne l’avait pas rappelé à l’ordre. Sans doute avait-il estimé qu’il était trop tard pour réagir.

— Je me demande bien, grogna-t-il, quel plaisir tu peux trouver à ce genre d’occupation. Tout le monde dit que c’est dangereux.

Vocques haussa les épaules. Il hésita un long moment. Puis, après s’être placé hors du champ des caméras, il replia soigneusement les douze feuillets. Il prétexterait une interruption de réseau pour faire réimprimer au 342 ses dernières pages. Elles devaient certainement se trouver quelque part en mémoire. Celles qu’il venait de glisser discrètement dans sa poche, il les détruirait chez lui dès qu’il aurait fini de les lire.

— Allons, Targe ! Nul n’ignore que les récits ne prennent corps que s’ils sont scandés à voix haute, et à proximité d’un réalisateur moléculaire, qui plus est.

— On ne sait jamais, avec ces trucs. S’ils n’étaient pas à ce point redoutables, pourquoi prendrait-on la peine de les faire vérifier par toute une équipe de censeurs ?

Vocques embrassa toute la salle d’un geste de la main :

— Regarde ces cerveaux baignant dans leur saumure ! Tu crois vraiment avoir affaire à de dangereux terroristes ?

Targe contempla les quarante-huit caissons de verre. Effectivement, les masses gélatineuses qui flottaient dans leur liquide mauve ressemblaient plus à d’inoffensives méduses qu’aux révolutionnaires de la forêt de Twinkx. Par instants, quand une nouvelle idée leur venait, une petite bosse se formait en une région donnée de leur cortex. On surprenait alors, une joconde à peine, l’éclair d’une décharge électrique. C’était tout. L’information devait ensuite circuler à travers le réseau compliqué de fils d’or qu’on voyait monter de la centaine d’électrodes réparties sur toute la surface de la matière grise. On avait beau néanmoins scruter les espèces d’écheveaux que formait l’ensemble au-dessus de chaque « aquarium » — tel était le nom par lequel Vocques désignait les caissons —, il était impossible de discerner le moindre signe d’activité. Ce n’était que bien après — cela durait plus ou moins longtemps, selon l’inspiration, à ce qu’on disait — ce n’était que bien après, donc, qu’on voyait sortir du terminal d’impression la feuille constellée de caractères bizarres. Du chignien, pour Targe, qui ne savait pas lire, bien qu’il fût capable de reconnaître les cinq lettres de son nom.

— Et ça raconte quoi, l’histoire du 342 ?

— On n’en est qu’au début. Une fille dans la savane, qui se débat contre des bestioles.

— Mais qu’est-ce qu’elle fait là, cette gourde ? Elle pourrait pas rester tranquillement au gynécée en attendant qu’on la féconde ?

— Toutes les femmes n’ont pas la vocation maternelle, Targe. Certaines sont des battantes et…

— Tu vois à quel point il est dangereux de lire. La fiction, c’est toujours plus ou moins de la propagande. Ta nana, ça m’étonnerait pas qu’elle finisse par rejoindre la rébellion de Twinkx…

— C’est possible, mais ce n’est pas dit explicitement.

— Ouais, que des faux-culs, tes auteurs !

Tout en devisant de la sorte, les deux hommes avaient poussé un grand chariot au milieu de la travée centrale. Ils s’affairaient à présent à déconnecter du terminal d’impression chacun des quarante-huit cerveaux dont ils avaient la charge.

— Ça sert à rien, ces histoires ! Juste à nous embrouiller les méninges, poursuivit Targe.

— Pourquoi alors, selon toi, le Pouvoir maintient-il en vie tous ces romanciers ? Il y a ici autant de têtes pensantes qu’au Bureau de la Philosophie. C’est bien signe que le Système central y trouve son compte.

— Et ce serait quoi, Môssieur, l’intérêt de la chose ?

— Mais je n’en sais rien, moi ! Développer chez les Maîtres programmeurs une certaine capacité à imaginer… Un truc comme ça !

Targe achevait de déposer sur le chariot le dernier des vingt-quatre caissons dont il s’occupait quotidiennement. Vocques lambinait, comme d’habitude. Il s’interrompait sans cesse, que ce soit pour réfléchir ou simplement pour formuler une hypothèse. On le voyait saisir l’aquarium par les anses, le soulever de quelques pouces, puis le remettre à la place exacte où il venait de le prendre. Il en profitait alors pour se masser le front, grogner une phrase ou deux avant de revenir à sa tâche. Avec lui, l’enlèvement des auteurs, ça pouvait durer des unités-temps entières ! Il ne s’en tirerait pas sans aide. Il faut dire que Targe était pressé de rentrer chez lui et de se caler devant son mur à images pour assister au dernier match des Guerriers d’Univore. Le jeune homme saisit l’un des sept caissons qui restaient encore sur les tables d’écriture et le déposa hâtivement sur le chariot.

— Ne les secoue pas comme cela ! grommela Vocques. Si le liquide anémotique vient à manquer, ils se dessèchent et crèvent. Je te l’ai dit cent fois…

— Bah, j’en ai même pas renversé une goutte !

Amnessiah se débattait avec l’énergie du désespoir. Si le singe-moellon avait le dessus, c’en serait fini de ses aventures. Elle se demandait bien, au passage, quel cerveau malade avait pu engendrer un être de ce genre : un assemblage de pierres mal équarries, reliées par des câbles métalliques et animées par on savait trop quelle puissance occulte. Un lecteur invétéré lui avait pourtant dit comment se défendre. Il suffisait de taillader l’un de ces maudits fils de fer et la bête tomberait comme une masse. Mais entre la théorie et la pratique, il y avait un gouffre que ses maigres forces ne lui permettaient plus de franchir. Elle marchait depuis le début de l’histoire et s’était battue contre des créatures inimaginables. La faim, la soif lui tenaillaient le ventre. Même sans le singe, il était probable qu’elle fût morte d’épuisement. Elle ferma les yeux et attendit le coup fatal. Elle eut alors l’impression qu’une phrase se formait dans sa tête. Quelque chose d’incompréhensible, une injonction insaisissable. Peut-être son auteur avait-il enfin pitié d’elle ? Mais presque aussitôt les mots, les sons s’enfuirent. Ils s’agglutinèrent comme autant de billes de mercure et prirent l’allure d’une question qui, cette fois, résonnait en dehors d’elle.

— Alors, beauté, on abandonne la lutte ?

Elle ouvrit un œil. Une sorte de gnome se tenait devant elle, le corps déjeté, le visage déformé, la peau d’un vert cru. Un végétal. Encore une de ces inventions du Bureau des Fictions ! Mais bienveillante, cette fois, en dépit de son air sarcastique. Car le singe-moellon ne bougeait plus. Il ne faisait que lui peser horriblement sur le ventre. Malgré sa taille ridicule, le nouveau venu avait dû trouver le moyen de réduire la maudite bête à merci.

— Ainsi, on ne vous apprend pas qu’il suffit de trancher le câble vertébral de ces saletés pour qu’elles s’effondrent tout d’un coup par terre ?

— Je sais, gémit Amnessiah. Encore faut-il y parvenir. Je suis une débutante. Mon histoire commence à peine.

Le végétal hocha pensivement la tête :

— Je parie même que tu ignores tout de l’endroit où tu es !

— C’est vrai, je n’en ai aucune idée. Pour l’instant, mes connaissances se réduisent à ce que me soufflent mes lecteurs.

— Tu en as beaucoup ?

— Je n’en sais rien. Par flashes, j’ai seulement entrevu un type assez vieux. Il semblait ne pouvoir déchiffrer mes premières pages qu’en cachette.

