Jardins d'acclimatation & autres ménageries provisoires - Eric Lysoe - E-Book

Jardins d'acclimatation & autres ménageries provisoires E-Book

Éric Lysøe

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Beschreibung

Ouvrez les yeux sur un bestiaire enchanté et méconnu : au travers de ces histoires se jouent les destins des hommes et des créatures fabuleuses qui croisent leurs chemins. Nul doute que vous aurez du mal à croire les récits qui vous seront contés ici, pourtant ils plongent leurs racines au plus profond de l'imaginaire fertile des humains que nous sommes.
Et si vous doutez toujours, il n'existe qu'une seule solution : tournez une à une les pages de ce livre, et suivez ces héros au coeur d'aventures troublantes et fantastiques...
Eric Lysøe est un conteur hors pair, amoureux des mots, magicien et poète. Il vous emmène ici dans son univers, pour vous narrer vingt belles histoires, en vous promenant au milieu de ses jardins d'acclimatation un peu particuliers.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Écrivain français d'origine norvégienne, Éric Lysøe enseigne la littérature comparée. Spécialiste du fantastique, il a consacré de nombreux essais et anthologies aux auteurs belges les plus représentatifs du genre ( Les Kermesses de l'étrange, 1993, Littératures fantastiques, 2003-2005, 3 vol., La Belgique de l'étrange, 2010), ainsi qu’aux grands noms des littératures de l’imaginaire ( Histoires extraordinaires, grotesques et sérieuses d’Edgar Poe, 1999 ; Les Voies du silence, 2000). Il est également auteur de fictions, parmi lesquelles on retiendra : La Queue du chat (1994), Pieuvres (1994), Bonne Chair (1994), Comme un palais de paix immense (2005), Un cerf en automne (2013), Bois morts (2013), La Disparition (2015), La Source (2017), etc. Compositeur, il aime à conjuguer fantastique et musique.

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Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon, sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Éric Lysøe

Du même auteur, chez Otherlands

Dernières nouvelles des arrière-mondes

(nouvelles SF)

Jardins d’acclimatation et autres ménageries provisoires

Vingt histoires fantastiques

Ce fut un riche été, le premier beau dimanche.

La bonne en blanc bonnet, Alice en robe blanche,

Sa mère ayant au front les fleurs du renouveau,

Son père retirant un panama nouveau,

Pour s’essuyer le front sous la brûlante haleine

Dont la réjouissante atmosphère était pleine,

Marchaient l’un à côté de l’autre, en ce jardin

Où le paon lumineux se couche auprès du       daim ;

Où l’autruche au long cou parmi nous s’acclimate,

En trottant régulière ainsi qu’un automate.

Jules Bailly,

Au jardin d’acclimatation,

1877

La disparition

À la mémoire de Rosny aîné

Vieille-Mère ne bougeait plus. Tout le feu de son corps avait brûlé. Les dernières flammes avaient dû sortir par la blessure que Longues-Dents lui avait ouverte dans le cou. Personne pourtant n’avait pu les voir s’enfuir. Les hommes du clan étaient arrivés trop tard. Mais, c’était sûr, il n’en restait plus la moindre trace. Quand on lui touchait le front ou le nez, on sentait bien que Vieille-Mère était froide. Aussi froide que le fond de la caverne, lorsque le Pays d’en haut est gris et que le blanc-qui-fond vient se poser partout. Les pierres de ses yeux s’étaient éteintes. Bientôt commencerait à monter autour d’elle l’odeur puissante de la mort.

Longues-Dents, lui, sentait déjà. Plus encore qu’à l’ordinaire. Les cordes de son ventre s’étaient échappées par l’entaille que Vieille-Mère était parvenue à lui ouvrir entre les pattes. On aurait dit les serpents des plaines, à les voir glisser parmi les herbes. Mais ça ne mordait pas : on se doutait bien que ça ne remuerait plus jamais. Il y avait juste un peu de chaleur qui montait, comme quand le Feu d’en haut s’est caché, et qu’on souffle dans ses mains. Les poils de Longues-Dents eux aussi étaient partout pleins de rouge. Pas le rouge qu’a sur ses doigts le maître des images, lorsqu’il fait naître les bêtes sur le rocher. Non ! Un rouge sale qui ne brillait pas, mais tombait en grosses gouttes presque noires. Il courait sur la peau, avant de glisser sur le sol. C’était un de ces jours où la terre avait soif. Elle buvait aussitôt toute l’eau de la vie. Longues-Dents ne bougerait plus, il n’attaquerait plus les enfants des Êtres. L’Ours-qui-a-tout-fait lui a pourtant dessiné comme de jolies pierres sombres sur le dos. Mais là, elles étaient devenues ternes et flasques.

Œil-clair s’accroupit auprès de Vieille-Mère et la prit par les épaules. Puis il se mit à la bercer en chantant les mots de la Nuit triste. Le chagrin était dans sa gorge, mais il y avait de la fierté dans ses yeux. Celles de son clan n’étaient pas comme les filles des Faces plates qui restent dans les cavernes à s’occuper des enfants et du feu. Les femmes des Êtres chassaient avec les mâles. Elles mouraient comme eux, après s’être battues comme eux. C’était ainsi que Vieille-Mère avait triomphé de Longues-Dents. Elle aurait droit aux honneurs qu’on rend aux guerriers lorsqu’ils partent pour les Grandes Steppes d’en bas.

