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Extrait : "Béni soit le paysan grec dont la bèche exhuma la déesse enfouie depuis deux mille ans dans un champ de blé ! Grâce à lui, l'idée de la Beauté s'est exhaussée d'un degré sublime ; le monde plastique a retrouvé sa reine. A son apparition, que d'autels écroulés, que de prestiges évanouis ! Comme dans le temple biblique, toutes les idoles tombèrent la face contre terre. La Vénus de Médicis, la Vénus du Capitole, la Vénus d'Arles..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN
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Seitenzahl: 571
Veröffentlichungsjahr: 2015
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EAN : 9782335048063
©Ligaran 2015
Je prie le lecteur de se figurer un atelier dans lequel l’artiste aurait rassemblé quelques-unes de ses études les moins imparfaites, pour les exposer aux yeux du public : un tableau d’histoire auprès d’une eau-forte, un dessin d’après l’antique à côté d’un portrait ou d’une fantaisie. C’est l’image de ce volume composé de morceaux écrits à des occasions très diverses. J’essayerais vainement de leur former un lien factice que briserait à chaque instant la diversité des sujets : ils n’ont entre eux d’autre analogie que celle de reproduire des scènes et des figures du passé. En recueillant ces feuilles dispersées, j’ai mis tous mes soins à corriger leur forme et à remplir leurs lacunes. À défaut de l’unité de composition, ce livre aura du moins celle de l’inspiration qui en a dicté toutes les pages : un grand amour de l’art et une recherche sincère de la vérité.
Béni soit le paysan grec dont la bêche exhuma la déesse enfouie depuis deux mille ans dans un champ de blé ! Grâce à lui, l’idée de la Beauté s’est exhaussée d’un degré sublime ; le monde plastique a retrouvé sa reine.
À son apparition, que d’autels écroulés, que de prestiges évanouis ! Comme dans le temple biblique, toutes les idoles tombèrent la face contre terre. La Vénus de Médicis, la Vénus du Capitole, la Vénus d’Arles, s’abaissèrent devant la Vénus deux fois Victorieuse qui les réduisait, en se relevant, au rang secondaire. L’œil humain a-t-il jamais embrassé forme plus parfaite ? Ses cheveux, négligemment rattachés, ondulent comme les vagues d’une mer au repos. Le front se découpe sous leurs bandelettes, ni trop haut ni trop bas, mais tel que l’on peut concevoir le siège d’une pensée divine, unique, immuable. Les yeux s’enfoncent sous l’arcade profonde des sourcils ; elle les recouvre de son ombre, elle les frappe de cette sublime cécité des dieux, dont le regard, aveugle au monde extérieur, retire en lui sa lumière et la répand sur tous les points de leur être. Le nez se rattache au front par ce trait droit et pur qui est la ligne même de la beauté. La bouche, entrouverte, creusée aux angles, animée par le clair-obscur que projette sur elle la lèvre supérieure, exhale le souffle ininterrompu des vies immortelles. Son léger mouvement accuse la rondeur grandiose du menton marqué d’un imperceptible méplat.
La beauté coule de cette tête divine et se répand sur le corps, à la façon d’une clarté. Le cou n’affecte point ces molles inflexions de cygne que la statuaire profane prête à ses Vénus. Il est droit, ferme, presque rond, comme un fût de colonne supportant un buste. Les épaules étroites développent, par leur contraste, l’harmonie d’un sein digne, comme celui d’Hélène, de servir d’empreinte aux coupes de l’autel : sein doué d’une virginité éternelle, que l’Amour n’a pas fatigué en l’effleurant de ses lèvres, auquel les quatorze enfants de Niobé pourraient boire sans altérer son contour. Le torse offre ces plans cadencés et simples qui marquent les divisions de la vie. La hanche droite, assouplie par l’inclinaison de la pose, prolonge son ondulation dans la draperie glissante que le genou, porté en avant, laisse retomber en plis majestueux.