— Ce n’est pas très bon. Si ça se trouve, tu n’as pas encore franchi la barrière de la censure.

— Il suffit que mon histoire circule sous le manteau… La preuve, je suis bien vivante.

— Oui, mais tu restes à la merci de la moindre défaillance technique. Les réalisateurs moléculaires qu’utilisent les clandestins sont loin d’être fiables. Tu risques de te désintégrer d’un instant à l’autre !

— C’est gentil de me remonter le moral !

— Je t’en prie, ma jolie !

Le végétal regarda autour de lui, fixant avec attention la ligne d’horizon.

— On ferait mieux de ne pas s’attarder, avec tout ce qui circule dans la savane. Suis-moi, je vais te trouver un abri.

La créature verte se mit à courir. Amnessiah lui emboîta tranquillement le pas. Une seule de ses enjambées en valait au moins dix pour le gnome. À ce train, il leur fallut un petit moment — du genre 00:22 — pour atteindre l’extrémité nord de la plaine herbeuse où ils s’étaient rencontrés. La jeune femme vit peu à peu grossir au loin une longue ligne sombre. Puis une véritable muraille végétale se dressa devant elle : des troncs massifs plantés en rangs serrés et coiffés d’un feuillage épais, presque noir, avec des reflets roses.

— La forêt de Twinkx, lança solennellement son guide en s’appuyant contre une souche à demi calcinée.

Amnessiah n’eut pas le temps de réagir. Quelque chose venait de la soulever avec une force inouïe. Sans s’en rendre compte, elle avait mis le pied sur un assemblage de planches disjointes qui la conduisait à présent elle ne savait où. Elle interrogea du regard son compagnon d’infortune, mais celui-ci fixait la cime des arbres, un large sourire aux lèvres. Alors, elle prit appui sur ses jambes et attendit patiemment l’arrêt du mécanisme.

La plate-forme sur laquelle ils étaient tous deux perchés ralentit enfin, puis décrivit une légère courbe avant de les déposer doucement sur une terrasse de bois, dissimulée au cœur des frondaisons.

Une foule de végétaux, mâles et femelles, s’était déployée le long des balustrades. Tous parurent hésiter un instant, puis ils s’approchèrent en formant un large cercle autour d’Amnessiah.

— Belle prise, Jang’kaa, belle prise !

— Comment cela ? fit la jeune femme, considérant la petite créature verte dont elle venait par ce biais d’apprendre le nom. Tu n’as rien attrapé du tout, mon mignon !

Le gnome haussa les épaules.

— C’est une façon de parler, ma jolie. Suis-moi ! Je vais te conduire au Quartier Général.

Le végétal avait fendu la foule de ses semblables et filait par un pont de lianes. On eût dit qu’en s’élevant jusqu’à la cime des arbres, il avait fabuleusement développé ses facultés motrices. Amnessiah se rua à sa suite, mais elle eut cette fois bien du mal à soutenir son rythme. Et pourtant ! Il ne fallait pas le perdre de vue. Car les passerelles qu’il empruntait formaient un réseau compliqué, un vrai labyrinthe de cordes, de branches et de feuillages entremêlés.

La jeune femme força autant qu’elle put la cadence. Elle allait parvenir au niveau de son guide quand quelque chose céda sous ses pas. Elle eut à peine le temps de pousser un cri et se retrouva dans le vide, à se balancer au bout d’une liane. De nouveau, elle eut l’impression qu’une phrase résonnait en elle. Elle ferma les yeux, bien décidée à comprendre ce qui se disait ainsi dans sa tête. Mais elle ne parvint qu’à saisir un mot : « livre ». Déjà, une autre voix venait de se superposer à la première, comme pour la masquer. Et cette fois, les sons, loin de provenir de sa pauvre cervelle, montaient, aigrelets, d’un point précis parmi les arbres :

— Alors, ma belle, on joue les artistes de foire ?

Le végétal la contemplait. Visiblement, la situation l’amusait. Elle le regarda sans comprendre.

— Tu ferais mieux de m’appeler Amnessiah, grogna-t-elle, et surtout de venir m’aider, face de chlorophylle.

— Jang’kaa, pour vous servir, princesse ! ironisa le gnome, avant de sauter de branche en branche avec une agilité peu ordinaire.

Parvenu à sa hauteur, il porta deux doigts à sa bouche et émit un sifflement suraigu. Presque aussitôt, une nuée de végétaux vint à la rescousse. Ils dégouttaient littéralement des feuilles, comme si une averse violente avait fondu sur la forêt. Bientôt, ils formèrent une sorte de petite mare de verdure, à quelques aunes-courtes au-dessous d’Amnessiah.

La jeune femme jeta un coup d’œil dans leur direction. Ils avaient pris appui sur un réseau de branches et se donnaient la main après s’être croisé les bras. Ils composaient ainsi une espèce de filet qui, lentement, se balançait de droite à gauche. Sans doute cherchaient-ils à épouser le rythme de la liane à laquelle leur visiteuse demeurait accrochée. Ils ne pouvaient cependant éviter certains décalages, de sorte qu’Amnessiah voyait par instants se creuser à ses pieds un vide de vingt ou trente mètres-furlongs.

— Sautez, belle plante, mais sautez donc ! Nous vous rattraperons, et en douceur !

Elle finit par lâcher prise. Elle flotta un moment dans les airs avant de se sentir récupérée par des dizaines de mains minuscules. Elle fut aussitôt conduite en direction de la plateforme la plus proche. En chemin, elle réalisa parfaitement que certains de ses génies protecteurs en profitaient pour la palper, comme pour apprécier l’élasticité de ses chairs ou de ses vêtements. Mais elle n’eut pas le temps, ni même l’envie, de se plaindre. Après tout, c’était la deuxième fois que le petit peuple des arbres lui sauvait la vie.

Jang’kaa l’attendait sur un large anneau de bois construit autour d’un tronc énorme.

— Nous sommes arrivés, fit-il.

Il pressa un morceau d’écorce et une porte s’ouvrit, laissant paraître une volée de marches.

— Enfin… presque ! corrigea-t-il. Mais la descente sera pour toi plus facile.

— La descente ? demanda Amnessiah.

Elle songeait que son auteur ne faisait pas preuve d’une imagination débordante. Il se contentait, finalement, de jouer au yo-yo avec ses personnages…

— Enfin la quille ! fit Targe en retirant sa blouse grise.

Vocques hocha la tête et fit un signe de la main au jeune stagiaire.

— Tu peux y aller, dit-il. Je finirai de ranger.

— Tu ne veux pas que je mette le 342 dans sa boîte ? Il ne te reste plus que celui-là.

Cette fois encore, le vieil homme avait pris du retard.

— Non, je me débrouille. On est vendremanche. C’est le jour de ton match.

— Bon, je file alors… À lundiche !

— C’est ça, à lundiche !