Œil-clair laissa reposer la tête de Vieille-Mère dans un des renfoncements que formait la roche. Puis il se dressa de toute sa hauteur. Il fit signe à ses deux frères et s’en fut avec eux à quelques pas de la grotte, juste derrière le bois d’arbres nains. C’était là qu’on faisait dormir les morts depuis qu’était tombé le dernier blanc-qui-fond. Il fallait creuser un trou et trouver les pierres qu’on mettrait sur le corps. L’aîné des trois chasseurs, Regard-sombre, s’avança jusqu’à l’emplacement que lui désignaient les deux autres. Sa haute taille, la largeur de ses épaules en faisaient un véritable colosse. La tribu l’aurait sans doute choisi comme chef si les images qu’il voyait dans sa tête s’étaient un peu moins mélangées. Il fallait toujours lui répéter les choses et il ne comprenait que les plus simples. Cette fois cependant, ce qu’on lui demandait n’était pas trop difficile. Pas besoin de cacher dans sa main la grimace qu’il fait quand il se perd dans les paroles des autres. Il brandit sa hache en poussant un grognement sourd et frappa le sol d’un grand coup. Un choc si violent qu’un éclat de sa lame de pierre vola dans les airs et que les rochers tout autour en tremblèrent. Cela fit se briser la croûte épaisse qui s’était formée sur la terre durant les dernières chaleurs. Il ne restait plus qu’à creuser avec les coquilles rapportées de la Mère des eaux. On avait mangé les bêtes molles qui vivaient dedans, puis on les avait lavées avant de les mettre à sécher sous le Feu d’en haut. À présent, on s’en servait pour cuire les racines qui vous chauffent le ventre, ou encore pour faire les trous — ceux où l’on cache les graines pour qu’elles poussent et ceux, aussi, où l’on couche les morts.

Aidé de son frère le plus jeune, Œil-clair avait commencé à trier les pierres qu’on poserait sur le corps — des pierres lisses, douces quand on y passait la main afin qu’elles n’écorchent pas Vieille-Mère. Il ne fallait pas la blesser, seulement l’empêcher de quitter les Grandes Steppes pour venir semer la terreur parmi les vivants.

Le Pays d’en haut était rouge quand ils eurent achevé leur tâche. Déjà, la tribu s’était rassemblée autour de Vieille-Mère. Les femmes avaient lavé le cadavre et choisi les bijoux avec lesquels la morte ferait le dernier voyage. Les hommes avaient cousu le sac de peau dans lequel on glisserait son corps pour qu’elle n’ait pas froid durant la marche.

Œil-clair et ses frères s’accroupirent, tous les Êtres se prirent par la main et Voix-douce se mit à chanter. Celle-là, c’était sûr, elle avait le don. Dès qu’elle ouvrait la bouche, on entendait un filet d’eau pure courir sur le sable. Quand on l’écoute avec attention, la rivière vous raconte plein d’histoires et, là, c’était pareil. On voyait les Steppes d’en bas, on sentait le vent qui couche les herbes, on reconnaissait le cri de bêtes sans nombre — le gibier que chassent ceux qui sont partis. Un peu plus loin, on devinait la silhouette de Vieille-Mère, tapie dans l’ombre, mais heureuse, apaisée. Bien des images encore vous venaient en tête, et toujours pleines de joie. La tribu entière vibrait, comme caressée par les paroles de Voix-douce. Parfois quelqu’un se mettait à fredonner avec elle ou, lâchant un instant les mains de ses voisins, frappait deux pierres l’une contre l’autre. Tout en se balançant au rythme du chant, Œil-clair se demandait si les Faces plates connaissaient d’aussi beaux airs pour honorer leurs morts.

La nuit était tombée. Le Pays d’en haut plongeait peu à peu dans le noir. Déjà, Celle qui change sans cesse de visage brillait très haut au-dessus des montagnes. Le moment était venu de conduire Vieille-Mère dans sa nouvelle terre. Œil-clair s’avança près du corps. Il en caressa le front, puis pressa doucement les herbes et les fleurs qu’on avait enfoncées dans la blessure. Ensuite, glissant un bras sous le cou, l’autre sous les genoux de la morte, il la souleva sans plus d’effort que s’il avait à porter une plume. Une femme s’approcha et passa le revers de sa main sur le visage de Vieille-Mère. Un à un, tous les Êtres l’imitèrent.

Enfin, Œil-clair se mit en marche, suivi par le reste du clan. Voix-douce avançait près de lui, et quand ils traversèrent le bois d’arbres nains, elle le prit par la taille, et posa timidement la joue sur son épaule. Maintenant qu’il avait perdu Vieille-Mère, il avait besoin d’une compagne pour dormir en paix sous les fourrures. Le jeune mâle pencha la tête et huma ce corps frêle qui cherchait à ne faire plus qu’un avec le sien. Voix-douce sentait la vie, les flammes qui vous réchauffent, les herbes chaudes quand Ceux-d’en-haut ont pleuré et les fleurs fragiles qui parfois sortent du blanc-qui-fond. Elle ferait de beaux petits et vivrait assez pour les nourrir. Peut-être leur donnerait-elle un peu de ses cheveux éclatants, couleur de la pierre tendre qui coule en longs fils rouges dans le feu.

La tribu se rassembla autour du trou qu’avaient creusé les trois frères. Œil clair déposa son fardeau sur le sol, une terre meuble et odorante que le clan avait préparée avec soin. À coup sûr, la morte y trouverait un sommeil paisible. Puis, pressant sur le ventre et tirant à lui les genoux, le brave chasseur pesa sur le corps afin de le maintenir dans la bonne position. Partir, c’était redevenir enfant dans les entrailles du monde. Désormais, l’Ours-qui-a-tout-fait devrait s’occuper de Vieille-Mère comme de sa propre fille. On fit passer le sac de peau. Il fallait à présent y enfermer la morte. Œil-clair eut un temps d’hésitation et considéra un moment son frère le plus jeune. Il connaissait les gestes, mais sentait que l’eau de ses yeux n’allait pas tarder à lui couler sur les joues. Il se raidit, serra de toutes ses forces les chevilles de Vieille-Mère et compta dans sa tête autant qu’il avait de doigts. Dans le silence qui se fit alors autour de lui, on entendit monter un long gémissement. Regard-sombre venait de comprendre. La douleur de son frère aîné rendit subitement à Œil-clair toute sa force. C’était à lui, à présent, de s’occuper du géant à l’esprit vide. Il devrait être patient, lui expliquer les choses, peut-être même laisser Voix-douce lui donner le sein, comme le faisait Vieille-Mère quand les Tambours d’en haut se déchaînaient.