Mais la beauté sublime est la beauté ineffable. La langue d’Homère et de Sophocle serait seule digne de célébrer cette royale Vénus ; l’ampleur du rythme hellénique pourrait seule mouler, sans les dégrader, ses formes parfaites. Par quelle parole exprimer la majesté de ce marbre trois fois sacré, l’attrait mêlé d’effroi qu’il inspire » l’idéal superbe et ingénu qu’il révèle ? Le visage ambigu des sphinx est moins mystérieux que cette jeune tête en apparence si naïve. D’un côté, son profil exhale une douceur exquise ; de l’autre, la bouche contracte le tour, l’œil prend l’obliquité d’un dédaigneux défi. Regardez-la de face : la figure apaisée n’exprime plus que la confiance de la victoire, la plénitude du bonheur. – La lutte n’a duré qu’un instant ; d’un regard, Vénus sortant des flots a mesuré son empire. Les Dieux et les hommes ont reconnu sa puissance… Elle met le pied sur la plage et s’expose, demi-nue, à l’adoration des mortels.
Mais cette Vénus n’est pas la Cypris frivole d’Anacréon et d’Ovide, celle qui forme l’Amour aux ruses érotiques, et à laquelle on immole les oiseaux lascifs. C’est la Vénus Céleste, la Vénus Victorieuse ! toujours désirée, jamais possédée, absolue comme la vie, dont le feu central réside dans son sein ; invincible comme l’attirait des sexes auquel elle préside, chaste comme l’Éternelle Beauté qu’elle personnifie. C’est la Vénus qu’adorait Platon, et dont César donnait le nom – Venus victrix – pour mot d’ordre à son armée, la veille de Pharsale. Elle est la flamme qui crée et qui conserve, l’instigatrice des grandes choses et des projets héroïques. Ce qu’il y a de pur dans les affections terrestres, l’âme des sens, l’étincelle créatrice, la particule sublime mêlée à l’alliage des passions grossières, tout cela lui appartient de plein droit. Le reste revient aux Vénus vulgaires, copies profanées de son type qui se parent de ses attributs et usurpent son piédestal. Quelques-uns croient que son pied mutilé reposait sur un globe ; ce symbole compléterait sa grandeur. Les astres gravitent en cadence autour de la Vénus Céleste, et le monde roule harmonieusement sous son pied.
On a attribué la Vénus de Milo à Praxitèle : rayons ce nom du socle sans tache. Praxitèle modelait ses déesses sur des courtisanes ; il amollit le marbre divinisé par Phidias. Sa Vénus de Gnide enflamma la Grèce d’une impure ardeur. Contemporaine du Parthénon, la grande Vénus est née, comme ses héros et ses dieux, d’une conception idéale. Il n’y a pas un atome de chair dans son marbre auguste ; ces traits grandioses ne reflètent aucune ressemblance ; ce corps, où la grâce se revêt de force, accuse la génération de l’esprit. Il est sorti d’un cerveau viril fécondé par l’idée et non par la présence de la femme. Il appartient au temps où la statuaire n’exprimait que des types surhumains et des pensées éternelles.