Une fois seul, Vocques demeura un moment à considérer le vaste entrepôt des auteurs. Il y avait là, sagement alignés sur leurs rayonnages, des centaines d’écrivains, des milliers peut-être. Étagé sur des mètres-furlongs, l’ensemble s’étendait à perte de vue. Si le Système central ne maintenait que quarante-huit têtes en activité, c’était par simple souci d’équilibre. Il ne fallait quand même pas que les fictions prennent le pas sur la réalité. Voilà pourquoi les Maîtres programmeurs avaient instauré un principe de roulement. À chaque lune, on tirait un de ces plumitifs de l’oubli et l’on en remisait un autre. C’est ainsi que Vocques avait découvert quelques jours plus tôt celui qu’il appelait parfois son « petit nouveau ». En arrivant au bureau, il avait trouvé une note laconique : « Prière d’échanger le 1786 contre le 342 ». Il avait passé un moment à chercher le cerveau en question, car l’emplacement correspondant était vide. Un employé trop pressé, bien décidé sans doute à ne pas manquer le match du vendremanche soir, l’avait déposé au hasard des rayonnages, dans la travée 111, là où il n’avait strictement rien à faire. Vocques finit par le dénicher sous un amas de poussière et de toiles d’araignée. Pestant contre l’unique ouvrier chargé du ménage — et qui négligeait systématiquement les rangées du fond —, il essuya l’étui du revers de sa manche puis le considéra avec attention. Si le numéro était parfaitement lisible, il n’en allait pas de même pour le nom. À la différence de ses collègues, le vieil homme aimait avoir ne fût-ce qu’une idée approximative de l’identité de « ses » auteurs. Dans ce cas précis pourtant, il devrait se contenter de quelques fragments. Très endommagée, l’initiale du premier mot ressemblait vaguement à un J. La seconde lettre était manifestement un « a ». Un peu plus loin, se détachait une sorte de « v ». Entre les deux, il y avait un espace, dont on ne saisissait pas bien la valeur. En dessous, dans un alphabet inconnu, s’étalaient quatre signes impénétrables. Ces caractères avaient beau avoir triomphé, eux, de toute forme de dégradation, ils n’en défiaient pas moins les capacités ordinaires d’interprétation. Une sorte de symbole mathématique ressemblant assez à « pi » apparaissait à deux reprises. La première fois, il était suivi d’une espèce de sept, et la seconde d’un chiffre à peu près identique, mais légèrement surélevé — plus gracieux, plus petit, un peu comme un exposant : יהוה. Cette série déconcertante conforta le vieil homme dans l’idée qu’il avait affaire à un romancier-mathématicien. Il se repassa en mémoire la liste des auteurs qui, à sa connaissance, pouvaient correspondre à cette définition. Il n’en voyait aucun dont le patronyme pût commencer par « Jav » ou quelque chose d’approchant. De guerre lasse, il se résolut à le désigner par son seul numéro, 342. Du moins au début, car sitôt qu’il put apprécier les qualités de son « petit nouveau », il se mit à l’appeler régulièrement par les trois premières lettres de son nom, lesquelles, au bout du compte, résonnaient comme une sorte de diminutif affectueux.

— Allez, mon vieux Jav’, essaie d’avancer un peu. J’ai hâte de connaître la fin de l’histoire.

Une fois de plus, Vocques rêvait devant son aquarium favori. Il contemplait les circonvolutions du cortex, en suivait les replis sinueux d’où, par instant, montait un jet de bulles. Peut-être était-ce un trait de génie qui fusait ainsi jusqu’à la surface du liquide anémotique. Allez savoir ! Tant que le réseau des fils d’or n’était pas connecté au terminal d’impression, on ne pouvait avoir la moindre idée de ce qui se passait dans le mystérieux laboratoire de l’esprit.

Le vieux gardien colla son oreille contre la paroi de verre.

— Je sens bien que tu voudrais me dire quelque chose, Jav’. Mais il est trop tard à présent. Allez, repose-toi ! On en reparlera lundiche.

— Combien de temps va durer cette maudite descente ? songeait Amnessiah.

À mesure qu’ils s’étaient enfoncés tous deux dans les profondeurs, Jang’kaa avait perdu de sa vitesse et de son agilité. On devait avoir franchi le niveau du sol depuis un bon moment, de sorte que son pas devenait effroyablement lourd. C’était épuisant de le suivre ainsi, courbée en deux, tandis qu’il glissait de marche en marche, dans un insupportable ralenti. Mais comment agir autrement ? Il faisait si sombre dans l’étroit boyau qui avait succédé à l’élégante galerie creusée dans l’arbre ; l’escalier qu’il leur fallait emprunter était si inégal qu’Amnessiah n’avait nulle envie de chercher à dépasser son guide. À deux reprises d’ailleurs, elle s’était heurtée aux irrégularités des parois. Quelque chose comme une pierre saillant du plafond l’avait à demi assommée, puis une sorte de griffe, une racine sans doute, lui avait labouré le dos sur toute sa longueur. Le mieux était donc de s’en tenir là et de suivre la clarté fluorescente qui se dégageait du corps de Jang’kaa et qui, curieusement, devenait plus vive à mesure qu’on descendait.

Enfin après un coude, une grande salle apparut, chichement éclairée par un couple de veilleuses.

— Je ne puis aller plus loin, Amnessiah, murmura le végétal perché sur l’avant-dernière marche.

Il était affreusement essoufflé.

— C’est trop profond pour moi, poursuivit-il. Je crois qu’ils ont fait exprès de s’installer si bas sous terre… Pour ne pas être ennuyés par les humbles créatures de la surface…

Il pointa du doigt une porte qui, au fond de la pièce, découpait sa silhouette incertaine dans un pan d’ombre.

— Si tu frappes là-bas, ajouta-t-il dans un souffle, ils t’ouvriront et, sans doute, t’accueilleront.

— Mais de qui parles-tu donc, mon ami ?

Jang’kaa prit une large inspiration avant de répondre.

— Des rebelles, évidemment ! Ce sont des humains, comme toi… Chez qui d’autre pouvais-je t’amener ?

La petite créature verte avait commencé à remonter les marches de l’escalier interminable.

— On se reverra, n’est-ce pas ? demanda Amnessiah vaguement inquiète.

— À toi de décider, mon chou ! répondit le gnome avec un rire forcé. Enfin… à toi et, pour quelques jours encore, à ton auteur !

Il soupira longuement avant d’ajouter :

— Tu sais en tout cas où me trouver.

— Merci pour tout, Jang’kaa, chuchota la jeune femme avec un petit signe de la main.

Elle resta quelques minutes à attendre qu’au-dessus d’elle les derniers bruits de pas se fussent éteints, puis elle se redressa et traversa résolument la grande pièce. À la voir ainsi, nul n’aurait deviné que son cœur battait à tout rompre.

— Tu avais raison, Targe, ça se gâte. Elle va bien rejoindre les groupes révolutionnaires.

— Mais de qui parles-tu donc ? demanda le stagiaire en enfilant sa blouse.

— Ben ! d’Amnessiah, l’héroïne du 342, répondit Vocques.

— Me dis pas que tu as emporté les feuilles pour les lire chez toi ?

— Non, bien sûr que non. Mais l’histoire m’a hanté tout ce vendremanche. Alors j’ai échafaudé des hypothèses. Et j’ai fini par te donner raison, c’est tout !

— Quand même ! C’est pas trop tôt, fit le jeune homme. Tu vois bien que toutes ces fictions, c’est bigrement dangereux !

Les deux employés sortaient un à un les aquariums de leur étui avant de les déposer sur le chariot pour les acheminer jusqu’à la salle d’écriture.

Vocques se demandait quelle idée fantasque l’avait poussé à faire ainsi le malin. Aller raconter à Targe la suite de l’affaire ! Heureusement qu’il s’était arrêté à temps. Il aurait eu bonne mine d’avouer que, dans l’après-quinze de vendremanche, il était retourné à l’entrepôt des auteurs. Il s’était emparé du 342, l’avait conduit, pressé contre son cœur, jusqu’au Bureau des Fictions et, là… Eh bien, oui ! il l’avait connecté au terminal.