Il prit une large inspiration puis, saisissant le sac, il y glissa les pieds de la morte. Les mollets, les genoux, le buste et les bras suivirent. Seuls, quelques anciens durent remarquer que la tête avait un peu plus de mal à passer que le reste. Les mains d’Œil-clair s’étaient mises à trembler.

Le jeune chasseur replia les peaux qui dépassaient sous la nuque de Vieille-Mère. Puis il plaça deux grosses pierres de chaque côté de la bosse que formait le crâne. Enfin, il se leva et laissa la tribu faire ses offrandes. Chacun était venu avec un objet qui renfermait un souvenir de la morte : une pointe de flèche qu’elle avait taillée pour l’un, une racine dont elle avait dit le nom à l’autre, la dent d’un animal qu’elle avait traqué avec le troisième. Ils disposaient leurs dons sur le corps ou à côté, puis ils ajoutaient une ou deux pierres.

Quand ce fut son tour, Voix-douce s’accroupit auprès de Vieille-Mère. Elle retira son collier de coquillages et le posa sur le cadavre, à l’endroit où le sac de peau se creusait un peu, juste sous le ventre. Puis elle fixa longuement Œil-clair comme pour lui faire venir en tête d’anciennes images. Cette parure, on l’avait toujours vue sur elle. Même à la chasse. Elle ne la quittait que pour se laver à la rivière. Vieille-Mère la lui avait donnée lorsqu’elle lui avait expliqué le rouge qui coule entre les cuisses.

Voix-douce avait choisi deux galets blancs, veinés de bleu, que la tribu avait sans doute trouvés sur les rives du grand fleuve. Elle les déposa comme ses biens les plus précieux aux pieds du cadavre et Œil-clair comprit aussitôt ce qu’elle voulait signifier ainsi. L’eau qui courait dans les Steppes d’en bas serait pour la morte plus limpide et plus rafraîchissante encore que celle d’ici.

Quand le dernier des Êtres eut fait son offrande et entassé ses deux pierres sur celles des autres, on ne voyait plus la moindre parcelle du sac. Souffle-tiède s’approcha alors de l’amas rocheux. Elle tenait dans les mains une pousse de l’arbre du souvenir, celui qui ne perd jamais ses feuilles. Elle la planta au sommet du monticule en prenant garde à ne rien faire s’écrouler. De toutes les femmes du clan, elle était à présent la plus âgée. C’était elle que la tribu appellerait désormais Vieille-Mère.

Après le repas, les Êtres se dirigèrent vers le fond de la caverne, laissant aux trois frères le soin de surveiller le feu et de garder l’entrée. Seule Voix-douce s’écarta à peine du cercle des flammes. Elle fit quelques pas, autant qu’une main à demi fermée, et s’accroupit sur le sol comme à la recherche d’un objet qu’elle aurait fait tomber. Mais elle relevait constamment le nez pour observer le groupe des trois hommes et ne rien perdre de leur conversation. Cette fois encore, il fallait expliquer à Regard-sombre combien de temps il aurait à attendre avant de réveiller le plus jeune d’entre eux. Mais ses frères avaient beau lui montrer la plus grosse des pierres qui roulent dans le Pays d’en haut, ils avaient beau répéter que c’était elle qui donnerait le signal lorsqu’elle s’approcherait très près de l’Unique, celle qui change sans cesse de visage, le pauvre géant ne voulait rien entendre. Il se contentait de gémir en se frappant la tête contre le creux de son coude. Soudain, il prit conscience que Voix-douce ne s’était pas retirée avec les autres. Il fondit sur elle, et écartant ses peaux de bête, plaqua sa bouche contre le sein plein et ferme dont il venait de révéler la courbe. Œil-clair se dressa, une pierre dans la main. Ses narines frémissaient, comme quand il doit combattre les Faces plates. On sentait qu’il allait bientôt montrer les dents. Mais Voix-douce plongea son regard dans le sien et, calmement, battit des paupières à plusieurs reprises. Il fallait accepter la tristesse du grand frère. Elle se mit à tapoter affectueusement l’énorme tête tout en faisant claquer sa langue contre son palais. C’était ainsi que faisait Vieille-Mère quand l’aîné de ses trois fils éprouvait du chagrin. Le cliquetis apaisait le géant et l’on voyait bientôt la grosse silhouette s’arrondir, se couler contre ce ventre maigre qui depuis longtemps ne donnait plus la vie. La bouche de Regard-sombre se déformait, ses lèvres s’avançaient comme celles d’un frère-velu, puis venaient aspirer le mamelon desséché. Alors la caverne s’emplissait d’un ronronnement qui couvrait à peine les bruits de succion. La paix était revenue.

Une fois le colosse endormi — il s’était effondré comme une masse —, Voix-douce se faufila jusqu’à Œil-clair. Elle lui prit le poignet, y appliqua un léger coup de langue, comme le fait Longues-Dents lorsqu’il nettoie ses petits, puis elle se serra contre lui. Tous deux se mirent alors à contempler les pierres qui roulent dans le Pays d’en haut. Elles étaient toutes différentes et changeaient en taille comme en couleur, les unes plus ou moins brillantes que les autres. Et il y en avait tant. Autant de mains qu’on a de doigts n’auraient pas suffi à les compter. Comment faire pour distinguer celle-ci ou celle-là de sa voisine ? Et Voix-douce songea qu’un jour sans doute les Êtres seraient plus nombreux encore que ces pierres. Alors ils n’auraient plus peur des bêtes sauvages, ni même de ce clan mauvais qui venait d’envahir la vallée, du côté où se couche le Feu d’en haut.