Ô Déesse ! tu n’as apparu qu’un instant aux hommes dans la splendeur de ta vérité, et il nous, est donné de contempler cette lumière ! Ta rayonnante image nous révèle l’Éden de la Grèce, alors qu’au premier soleil de l’art l’homme tirait les dieux des flancs de la matière endormie. De quelle avenue de siècles tu viens à nous, ô jeune souveraine ! À quelles traditions sacrées tu nous inities ! Homère lui-même a méconnu ta grandeur, lui qui glisse ton fantôme dans le filet où Vulcain surprit l’adultère ! Pour te chanter, il faudrait cette lyre à trois cordes qu’Orphée faisait résonner avec une gravité religieuse dans les vallées du monde naissant ! Bientôt ton type primitif va se corrompre et se dégrader. Les poètes t’énerveront dans les mollesses d’Amathonte : ils prostitueront ton idée à leurs fictions licencieuses ; ils rouleront tes membres profanés sur tous les lits de la terre. Les sculpteurs feront de toi une bacchante et une courtisane ; ils t’entraîneront dans les orgies du marbre et du bronze ; ils plieront aux poses lascives ta noble stature : l’âme des hétaïres s’insinuera dans ton corps divin et dépravera tes images. Vénus va sourire, feindre la pudeur, sortir du bain, peigner ses cheveux, se regarder au miroir… Que t’importe, ô Déesse ! tu sors intacte de ces métamorphoses sacrilèges. Dante nous montre, dans son poème, la Fortune agitant sa roue et versant sur la race humaine, par répartitions mystérieuses, les biens et les maux, les succès et les revers, les prospérités et les catastrophes. Les hommes la maudissent et l’accusent. « Mais elle n’entend pas ces injures. Calme parmi les créatures premières, elle fait tourner sa sphère et se réjouit dans sa béatitude. »
Ainsi la grande Vénus répand au hasard sur les âmes de hautes pensées et de vils désirs, les voluptés saintes et les obscènes convoitises. Mais l’outrage ne l’atteint pas, l’injure ne l’offense pas, l’écume qu’elle a déchaînée ne remonte point jusqu’à elle. Debout sur son piédestal, elle se recueille en elle-même et fait tourner tranquillement son globe étoilé :
Volge sua sfera e beata si gode.
Qui n’a senti en entrant au Louvre, dans la salle où règne la Déesse, cette sainte terreur, – deisadaimonia, – dont parlent les Grecs ? Son attitude est fière, presque menaçante. La haute félicité qu’exprime son visage, ce bonheur inaltérable que puise dans son essence un être parfait, vous consterne et vous humilie. Il n’y a pas de squelette dans ce corps superbe, ni de larmes dans ces yeux aveugles, ni d’entrailles dans ce torse où circule un sang calme et régulier comme la sève des plantes. Elle est de la race lapidaire de Deucalion et non de la famille de sang et de larmes engendrée par Ève. On se souvient de cet Hymne d’Apollon attribué à Homère, où sourit cette strophe d’un mépris si olympien, d’une sérénité si cruelle : « Et les Muses en chœur, se répondant avec leurs belles voix, se mettent à chanter les dons éternels des dieux et les misères infinies des hommes, lesquels, ainsi qu’il plaît aux Immortels, vivent insensés et impuissants, et ne peuvent trouver un remède à la mort ni une défense contre la vieillesse. »
Laissez le charme agir. Fatigué des doutes et des angoisses de la pensée moderne, reposez-vous au pied du marbre auguste, comme à l’ombre d’un chêne antique. Bientôt une paix profonde coulera dans votre âme. La statue vous enveloppera de ses linéaments solennels, vous vous sentirez comme enlacé dans ses bras absents. Elle vous élèvera doucement à la contemplation de la beauté pure. Sa calme vitalité passera dans votre être. La lumière et l’ordre se feront dans votre esprit obscurci par de vains rêves, obsédé par des fantômes gigantesques. Vos idées prendront le tour simple des pensées antiques. Il vous semblera renaître à l’aurore du monde, alors que l’homme adolescent foulait d’un pied léger la terre printanière, et que le rire éclatant des dieux retentissait sous les voûtes de l’Olympe, comme un joyeux tonnerre dans un ciel serein.
La Mythologie fait de Diane la fille de Latone, mais le sein qui l’a portée est plus vaste, sa conception plus divine encore. C’est du courant des sources, de la profondeur des ombrages, des bruits du vent, des mystères de la solitude que Diane est sortie. Tous les éléments chastes de la nature, toutes les puretés du corps et de l’âme se personnifient dans la grande Vierge dorienne. Sœur de Phébus, le dieu solaire, Diane, à l’origine, est la Lune, unique comme lui dans le ciel : leur double célibat exprime leur solitude éthérée. Mais de même qu’Apollon, pareil à une statue qui surgit des flammes de son moule, se dégage vite du Soleil, de même Diane descend bientôt de l’astre nocturne. Son caractère lunaire pâtit par degrés ; elle en gardera toujours le reflet, mais la Chasseresse prédomine, l’héroïne sans protecteur et sans maître, qui vit, libre de tout joug, au fond des grands bois.