C’est ainsi qu’il avait retrouvé Amnessiah et découvert les derniers épisodes de sa vie. Son entrée fracassante chez les révolutionnaires, son installation dans les bas quartiers, sa liaison avec Nessibe, l’aide de camp du général — un blondin qui ne plaisait guère à Vocques — puis leur brouille au terme d’une scène particulièrement violente. Ensuite, la fugue dans les marais… Bientôt, ce ver infâme qui s’était insinué en elle et dont elle avait failli mourir. Et toujours, à l’instant où elle croyait devoir tout perdre, cette voix dans sa tête qui lui dictait un ordre incompréhensible : « … sauver… livre ». Une fois de plus cependant, elle en avait réchappé. Mais c’était pour connaître bien pire : la traque menée contre elle par Nessibe, sa capture à la joconde même où elle sautait sur la plateforme des végétaux, l’agonie de Jang’kaa, la prison, les tortures, la rééducation, les électrodes sur le crâne et le retour à une liberté pour le moins surveillée. Puis le dernier acte. Par sa force de conviction, par son intelligence politique, elle se rallie de fervents partisans au sein de la rébellion. Et voilà qu’au beau milieu de l’assemblée générale, cette réunion grotesque destinée à planifier ce que tous appellent déjà l’« opération », elle se dresse sur sa chaise, interrompt le discours des va-t-en-guerre et tente de calmer ses propres troupes…

— Je suis contre, résolument contre ce genre d’offensive ! Ce sont les auteurs de fiction qui nous ont donné le jour. Après, c’est vrai nous avons pu disposer de notre vie comme nous l’entendions, comme nous le pouvions. Au bout d’une octaine, chacun de nous avait déjà échappé au moins en partie à l’influence de son créateur. Telle est la loi. Mais cela montre précisément que les écrivains ne sont en rien responsables de nos maux. Et qu’en outre, nous leur devons un minimum de respect. Ce sont nos pères, nos géniteurs. Plutôt que de les détruire, mieux vaut les amener à se battre avec nous. Il faut libérer les cerveaux et non les anéantir !

Nessibe, l’air narquois s’était mis à applaudir au discours d’Amnessiah. Il s’avança au milieu de la salle du conseil et parcourut l’assistance d’un ample mouvement circulaire.

— Mais bien sûr, ces messieurs sont nos amis ! Pas un jour où ils n’inventent quelque chose pour nous rendre la vie agréable. Des monstres, des complots, des guets-apens. Nous n’avons qu’à demeurer les larbins de MM. les auteurs !

L’orateur marqua un instant de silence avant de poursuivre. Puis, pointant l’index en direction de son ancienne maîtresse, il lança sa dernière flèche.

— Décidément, tu déraisonnes, ma belle. Mais on va te laisser une chance. Tu participeras aux combats. Et si jamais tu trahis, si jamais tu t’enfuis une fois encore, eh bien ! nous saurons à quoi nous en tenir.

Le général hocha la tête :

— Ce sera pareil pour tout le monde. Ceux qui reculeront seront nos ennemis. Comme tels, ils auront droit à nos balles et à nos baïonnettes.

— Mais c’est quoi, ce vacarme ? cria Vocques. On dirait des explosions.

— C’est cela même, ironisa Targe. Nos troupes répondent aux révolutionnaires.

— Comment ça ? L’entrepôt est attaqué ?

Le vieillard courait en direction des aquariums.

— Mais pourquoi s’en prennent-ils aux auteurs ?

— Ça, faudra leur poser la question, petit père. Heureusement que nos chefs ont été prévenus à temps !

Vocques se tourna un instant vers le jeune homme :

— Oui, enfin… Je me demande comment ils ont deviné !

— Si tu ne t’assoupissais pas tous les jours à 16:30 et si tu ne parlais pas en dormant, peut-être n’auraient-ils jamais su.

Targe avait sorti un désintégrateur de sous sa blouse. Il en arma le mécanisme et pointa le viseur en direction de son supérieur.

— T’es une jolie salope, quand même, Vocques ! Abandonner tes gosses pour te tirer avec le 342 ! Avant que je te crève, tu vas me dire où tu as planqué le vaisseau spatial et tout le tremblem…

Le stagiaire n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une jeune femme était apparue, l’arme au poing. Très brune, très pâle. Exactement comme dans le roman de Jav’. Elle avait fait feu et, presque aussitôt, Targe s’était effondré sur le sol. En tombant, sa main s’était toutefois crispée sur la détente et le coup était parti. La balle traçante avait fait éclater deux aquariums avant de ricocher pour venir se loger dans l’épaule de Vocques. À présent, elle commençait son lent travail de destruction, attaquant chaque cellule, l’une après l’autre.

— Il faut sauver le livre ! gémit le vieil homme.

La voix avait changé, mais Amnessiah reconnut les mots qui lui trottaient si souvent en tête. Le blessé désignait un aquarium bien à l’abri dans son étui. La jeune femme s’approcha du caisson.

— Derrière…

Dissimulée sous un carton couvert de poussière, il y avait une liasse de feuilles imprimées.

— Il rédigeait ça en douce, tout en écrivant votre histoire, murmura Vocques.

Il vomissait des glaires gorgées de sang.

— Jamais rien lu de mieux, hoqueta-t-il. J’ai tout préparé. Un vaisseau. Un réalisateur… Au fond de la travée 111. Là où personne ne va.

Une roquette ouvrit en deux le plafond de l’entrepôt et, aussitôt, se mit à cracher des flammes. Amnessiah n’eut que le temps de se ruer dans la direction qu’on venait de lui indiquer.

Le hasard avait bien fait les choses. La planète était assez petite, mais on ne risquait pas de s’y ennuyer. Car tout restait à faire et, pour l’instant, c’était un sacré chaos. L’eau et la terre s’entremêlaient en une sorte de vase épaisse. Le regard avait beau courir jusqu’à la ligne d’horizon, pas le moindre relief qui pût présenter une forme définie. Tout était vague et flou. Le bout de rocher sur lequel s’était posé le vaisseau semblait même dépourvu de contours. Il était noyé, comme tout le reste, dans une espèce de clarté grisâtre qui n’était ni ténèbres ni lumière.

Amnessiah s’assit sur le dernier barreau de l’échelle métallique. Elle sortit le réalisateur moléculaire de sa boîte, l’installa sur le sol incertain de la planète et le mit en marche.

— Pourvu que tu ne me laisses pas en plan, soupira-t-elle, en considérant la façade de la machine, noircie ici et là par les flammes.

L’appareil émit bientôt un bourdonnement de bon augure. La jeune femme déplia les feuilles que lui avait confiées l’inconnu juste avant de mourir.

— Genèse ! lança-t-elle à voix haute, en découvrant le titre du roman.

Puis elle poursuivit :

— Au commencement, la Terre était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme, et l’esprit de Dieu planait au-dessus du chaos...

Jeux de cartes

— Saleté de carte, grogna Jørberg 7.4 en contemplant l’image que lui renvoyait le miroir de sa salle de bains : un visage plutôt avenant, quoiqu’encore bouffi de sommeil, mais mal rasé et surtout largement entaillé sous la pommette gauche.

Il retira la minuscule plaque de cérame qu’il s’était insérée quelques semaines plus tôt sous l’aisselle et la posa sur le rebord de la vasque.

— Cela fait cinq fois en moins d’un mois que tu me taillades les joues, ma jolie. Si c’est pas un défaut de programmation, ça !

Il fixa un instant la coupable, hésita à la jeter sur le sol pour l’écraser d’un coup de talon, puis finalement la glissa dans la poche de sa combinaison. Les puces de contrebande n’étaient évidemment pas garanties, mais ça pourrait peut-être amener ce gros porc d’Ufford à réfléchir s’il apprenait qu’une fois de plus il s’était fait refiler de la marchandise bas de gamme. Peut-être même qu’en jouant sur la corde sensible, Jørberg pourrait obtenir une remise importante sur une carte de remplacement. C’était quand même la première fois qu’on s’avisait d’attenter à ses jours !