Ah, les Faces plates ! On ne pouvait y penser sans frissonner, tant ils étaient repoussants. Pas seulement à cause de leur peau, tellement sombre qu’on les distinguait mal quand ils attaquaient la nuit, mais aussi à cause de cette façon qu’ils avaient de marcher. Leurs longues jambes, qui rendaient les mâles si différents de leurs femelles, faisaient songer aux pattes de la Tisseuse. Mais ce n’était rien encore à côté du visage. Car les Faces plates avaient un front démesuré, sans bourrelet au-dessus des yeux. Leur nez, qui paraissait n’avoir aucun relief, donnait l’impression de ne jamais rien éprouver, qu’il s’agisse de joie ou de peine. Quel contraste avec celui des Êtres ! Voix-douce, les paupières closes, recomposait mentalement les traits de ce compagnon tout neuf auquel elle venait de lier son existence. Ses yeux clairs, ses larges pommettes et surtout ses narines sans cesse frémissantes qui laissaient deviner tant d’émotion, l’excitation de la chasse, l’appétit devant un morceau de viande juteuse, mais aussi le désir, ce désir qu’elle avait vu naître la première fois où elle avait chanté pour lui. Dans certains cas, c’était plutôt de la colère qu’on y sentait paraître, comme quand Regard-sombre s’était jeté sur elle et lui avait pris le sein.

Des jours et des jours auparavant — il y a si longtemps qu’on ne peut compter avec les doigts — la fureur avait été plus forte encore. Les Faces plates avaient attaqué la tribu et tous les Êtres s’étaient rués pour défendre les abords de la caverne. Voix-douce se battait aux côtés de Vieille-Mère. Elle savait frapper les chairs de sa pique et blessait chaque adversaire qui osait se présenter devant elle. À la fin cependant, l’un d’eux avait été plus habile. Il était parvenu à la désarmer et à la saisir par la taille. Malgré ses cris, ses coups de poing, il l’avait entraînée à l’écart, derrière de hauts rochers. Là, il s’était jeté sur elle en lui ouvrant brutalement les cuisses. C’était l’un de ces jours où son odeur est forte, où les mâles la regardent différemment. Elle avait beau se débattre, agripper les cheveux de son adversaire, le mordre à la joue, elle savait qu’elle ne pourrait résister longtemps. Déjà, elle se sentait faiblir. Elle allait fermer les yeux quand Œil-clair était apparu. Il y avait tant de colère sur son visage ! Il avait saisi une large pierre, l’avait levée très haut au-dessus de sa tête, puis l’avait abattue sur la Face plate. On avait entendu un craquement. L’étreinte, dont Voix-douce ne parvenait à se libérer, s’était subitement relâchée. Le corps qui lui pesait sur le ventre avait roulé sur le côté, tandis que son sauveur l’aidait à se relever. Œil-clair lui tendit la pique qu’il avait eu le temps de récupérer et tous deux, côte à côte, repartirent au combat. La rage du jeune chasseur s’était un peu calmée, mais les ailes de son nez frémissaient encore.

Quant au mâle qu’il avait tué, il demeura sur place des mains et des mains. Ses frères l’avaient abandonné aux bêtes de la vallée. Les Faces plates laissent souvent leurs morts à l’endroit même où ils sont tombés. Il n’y a que les grands chefs dont ils viennent rechercher la dépouille. En retournant le cadavre quelques jours après la bataille, Vieille-Mère put ainsi faire remarquer à tous une autre des singularités du clan ennemi. L’arrière du crâne était dépourvu de bosse au-dessus de la nuque. C’est à peine s’il décrivait une courbe légère qui descendait jusqu’aux épaules.

Voix-douce frissonna à ce souvenir, et se serra plus étroitement contre le puissant corps du mâle qui s’était montré si prompt à la défendre.

Au moment de réveiller son frère aîné afin qu’il prenne son tour de garde, Œil-clair jeta un peu de bois dans le foyer. Assez pour que les flammes dansent jusqu’au matin. Tous savaient que le colosse avait peur du feu. Il aurait laissé mourir les braises plutôt que d’y ajouter une seule branche. Il se tenait d’ailleurs toujours à distance, sur le bord de la falaise, à observer la vallée en contrebas — à sentir surtout, car il était capable de déceler le moindre intrus par la puissance de son odorat.

Œil-clair regarda un instant les flammes s’élever, jusqu’à lécher le plafond de la grotte. Puis il s’en alla secouer cette masse de chair stupide qu’était son frère. Sans ménagements, comme pour le punir d’avoir touché à Voix-douce. Enfin, après avoir vérifié du coin de l’œil que sa jeune compagne s’apprêtait à le suivre, il se dirigea vers le fond de la caverne.

Ils cherchèrent assez longtemps un endroit qui puisse les accueillir tous les deux. Il y avait des Êtres un peu partout, mais les places libres étaient encore assez nombreuses. À présent que Vieille-Mère était morte, il fallait trouver un coin où dormir plus spacieux que l’ancien. Avec les Faces plates qui rôdaient dans le voisinage, le clan n’était pas prêt à changer de tanière. On devait songer aux petits qui sortiraient du ventre de Voix-douce.

Légèrement à l’écart, l’Ours-qui-a-tout-fait avait creusé le rocher pour y former une large chambre. Le sol était composé de sable fin, mêlé par endroits d’un gravier à peine plus grossier. Il suffisait de retirer les pierres qui en déparaient la surface pour les entasser à l’entrée et ce nouvel abri serait idéal. Œil-clair et sa compagne n’auraient plus qu’à y transporter leurs affaires : quelques fourrures, des armes pour la chasse, un joli collier de coquillages. Le reste appartenait à l’ensemble de la tribu. Voix-douce étendit avec soin sur le sol une grande peau de bison. Elle s’y installa puis, secouant comme par jeu sa chevelure de feu, elle fit un geste en direction du jeune mâle, comme pour l’inviter à prendre place.

Ils s’endormirent cette nuit-là sans mêler leur haleine ni s’assembler en un seul corps. Couché sur le côté, Œil-clair considérait attentivement sa compagne, mais la fatigue, la tristesse se lisaient sur ses traits. Étouffant un petit rire animal, Voix-douce posa un doigt sur les lèvres, puis sur la joue du chasseur. Elle se retourna ensuite, presque brusquement, cala ses reins contre ce ventre puissant dont les fourrures ne dissimulaient qu’en partie la musculature. Enfin, elle prit dans sa main, qui lui parut soudain minuscule, la grosse patte d’Œil-clair et en lécha la paume. Elle entendit alors dans son dos un grognement de satisfaction et elle s’endormit, un souffle chaud sur la nuque.