C’est ainsi que l’adorait la Grèce, c’est ainsi que l’imagination l’évoque, et que les poètes la chantent, et que le ciseau des sculpteurs la détache du marbre pur et froid comme elle. Grande et svelte, dépassant de la tête le cortège errant de ses Nymphes. Sa figure est celle d’Apollon à peine adoucie ; aucune mollesse n’alanguit sa beauté hautaine. Sa bouche entrouverte aspire le souffle des bois ; ses narines palpitent comme à l’odeur de la proie ; ses yeux fixes lancent des regards rapides et droits comme ses flèches ; ses hanches étroites sont celles d’un éphèbe plutôt que d’une femme ; son sein, rétréci par l’exercice des jeux héroïques, a la verdeur de la puberté. L’idée de la course s’attache à ses jambes, comme l’idée du vol aux ailes de l’oiseau. La bottine crétoise chausse son pied agile ; le court chiton d’Orient étreint de ses plis sa taille élancée, et se retrousse à son genou sous la morsure de l’agrafe. Souvent encore, avec une grâce hâtive, elle ploie son manteau en guise de ceinture autour de ses flancs. Le premier souffle dénouera ses cheveux relevés en ondes sur son front, ou noués derrière sa nuque en une simple touffe. Toujours en marche, toujours en mouvement, retournant la tête comme à l’appel d’une fanfare, tirant une flèche du carquois qui bat ses épaules, ou domptant une biche cabrée sous sa main, ses statues offrent l’image de l’activité éternelle.
C’est ainsi qu’au son des cors et aux aboiements de sa meute, elle parcourt les bois et les monts, suivie du chœur de ses Nymphes, farouches et vierges comme elle. La troupe indomptée franchit les précipices et passe les fleuves à la nage, lançant ses traits aux aigles, perçant de ses javelots les sangliers et les ours. À midi, les guerrières agrestes s’endorment sous les vastes chênes, parmi les molosses ; au crépuscule, à l’heure où les lionnes vont boire, elles lavent dans les sources froides leurs mains sanglantes et leurs bras poudreux. Une loi austère régit le gynécée vagabond. Les compagnes de Diane font vœu de chasteté perpétuelle. Les bois sacrés sont leurs cloîtres, les montagnes sont leurs monastères. La Déesse est, pour ainsi dire, l’abbesse des forêts.
De quels prestiges devait remplir les bois sa présence secrète ! Elle sanctifiait tous leurs sites, elle divinisait tous leurs bruits. La brise qui troublait le feuillage était peut-être sa divine haleine. Peut-être le lac, frémissant encore, venait-il de recevoir son corps virginal. Sa chasse merveilleuse enchantait la forêt ; elle se mêlait à toutes ses rumeurs. Les bûcherons et les pâtres entendaient siffler ses flèches dans les cris du vent ; ils voyaient reluire ses épaules dans les clartés qui blanchissaient les ombrages. Quelle frayeur religieuse devait saisir le jeune chasseur laconien pénétrant dans les taillis du Taygète ! Si, au tournant d’un sentier, il allait voir s’avancer vers lui la Déesse, appuyée sur son arc d’argent !… S’il la surprenait sortant nue du bain ; et rajustant sa draperie d’un geste pudique !… Que les rameaux qu’écarte sa marche lui jettent au visage une goutte de rosée, il croira sentir l’eau magique que Diane lança sur Actéon, et qui fit germer à ses tempes les ramures du cerf. – Fuis, téméraire, sans retourner la tête ! déjà tes chiens te regardent d’un œil soupçonneux…
La nuit surtout devait multiplier les terreurs qui s’attachaient à la rencontre de l’Immortelle. Ces fracas lointains qui traversaient le silence, étaient-ce les bonds de ses Nymphes ou les bondissements des cascades ? Ne pouvait-on prendre les branches argentées pour les pointes de leurs lances mouvantes sous la lune ?… Dans le croissant qui s’abaissait sur les cimes, le voyageur attardé croyait voir le diadème de Diane endormie sur quelque sommet.