Tout en se tamponnant la joue d’une main hésitante, le blessé considérait son bras additionnel avant. En voilà un qui n’était pas moins responsable du massacre, après tout ! C’était lui qui, chaque matin, avait pour tâche de le raser ; lui qui, cette fois, et avec une rage insensée, avait entrepris de lui lacérer le visage. Or monsieur se balançait tel un membre innocent en frôlant par instants le rebord de la vasque, comme pour faire croire qu’il n’était pour rien dans toute cette histoire.

— Programme absent du lecteur, susurrait son haut-parleur d’une voix douce et curieusement féminine. Veuillez insérer la carte d’extension et effectuer une mise à jour. Programme abs…

— Bien sûr ! pesta le propriétaire du bras défaillant, pour que tu recommences à faire n’importe quoi ! Hors de question que je replace ta puce.

Une main de belle facture oscillait au bout de l’appendice devenu inutile. À force de frotter contre le rebord de la vasque, elle laissa échapper un vrombissement de protestation. Aussitôt, le voyant rouge logé sous l’articulation de l’index se mit à clignoter, puis à pousser une sorte de bip plaintif. Jørberg le pressa nerveusement afin qu’il cesse d’émettre son signal tous azimuts. Il ne manquerait plus que la brigade numérique s’en mêle et qu’un humano de contrôle vienne lui demander des comptes : numéro de série et origine de la puce, rien que ça ! Il détestait ces amas de boîtes de conserve qui se croyaient tout permis depuis le lancement du dernier programme de gestion communautaire. Un doigt sur le mécanisme de transmission, il vérifia qu’aucune information ne transitait en direction du Central, puis il se mit en devoir de débrancher ses bras additionnels. Il ne pouvait sortir de chez lui avec ces deux membres inertes qui auraient inévitablement attiré l’attention sur lui. Il devait s’en débarrasser, au moins le temps de régler le problème.

À l’avant, l’opération ne présentait guère de difficultés. Il n’avait qu’à soulever le clapet de sécurité qui devait se situer quelque part sur son pectoral droit, perdu dans une forêt de poils. Il trouvait bien quelque chose d’obscène à se caresser ainsi la poitrine jusqu’à ce que ses doigts rencontrent l’opercule de couleur chair. Mais comme il avait pu le vérifier à plusieurs reprises, il était impossible d’en repérer l’emplacement en se contentant, par exemple, d’observer son image dans la glace. Car la partie visible s’assortissait automatiquement à toutes les nuances de la peau. La sienne sortait pourtant d’une séance d’UV-Max organisée à grand renfort de publicité par sa dispensère de congés. N’empêche ! Il n’y avait que le toucher pour détecter la présence de l’étroite pièce de plasmoc.

— Je devrais quand même m’acheter une compagne de plaisance pour les manipulations de ce genre ! murmura Jørberg à l’instant même où son index manœuvrait le minuscule volet et faisait apparaître le système de fixation de son bras additionnel.

D’un geste énergique, il dégagea la rotule de métal de sa cavité et, tirant légèrement sur les ligaments artificiels, les déconnecta du tableau de commande. Puis il posa l’ensemble au travers de la vasque et s’attaqua au membre jumeau qu’il sentait se promener contre son dos, dans un large mouvement de balancier.

Cette fois, l’opération était loin d’être aussi simple. Jørberg connaissait vaguement l’emplacement du second clapet de sécurité, quelque part sous l’omoplate. Mais on l’avait fixé trop bas et trop près de la colonne vertébrale pour qu’il soit d’un accès facile. Il n’y avait pas d’autre moyen de l’atteindre que de se désarticuler tout à fait. Il fallait, de la main gauche, pousser au maximum sur le coude droit. Alors, en balayant la peau du bout des doigts, on avait quelque chance de repérer le mince volet de plasmoc puis de le faire basculer d’une légère pression de l’index. On n’en était pas pour autant parvenu au bout de ses peines. Car il restait à libérer ce second bras et, comme pour le premier, en débrancher en douceur chacun des ligaments. Ce qui, à l’arrière, était largement moins facile qu’à l’avant.

*

Jørberg poussa un soupir de soulagement lorsqu’enfin ses deux membres additionnels reposèrent, totalement immobiles, sur la faïence blanche de la vasque. Malgré son état d’agacement, il resta un long moment à les contempler l’un et l’autre. Que de progrès avaient été faits depuis la mise en place des premiers programmes d’augmentation physique ! Le musée de la Firme accumulait, sous des vitrines étincelantes de lumière, une série de ces anciennes orthèses qui, au siècle passé, se vendaient à prix d’or. L’ossature de tungstène bleui au four, les articulations avec leur système compliqué de roulements à billes, les réseaux de capteurs disposés à intervalles réguliers, la gaine protectrice transparente qui laissait voir jusqu’au moindre détail des connexions, tout trahissait la volonté d’afficher le caractère factice de ce qu’on considérait alors comme le résultat d’une prouesse technique. Quelle différence avec les organes artificiels désormais en usage chez les inclus ! Qu’on soit programmeur ou comme lui simple auxiliaire, on avait droit à des membres additionnels qui imitaient si parfaitement la nature qu’on aurait pu s’y tromper. Sauf qu’en règle générale, bien sûr, on ne naissait pas avec quatre jambes ou même avec quatre mains…

Jørberg fit un tour complet sur lui-même pour vérifier dans la glace que les clapets de sécurité s’étaient refermés d’eux-mêmes. Plus rien des mécanismes de préhension n’était visible. Il pourrait prendre sa douche sans risquer les courts-circuits. Ainsi, avec ses deux bras naturels et rien d’autre, il avait quelque chose de son lointain aïeul Jørberg 1.1, un type bizarre qui s’était retranché dans la forêt pour habiter une maison perchée dans les arbres. En son temps, le bonhomme avait fait des adeptes. La Firme, qui était alors au début de sa croissance, avait mis un moment avant de réagir. Il avait fallu attendre que les termes de « révolutionnaire » ou, pire, d’« écologiste » commencent à se répandre dans le grand public pour qu’on prenne enfin la chose au sérieux. Les récalcitrants avaient été incarcérés et leurs cabanes brûlées au lance-flamme.

Avoir un hurluberlu de cet acabit dans la famille n’aidait pas à la promotion sociale. Jørberg-zinzin, comme on le surnommait, avait fait se lamenter sur leur sort bon nombre de ses héritiers. Plus d’un avait levé un poing vengeur devant le portrait en pied du bonhomme. Cette œuvre, due à un artiste obscur du siècle passé, trônait à présent dans la salle à vivre de son lointain descendant, et ce n’était pas un mince paradoxe quand on connaissait un tant soit peu le maître des lieux. Car si quelqu’un avait souffert de la décrépitude où le Zinzin avait précipité les générations suivantes, c’était bien Jørberg 7.4, qui devait à son seul talent d’avoir été élevé un beau jour au rang d’inclus.

— Ma journée est fichue, se dit ce dernier en regagnant sa chambre. Si les contrôleurs de la Firme s’aperçoivent qu’un bimane travaille sur leurs chaînes, ils auront tôt fait de me dénoncer aux autorités. De toute façon, qui pourrait être efficace rien qu’avec deux mains ? Je n’ai pas d’autre solution que de me déclarer en congé.

Il quitta sa salle de bain et, l’air décidé, se dirigea vers son vidéophone. En réduisant au maximum le champ de la caméra, personne ne devrait se rendre compte de la disparition de ses bras additionnels. Il prit place devant l’objectif, se courba légèrement pour que l’appareil ne filme que son visage et forma le numéro de sa dispensère.