Au milieu de la nuit cependant, quelque chose la tira du sommeil. Comme si un serpent s’était glissé entre leurs corps réunis. Mais l’odeur n’était pas celle de Liane-épaisse qui se dissimule dans les arbres, ni celle de Corde-sèche qui court dans les hautes herbes et vous mord aux talons. Non, ça ressemblait plutôt au passage d’un fauve. L’un des fils de Longues-Dents venait sans doute venger son père. À l’instant même où l’image de la bête se formait en elle, Voix-douce vit son compagnon se redresser. Les narines largement dilatées, il se mit à humer l’atmosphère environnante, scrutant la pénombre dans ses moindres recoins. Puis il se leva, courut jusqu’à l’entrée de la caverne afin de vérifier que Regard-sombre n’avait pas interrompu sa garde. Le colosse considéra son frère, la mine interrogative. Dans la vallée, aussi loin qu’on pouvait voir sous l’éclairage de l’Unique, aucun danger ne semblait se manifester. Il y avait bien sûr des bêtes à rôder dans le noir, mais aucune assez hardie pour s’approcher du feu ou, à plus forte raison, pour s’attaquer aux Êtres. D’ailleurs, si la moindre menace s’était précisée, Regard-sombre n’eût pas manqué de donner l’alerte. Or il était là, à sa place habituelle, la mine réjouie, surveillant d’un œil les abords de la caverne. Il y avait si peu de danger qu’il s’adonnait même à son occupation favorite : sculpter un morceau d’os. Une fois passé le moment de stupeur provoquée par la brusque apparition de son frère, il s’efforça de montrer combien il avait progressé dans sa besogne. Il désignait de son gros doigt l’ours dont il avait taillé les contours et répétait inlassablement : « Moh, moh… », le nom qu’il donnait à Vieille-Mère, lorsqu’il venait se coller contre elle. Œil-clair lui tapota le dessus du crâne en souriant et, convaincu qu’il n’y avait rien à craindre, regagna le fond de la caverne.

Les nuits qui suivirent ne furent pas marquées par d’autres incidents que ces réveils subits, avec l’impression désagréable qu’un animal rôdait dans le noir. Mais il y en avait tant de ces bêtes qui, à l’approche des premiers froids, cherchaient refuge dans les grottes. Celle-ci devait avoir une bien petite taille pour parvenir à s’introduire parmi les Êtres sans attirer l’attention des veilleurs. Il est vrai que c’était toujours au moment où Regard-sombre montait la garde. Néanmoins, si les yeux du colosse se laissaient aisément distraire, son odorat, lui, n’était jamais pris en défaut. Les visites nocturnes n’avaient donc pas grand-chose de menaçant. D’autant moins d’ailleurs que l’intrus ne commettait aucun méfait. Il ne touchait pas à la viande et n’attaquait personne.

Inquiète malgré tout, Voix-douce engagea son compagnon à vérifier qu’aucune bête n’était tapie dans les profondeurs de la caverne. Il y avait peut-être un passage, un renfoncement perdu dans l’ombre où un jeune fauve aurait trouvé à se cacher. Œil-clair grogna un peu. Il se saisit d’une des branches mortes destinées à alimenter le feu. Il la débarrassa de ses rameaux, en enveloppa l’une des extrémités d’un vieux morceau de peau et enflamma le tout. Il attendit que l’odeur de cuir brûlé commence à se dissiper et prenant Voix-douce par la taille, l’entraîna en direction des ténèbres.

La tribu avait inspecté le fond de la grotte avant de s’y installer. Mais cela remontait à plusieurs saisons — on aurait pu sans doute en compter une main tout entière. Œil-clair et sa compagne avaient oublié l’un comme l’autre à quel point la lueur d’une flamme pouvait jouer sur la voûte sombre. Partout étincelaient des points sans nombre, brillants comme les pierres du Pays d’en haut. Sous les pieds, le sable en paraissait presque blanc. Si aucune bête n’avait choisi d’y faire sa tanière, ce serait un bel endroit pour mettre un petit au monde. Et Voix-douce chercha la main du grand chasseur dans le noir.

Au fond de la grotte se trouvait une ouverture qui avait échappé à tous lors de la première visite. Il s’agissait toutefois d’une fente tellement mince qu’on pouvait à peine y passer le poing. Le courant d’air qui s’y frayait un chemin n’apportait pas d’odeur animale, juste un parfum de feuilles mortes. Si c’était là le refuge d’une bête, elle devait être bien petite et fort peu dangereuse. Œil-clair glissa un bras dans la crevasse afin de rassurer sa compagne. Il tâta les plus étroites cavités, secouant la tête à intervalles réguliers pour signifier qu’aucune présence ne se laissait déceler. Ils pouvaient regagner tous deux l’entrée de la grotte.

Autant de jour que les doigts d’une main étaient passés quand la tribu prit conscience qu’un mal incompréhensible s’était abattu sur Pierre-bleue. L’enfant avait tout d’abord ressenti une fatigue inhabituelle. Elle qu’on voyait danser parmi les hautes herbes lorsque le clan partait à la chasse, elle dont Vieille-Mère aimait tant les rires et les cris semblait ne plus avoir envie de vivre. Son teint avait perdu sa belle couleur de sable, et les cailloux dorés de ses yeux ne brillaient plus comme avant. Ils étaient pleins de rouge désormais. Un rouge sombre.

La petite refusait de s’alimenter. Si bien que Voix-douce dut faire comme l’oiseau du désert, lorsqu’il niche entre les pierres. Elle mâchait pour elle un peu de viande et de graines qu’elle lui recrachait ensuite dans la bouche. Mais Pierre-bleue se débattait et cherchait même à la mordre. Ce fut à l’occasion d’une de ces bagarres que la jeune malade, griffant et frappant, fit tomber le morceau de fourrure qu’on s’était habitué depuis quelque temps à lui voir noué autour du cou.

