Turquoise - Eric Lysøe - E-Book

Turquoise E-Book

Éric Lysøe

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Beschreibung

"Turquoise" : une planète couverte de forêts et baignée par les rayons d’une naine rouge, dans la constellation de la Balance. "Turquoise" : un monde perdu que les producteurs d’une émission de télé-réalité ont choisi comme décor pour la cent vingt-troisième saison de leur jeu. L’objectif : coloniser la totalité des terres habitables afin d’y installer de gigantesques complexes touristiques.
Venues de toute la galaxie, quatre équipes de six joueurs sont envoyées sur Turquoise. Pour ce premier épisode, qui doit ne constituer qu’une sorte de mise en jambes, on les a débarqués sur une petite île. Les gagnants seront ceux qui se seront rendus maîtres de la plus grande portion de territoire. Rien de très difficile en apparence, puisque la végétation luxuriante est censée n’abriter aucune espèce animale, aucun agresseur potentiel. Il suffit d’imiter les moines des temps obscurs et d’abattre un maximum d’arbres. Et pourtant… quelle est donc la mystérieuse entité qui s’oppose à toute tentative de déforestation  ?


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Universitaire et anthologiste, Éric Lysøe a renoué avec la fiction voici une dizaine d’années. Il a publié depuis une soixantaine de nouvelles et une poignée de romans. Après "La Dimension Heisenberg" et "L’Inconnue du Bois d’Ardennes", tous deux parus en 2022, "Turquoise" constitue son septième roman.

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Éric Lysøe

Turquoise

Roman

ISBN : 979-10-388-0810-2

Collection Atlantéïs

ISSN : 2265-2728

Dépôt légal : janvier 2024

© couverture Ex Æquo

© 2024 Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle, réservés pour tous pays. Toute modification interdite.

Avertissement

Afin de dépayser ses lectrices et lecteurs de façon plus radicale, l’auteur a choisi de recourir ici à des mesures du temps et de l’espace particulières. La graphie «z’eures» qu’on rencontre dès les premières pages de Turquoise

CHAPITRE PREMIER

L’île était forêt.

Et la forêt était mutique.

Tout avait commencé sur l’étroite plage où venait de les larguer l’hélico de la Prod.

— Pour un jeu de cons, c’est bien un jeu de cons, avait grogné Würsten Fork quelques instants plus tard, en voyant les sacs de ravitaillement s’abîmer lourdement dans les flots.

Il pointait du doigt les huit gros ballots qui s’agitaient à plus d’une centaine de guêtres du rivage, avec une sorte de mollesse voluptueuse. Il n’eut toutefois pas le loisir de se lamenter plus longtemps. Clyde Yetingen, l’un de ses co-équipiers, s’était aussitôt employé à le réconforter — à sa manière du moins, en lui assenant une bonne claque sur l’épaule, un signe d’amitié virile selon lui.

— Allez, boss ! lança-t-il. Tu vas quand même pas te décourager à la première contrariété !

Il entreprit de se débarrasser sur-le-champ de son sac à dos. Après en avoir fait glisser les lanières, non sans une touche d’élégance naturelle, il le déposa sur le sable en s’efforçant de le caler au mieux. Ce volumineux paquetage aux couleurs de la Chaîne débordait d’effets personnels — pour l’essentiel des cadeaux promotionnels dont le jeune homme espérait profiter à fond durant son séjour sur l’île. Il lui importait donc d’agir de telle sorte que son précieux contenu ne se déverse pas sur le sol meuble et quelque peu humide de la plage.

Clyde retira ensuite ses lourds brodequins de cuivre et se mit à sauter gaiement par-dessus les premières vagues. Il avait dû pas mal abaisser son curseur de stabilité gravitationnelle, car il donnait, par moments, l’impression de voler au-dessus de la surface de l’eau. On aurait dit qu’il savourait d’avance le plaisir qu’il allait prendre à ce qui ne pouvait être à ses yeux qu’un bon bain. Les festons d’écume venus orner sa combinaison de plaksol semblaient participer à l’atmosphère de joie exubérante qu’il cherchait à répandre autour de lui. Il paraissait tellement à l’aise que c’était à peine s’il prenait le temps de tirer sur son respirateur.

Würsten laissa échapper un soupir en le suivant du regard. Ah, celui-là, pas de danger de le voir faillir à sa réputation ! Déterminé, comme le sont tous les molayeurs du Sud, il appartenait à ce genre d’individus qui n’ont de toute façon rien à perdre. C’était d’ailleurs pour cette raison qu’on avait dû, à l’origine, vouloir l’incorporer à tout prix dans la sélection de cette saison. L’un de ses principaux atouts tenait à sa capacité de jouer à tout propos le rôle du boute-en-train. Natif de K2-18b, une grosse planète appelée communément Épique, il venait de Mec-Sôko, l’une des cités les plus pauvres de la Grande Cordillère. Il vivait dans un taudis de la ville basse et travaillait dans la mine de guano voisine. Passer des z’eures à extraire de la fiente séchée, puis avaler un bol de soupe pour dormir finalement comme une brute sur un bout de paillasse malodorante : telle était, diurne après diurne, sa ration de menus plaisirs. Le tout par une température à peu près constante de 265 K ! Et pourtant, rien de ce qui avait jusque-là composé son ordinaire n’avait pu suffire à lui saper le moral. On le voyait afficher en toute circonstance le même sourire enfantin, désarmant et, il faut bien le reconnaître, un peu niais.

— Allez, on y va tous ! lança-t-il à la cantonade alors qu’il baignait déjà jusqu’à mi-cuisse.

Il plongea sans plus attendre et se mit à nager en direction des sacs. Les huit gros balluchons de toile commençaient tout juste à s’enfoncer dans l’eau. En forçant l’allure, il parviendrait sans doute à en récupérer un ou deux. Il était peu probable, bien sûr, que tout ce qu’ils contenaient soit encore comestible. Les boîtes de fruits en poudre ou de viande en flocons seraient bonnes à jeter, mais on arriverait peut-être à sauver malgré tout une partie des conserves, et au moins quelques packs d’eau ou de boisson. La Prod l’avait assez répété : les sources étaient rares sur l’île. La nappe phréatique reposait par endroits à près de six guêtres de profondeur. Les concurrents par trop malchanceux risquaient de perdre un temps précieux avant de pouvoir disposer de tout le confort d’un vrai puits. Il leur faudrait creuser jusqu’à ne plus sentir leurs mains sur les manches des pelles ou des pioches. Autant d’occasions gâchées de s’impliquer à fond dans le jeu et de faire progresser son équipe.

— Même une dizaine de bouteilles, ça vaut le coup ! songea Clyde.

Cette seule perspective lui avait fait accélérer ses mouvements de crawl. En le regardant évoluer ainsi, la tête régulièrement enfouie sous les vagues, ses adversaires ne marquèrent qu’un bref moment d’hésitation. L’un après l’autre, ils déposèrent leurs havresacs sur le rivage, sans d’ailleurs toujours y mettre beaucoup de soin. Après quoi, ils s’empressèrent de quitter leurs lourds souliers d’atterrissage et, presque aussitôt, se jetèrent à l’eau dans la plus grande confusion. Quitte à se heurter des pieds ou des coudes, ils commencèrent à suivre la gerbe d’écume que ce garçon sympathique, quoiqu’un peu trop enjoué, faisait jaillir sur son passage. Ils n’espéraient pas le rejoindre et encore moins le gagner de vitesse. Il filait à si vive allure ! Il avait en effet sur eux l’avantage d’être un tripède, une espèce assez commune sur Épique, et qui produisait souvent des nageurs hors pair.

Dans le cas de Clyde cependant, cette singularité anatomique ne faisait pas tout. L’efficacité avec laquelle il fouettait l’eau de ses trois jambes était surtout le fruit d’un entraînement intense, même s’il restait plutôt occasionnel. Chaque printemps, les mines de Mec-Sôko étaient en partie noyées par la fonte des neiges. Il lui fallait alors plonger dans une boue épaisse et nauséabonde qui l’obligeait à tirer sur ses cuisses et à retenir son souffle sur toute la durée de la traversée. À force de se plier à ce genre d’exercice, il avait développé une musculature remarquable. Quant à ses capacités respiratoires, il les avait déjà considérablement renforcées quelques cycles plus tôt, à l’époque où il pêchait dans la Grande Faille du Sud. On ne demeure pas molayeur bien longtemps si l’on est dépourvu de ces facultés singulières qui font de vous un véritable champion de l’apnée !