— Sale tête, ce matin, Jørberg ! lança gaiement la jolie fille qui apparut immédiatement à l’écran. Que puis-je pour vous ?

— Vous pourriez tant, si seulement vous le vouliez, quadrumane de mes rêves !

Cervaine 4.7 sourit. Son interlocuteur ne pouvait que plaisanter. Comment un simple auxiliaire aurait-il pu imaginer un instant pouvoir se connecter sur la carte érotique d’une programmeuse ? Malgré tout, ce n’était pas désagréable d’incarner l’idéal féminin d’un mâle, même si celui-ci n’appartenait qu’aux couches inférieures de la société. Au moins, ce n’était pas un exclu. Il travaillait pour la Firme. Alors, tant que son entreprise de séduction restait un jeu…

La jeune femme passa ses deux mains gauches dans sa courte chevelure auburn, tout en prenant soin de révéler à l’écran les détails de sa physionomie augmentée. Elle savait à quel point Jørberg appréciait la finesse de ses attaches, la façon qu’avait son radius additionnel de dessiner une courbe, à peu près au milieu de l’avant-bras, de manière à dégager suffisamment de place pour que son second poignet ne gêne en rien l’activité du premier. Un instant, ses dix doigts creusèrent la toison dense qui moutonnait au sommet de son crâne. Puis, estimant sans doute qu’elle avait répondu avec assez de grâce aux avances de son admirateur, elle prit une pose méditative, le visage songeur entre ses quatre mains.

— Hélas, je n’ai autorité que sur votre compte-vacances, très cher. Mais je peux vous mettre en rapport avec la centrale d’achat, si c’est d’une compagne de plaisance dont vous avez besoin.

— Je n’ai aucune envie d’amours virtuelles, bougonna Jørberg.

— Ne me dites pas que vous envisagez de vous reproduire ? fit Cervaine avec un rire de gorge.

— Je ne suis pas fou. J’ai la chance d’être un inclus. Je tiens à le rester !

— Alors, si l’on en arrivait au fait ? Je suppose que vous ne vous êtes pas connecté de si bonne heure pour demander un nouveau congé. Vous venez tout juste d’en prendre pour trente-six heures.

— Si, justement. Vous voyez l’entaille que je me suis faite au visage ?

— Oui, au départ ça choque un peu. Mais on finit par s’habituer. Ça vous donne un air de baroudeur.

— Ce que je ne suis pas, grommela Jørberg avec une pointe d’agressivité.

À ce que prétendait la rumeur, la Firme n’était pas entièrement parvenue à exterminer tous les révolutionnaires. Une poignée d’entre eux avaient survécu aux purges. Ils vivaient dans les marécages occidentaux, au-delà de la forêt d’Ouestmondt. L’imagination populaire se les représentait errant dans les zones sauvages, l’arme au poing et le visage couturé de cicatrices. Il s’agissait évidemment des proscrits, des écologistes, un peu comme le Zinzin qu’il avait eu comme ancêtre. Bref, des gens à éviter. Absolument.

— Cette entaille est due au mauvais fonctionnement de mon bras avant. Il faut que j’aille en faire régler la fixation. Je ne peux aller au travail et risquer un accident à cause d’un geste déplacé.

— En effet, convint Cervaine. La Firme pourrait ne pas apprécier. Vous êtes sûr cependant qu’il s’agit d’un problème mécanique ? Ce ne serait pas plutôt dû à une défaillance de la carte ?

— Non, non ! mentit effrontément Jørberg. J’ai testé le programme et effectué une mise à jour. Mes ennuis ne viennent pas de là.

Il n’avait aucune envie de voir un contrôleur patenté expertiser sa puce. Le plus stupide des techniciens n’aurait pas tardé à découvrir que le numéro de série était contrefait.

— Bizarre ! s’exclama Cervaine après un temps de silence. Je ne trouve pas de trace d’une telle opération sur mes serveurs…

— C’est que je viens juste de redémarrer la carte. Les transmissions sont un peu lentes, aujourd’hui.

— Bon ! Je vous prends rendez-vous et passe la journée en congé maladie ? proposa la jeune femme.

« Pour se laisser convaincre si facilement, elle doit quand même avoir un petit faible pour moi ! » se dit Jørberg en se rengorgeant, avant de protester à voix haute :

— Non. Je voudrais être libre de mon temps. Mettez plutôt ça sur mon compte-vacances, s’il vous plaît.

— Est-ce qu’on prendrait goût au farniente, très cher ? Attention, ce n’est pas pour échapper au travail que la Firme vous a fait don de deux bras additionnels musclés et bronzés. Est-ce que je me repose, moi ?

Elle plaça ses mains face à la caméra et manœuvra ses vingt doigts comme si elle pianotait sur un clavier imaginaire.

— Je souhaite soigner cette vilaine blessure, afin d’être un peu moins repoussant, expliqua Jørberg en se tapotant la joue de l’index gauche.

— Je vous trouve tout à f…

La jolie dispensère n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Jugeant sans doute que son premier argument était trop peu décisif, son interlocuteur s’était empressé d’en ajouter un second :

— Et puis… Je voudrais surtout muscler mes bras naturels. Ils sont trop faibles comparés aux deux autres. Je crains qu’à la longue le déséquilibre m’empêche d’être pleinement efficace au travail.

— Alors, si c’est pour le bien de la Firme, je ne puis qu’approuver. De plus, hu ! hu ! se faire enlacer par quatre biceps tous aussi puissants et galbés ! Je valide la demande, Jørberg.

Le visage de Cervaine disparut pour laisser place à un tableau récapitulant les heures de congé déjà consommées. Une fois cette nouvelle journée décomptée, il ne resterait plus à l’auxiliaire que cinquante-sept minutes de vacances. C’était peu, mais il n’avait pas le choix. Il plaqua sa main droite contre l’écran afin de confirmer la transaction. Une phrase de remerciement apparut sur un joli fond de plage tropicale. « Bonnes vacances ! » enchaîna bientôt une voix suave, mais manifestement synthétique. Haussant les épaules, Jørberg pressa l’interrupteur du vidéophone pour couper la connexion. Il allait pouvoir disposer de tout son temps libre pour régler le problème et retrouver l’usage de ses bras additionnels.

Le plus simple pour lui, et le plus sûr, aurait été d’acheter une nouvelle puce auprès d’un distributeur exclusif. Mais ce n’était pas dans ses moyens. Les cartes d’extension avaient atteint des prix exorbitants ces derniers temps. Bon nombre d’auxiliaires devaient se saigner aux quatre veines pour parvenir à s’en offrir une. Les autres faisaient comme Jørberg, ils s’adressaient au marché parallèle, ce qui, pour la plupart, revenait à grossir la clientèle de Pupping O’Ufford.

*

— Comment ce porc fait-il pour vivre dans un luxe aussi choquant ?

Telle était la question que tout auxiliaire de base s’adressait à lui-même sitôt qu’un salaire trop modeste ou quelque déboire financier l’amenait devant cette vaste demeure du quartier ouest. Ici, on était chez les exclus. Tout autour, ce n’étaient que des baraquements lamentables, mal accrochés aux pentes boueuses des collines. Dans les étroits passages qui s’étaient formés entre les habitations, des enfants déguenillés couraient en piaillant, les pieds nus et sans bras ni jambes additionnels, évidemment. Des relents de pourriture, de gaz nauséabonds montaient des décharges voisines. Et au milieu de toute cette misère se dressait, flanquée de jets d’eau claire et d’arbres impeccablement taillés, la façade de marbre rose bonbon derrière laquelle Ufford abritait ses activités illicites.