Voix-douce poussa un cri qui alerta Œil-clair. Demeuré à distance, le chasseur observait distraitement la scène. Il bondit sans plus réfléchir pour défendre sa compagne. Celle-ci toutefois ne semblait courir aucun danger. Elle avait plaqué Pierre-bleue contre le sol et la maintenait fermement par les poignets. Elle désignait d’un mouvement de tête la blessure que la petite avait à la gorge. On aurait dit la morsure d’une bête. Deux trous marquaient l’emplacement de canines qu’on devinait pointues comme des aiguilles. Les autres dents n’avaient fait qu’effleurer la peau.

À force de se débattre, Pierre-bleue parvint à se dégager et, avant même qu’Œil-clair n’ait eu le temps d’intervenir, elle projeta Voix-douce contre la paroi puis fila dans les profondeurs de la Caverne. Il était inutile de chercher à la rattraper. Elle finirait bien par se calmer et revenir auprès des siens. Depuis la mort de ses parents, Vieille-Mère et ses trois fils étaient sa seule famille. Elle ne resterait pas durablement éloignée du jeune chasseur, et encore moins de son grand frère pour lequel elle éprouvait une vive affection.

Œil-clair fixa longuement sa compagne. Il y avait donc bien une bête qui rôdait dans le noir et qui, contrairement à ce qu’ils avaient cru, s’attaquait aux Êtres pendant leur sommeil. Une bête qui, de façon inexplicable, parvenait à tromper toute surveillance et s’introduisait la nuit dans la caverne. Car la blessure de Pierre-bleue ne pouvait avoir été causée par un simple accident de chasse. La petite courait toujours en compagnie des trois frères. Si un animal l’avait mordue durant l’une de leurs battues, ils l’auraient vu et auraient immédiatement conduit l’enfant auprès d’Herbe-courte, celle qui connaît les plantes et les racines.

Œil-clair en était persuadé : l’attaque avait dû se produire peu avant l’un de ces réveils subits auxquels Voix-douce et lui avaient fini par s’habituer. Et si c’était bien le cas, l’incident s’était sans doute répété. La victime était-elle à chaque fois la même ? La bête préférait-elle s’en prendre à d’autres proies, parmi les plus faibles, les plus naïves ? Comment savoir, si tous réagissaient comme Pierre-bleue et dissimulaient leur état ? Il était vrai qu’aucun membre du clan ne présentait des signes d’épuisement comparables à ceux de la petite. Mais le mal pouvait simplement être un peu moins avancé…

Le jeune chasseur se frappa le front à plusieurs reprises avant de pousser le cri du rassemblement. Tous ceux qui vaquaient à proximité s’agglutinèrent autour de lui. Ils le reconnaissaient plus ou moins comme leur chef et suivaient scrupuleusement ses conseils. Il tenta de leur expliquer ce qu’il avait compris des événements, tandis que Voix-douce, sautillant à ses côtés, montrait alternativement sa gorge et ses dents. Peu à peu l’idée se fit jour jusque chez les plus obtus qu’une bête était parvenue à s’introduire parmi eux. Il fallait vérifier qu’à part Pierre-bleue elle n’avait pu blesser personne. On observa le cou des enfants et des vieillards. Aucun d’eux ne présentait de marques particulières. Il fut décidé néanmoins que l’on doublerait la garde durant les nuits prochaines. Puis chacun retourna à ses occupations. Seul, Regard-sombre se mit à tourner autour de son frère, montrant d’un doigt le morceau d’os dont il avait achevé la taille et répétant inlassablement son grognement familier. Il était très énervé et, quand ses yeux tombaient sur Voix-douce, on pouvait croire, l’espace d’un instant, qu’il allait se ruer à nouveau sur elle. Il finit néanmoins par se calmer et, après avoir fait comprendre à son cadet qu’il ne partageait en rien l’inquiétude générale, il s’enfonça en grommelant dans les profondeurs de la caverne.

Il y resta terré jusqu’au moment du repas, qu’il prit en maugréant et rechignant sans cesse. Contrairement à ses habitudes, il mangea peu ce soir-là, mais chaparda un morceau de viande qu’il cacha dans les plis de ses fourrures. Ses voisins, qui l’avaient vu faire, protestèrent avec véhémence. On approchait de la saison où le gros gibier se ferait rare. La plupart des bêtes étaient déjà parties au loin chercher la chaleur du Feu d’en haut, comme les Êtres eux-mêmes le faisaient avant que les Faces plates leur ferment le passage. Il n’y aurait bientôt rien d’autre à manger que les Longues-Oreilles qui, elles, échappent au froid en nichant un peu partout sous terre. Mais c’étaient là des proies si petites, si peu charnues ! Tant que les chasseurs ramèneraient de belles prises, nul n’aurait le droit de s’en adjuger plus que sa part. Regard-sombre émit un grondement sourd, puis, désignant d’un doigt le fond de la caverne, il expliqua à sa façon qu’il destinait son larcin à Pierre-bleue. Ses congénères n’étaient pas convaincus. Ils savaient que depuis plusieurs jours la jeune malade refusait de s’alimenter. Mais il était si difficile de faire entendre raison au colosse qu’ils abandonnèrent finalement la partie.

Malgré l’incident, Regard-sombre accepta de prendre son tour de garde, comme d’ordinaire. Il n’avait pas compris toutefois que les Êtres avaient décidé de renforcer leur surveillance. Il était loin d’imaginer qu’après l’avoir réveillé, Œil-clair et sa compagne s’étaient dissimulés dans un creux de la roche. Un vent léger s’était levé. Il chassait les odeurs que le flair du géant n’eût pas manqué, autrement, de reconnaître.

Voix-douce, épuisée par ses longues journées, commençait à s’assoupir quand un grattement se fit entendre, suivi d’un gémissement animal. Aussitôt elle se raidit et referma le poing sur sa sagaie. Le bruit venait de la caverne. Elle allait s’élancer quand Œil-clair l’arrêta d’un geste en la plaquant contre la paroi rocheuse. Un froncement de sourcils suffit à avertir la jeune chasseresse : l’être dont ils avaient décelé la présence n’avait rien de commun avec la bête qu’ils guettaient.