Les joueurs qui s’étaient lancés à la suite de Clyde avaient beau ignorer l’essentiel de son histoire, ils voyaient bien qu’ils avaient affaire à un as de la natation. Ils ne cherchaient donc nullement à le dépasser. Leur but était plutôt de rester dans son sillage, puis de l’accompagner dans son opération de sauvetage, quitte à l’aider à ramener un ou deux ballots trop lourds pour être remorqués par un seul baigneur.

Il faut pourtant le reconnaître, se ranger ainsi sans réserve dans le camp d’un adversaire, fût-il comme le tripède un professionnel de l’enthousiasme, était on ne peut plus contraire à l’esprit du jeu. Par bonheur, la connexion avec la Régie n’était pas encore établie. Parce qu’autrement, on les aurait entendu protester là-haut ! Il est même probable que deux ou trois concurrents auraient été éliminés sur-le-champ. Car le principe fondamental de « La Colonie », c’était avant tout la compétition. Si des alliances ponctuelles entre deux équipes étaient tolérées, voire dans certains cas encouragées, la collusion de tous en un groupe unique demeurait, quant à elle, rigoureusement interdite. Comment aurait-on pu sinon départager les différents joueurs et désigner parmi eux des gagnants ?

Il reste que, dans la situation actuelle, la solidarité était devenue une question de survie. Il serait toujours temps, plus tard, de laisser les rivalités s’exacerber. Au moment de répartir le contenu des sacs, par exemple — entre autres les bouteilles d’eau, ce véritable trésor. Chaque équipe avait son champion, son « lutteur », selon le jargon des concepteurs du jeu. Ce serait l’occasion de le faire entrer en lice pour l’un de ces duels qui transportaient d’émotion les téléspectateurs, des affrontements sanglants, mais toujours étroitement inscrits dans les limites du raisonnable. On verrait bien alors qui améliorerait son score. Dans l’immédiat, il valait mieux se soutenir mutuellement.

La Colonie — Extrait du règlement

Règle no 12a. Les quatre équipes en compétition sont avant tout rivales. Elles peuvent coopérer temporairement pour des tâches ou des épreuves diverses. Dans ce cas, les points obtenus lors du débriefing quotidien sont répartis au prorata des joueurs engagés dans l’action collective.

Règle no 12b. Les équipes ne peuvent en aucun cas se liguer toutes ensemble. Quels que soient l’obstacle qu’il leur reste à franchir, la menace qu’il convient de neutraliser, une équipe au moins doit systématiquement demeurer hors coalition.

Clyde n’était plus qu’à quelques dizaines de brasses du premier ballot. Il ne donnait encore aucun signe de fatigue. S’il ralentissait l’allure, c’était uniquement par souci d’efficacité. Les mains hors de l’eau, il se préparait à empoigner le sac sur lequel il venait de jeter son dévolu. Les autres le talonnaient sans véritable intention de le rattraper.

Seuls, Würsten et sa compagne n’avaient pas suivi sur-le-champ ce beau mouvement d’ensemble. « Un couple solidaire », aurait songé à coup sûr la majorité des téléspectateurs, si les caméras locales avaient été en ordre de marche à ce moment précis de l’action. Bruyne Açomento n’avait pourtant rien d’une petite créature fragile et soumise. Il lui arrivait souvent de tenir tête à son partenaire, lequel aurait d’ailleurs détesté rencontrer chez elle une quelconque forme de docilité. En réalité, si la jeune femme restait plantée sur le rivage, presque collée à son binôme de copulation, c’était parce qu’elle partageait avec lui un même sentiment d’urgence. Les yeux levés vers le ciel, elle estimait plus utile d’adresser de grands gestes au personnel de l’hélico, ce qui lui faisait battre l’air à un rythme en partie calqué sur celui de son compagnon. Venus l’un et l’autre de la planète Terre, ils avaient tous deux tendance à raisonner plus froidement que nombre de joueurs. Au lieu de se jeter à l’eau comme les moutons du Démiurge, il leur paraissait plus avisé de faire comprendre à cet animal de pilote et à ses sous-fifres que leur distribution de vivres avait lamentablement échoué.

Pour toute réponse, ils virent huit nouveaux sacs atterrir sur la plage, dans un nuage de sable et de poussière. Le logo de la Chaîne — un gros œil noir serti de bleu — se détachait, bien visible, sur la toile orange, juste au-dessus du slogan de la Prod : « La réalité toute nue ». De toute évidence, il ne s’agissait pas de rations de nourriture supplémentaires. On devait plutôt leur avoir largué divers équipements de campagne : les tentes, les douches portatives et autres accessoires de confort. S’y ajoutait bien sûr l’essentiel. À savoir, les caméras et le matériel de transmission que chaque équipe devait installer et connecter convenablement, si elle ne voulait pas être éliminée d’emblée de la compétition. Ça, c’était le travail des « technicos », comme on les appelait du côté des Studios. Bien qu’on l’ait classé d’office dans la catégorie en question, Würsten se désintéressa provisoirement de cette seconde livraison. À peine en eut-il identifié le contenu, qu’il entraîna Bruyne au bord de l’eau. L’hélico avait déjà viré sur la gauche et repris le chemin de la navette. Le pilote estimait sans doute qu’il avait accompli sa mission. Il n’y avait plus rien à espérer de ce côté-là.

Les deux Terriens devaient donc se résoudre à rejoindre leurs camarades. Abandonnés à leur sort, ils ne voyaient rien d’autre à faire que tenter, eux aussi, de ramener l’un des balluchons sur la plage afin de récupérer ce qui pouvait encore être sauvé. Selon ce qu’on arrivait à apercevoir depuis le rivage, ce n’était pas une mince affaire, car un banc de sable contribuait à la formation d’une barre dont les rouleaux déferlaient sur les nageurs les plus avancés. Ni Würsten ni Bruyne n’étaient cependant du genre à se laisser impressionner pour si peu. Après s’être débarrassés de leur sac à dos et de leurs brodequins, ils entrèrent résolument dans l’eau. Ils n’eurent toutefois que le temps de franchir les premières vagues. Un hurlement venait de leur parvenir depuis le reste de la troupe. Un des huit ballots avait brusquement disparu sous la surface et, avec lui, la tête de Clyde.

Les autres racontèrent plus tard que, d’un seul coup, toute la zone alentour s’était teintée de rouge. Presque aussitôt, un cri d’horreur s’était communiqué à tout le groupe. La mâchoire énorme d’un requin-pieuvre venait de surgir au-dessus des flots. Des lambeaux de chair se trouvaient accrochés ici et là, entre ses treize rangées de dents. Ces pauvres fragments sanguinolents étaient si finement broyés qu’il était difficile d’en identifier l’origine. Pourtant, personne ne douta un instant qu’il puisse s’agir de débris humains. Deux jocondes plus tard d’ailleurs, la gueule monstrueuse de la bête régurgita un morceau d’avant-bras auquel une partie de la main était encore attachée. Le pouce et l’index avaient été dévorés ainsi que la moitié de la paume. Mais le reste demeurait presque intact. À l’annulaire brillait la chevalière que Clyde avait fait admirer à tout le monde la veille au soir, alors qu’ils profitaient de leurs dernières z’eures de luxe et de confort dans les somptueux salons du vaisseau-mère. C’était une grosse bague d’or bleu, sertie de douze rumants violets, un cadeau de Golda, l’une des animatrices les plus en vue de l’émission. Son passage dans l’œsophage du requin-pieuvre l’avait magnifiquement décapée, de sorte qu’elle étincelait, comme l’on dit, de mille feux. Personne, toutefois, ne tenta de se l’approprier. L’animal commençait à agiter ses tentacules, signifiant par là qu’il n’allait pas tarder à revenir à la charge. Dans le plus grand désordre, l’ensemble des joueurs se mit à refluer en direction du rivage. Greyle, qui était la moins rapide du groupe, disparut à son tour dans une mare de sang. Ses compagnons ne se retournèrent plus avant d’avoir rejoint la plage.