Mais la Lune, c’était elle encore. Dépouillant chaque soir, comme un habit de chasse, sa forme terrestre, Diane, la nuit, remontait au ciel pour y diriger l’armée des étoiles, comme le jour elle dirigeait la troupe de ses Nymphes. Du firmament même, ses traits ne cessaient pas de pleuvoir, tantôt propices et tantôt funestes. C’étaient les rayons paisibles qui percent les ténèbres et frayent les sentiers ; c’étaient aussi les flammes sinistres qui suscitent les spectres et qui éclairent les noirs maléfices.
Car, de son origine lunaire, Diane a gardé un caractère mystérieux. Elle est changeante comme la planète qu’elle personnifie. Contemplez-la dans le ciel : le croissant limpide va se métamorphoser en face grimaçante. Regardez-la sur la terre : elle vous montre tour à tour le visage d’une déité secourable, ou le profil violent d’une Furie. Ses vengeances sont impitoyables : elle livre Actéon aux dents de ses chiens ; elle tue Calisto, sa nymphe infidèle ; elle extermine en masse les filles de Niobé. Junon, indignée, dans l’Iliade, lui reproche son « cœur de lionne contre les femmes. » À Pellène, nul n’osait regarder sa statue en face ; lorsqu’on la portait en procession, les plus hardis détournaient les yeux. Son regard, disait-on, stérilisait les arbres et faisait tomber les fruits verts. En Tauride, Diane se réjouit du sang des victimes ; à Sparte, du cri des adolescents et des vierges fouettées sur son autel. Pendant la flagellation déchirante, sa prêtresse, tenant entre ses bras sa statue de bois, s’écrie que le poids l’écrase et qu’elle va la laisser tomber, chaque fois que le bras qui frappe ralentit ses coups. Effrayante surtout, lorsqu’elle revêt le masque d’Hécate, et que, du haut du ciel, son disque livide, brouillé de nuages, plane sur le trépied magique dont il consomme les philtres et fait bouillir les poisons. – « Je t’invoque, terrestre Hécate ! » – s’écrie la Symétha de Théocrite composant ses charmes, – « devant qui les chiens mêmes tremblent de terreur, lorsque tu arrives à travers les tombes, et dans le sang noir des morts. Salut, consternante Hécate ! et jusqu’au bout sois-nous présente, faisant que ces poisons ne le cèdent en rien à ceux ni de Circé, ni de Médée, ni de la blonde Périmède. »
Origène nous a transmis la prière liturgique que lui adressaient les magiciennes de la Thessalie : elle égale en horreur l’incantation des trois sorcières de Macbeth : « Viens, infernale, terrestre et céleste Hécate, déesse des grands chemins, des carrefours, toi qui apportes la lumière, qui marches la nuit, ennemie de la lumière, amie et compagne de la nuit, toi que réjouissent l’aboiement des chiens et le sang versé, qui erres au milieu des ombres, à travers les tombeaux ; toi qui désires le sang et qui apportes la terreur aux mortels, Bombo ! Gorgo ! Mormo ! Lune aux mille formes ! assiste d’un œil propice à nos sacrifices. »
Plus tard encore, corrompue par l’Asie, la déesse dorienne s’identifie avec la Diane monstrueuse du temple d’Éphèse. Sa taille élancée s’emboîte dans la gaine informe d’une momie ; sa chaste poitrine se charge d’un triple rang de mamelles. Elle a pour prêtres des eunuques et pour fêtes d’obscènes mascarades.