Pierre-bleue sortit enfin de l’ombre et se dirigea vers le feu. Le buste projeté vers l’avant, les bras écartés du corps, on eût dit qu’elle se préparait à bondir. Parvenue à faible distance des flammes, elle émit un grognement sourd et, brusquement, obliqua en direction de Regard-sombre. Le colosse lui tournait le dos. Il scrutait la vallée en contrebas. À la lueur du brasier, ses épaules énormes et velues se découpaient sur un ciel d’encre. Il paraissait parfaitement immobile. Ses tâches de surveillance l’absorbaient. Du moins en apparence, car avant même qu’on ait pu détecter le moindre bruit, Œil-clair l’avait vu esquisser un bref mouvement de tête vers le fond de la caverne. Un sourire s’était peint sur sa face un instant éclairée par les flammes, tandis qu’un frémissement caractéristique avait soulevé ses narines largement dilatées.

Pierre-bleue approcha encore puis, avec un rire contenu, sauta sur le dos du veilleur. Celui-ci, feignant la surprise, laissa échapper un aboiement de joie. Leurs deux corps entremêlés roulèrent sur le sol parmi les branchages et les éclats de rocs. À quelques pas du feu, Regard-sombre lâcha cependant un grognement. Pierre-bleue et lui s’immobilisèrent aussitôt. L’enfant resta un long moment assise sur le ventre du géant à se trémousser et taper des mains. Elle semblait avoir retrouvé toute son énergie, toute sa gaieté.

Œil-clair et sa compagne contemplaient la scène, une expression attendrie sur le visage. Ils regrettaient presque d’épier ces ébats innocents depuis le creux du rocher. Ils allaient sortir de leur cachette quand un effroi subit les glaça.

Une ombre avançait en direction de Regard-sombre et de sa petite camarade de jeu. Quatre pattes puissantes, légèrement arquées soutenaient un tronc étroit, presque malingre. Par comparaison le crâne paraissait énorme. Mais c’était parce qu’une toison épaisse l’enveloppait d’une large couronne. Des mèches lourdes et drues en retombaient qui masquaient l’essentiel de la face.

La créature n’était plus qu’à quelques pas de Regard-sombre quand celui-ci tourna vers elle. Depuis leur poste d’observation, Œil-clair et Voix-douce avaient recouvré tous leurs sens. Ils se préparaient à intervenir lorsqu’ils virent l’énorme masse du géant et celle, minuscule, de l’enfant qui se trouvait perchée dessus se redresser, comme mues par un instinct unique. L’un et l’autre se dirigèrent sans hésiter vers l’espèce de bête qui venait d’apparaître. Pierre-bleue trépignant de joie à ses côtés, le colosse avançait de sa démarche dandinante, les bras largement écartés. Un sourire béat lui fendait le visage. La créature inconnue prit de l’élan pour se jeter à son cou. Une saute de vent rabattit la toison qui lui masquait presque entièrement les traits. À la lueur du feu, on put alors apercevoir des yeux de braise. Cela faisait comme deux entailles ouvertes dans la chair, toutes pleines encore du rouge de la vie. Un peu plus bas, une bouche grimaçante laissait apparaître deux canines, acérées comme des pointes de flèches. On aurait dit la gueule de Longues-Dents. Mais ce n’était pas un animal qui étreignait Regard-sombre et venait poser la tête contre son épaule. Le souffle de l’air avait ravivé les flammes. Cela n’avait duré qu’un instant, cependant Œil clair et sa compagne avaient reconnu sans aucun doute possible les traits de la visiteuse. Vieille-Mère était revenue, elle n’avait pas trouvé le chemin des Grandes Steppes d’en bas et sans doute réclamait de l’aide. Mais pourquoi plantait-elle ses dents dans la gorge de son fils, tandis que celui-ci lâchait un grognement de plaisir ? Et pourquoi Pierre-bleue dansait-elle autour d’eux, comme pour exiger sa part du festin ?

Voix-douce, la mine interrogative, laissait errer ses regards depuis le visage ébahi de son compagnon jusqu’à la scène incompréhensible qui se déroulait devant eux. Le jeune chasseur hésitait encore sur la marche à suivre quand soudain Vieille-Mère poussa un rugissement sourd. Elle venait de déceler leur présence. Elle sauta à terre. Un peu du rouge qu’elle avait volé à son fils lui coulait sur le menton. Elle allait bondir. Et Regard-sombre se préparait à en faire autant. Voix-douce fut cependant la plus vive. Elle se rua en direction du feu et s’empara d’une branche que les flammes commençaient tout juste de mordre. Vieille-Mère hurla furieusement en la voyant faire. Elle recula, écartant largement les bras, comme pour protéger ses comparses et les empêcher d’avancer.

Pierre-bleue toutefois se dégagea et approcha en vociférant. Elle aussi montrait les dents. Elles étaient pointues, presque autant que celle de la morte, mais bien plus courtes. Cela restait des dents d’enfant. Leur morsure néanmoins devait être redoutable. Voix-douce se mit à agiter sa branche enflammée avec plus de nervosité. Elle atteignit à plusieurs reprises la fillette sans pour autant réussir à la repousser. Bien au contraire, Pierre-bleue rassemblait ses forces. Visiblement elle se préparait à sauter à la gorge de celle qui avait été son amie — et ces derniers jours, presque sa mère. Si elle parvenait à la faire trébucher, à lui faire lâcher son arme, les deux autres se rueraient sur Voix-douce et la tueraient. Car c’étaient des ennemis, à présent.

Œil-clair n’avait que trop réfléchi. Sa résolution, désormais, était prise. Le cœur lourd, il saisit sa pique, en assura fermement la tenue et visa. Pierre-bleue eut un bref cri de douleur et s’écroula, l’épaule transpercée. Sans plus s’attendrir sur le sort de la petite, le jeune chasseur s’empara à son tour d’un morceau de bois enflammé avant de fondre sur sa mère et son frère. Il fallait agir vite, les repousser, et surtout forcer Vieille-Mère à regagner son trou.