Comme les autres, Würsten avait rebroussé chemin. Il entraînait Bruyne avec lui et ne s’arrêta que lorsqu’ils se retrouvèrent tous les deux à pied sec.

— Pour un truc de cons, c’est bien un truc de cons ! grommela-t-il alors.

Lorsqu’il était pris par l’action, il manquait parfois d’imagination et très certainement de poésie. Mais, cette fois, on pouvait le comprendre. Il venait de voir une frêle silhouette qui, emportée par la bousculade, avait trébuché avant de disparaître sous les vagues, sans doute aspirée par le ressac. C’était Givreuse, leur géographe. Après la perte de Clyde, la mort d’une professionnelle de son niveau équivalait à la pire des catastrophes. Aussi n’hésita-t-il pas une joconde. Se précipitant à nouveau dans l’eau, il s’apprêtait à plonger quand il sentit sa compagne le retenir par le poignet.

— Laisse, mon cœur, murmura-t-elle. Je te parie que quelqu’un d’autre va la tirer de ce mauvais pas.

— Je ne peux quand même pas prendre le risque de…

Il n’eut pas le temps d’achever sa phrase. À l’instant de rejoindre le rivage, une sorte de colosse s’était lui aussi retourné, mystérieusement alerté par la situation. Vu sa taille et sa constitution, ce devait être un Cétien, sans doute le lutteur d’une des autres équipes. Avant même que Würsten n’ait pu dépasser les premières vagues, il s’était élancé par-dessus les flots. En un plongeon et deux brasses, il était parvenu à rattraper Givreuse et à l’empêcher de se noyer. Ils se dressaient à présent tous les deux hors des flots. Enveloppée dans l’imposante musculature du géant, la minuscule jeune femme hoquetait violemment en crachant toute l’eau qu’elle venait d’avaler. Ruisselant de toute part, elle arborait malgré tout un sourire radieux qui en disait assez sur ses sentiments. De toute évidence, un lien très étroit devait l’unir à son sauveur.  

— Tu vois, je te l’avais bien dit ! jubila Bruyne.

— Comment pouvais-je savoir qu’ils étaient ensemble ? répliqua son compagnon.

Elle laissa fuser un rire clair.

— Ils ne se sont pas quittés de tout le voyage. Tu ne l’as pas remarqué ?

— Bah ! J’ai pas trop fait attention. Et puis, c’est un peu la règle, lorsqu’on passe des lunes entières à se prélasser dans les salons du vaisseau-mère. Des couples se forment, puis se défont. Je ne pensais pas qu’entre eux ça puisse être du sérieux.

— Givreuse est une pure citoyenne de Mahlaÿa. Tu sais bien que les filles de là-bas ne sont pas aussi volages que nous autres, les Terriennes.

— Parce que tu es volage, toi ?

Il enlaça un peu trop énergiquement sa compagne.

— Tout ça, ce sont des clichés, poursuivit-il d’un air bourru. Je ne pense pas que l’on soit plus fidèle dans tel coin de l’univers plutôt que dans tel autre.

Il marqua un temps d’arrêt avant de reprendre, comme s’il cherchait à suivre une nouvelle idée :

— À en croire sa morphologie, l’amoureux de Givreuse doit être né sur ε, je me trompe ?

— C’est probable.

Bruyne connaissait aussi bien que son compagnon la réputation qu’avaient les mâles de cette planète, l’une des plus grosses à graviter autour de τ-Céti. Contrairement à leurs femmes, qui passaient pour des séductrices hors pair, les hommes étaient d’une réserve et d’une timidité sans égales. C’était du moins ce qu’on prétendait un peu partout au sein de la Communauté Interstellaire. Les deux Terriens avaient pu d’ailleurs en faire l’expérience avec Yorgh, le meilleur ami de Würsten. Issu de la haute noblesse d’ε, ce puissant colosse était avec eux d’une gentillesse extrême, et cependant d’une retenue presque émouvante, tant elle était excessive, voire parfois franchement maladroite. Il suffisait qu’il croise une Cétienne ou une Mahlaÿenne pour qu’il détourne le regard, comme si la moindre présence féminine le perturbait. Il faisait une exception pour Bruyne, mais uniquement parce que c’était la compagne d’un de ses plus fidèles camarades.

— Franchement, je ne vois pas où tu veux en venir ? reprit la Terrienne.

— Eh bien, c’est simple ! s’exclama Würsten, si je m’en référais à la rumeur comme tu l’as fait voici deux jocondes à peine, je pourrais dire que Givreuse est tombée sur un dangereux simulateur.

— Et pour quelle raison, par tout l’essaim !

— Tu imagines Yorgh agir de la sorte ?

— Non, bien sûr… Ceci dit, il y a peut-être des exceptions. En tout cas, je ne crois pas que l’émotion de ce garçon soit feinte.

Würsten ne put retenir un sourire en entendant sa compagne considérer comme un simple « garçon » le doux géant qui étreignait Givreuse.

— Voilà précisément ce que je cherchais à te montrer, reprit-il. La frivolité des Terriennes, la pudibonderie des Cétiens… De vulgaires préjugés ! Nous allons devoir resserrer des liens au sein d’une équipe. Et cela avec des partenaires qu’on connaît pour certains à peine, et qui relèvent de cultures si différentes !

— C’est l’un des intérêts du jeu, non ?

— Peut-être, mais nous disposons de quoi, au fond, pour parvenir, les uns les autres, à nous comprendre ? Des rumeurs, des impressions antérieures, limitées le plus souvent à une poignée d’individus. Pour le reste, aucune donnée statistique, pas le moindre début d’études sérieuses. Tiens, tu parlais à l’instant du manque de fidélité que les étrangers reprochent aux Terriennes. Aurais-tu oublié la fonction qu’on réservait aux femmes comme toi, parce que vous avez la peau noire ? Tu penses vraiment que c’était une démarche rationnelle de vous parquer dans les stalles de reproduction ? Non ! Vous veniez du Congola, vous ne pouviez faire preuve que d’un taux de fécondité anormalement élevé, assorti d’un tempérament de brutes nymphomanes…

— C’était il y a si longtemps, mon cœur. Ma grand-mère n’était même pas née…

Bruyne coula son visage contre l’épaule de son partenaire, comme pour interrompre le cours de ses pensées. Ses longs cheveux crépus s’égouttaient en minces tresses sur la poitrine de l’homme, éveillant en lui des sensations dont elle connaissait par expérience la puissance irrésistible.

— Et puis, soupira-t-elle, je ne te parlais pas de science, mais d’amour ! Regarde-les. Tu as besoin de statistiques pour les trouver attendrissants ?

D’un geste du menton, elle désigna les deux jeunes gens qui, à trois cents guêtres de là, se séparaient à regret. On aurait pu croire qu’ils improvisaient une lente chorégraphie. Relâchant peu à peu son étreinte, le colosse avait laissé Givreuse glisser en douceur contre son large torse. Il prenait tout son temps avant de lui permettre de poser le pied sur le sable. À la serrer si étroitement contre lui, il formait avec elle un couple plutôt dissemblable. Lorsqu’il l’avait sortie de l’eau, la jeune femme avait même un instant presque disparu au creux de ses bras. Cette différence de gabarit n’avait cependant rien d’exceptionnel et encore moins de choquant. Würsten avait rencontré dans son entourage plusieurs cas de ce genre. Tout le monde le savait, les grands mâles de τ-Céti et les petites femelles de Mahlaÿa étaient sexuellement compatibles. Leur progéniture n’était pas stérile, ce qui n’était pas la règle lorsqu’à l’inverse une jolie Cétienne s’éprenait d’un concitoyen de Givreuse. Mystérieux caprices de la génétique interstellaire.