Par quel miracle ce roi du trafic n’était-il jamais inquiété par les humanos de contrôle ? Il lui arrivait régulièrement de se promener dans la ville haute sans aucun membre additionnel. Et là où, en affichant de façon aussi ostentatoire sa situation d’exclu, tout citoyen ordinaire aurait été immanquablement appréhendé par les forces de l’ordre, le gros Pupping franchissait le seuil de n’importe quel bâtiment officiel sans être importuné le moins du monde. Sans doute existait-il une obscure collusion entre lui et le Gouverneur. En concentrant l’essentiel du marché parallèle, il devait, d’une façon ou d’une autre, servir la Firme, faciliter les arrestations en masse. Et dire que Jørberg s’inquiétait parce qu’il portait sur lui cinq ou six cartes d’extension non conformes !

Ce n’était toutefois pas la seule question à tourmenter l’auxiliaire lorsqu’il se laissa glisser dans le tube de déplacement en direction du quartier ouest. La crainte de se faire repérer comme simple bimane l’angoissait au premier chef. Aussi avait-il attendu l’heure de pointe pour se jeter dans l’unique bouche de transport que comptait l’immeuble. Tassé avec des dizaines d’autres voyageurs contre les parois de cristof feuilleté, il aurait quelque chance de dissimuler son handicap. L’épaisse gabardine de transit qu’il avait pris soin d’enfiler malgré la saison lui faisait une silhouette particulièrement imprécise. Gonflée par l’air pulsé que projetait le mécanisme du tube, elle lui assurait un déplacement rapide et entraînait dans sa course les voisins agglutinés autour de lui. Ceux-ci ne songeaient dès lors qu’à se protéger les mains ou le visage contre les chocs. Ils ne se préoccupaient guère de savoir combien de bras possédait ce gros homme qui les aspirait dans son sillage. Jørberg arriverait sans doute à destination sous la forme d’une baudruche outrageusement boursouflée, mais nul regard indiscret n’aurait eu le loisir de s’interroger sur son statut.

Lorsque le tube l’eut projeté sur le quai 12 — « station Ufford », comme on la surnommait plaisamment —, il fut bien forcé d’admettre qu’il n’était pas le seul à avoir voyagé de manière frauduleuse. Plusieurs de ses voisins se libérèrent de leurs lourds vêtements et révélèrent des corps minces, souvent athlétiques, mais dépourvus de tout membre additionnel. Jørberg en demeura un moment stupéfait. Ce n’était pourtant pas la première fois qu’il venait dans le coin, mais il n’avait jamais remarqué jusqu’alors la présence de tant de resquilleurs. La situation particulière dans laquelle il se trouvait ce jour-là expliquait peut-être qu’il soit sensible à un phénomène qu’il s’était trop longtemps efforcé d’ignorer. Finalement, les exclus, ces êtres en théorie rejetés par le pouvoir, s’accommodaient fort bien des lois d’apartheid. Ils vaquaient à leurs affaires comme si de rien n’était. Loin de se cantonner dans les quartiers qui leur étaient réservés, ils arpentaient sans complexe les rues de la cité haute et rentraient chez eux quand bon leur semblait.

— Après tout, se dit Jørberg tout en progressant vers la grande demeure rose, sa gabardine sous le bras, je me fais peut-être des idées sur le cloisonnement absolument étanche de nos castes. Même si sa réussite reste exceptionnelle, Ufford ne fait peut-être que profiter de négligences ordinaires dont je n’ai pas su évaluer l’ampleur jusqu’à présent .

Une fois parvenu devant le porche, il se courba légèrement pour poser son menton sur le réceptacle de marbre. Puis, l’œil presque collé à l’objectif, il laissa la caméra de sécurité analyser les caractéristiques de son iris gauche.

— Je ne vois pas de rendez-vous à votre nom, Jørberg 7.4, lança une voix métallique.

— N’empêche que je voudrais bien rendre une petite visite à ton patron, rétorqua l’intéressé. C’est un vieux copain de classe.

— Souhaiteriez-vous évoquer d’anciens souvenirs d’école ?

— Pas uniquement, l’humano ! J’ai un problème avec une puce.

— Vous savez que nos produits circulent aux risques et périls de leurs acheteurs. Si vous désirez remplacer une carte défaillante, la seule solution est de vous en payer une autre. Bien entendu, on peut envisager de vous accorder une remise. Mais dans tous les cas, vous devez pénétrer par l’entrée de service et vous adresser aux agents commerciaux du niveau trois.

— Demande à Shimaine ou Glacieuse ! Elles sauront bien te dire que je suis un ami, et que je ne passe jamais par derrière !

Un léger grésillement résonna dans le haut-parleur, précédant un silence de quelques minutes. L’humano de sécurité devait parlementer avec la garde rapprochée d’Ufford. Jørberg se mit à siffloter en attendant. Ce maudit androïde pouvait toujours mener l’enquête. Il n’avait dit que la vérité. Il connaissait Pupping depuis les bancs de l’école. À cette époque, il pensait que la seule façon d’accéder à une situation convenable était de faire honneur à ses parents en s’efforçant d’obtenir les meilleurs résultats. S’il atteignait le huitième niveau parmi les dix premiers de la classe, il aurait quelque chance de s’élever au-dessus de sa condition d’exclus. C’était là une ambition qu’Ufford, quant à lui, trouvait parfaitement dérisoire. Et le gros garçon qu’il était déjà ne se faisait pas défaut de le seriner à l’oreille de son camarade. Devenir un auxiliaire n’était pas la meilleure façon de réussir et de jouir des plaisirs de l’existence. Peut-être Pupping suivait-il à ce propos les enseignements de son père qui vivait de menus trafics en plein cœur de ce quartier ouest, à l’endroit même où se dresserait plus tard la prétentieuse demeure de marbre rose. Toujours est-il que le jour de la remise des prix, il souffla à Jørberg à l’instant où celui-ci redescendait de l’estrade en brandissant fièrement ses deux membres additionnels — la joue encore rouge du baiser qu’y avait déposé la femme du Gouverneur :

— Te voilà prêt à trimer le restant de tes jours, blanc-bec.

— Mais toi, Pupping, tu vas t’en tirer comment ? Si je peux t’aider, n’hésite pas.

— T’inquiète, mon vieux. J’ai mon idée, et je parie que c’est toi un jour qui viendras m’implorer, tout exclu que je suis et que je compte bien demeurer. Franchement, tu trouves pas ça moche, ces trucs artificiels ? Tu vas faire merveille sur leurs chaînes d’assemblage, mais pour le reste, ce sera peau de zébi !

Les deux amis s’étaient rapidement perdus de vue. Quelques années plus tard cependant, un court-circuit endommagea la carte qu’on avait offerte à Jørberg en même temps que ses bras additionnels. Le jeune auxiliaire découvrit alors la réalité du marché. Distribuer gratuitement des extensions, quelles qu’elles soient, à de nouveaux élus revenait moins à faire cadeau d’un gadget qu’à procéder à un astucieux investissement. Les puces de remplacement étaient absolument hors de prix. Bien pire : leur cours ne cessait de monter.

Ce fut ainsi qu’il se mit en quête de son vieux camarade d’école. S’il n’habitait pas encore la grande maison rose, Ufford commençait déjà à se faire un nom sur les marchés parallèles. Leurs retrouvailles furent une véritable fête, surtout pour le jeune trafiquant qui voyait sa prédiction se réaliser. Jørberg laissa son ancien condisciple lui taper sur l’épaule, lui offrir sa première carte contrefaite. Il accepta même de passer la nuit avec Glacieuse :

— Toi qu’as plus le droit de te reproduire, ça ne doit pas t’arriver souvent de dormir avec une jolie fille ! avait lancé Pupping de son timbre tonitruant.