Regard-sombre parut hésiter. Au lieu de fuir, il puisa en lui assez de courage pour contourner la torche qu’on lui agitait sous le nez. Puis, il courut en direction du feu, jusqu’à l’endroit où Pierre-bleue s’était effondrée. Là, il tomba à genoux et saisissant l’une des mains de la jeune blessée, il s’en frappa le visage en lançant un long hurlement de détresse.

Alertés par les cris, ceux du clan avaient fini par se lever et par gagner l’entrée de la caverne. Massés à présent dans le dernier coude de la galerie, ils observaient sans comprendre la scène qui se déroulait sous leurs yeux. Quand elle vit qu’elle ne pourrait avoir le dessus, Vieille-Mère recula jusqu’au bord de la falaise et parut plonger dans le vide. Œil-clair, Voix-douce et tous les autres furent saisis d’une telle stupeur qu’ils n’esquissèrent aucun geste, ni pour la rattraper, ni même pour empêcher Regard-sombre de la suivre. Car le colosse avait pris Pierre-bleue dans ses bras. Bousculant ceux qui tentaient de s’interposer, il courut à son tour jusqu’au bord de la corniche avant de s’enfoncer, lui aussi, dans les ténèbres. Il connaissait le chemin qui mène au fond de la vallée. On entendit quelques pierres rouler, la plainte d’un animal qu’on assomme. Une grappe d’oiseaux ensommeillés quitta soudain l’un des grands arbres. Puis le silence s’empara de l’espace, à peine troublé ici ou là par les murmures ordinaires de la nuit.

Les Êtres s’assemblèrent autour du feu. Les visages étaient fermés, les traits presque durs. Tous avaient besoin d’explication. Œil-clair ne pouvait que dire les choses telles qu’il les avait vues. Ni lui, ni Voix-douce n’avaient de réponse aux questions que chacun se posait. Leur récit fut suivi d’un long moment de silence. Sans vraiment pouvoir lui en faire le reproche, on en voulait au jeune chasseur d’avoir blessé Pierre-bleue. Un chef devait protéger ceux de son clan. Tous, sans exception. On savait l’enfant malade, affaiblie. Survivrait-elle à la déchirure qu’elle avait à présent à l’épaule ? D’un geste de la main, Nez-plat repoussa en grognant cette idée qui, comme chez tous les autres, lui avait un instant traversé l’esprit. Mieux valait s’intéresser au retour de Vieille-Mère. Était-on bien sûr qu’il n’y avait plus de vie en elle ? Ne venait-elle pas de se réveiller d’un sommeil plus profond qu’à l’ordinaire ? Les anciens, c’est vrai, disent souvent qu’il faut empêcher les morts de revenir. Mais qui a déjà croisé l’un de ces vieux chasseurs partis pour les Steppes d’en bas ? Ils traversent parfois les images qu’on a dans la tête. Mais c’est bien tout.

Une partie du clan protesta violemment. Chacun avait pu voir Vieille-Mère à l’entrée de la caverne, étendue auprès de Longues-Dents. Son ventre était froid, plus froid que la pierre. Aucun souffle ne montait de ses lèvres. Quand on l’avait lavée, elle n’avait pas bougé. Sa demeure, c’était bien désormais les Steppes d’en bas. Elle devait y retourner. Dès que le Feu d’en haut se lèverait, Œil-clair et son frère le plus jeune iraient vérifier l’endroit où l’on avait déposé son corps. Il faudrait mieux fermer le sac de peau, et accumuler d’autres pierres, beaucoup d’autres pierres. Puis les deux chasseurs partiraient à la recherche de Regard-sombre. Le malheureux n’était pas méchant. Les images de sa tête se mélangeaient, rien de plus. Il finirait malgré tout par comprendre. Même s’il était taillé pour se défendre, on ne pouvait le laisser seul avec une enfant blessée. C’était là une proie trop facile pour les Faces plates.

Herbe-courte dit qu’elle saurait soigner Pierre-bleue. Mais il fallait aussi penser à la morte. Peut-être pouvait-on utiliser contre elle la plante qui sent si fort, avec ses fleurs mauves et rondes. On l’emploie pour guérir les ventres gonflés et les souffles rares. C’est une bonne médecine. Mais Vieille-Mère, elle, ne l’aimait pas. Elle s’en écartait toujours quand on en rencontrait sur le bord du chemin. Une fois, Herbe-courte avait voulu lui en faire manger. Mais elle avait tout recraché. Elle disait que ça la brûlait à l’intérieur. Il suffirait peut-être de disposer autour de son corps quelques fleurs de cette plante, ou encore des morceaux de la boule odorante qui lui sert de racine. Vieille-mère aurait sans doute peur de sortir. Elle finirait bien alors par trouver le chemin des Steppes d’en bas.

Œil-clair hocha lentement la tête. Aussitôt, Herbe-courte se leva et disparut dans la galerie qui menait au fond de la caverne. Elle en revint quelques instants plus tard, un sac de peau entre les mains. Quand elle l’ouvrit, une senteur puissante se répandit autour d’elle. Il y avait là des fleurs séchées, des tiges, et ces étranges racines qui, lorsqu’on les pèle, font comme de grosses gouttes blanches. Œil-clair en aurait assez pour en mettre tout autour de Vieille-Mère.

*

Voix-douce se serre contre son compagnon. Elle se sent si faible à présent, si fatiguée. Les flammes de sa chevelure se sont presque toutes éteintes. Des saisons sans nombre ont passé. Combien de fois le blanc-qui-fond s’est-il déposé dans la vallée ? Et combien de fois le Feu d’en haut a-t-il pu brûler les plantes les plus fragiles ? Des mains et des mains. On ne peut plus compter. Œil-clair lui aussi a perdu de sa force. Ses fils sont morts, et ses filles également, certaines avant même de sortir du ventre de Voix-douce.