D’ailleurs, dans le couple qui s’étreignait si amoureusement sur la plage, la disproportion était loin d’apparaître comme l’élément le plus révélateur d’une attraction mutuelle. À considérer la jeune femme d’un peu plus près, un observateur extérieur, tout juste débarqué de sa planète, aurait sans doute été frappé par la réaction singulière que la violence des sentiments avait provoquée sur les parties visibles de son anatomie. Würsten se tenait trop loin pour évaluer avec précision l’intensité du phénomène, mais il en connaissait parfaitement la nature. Quand les Mahlaÿennes éprouvent une émotion trop vive, l’afflux de sang fait virer au bleu les taches de rousseur qui se trouvent disséminées un peu partout sur leur corps. Leur visage et leurs mains peuvent ainsi passer d’un blanc presque livide à l’indigo le plus profond. Les premiers explorateurs s’étaient d’ailleurs mépris sur la signification de ce brutal changement de teint. Ils l’avaient interprété comme un coup de froid et avaient agi en conséquence en faisant avaler à l’intéressée une large rasade d’alcool. Depuis, les connaissances en la matière avaient considérablement évolué. On en savait trop désormais sur les différentes civilisations de la Communauté Interstellaire pour entretenir ce genre de malentendu. De près, le visage de Givreuse devait s’apparenter à un masque d’azurite. Il n’y avait plus lieu, néanmoins, de s’en étonner. Ce n’était guère qu’une façon parmi d’autres d’extérioriser ses sentiments.

Abandonnant comme à regret son partenaire, la jeune femme revint en souriant vers ses co-équipiers. Sa peau pâlissait à chacune de ses courtes enjambées et retrouvait ainsi peu à peu sa couleur habituelle. Elle était à nouveau d’un blanc presque translucide, quoique constellé de points dorés, lorsqu’elle vint se jeter dans les bras de Glaize. Cette dernière, qui se trouvait être la biologiste du groupe, était elle aussi native de Mahlaÿa, la seule planète habitée de μ-Areæ. Et des deux visages, on n’aurait pu dire lequel était le plus blême, le plus pailleté de taches de son.

Leurs compagnons de jeu laissèrent échapper un profond soupir. On avait évité le pire, car sans Givreuse, il aurait été inutile de continuer. Tous déploraient bien sûr la disparition brutale de Clyde. Il fallait pourtant en convenir, son poste était moins stratégique que celui de la géographe. Ce n’était pas tant pour la robustesse de sa constitution physique qu’il avait été retenu, même si, à l’occasion, elle pouvait fournir une force d’appoint. Avec son sourire éclatant, le jeune tripède devait jouer le rôle de diplomate et s’efforcer de résoudre les conflits entre les équipes. Éviter les tensions, repousser au maximum la perspective des duels, ne serait-ce que pour les rendre plus captivants. C’était d’ailleurs un peu ce qu’il avait tenté de faire en se jetant le premier à l’eau. Sans lui, Würsten et les siens devraient trouver d’autres moyens pour parlementer avec l’adversaire. Il n’y avait là dans les faits rien d’insurmontable. Pour autant, ce ne serait pas de gaieté de cœur qu’il leur faudrait se priver d’un négociateur aussi talentueux. Le peu qu’ils avaient échangé avec lui lors des épreuves préparatoires laissait pressentir qu’il s’agissait plutôt d’un chic type.

Certes, lorsque leur petit groupe s’était constitué, ses cinq camarades avaient craint un instant de voir son entregent présenter nombre d’inconvénients. Le risque tenait surtout à son succès auprès des femmes et apparentées, quelle qu’en soit la planète d’origine. Pareil comportement n’allait-il pas semer la zizanie au sein des différentes équipes et altérer durablement l’ambiance des matches ? Par chance, aucune joueuse n’avait eu vraiment le temps de succomber à son charme. Dès le début du voyage, Golda en avait fait sa chasse gardée. Elle ne l’avait pas quitté d’une semelle. Ancienne chanteuse en mal de succès, elle était très vite devenue la coqueluche de la Prod. Ce qui, pour les compagnons du séduisant molayeur, était apparu d’emblée comme un handicap avait pris en fin de compte les allures d’un avantage substantiel. Il est toujours utile d’avoir dans ses rangs un joueur soutenu par les instances régulatrices de la compétition. C’était, hélas, ce précieux avantage qui avait disparu avec Clyde dans le double estomac du requin-pieuvre !

En bon Amérindien, Würsten refoula ce qu’il pouvait éprouver de chagrin et mobilisa toute son énergie dans l’action. Il s’empara de l’un des sacs de matériel, celui qui portait le chiffre 1 sous le slogan de la Prod et le numéro de son équipe. Après en avoir rapidement inventorié le contenu, il en tira les différentes pièces composant l’humano-caméraman. Il les sortit chacune de leur étui, les disposa sur le tapis prévu à cet effet, une grosse toile de majouth qu’il venait d’étendre sur le sable. Il suffisait de considérer les modules les plus délicats à assembler pour s’en convaincre : l’androïde n’appartenait pas, tant s’en faut, à la dernière génération d’assistants artificiels. Mais ce n’était pas une surprise. Les concepteurs de « La Colonie » entendaient contraindre les joueurs à utiliser les ressources naturelles au maximum. Qu’il s’agisse des tablettes de communication ou des instruments qu’ils rangeraient plus tard dans leur laboratoire de campagne, les outils mis à leur disposition s’appuyaient tous sur une technologie largement obsolète. « Opérer un retour sur les fondamentaux », telle était la philosophie dominante dont tous les concurrents devaient obligatoirement s’inspirer.

Tournant d’un air décidé le dos à la mer, Würsten commença par orienter le socle mobile de l’humano. C’était de loin la partie la plus lourde de ce genre de machine. Le mieux était qu’elle pointe d’emblée vers la forêt. Une fois le torse d’arkium vissé sur cette base stable et fonctionnelle, il le coiffa de ce qui allait servir de tête à l’androïde. Il mit alors un soin tout particulier à en resserrer les boulons. Couronné d’un dôme en cristof trempé, ce gros cylindre métallique concentrait en effet les principaux modules d’intelligence artificielle. Il fallait veiller à ne pas l’endommager.

Le Terrien déplia ensuite la série de vérins et de tubes qui constitueraient les membres supérieurs de ce simulacre d’humain. Enfin, il activa l’interface de transmission. Une diode rouge, placée sur le crâne de l’androïde, se mit aussitôt à clignoter. La Chaîne n’allait plus tarder à recevoir les premières images et à les diffuser dans son réseau.

Le signal du départ était donné. Déjà les chenilles de l’androïde frémissaient dans le sable. Les joueurs avaient désormais quinze diurnes pour coloniser l’ensemble de l’île. Le reste de l’équipe se rassembla autour de Würsten. Il n’y avait pas une joconde à perdre, d’autant moins d’ailleurs qu’ils n’étaient plus que cinq et qu’aucune marge de manœuvre n’était laissée à l’imagination des participants. Ils se trouvaient en effet tous affectés à des fonctions spéciales, redéfinies de façon systématique au fil des saisons. Ils n’avaient pas d’autre choix que de se maintenir à leur poste pour toute la durée du jeu. Outre un diplomate et un ingénieur, chacune des quatre équipes en lice devait comporter une géographe et une biologiste. C’étaient là, respectivement, les rôles de Givreuse et de Glaize. Bruyne, la compagne de Würsten, qui s’était taillé sur Terre une réputation d’acousticienne de grand talent, avait été promue, nul ne savait trop pourquoi, éthologue — « étholo » dans le jargon des Studios. Cette fonction, introduite pour la cent vingt-troisième édition de « La Colonie », convenait plus généralement à des psychologues, voire à des linguistes. Mais les postulants ne présentaient pas toujours les compétences requises et la Prod se devait de puiser dans le vivier qu’elle était parvenue à se constituer. De toute façon, la tradition était de ne jamais séparer les couples. C’était d’ailleurs forts de cette certitude que Bruyne et son compagnon avaient posé ensemble leur candidature.