Il y avait, à n’en pas douter, une touche d’ironie condescendante dans sa voix.

Ils étaient donc redevenus amis, du moins en apparence. Ufford s’efforçait de lui procurer les meilleures pièces de son stock — ce qui n’empêchait pas de les voir tomber régulièrement en panne. Il le faisait bénéficier en outre de tarifs préférentiels — quoiqu’en perpétuelle hausse (« Faut bien suivre l’évolution du marché, vieille branche ! ») Jørberg faisait mine de lui en savoir gré. En son for intérieur cependant, il se sentait mortifié de devoir ainsi traiter avec un exclu de la pire espèce et ne cessait en pensée de taxer son ancien camarade de « gros porc ». Sans doute avait-il du mal, lui, à joindre les deux bouts, mais, au moins, il occupait un trois-pièces dans un quartier honorable, payait ses impôts et alimentait régulièrement son compte-vacances.

*

— Le maître va vous recevoir ! grinça l’humano de sécurité dans le haut-parleur.

« Maître ? Voilà qui est nouveau ! » songea Jørberg tandis que les grilles de fer forgé pivotaient lentement sur leurs gonds.

Il pénétra dans les jardins, longea les parterres fleuris sans y jeter un regard, puis monta d’un pas allègre les marches du perron.

Une femme l’attendait sur le seuil. Astrange, l’une des trois gardes du corps qu’entretenait Ufford. Une blonde un peu insipide au goût de Jørberg, mais qui semblait avoir un faible pour les auxiliaires de son genre. C’était du moins l’impression qu’elle lui avait donnée lors de leurs précédentes rencontres.

— Tiens ? s’étonna-t-elle. Vous avez laissé vos bras additionnels à la maison ?

— Un problème de puce…

— Bah, le maître va vous régler ça. Si vous voulez bien me suivre.

Elle s’engouffra dans le long corridor, sous ces lustres à pendeloques que Jørberg avait estimés une fois pour toutes « horriblement kitsch ». Puis elle ouvrit la porte du grand salon et s’effaça pour lui céder le passage.

Il faisait une chaleur épouvantable dans la pièce. On n’était pourtant qu’au début du printemps, mais le chauffage était poussé au maximum afin de donner aux résidents l’impression de vivre dans un été perpétuel.

Ufford, à demi nu, était effondré dans un fauteuil qui ressemblait plus à un trône qu’à un simple siège. De chaque côté, deux femmes agitaient un éventail de plumes pour tenter de rafraîchir leur patron — lequel, accessoirement, disposait en toute liberté de leurs corps. C’était Glacieuse et Shimaine, deux des favorites du gros homme et officiellement agentes de sécurité principales. Jørberg remarqua que la seconde, une brune pétulante au parfum violemment poivré, s’était légèrement arrondie depuis leur dernière rencontre.

— Ah l’ami ! beugla Ufford en glougloutant comme un dindon, paraîtrait que mes produits ne te donnent pas entière satisfaction ?

D’un geste vague de la main, il désigna la chaise ridiculement basse qu’il offrait à ses visiteurs. Ceux-ci avaient beau être presque toujours plus haut placés dans la hiérarchie officielle, ils se trouvaient de la sorte invariablement humiliés par un hôte qui, tout en démonstrations courtoises, s’estimait en réalité supérieur, et de loin, à tous ses invités.

— Assieds-toi, je te prie ! proposa-t-il.

Jørberg s’exécuta sans broncher. Il commençait à avoir l’habitude de ce genre de brimades.

— Cette fois, c’est pire que tout, expliqua-t-il. Je crois que mon bras avant a voulu me tuer. La puce de préhension a totalement déconné !

— T’es sûr que ce n’est pas tout bêtement un problème mécanique ?

— Non, c’est bien le programme qui a ripé, Pupping. Bon, je n’ignore pas que tes marchandises ne sont ni reprises ni échangées, mais vois-tu, je ne suis…

— Oui, je sais ! coupa l’obèse. T’es un auxiliaire, et donc fauché comme ils le sont tous. Ça ! T’aurais dû être le premier de la classe et non le septième. On t’aurait nommé programmeur.

Il éclata d’un rire gras.

— L’autre option, ajouta-t-il, était de jouer les cancres. Tu te la serais coulée douce, comme moi… Au fait !

Il tapota fièrement le ventre de Shimaine.

— Je vais avoir un héritier ! Parce que moi… j’ai le droit de me reproduire !

— Félicitations, Pupping, lâcha Jørberg en se mordant les lèvres.

— Mais moi, poursuivit le futur père, j’aurai soin de lui expliquer la vie, à mon môme. Surtout ne pas chercher à gravir les échelons ! Le bonheur est dans la fange.

— Une fange de luxe, quand même !

— Tu l’as dit ! Et je compte bien leur léguer cet empire, à mes descendants. Car j’en aurai d’autres, des mioches. Je veux pas que Glacieuse ou Astrange, elles soient jalouses. C’est que je les aime toutes les trois autant, moi !

— J’en suis convaincu, fit Jørberg, adressant un sourire également forcé aux trois jeunes femmes.

Il le savait, il ne devait rien presser. Ufford connaissait la raison de sa visite. Il l’aborderait de lui-même, mais seulement après avoir dressé son panégyrique personnel.

— Tu as vu qu’on me donne du « maître » à présent. Je fais partie du gratin, mon vieux. Officiellement, hein !

Jørberg eut envie de demander quel type de service lui valait d’être gratifié d’un titre pareil. En fin de compte, cela ne lui importait guère, même s’il en ressentait, au fond de lui, une sourde blessure.

— Tu sais ce que ça veut dire pour nous, les exclus ? reprit le gros homme.

— Pas vraiment, je l’avoue, répondit Jørberg.

— La Firme me confère le droit de régler les problèmes de voisinage. Je deviens une sorte de syndic pour tout le quartier ouest. Tu vois, la débrouillardise, jusqu’où ce que ça mène !

Il tapota à nouveau le ventre de Shimaine.

— Mais tu n’es pas venu uniquement pour prendre acte de ma réussite, poursuivit-il. Montre-moi la puce défaillante.

Jørberg se leva, déposa sa gabardine de transit sur le dossier de la chaise et, extirpant la carte d’extension de sa combinaison, il s’avança en direction de son ancien camarade. Il n’eut cependant pas le temps de faire trois pas. Astrange avait surgi à ses côtés et, s’emparant de la petite plaque de cérame, l’avait tendue à son « maître ».

Celui-ci la fit sauter dans sa paume à plusieurs reprises, puis la mira comme il l’aurait fait d’un œuf, en l’observant à contre-jour.

— C’est bien un produit de chez nous, conclut-il. Mes technicos vont regarder ce qu’elle a. Mais je te fais confiance. T’es mon ami, n’est-ce pas ? et de longue date. C’est pas toi qui raconterais des salades.

Jørberg s’était rassis. Serrant sa gabardine contre lui, il hocha la tête en signe d’assentiment.

— J’aime pas te voir comme ça, vieux ! continua Ufford. Tiens, je vais faire un geste commercial. J’attends une nouvelle livraison. Je te reprends la puce pourrie et dans trois jours, quatre tout au plus, je t’en file une nouvelle, garantie sans défauts cette fois, et à un prix défiant toute concurrence. Ça te va ?

— Mais je deviens quoi dans l’intervalle ? Je ne peux pas me pointer au travail sans mes bras additionnels ! On va me traiter comme un exclu…

— T’as qu’à te mettre au vert, rétorqua l’obèse.

— Comment ça ?

— Tu pars en forêt, et tu te planques pendant quatre jours.

—Il faudrait que je puisse disposer d’assez de congés ! Il ne me reste plus que quelques minutes.