Un « lutteur » devait enfin compléter l’équipe. Il s’agissait là d’une mission essentielle. Elle permettrait en effet d’accumuler des points à l’occasion des combats singuliers qui viendraient pimenter le cours du jeu. Pour assumer ce rôle, Würsten avait sollicité son meilleur ami. Doté d’une musculature particulièrement développée, ce colosse qui répondait au nom de Yorgh était un garçon souvent grognon, mais doux comme un vigneau. Natif d’ε à l’instar du compagnon de Givreuse, il n’avait rien à envier à ce dernier. De la seule pression d’un des trois doigts de sa main, il pouvait enfoncer un clou dans une poutre en bois d’échanve. Toutefois, s’il était de très loin en mesure de se défendre, il était aussi pourvu d’un tempérament pacifique qui l’empêchait de commettre la moindre agression sur un tiers. Ce trait de caractère l’avait amené à douter d’être un candidat idéal pour le rôle que Würsten entendait lui confier. Le Terrien avait néanmoins fini par le convaincre. À ses yeux, Yorgh ne possédait pas l’unique avantage d’être doué d’une force herculéenne, il jouissait en outre d’un sens aigu de l’observation. Il s’agissait là d’une faculté fort appréciable dans le contexte de « La Colonie ». Ses partenaires comptaient bien sûr la mettre à contribution, en particulier durant la phase d’examen préparatoire des lieux. Car on ne connaissait presque rien de l’île sur laquelle on venait de les débarquer. Perdue au milieu d’un océan aux contours encore mal définis, elle ne couvrait qu’une infime partie de Turquoise, la planète que cette cent vingt-troisième saison du jeu s’était fixé pour but d’occuper au maximum. Un regard attentif aux moindres détails, comme celui de Yorgh, ne serait assurément pas de trop.

La Colonie — Saison 123 — Composition des équipes

Règle no 123-12. La Chaîne pratiquant comme il se doit l’équilibre des genres et des sexes, chacune des quatre équipes sera composée de six joueurs à savoir :

Trois individus mâles ou apparentés : un ingénieur (technico), quelle qu’en soit la spécialité, un diplomate, sans formation particulière, et un lutteur.

Trois individus femelles ou apparentés : une géographe, une biologiste et une éthologue (étholo). Ce dernier poste, propre à la saison 123, pourra être attribué à toute spécialiste dans le domaine de la communication.

Note importante. — La notion de «genre apparenté» est liée à la position que le joueur aura établie en toute liberté sur son interface de détermination sexuelle. Un niveau de 51 % de sécrétion d’œstrogène ou de testostérone suffira pour assigner l’individu à une catégorie plutôt qu’à une autre. Le choix correspondant sera pris en compte au moment de l’inscription. Il se trouvera validé par un hologramme certifié conforme, joint au dossier de candidature. Le cliché devra montrer clairement la position du curseur d’échantillonnage hormonal. Il sera accompagné d’une déclaration sur l’honneur dans laquelle le postulant s’engagera à ne pas modifier la sélection en question jusqu’à la fin de la compétition. Cette exigence ne s’appliquera pas sur Mahlaÿa où les autorités locales imposent à la sexualité un cadre strictement binaire.

Dans un premier temps, les équipes seront dirigées par leur technico. Celui-ci assumera cependant cette charge de manière démocratique. Il pourra être destitué par décision de la majorité de ses partenaires. Un nouveau chef sera alors élu par scrutin uninominal à un tour.

— Nous emprunterons la route du nord-ouest, lança Würsten à la cantonade.

Pourquoi avoir arrêté une telle décision, et cela sans même attendre l’avis de Givreuse, la géographe du groupe ? Sur le moment, le Terrien aurait été bien incapable de se justifier de manière un tant soit peu logique. Une chose était sûre, il ne cherchait nullement à montrer de façon incontestable qu’il était le technico de l’équipe, et donc son chef. Vouloir commander à tout prix n’entrait en rien dans sa nature. Il préférait de loin prendre l’avis de ses partenaires, quelle que soit la situation dans laquelle il se trouvait. Dès lors, pourquoi avoir agi de la sorte, avec une telle autorité ? Craignait-il que Givreuse soit encore traumatisée par sa mésaventure récente et, qu’en ce moment crucial du jeu, elle ne soit pas vraiment en mesure de réagir en toute connaissance de cause ? Ce n’était pas impossible. Néanmoins, tout en vérifiant son équipement et celui de ses co-équipiers, Würsten dut reconnaître qu’il avait le plus grand mal à cerner au plus près ses motivations personnelles. Ménager Givreuse, ce pouvait être somme toute une fort mauvaise idée. Lui demander au contraire de jouer son rôle aurait sans doute permis à la jeune femme de se reprendre. Elle n’aurait plus songé à autre chose que de déterminer la direction à suivre. De sorte qu’en fin de compte, le Terrien fut bien forcé d’admettre qu’il l’avait probablement devancée dans ses fonctions pour une raison beaucoup plus obscure.

Gliese 581, l’étoile qui baignait l’île de sa lumière avait dû soudain lui faire signe. D’un rouge éclatant lorsqu’elle atteindrait son zénith, cette grosse boule de feu avait pris en effet une teinte rosée en émergeant du mince ruban de végétation qui se déployait à l’est de la plage. À cet instant précis, et de façon inexplicable, l’un de ses rayons avait traversé l’horizon et infléchi sa course juste au-dessus d’un bouquet d’arbres — un bouquet d’arbres qui, à en croire la boussole, se dressait très exactement à 315 degrés, pile en direction du nord-ouest. Le flash avait duré moins d’une joconde. Il n’en était cependant que plus suggestif. On aurait dit une main terrienne dont le majeur pointait vers cette brusque échappée de lumière.

Würsten ne s’était jamais vraiment remis d’avoir dû abandonner sa carrière d’artiste numérique pour aller s’enfermer dans les mornes bureaux de SignulCorp durant huit longs cycles de temps universel. De sorte qu’il lui arrivait parfois de forcer son sens de la logique, de prendre des décisions en apparence irraisonnées — et ce jusque dans son travail, pour la simple beauté d’un geste, l’équilibre d’une phrase ou même la justesse d’un son. Et en règle générale, les résultats obtenus dans ces conditions s’avéraient plutôt satisfaisants. D’où peut-être sa volonté de suivre cette brusque révélation à l’instant de se mettre en marche. « Je me suis laissé guider par un jeu de lumière ! » Voilà ce qu’après mûre réflexion, il s’était en fin de compte mis en tête. Si peu crédible soit-elle, l’hypothèse, sur le moment, lui paraissait la seule probable.

En réalité, il avait tout à fait oublié l’incident qui s’était produit la veille, lorsqu’il avait failli s’endormir sur l’unique carte de l’île. Son œil presque collé à l’écran de sa tablette, il avait cru entrevoir un minuscule point bleu. Et par rapport à la zone de largage, cette petite tache claire se trouvait très exactement au nord-ouest. Dans un demi-sommeil, la voix de la raison lui avait murmuré à l’oreille : « les autres technicos voudront à coup sûr profiter de la lumière du matin. Ils chercheront à s’installer à l’est ou au sud. Un habile homme ira précisément dans la direction contraire. »

Würsten n’avait, bien sûr, plus aucun souvenir de cette recommandation fugitive et quasi inconsciente. Il se préparait néanmoins à la suivre avec d’autant plus de conviction qu’elle venait d’être réactivée par le signal presque imperceptible émanant des arbres.

Avant de se mettre toutefois en route, il s’employa à une dernière vérification. Il devait en effet contrôler le bon réglage de la stabilité gravitationnelle chez chacun de ses partenaires.

— On doit tous s’économiser, expliqua-t-il en examinant un à un les curseurs. Votre sentiment de pesanteur doit être le même que sur votre planète d’origine.

Il retira ensuite les deux minces tubes translucides qui déformaient les commissures de ses lèvres.

— En revanche, vous pouvez renoncer à vos respirateurs. L’atmosphère est ici de composition standard. Personne parmi nous ne devrait être gêné par un léger surplus d’oxygène.

Après avoir consulté l’interface de son poignet droit, il ajouta :

— On se situe pour l’instant aux environs de 22 % contre 77 % de simili-azote.

Quelques instants plus tard, tout le monde était paré pour le départ. Sans réfléchir plus longtemps, Würsten récupéra son sac à dos, puis empila par-dessus le gros ballot qu’il venait d’ouvrir et où restait une grande partie du matériel mis à leur disposition. Après avoir fait signe à Yorgh de se charger du second, il prit d’un air décidé le chemin de la forêt. À l’exception du bouquet d’arbres qu’il avait adopté comme repère, ce n’était encore qu’une mince bande verte, courant de l’est à l’ouest. Toute à se dérouler devant lui, sans réels début ni fin, mais avec une sorte de grâce nonchalante, elle enserrait dans ses mâchoires végétales l’anse sablonneuse que formait la plage. Très vite cependant, Würsten la vit se déployer verticalement pour le dominer bientôt de plus d’une dizaine de guêtres. Elle lui donna alors l’impression d’avaler les hautes futaies qui, à l’origine, avaient aimanté son regard en direction du nord-ouest. Gliese, l’étoile naine dont un rayon avait jailli de façon si brusque au-dessus des arbres, disparut à son tour dans cette marée de verdure. En un instant, elle se réduisit à une pâle lueur bleutée, palpitant entre les branches.

Les co-équipiers du Terrien s’étaient mis en marche après avoir solidement assujetti les lanières de leurs sacs à dos. Pieds nus dans le sable, ils suivaient leur chef en s’efforçant de garder la tête haute. Mais la mort brutale de Clyde, même s’ils ne le connaissaient guère, leur avait visiblement porté un sérieux coup au moral.

Encore sous le choc, les membres des trois autres équipes n’eurent pas le temps de réagir. Aucun d’entre eux ne s’était senti le courage d’aller récupérer les affaires des disparus. Ils regardèrent Würsten et les siens s’enfoncer tous les cinq dans l’épaisse marée végétale qui bordait le cordon sablonneux de la plage. L’humano-caméraman les suivait, tout en filmant d’un côté le rivage et de l’autre la forêt. Il était bien le seul à ne pas manifester d’émotion. Rien d’étonnant à cela après tout. Il s’agissait d’un modèle bien trop ancien pour faire preuve d’une quelconque forme de sensibilité — une sensibilité qui, au demeurant, n’aurait été que de façade.

CHAPITRE II

À peine eurent-ils franchi la lisière de la forêt qu’ils sentirent se rompre en eux les liens qui les rattachaient à leur vie antérieure. Sans qu’ils puissent la justifier le moins du monde, une impression particulièrement nette s’était imposée à chacun d’eux : ils venaient de traverser une frontière, et il n’était pas sûr qu’ils puissent faire aisément marche arrière. Pour autant, ils ne comprirent pas sur-le-champ ce qui leur arrivait. Ce fut, bien plus tard, Bruyne qui leur fournit un premier élément d’explication.

— Ce silence ! murmura-t-elle alors, comme pour elle-même.

De fait, tandis que sur la plage, il était presque impossible de faire abstraction du roulement des vagues, du raclement de l’eau sur le sable, ici, à l’abri des grands arbres, on aurait pu croire que le monde avait tout à coup décidé de se taire pour de bon. Outre les rares propos qu’ils échangeaient, les cinq co-équipiers ne percevaient d’autres bruits que ceux de leurs pas. Encore l’écho en était-il singulièrement amorti par l’espèce de mousse épaisse et caoutchouteuse qu’ils foulaient depuis leur entrée dans la forêt. Il s’agissait d’une matière si souple qu’ils avaient tous les cinq renoncé à chausser leurs grosses bottes de randonnée. Ils éprouvaient un plaisir intense à sentir la plante de leurs pieds nus s’enfoncer dans ce tapis naturel qui assourdissait les bruits de la marche au point de les rendre pratiquement inaudibles.

— On dirait que la forêt absorbe les sons, constata Würsten, du moins pour les humains que nous sommes. Même le bruit de nos pas. Sauf à taper violemment du pied, et encore…

Joignant le geste à la parole, il se mit à marteler le sol de ses talons. Il eut beau trépigner comme un possédé, ce fut à peine si ses partenaires parvinrent à entendre un léger froissement d’herbe.

— C’est vrai, renchérit Glaize. Depuis le début, je sentais bien qu’il se passait quelque chose d’anormal. Mais j’avais du mal à en réaliser la nature. En fait, pas besoin de parler fort. À part nous, le monde est muet. Il suffit de chuchoter pour être entendu.

Tout en parlant, elle venait de baisser singulièrement le ton. Bruyne réagit aussitôt en acousticienne.

— Voilà bien ce qui est le plus étrange, ajouta-t-elle. Nos voix portent normalement. C’est comme si toute une gamme de fréquences n’était pas affectée par le phénomène.

— Comment est-ce possible ? lui demanda Givreuse. Existerait-il un moyen de couvrir tout ce qui ne relève pas de la parole humaine ?

— Il y a plusieurs méthodes d’isolation sonore, mais aucune de celles que je connais ne correspond à la situation présente. On élevait autrefois des écrans acoustiques au bord des lignes aériennes de surface. Il s’agissait le plus souvent de remparts qui bloquaient les sons. Imaginons qu’une civilisation disparue ait édifié non loin d’ici ce genre d’artefacts et qu’on s’en soit rapprochés en pénétrant dans la forêt, nous ne serions malgré tout protégés que des seuls bruits émis de l’autre côté de ce mur.

Elle marqua une brève pause avant de poursuivre — à peine le temps de considérer un à un ses quatre compagnons de route :

— Tous les modes de protection que je connais se heurtent aux mêmes contraintes physiques. Tenez, par exemple, sur Terre, dans les zones les plus résidentielles, on a installé des générateurs antibruit. Ce sont des dispositifs qui analysent le signal entrant et le renvoient sous la forme d’une onde identique, mais dont on a inversé la phase. Là encore cependant, seules les perturbations provenant de l’extérieur sont touchées. En réalité, nos brillants chercheurs n’ont pensé l’isolation qu’en termes de défense : on peut s’arranger pour qu’aucun bruit ne pénètre dans une maison, une pièce ou même dans un simple caisson ; on n’en est pas moins incapable d’éliminer les sons venus de l’intérieur. En conclusion, je ne vois pas comment quelque chose de ce genre pourrait fonctionner dans un espace ouvert. Le seul phénomène qui pourrait expliquer le silence reste cette mousse épaisse qui, comme l’a dit Würsten, absorbe les sons.

— Je veux bien te croire, reprit Givreuse. Ma question était cependant un peu différente. Peut-on couvrir les bruits à l’exception de nos seules paroles ?

— Ça me paraît encore plus difficile, poursuivit Bruyne. Car on se heurte alors à un problème de fréquence. On sait isoler les habitations d’un point de vue acoustique. On évite alors la propagation des bruits à l’intérieur de la construction. Une variante du procédé est ce qu’on appelle l’isolation phonique, qui, elle, n’atténue que les paroles… Quant à fonctionner à l’inverse, pour ne laisser circuler que le son de nos voix. Dans un enregistrement, bien sûr, c’est faisable, c’est même facile. Mais en direct, je t’avoue que j’en doute fort.

Elle marqua un temps de réflexion avant de poursuivre.

— Tiens, je peux prendre un exemple qui te montrera à quel point nous sommes confrontés ici à l’inconnu. Il est possible de couvrir n’importe quel bruit. Il suffit d’en produire un autre plus intense. Une fréquence de 1000 Hz sera masquée par toute fréquence de niveau supérieur, qu’elle plafonne à 1100 ou à 1500 Hz. Dans des conditions normales, si nous nous étions mis à hurler tous en chœur de façon continue, nous aurions été incapables d’entendre l’écho de nos pas ou encore le murmure des feuilles agitées par le vent. Mais cet état de fait n’a évidemment rien à voir avec la situation actuelle. Or, quelles que soient nos planètes respectives, la perception sonore fonctionne partout de manière à peu près identique. Ce qui se produit d’ordinaire sur Mahlaÿa, sur ε ou sur Terre correspond très exactement à l’inverse de ce qui nous arrive à présent. Là-bas, dès qu’un phénomène acoustique gagne en volume, c’est lui qui masque la parole, surtout s’il s’agit d’un bruit blanc…

Ses quatre camarades la regardèrent sans comprendre.

— On dit qu’un bruit est « blanc », reprit-elle un léger sourire aux lèvres, lorsqu’il se compose de toutes les fréquences audibles, chacune portée à la même puissance.

— Et concrètement, ça nous donne quoi ? demanda Glaize.

— Ça ressemble à ce qu’on appelait autrefois la « friture » sur les lignes de communication. Une forme de torture consistait d’ailleurs à exposer continûment un individu à ce genre d’atmosphère sonore poussée à son plus haut volume.

— D’accord, poursuivit la biologiste. Mais ça n’a rien de commun avec ce que nous entendons — ou plutôt ce que nous n’entendons pas…

— En effet.

Il y eut un moment de silence. Yorgh s’était assis et s’efforçait de détecter le balancement d’une branche, le glissement d’un pied sur le sol, le moindre phénomène qui aurait dû s’accompagner d’un bruit, si faible soit-il. Il tâta la mousse du bout des doigts, en caressa la surface.

— Rien ! grogna-t-il de son habituel timbre de voix. Nos paroles mises à part, on n’entend pas le plus petit son.

Un instant, il parut se désarticuler. Il lui avait fallu se contorsionner pour extraire un objet de son sac à dos sans faire tomber le gros balluchon qu’il avait posé par-dessus. Il finit par entrouvrir une poche latérale et en sortir un tube de bambou. C’était une flûte cétienne à six trous qui, entre ses doigts, semblait tout à fait minuscule. Il en jouait souvent le soir, après les repas, lorsque Bruyne et Würsten venaient lui rendre visite. Bien qu’il soit capable de faire preuve à l’occasion d’une agilité fabuleuse, il préférait le plus souvent en tirer des mélodies lentes et nostalgiques. Il cracha sur la partie supérieure de l’instrument. Il s’agissait là d’un rite dont ses deux amis n’avaient jamais compris la véritable raison. Puis il posa sa triple lèvre sur l’embouchure et se mit à interpréter une vieille complainte de son pays. Avec une langueur envoûtante, les notes qu’il égrenait presque paresseusement s’élevèrent dans l’atmosphère silencieuse de la forêt. Elles parurent s’enrouler autour des branches basses, caresser les feuilles les plus tendres avant de venir stimuler les sens de l’auditoire. Il n’était pas besoin de tendre l’oreille pour en reconnaître la grâce mystérieuse et exotique.

— Comme c’est beau ! soupira Givreuse.

— Bien sûr, suggéra Bruyne après un bref temps de réflexion, si nous étions en train d’écouter un enregistrement, nous pourrions penser qu’un ingénieur du son a filtré les fréquences, de manière à éliminer tous les bruits parasites. Mais là encore, ce n’est pas le cas.

— À moins que ce soit la forêt elle-même qui se charge de ce genre de travail, avança Würsten.

Il marqua une courte pause et se ravisa aussitôt.

— Ce qui est tout à fait improbable, n’est-ce pas ?

Le mutisme subit de sa compagne avait achevé de le convaincre : il était pour l’instant impossible d’expliquer rationnellement le phénomène.

— Pour ce qui me concerne en tout cas, ajouta Givreuse, je trouve ce silence bigrement impressionnant.

On la sentait inquiète, comme si elle redoutait qu’une bête sauvage surgisse à l’improviste. Glaise tenta sur-le-champ de la rassurer.

— Y a pas de quoi s’affoler, ma chérie ! s’exclama la biologiste. La mousse absorbe nos pas, c’est clair. Nous n’entendons rien d’autre. N’est-ce pas précisément parce qu’il n’y a rien à entendre ? Arrêtez-moi si je me trompe, mais avant même que nous ne quittions le vaisseau-mère, la Prod nous l’a confirmé sans la moindre ambiguïté : pas de bestioles terrestres ou aériennes sur toute la planète. Tout juste quelques animaux aquatiques, ainsi que Clyde a pu en faire la triste expérience. Il ne faut donc guère s’étonner de ne percevoir aucun bruit, pas le plus petit chant d’oiseau ni le plus infime feulement de migre.

— Et ça ?

La géographe s’était rapprochée d’un buisson et en agitait nerveusement les rameaux sans parvenir à faire entendre le murmure des feuilles. Würsten se sentit obligé d’intervenir :

— On dirait en réalité que tout se passe comme si la forêt et nous ne communiquions pas sur le même canal. Peut-être que l’air de ce coin du monde a quelque chose de particulier.

— Mais sur la plage, tout semblait normal, répliqua Givreuse. Nous entendions le bruit des vagues, le frottement du ressac…

— Rhaaaaaaaaa.

Une sorte de ronflement métallique venait de se faire entendre. Le bruit provenait des haut-parleurs de l’humano. Depuis une dizaine de canutes déjà, la malheureuse créature artificielle s’était mise à tourner autour de ses co-équipiers, comme pour attirer leur attention. Bien qu’elle soit parfaitement silencieuse, cette soudaine agitation n’avait pas échappé aux joueurs. Ils étaient cependant trop préoccupés pour s’en inquiéter un tant soit peu. Pour eux, l’androïde faisait avant tout office de caméraman. Bien qu’agrémentée d’un petit concert, la séquence actuelle, faite de discussions et d’exposés interminables, devait lui paraître un peu trop statique. Il s’évertuait sans doute à la rendre plus attrayante, ce qui l’obligeait à varier les plans au maximum. Il n’y avait là rien qui mérite que l’on se détourne d’un problème autrement plus épineux.

Bien contraint d’admettre que, même en se démenant de la sorte, personne ne s’intéressait vraiment à lui, l’humano avait commencé à gesticuler. Constatant que, là encore, ses efforts demeuraient vains, il s’était fait violence et avait augmenté sensiblement le volume de son amplificateur ventral. Oser prendre la parole sans qu’aucun de ses partenaires ne l’ait sollicité était une forme d’intervention inhabituelle pour un androïde d’aussi ancienne génération.

— Comment… pouvez-vous… parler de silence ? grinça-t-il malgré tout, en butant presque sur chaque mot. Vous n’entendez donc pas ces craquements sinistres ?

Il tendit au maximum les vérins qui lui servaient de bras droit. La mince pince préhensile vissée à leur extrémité se dirigea lentement vers le ciel. Les cinq joueurs saisirent d’emblée qu’il s’efforçait par ce biais de désigner le vaisseau-mère en orbite géostationnaire au-dessus de leurs têtes.

— On m’a pourtant signalé là-haut que ça crachotait un max, poursuivit-il. D’ordinaire, la Chaîne diffuse des documents aux qualités graphiques et sonores absolument impeccables. Or, depuis qu’on est entrés dans cette maudite forêt, la friture devient par moments insupportable. Pourquoi donc croyez-vous que je me tue à filtrer chacune des séquences que je poste ? Franchement, je ne vous comprends pas, nom d’un chien d’fusille… Et ça, en dépit de tout le respect que je vous dois.

Il s’interrompit une joconde ou deux, en réalisant qu’il sortait trop manifestement de son rôle.

— Enfin, je veux dire, reprit-il en s’efforçant d’emprunter les inflexions les plus douces implémentées dans son système… Même en fouillant dans mes bases de données, je ne trouve aucune correspondance avec ce qui se passe ici. Ces bruits, dès que j’arrête de les traiter, on les entend jusque dans le vaisseau-mère.

On sentait à son ton qu’une sorte de colère incontrôlable reprenait le dessus.

— Mais vous ? conclut-il de son timbre éraillé. Rien ! Vous êtes en direct, les amis ! Cette pollution sonore ne peut en aucun cas vous échapper ! Allons ! Je vous en prie. Concentrez-vous un peu pendant que j’envoie une page de pub ! Je suis sûr que vous allez finir par entendre quelque chose.

Muets d’étonnement, les cinq humains considéraient l’androïde, les yeux ronds.

— Il se prend pour qui, celui-là ? pesta finalement Glaize d’une voix sourde.

Sidérée comme les autres par l’attitude de l’humano, elle avait pointé le plus long de ses sept doigts en direction de l’importun.

— C’est à ce tas de ferraille de nous donner des ordres, à présent ? ajouta-t-elle.

Mais l’androïde s’était déjà déconnecté de la réalité toute nouvelle qu’ils avaient à affronter. Il devait fouiller dans ses rushes pour trouver les images et les séquences les plus appropriées à une brève coupure publicitaire.

— Je crois qu’il suit plutôt les indications de la Régie, répondit Bruyne en pressant l’épaule de la biologiste pour la calmer. Notre émerveillement devant les bizarreries de la forêt, nos interrogations sur ce phénomène d’absorption des sons, tout cela ne doit pas beaucoup intéresser les téléspectateurs. C’est sans doute un peu trop technique…

Là-haut, sur les récepteurs du vaisseau-mère, on était en effet à cent lieues de se poser des problèmes d’acoustique. On devait préférer de loin montrer aux abonnés de la Chaîne une plage de rêve baignée par une eau cristalline et dépourvue de tout danger — pas de requin-pieuvre à l’horizon, bien entendu. Il s’agissait avant tout d’appâter le téléspectateur. Il fallait lui donner l’envie non seulement de participer depuis son siège à tous les aléas du jeu, mais encore de programmer ses futures vacances, du moins s’il était assez fortuné pour se permettre d’aussi folles dépenses. Car à l’issue de cette cent vingt-troisième saison, des complexes touristiques fleuriraient un peu partout sur cette petite planète dont le consommateur moyen ne savait presque rien, à part qu’elle gravitait autour d’une étoile dénommée Gliese et qu’on l’avait baptisée Turquoise. « Tout cela, à cause d’un mélange inouï de bleu et de vert, de flots azuréens et de forêts d’émeraude ». Voilà en tout cas ce que prétendaient les spots publicitaires de la Chaîne à grand renfort de séquences filmées et de vues panoramiques, le plus souvent retouchées avec soin.

« Du bluff ! » avait dit Würsten devant des images analogues, à une époque où « La Colonie » n’en était encore qu’à ses débuts. Bruyne et lui travaillaient alors pour SignulCorp, une multinationale qui s’était rapidement imposée en tant que leader sur le marché des puces informatiques et autres circuits intégrés. Tous deux occupaient des postes clefs au département « Recherche et Développement ». Ils gagnaient plutôt bien leur vie et ne se privaient pour ainsi dire de rien. Participer à une émission du genre de celle que proposait la Chaîne ne les intéressait en aucune façon.

Certes, après cinq cycles de partenariat préférentiel, leur existence commençait à devenir quelque peu monotone. Les z’eures de travail dans leurs laboratoires respectifs se succédaient selon un rythme constant. Puis, c’étaient les courses dans le mag du coin, le dîner vite avalé devant les news locales. Suivait une longue soirée durant laquelle ils s’étaient d’abord efforcés de varier au maximum les loisirs. Au tout début de leur vie commune, ils parvenaient encore à meubler ces moments de détente de façon agréable. Ils aimaient sortir, courir dans le parc voisin, assister à un concert, prendre un verre dans un établissement de plaisir, ou même se promener sans but précis dans les rues de la capitale.

Par malheur, l’exercice de ces distractions innocentes s’était trouvé peu à peu compromis par divers problèmes conjoncturels, causés entre autres par la pollution atmosphérique. Il était devenu impossible de mettre un pied dehors sans se munir d’un masque respiratoire. La lecture aurait pu fournir une alternative séduisante dans la mesure où Bruyne et Würsten s’offraient, chaque printemps, de nouveaux blocks aux fonctionnalités toujours plus étendues. Mais depuis plusieurs cycles, les livres digitaux faisaient l’objet de révisions systématiques. On censurait le moindre élément susceptible d’être matière à polémique. Ceux qui refusaient de s’immerger dans des histoires toutes identiques, sans aspérités ni accrocs, se trouvaient forcés d’acquérir au marché noir et à prix d’or des versions non expurgées des œuvres les plus intéressantes. Ce faisant, ils couraient toujours le risque de voir le système de leurs appareils contaminé par un virus lors d’un de ces téléchargements pirates, le plus souvent effectués à la sauvette.

Ainsi, au fil du temps, à force d’empêchements et de contrôles, la gamme des loisirs finit par se réduire à une interminable séance au milieu des projecteurs holographiques — la « télévision », comme on disait encore, en souvenir de ces antiques récepteurs à écrans plats qu’on ne trouvait plus guère que dans les musées d’histoire industrielle. Les programmes toutefois en étaient venus à tous se ressembler. Il n’y avait en fin de compte que les courtes stations dans le module de copulation pour éclairer un peu la succession de diurnées devenues en tout point identiques à elles-mêmes. Encore le temps y était-il compté. N’ayant pas obtenu de l’administration locale le droit de se reproduire, Bruyne et Würsten devaient limiter leurs étreintes à soixante canutes par octaine, ce qui, au bout du compte, ne faisait pas grand-chose. À peine un mot doux, un baiser, une caresse, et vous vous retrouviez aspergé par le jet stérilisateur de la douche. C’était finalement assez décevant.

Sans doute auraient-ils songé à changer de vie s’ils n’avaient bénéficié des deux lunes de farniente que leurs salaires plutôt confortables leur permettaient de s’offrir. Une fois par cycle voire plus, ils se rendaient sur ε que plusieurs portails de téléportation particulièrement bien orientés mettaient à moins d’une octaine de voyage. Ils retrouvaient là ce bon vieux Yorgh qui tenait à leur disposition le luxe de son vaste terrier. Passer des diurnes entières sur les plages de sable fin, plonger dans une eau d’un bleu légèrement nacré, visiter des kôsrs archaïques, avec leurs remparts d’argile rouge et leurs niches souterraines, déguster l’excellente cuisine cétienne, ses gratins de pholades ou ses purées de ventilles, et enfin copuler sans aucune limitation de durée, aussi souvent qu’ils le souhaitaient — c’était un peu leur soupape de sécurité. Tout au plus fallait-il s’arranger pour que Bruyne ne tombe pas enceinte. Sinon, à son retour, on l’aurait aussitôt internée dans l’un des couvents de l’Empire. Sur ε, par bonheur, les méthodes contraceptives étaient assez fiables. Malgré tout, le couple traversait toujours un bref moment d’angoisse lorsqu’à l’arrivée sur Terre, le douanier de service brandissait son détecteur de grossesse. On ne rentrait pas facilement à la maison quand votre passeport interstellaire portait la mention « reproduction interdite », tamponnée en grosses lettres rouges sur la page de garde.

En dépit de ces risques, somme toute plutôt faibles, les deux lunes de vacances leur rendaient la vie en fin de compte fort agréable. Une fois retournés à leur quotidien insipide, Bruyne et Würsten s’entendaient assez pour franchir les obstacles que la monotonie de leur existence plaçait sur leur route. Ils s’épaulaient mutuellement dans leur travail, faisaient assaut d’imagination dans les cabines de copulation, et surtout passaient le temps à préparer leur prochain séjour sur ε ou sur quelque autre planète susceptible d’offrir des attractions et des centres d’intérêt similaires.

Ils en étaient là lorsque se produisit le Grand Effondrement. Tout avait commencé par une banale épidémie. Enfermés dans une philosophie politique fondée sur le profit, les fins stratèges de l’Empire n’y virent qu’un moyen d’enrichir leurs partisans, manœuvre qui leur permettait de prélever leur dîme au passage. Les campagnes de vaccination obligatoire, prises en charge par l’administration centrale, vidèrent rapidement les caisses de l’État. Il n’y eut bientôt plus assez d’argent pour l’éducation, les transports, et même pour tout ce qui, hors médicaments, relevait du domaine de la santé. Tout était allé dans les poches de l’industrie pharmaceutique, de ses courtisans et de ses fidèles actionnaires. Le seul poste de dépense pour lequel on trouvait encore quelques subsides concernait la sécurité du territoire et en particulier, bien sûr, celle des membres du gouvernement. Les prix se mirent à flamber. Voyant ses besoins élémentaires menacés, le peuple n’allait plus tarder à se rebeller.

Quelques insurrections sporadiques éclatèrent tout d’abord en divers points de l’Empire. Elles furent réprimées avec une telle violence qu’on assista peu après à un soulèvement général. Deux ou trois ministres changèrent de portefeuille, une poignée de hauts fonctionnaires furent révoqués. Mais rien ne pouvait suffire à apaiser l’indignation ni l’exaspération du grand nombre. Les bâtiments de l’administration centrale furent pris d’assaut, le palais impérial cerné par une foule en colère. Il y eut deux ou trois départs de feu.