La vraie Diane n’est pas responsable des métamorphoses impures ou perverses que subit son type. Ces Dieux grecs, si humains et si sympathiques, avaient contracté dans leur passé oriental des engagements qu’il leur fallait acquitter. Sortis des cultes phalliques et orgiastiques de l’Asie, ils s’étaient dégagés de leur servitude : de monstres, ils s’étaient faits hommes ; de la difformité du fétiche, ils s’étaient élevés à la beauté du Génie. Mais, sous leurs traits épurés, ils gardaient les signes de leur conception primitive. De temps en temps, du moins, par quelque côté ils devaient reprendre leur figure première. Le prêtre ne livrait pas tout entière son idole à la lyre du poète et au ciseau de l’artiste ; il s’en réservait la face obscure, la partie voilée, la forme hiéroglyphique et occulte. De là ces doubles existences qui divisent et contredisent si souvent les divinités de la Grèce. Aphrodite se plonge par instants dans les Mystères impurs d’Astarté ; le jeune et doux Bacchus, sous le nom phrygien de Zagreus, répand, au lieu de vin, le sang des victimes ; Proserpine s’arrache aux fleurs de la Sicile pour siéger sur le trône noir de l’Hadès.
Mais, malgré tout, Diane Chasseresse efface Hécate ; la Vierge pure rachète les crimes de l’idole Éphésienne et de l’astre impur. Elle pourrait fouler sous ses pieds le croissant qu’elle porte à son front. Qu’elle est belle et bienfaisante sous cette noble forme ! que de bonté sous son air sévère ! que de vertu sous ses airs farouches ! Elle mérite le titre que les Athéniens avaient gravé sur le socle de sa statue : À la très bonne et très belle Déesse. Invoquée par les malades, elle apporte à leur chevet l’odeur balsamique des bois qu’elle exhale, et qui guérit tous les maux. Par une compensation délicate, la Grèce lui avait confié le patronage des jeunes créatures. Puisqu’elle ne devait pas connaître les voluptés de l’hymen, on voulait du moins qu’elle ressentît quelque chose des joies maternelles. C’était elle qui protégeait les enfants ; les petits animaux même lui étaient voués. Comme Illythie, elle allégeait les douleurs des mères. Selon les mythes de Délos, à peine sortie du sein de Latone, elle l’avait aidée à mettre au jour Apollon. L’auguste vierge remplissait ainsi dans la mythologie le rôle que joue dans la famille la tante restée fille, qui répand sur les enfants de ses sœurs l’amour renfermé dans son sein stérile. Sa pureté lui donne une beauté spéciale ; il y a de l’auréole dans l’éclat qu’elle jette, et dans sa divinité de la sainteté. Ses apparitions sont d’une Madone plus que d’une déesse. – « La Diane de ce carrefour, – dit une épigramme de l’Anthologie, – c’est une fille de Démarète, Agélochie, jeune vierge demeurant encore dans la maison de son père, qui l’a ainsi parée d’une robe ; car la déesse elle-même lui est apparue près de son métier, toute resplendissante de lumière. »
Lorsque l’heure, nubile, arrivait, et que les troubles de Vénus succédaient à sa chaste influence, la jeune fille lui dédiait, sa derrière poupée. En ex-voto à sa statue elle suspendait l’innocent fétiche qu’une idole vivante allait bientôt remplacer sur son cœur.
Il n’y a qu’un amour dans la légende de Diane, immaculé comme la lumière qui l’exprime. C’est sous sa forme sidérale qu’elle aime Endymion. Alors elle n’est plus Diane, elle s’appelle Séléné, la Lune paisible et propice. Et quelle pudeur dans son hymen aérien ! Ses caresses sont des reflets, son baiser est un rayon qui se glisse sur des lèvres closes par le sommeil ; elle se donne en déployant sa clarté sur le corps du jeune chasseur endormi. Redescendue sur la terre, Diane garde envers ses initiés même une inviolable réserve. Dans la tragédie d’Euripide, Hippolyte, son favori le plus cher, entend sa voix sans voir son visage. Elle ne se montre pas même à lui, lorsqu’il va mourir, mais elle console son agonie avec une céleste pitié. À son approche ses douleurs s’apaisent ; il se meurt, mais ne souffre plus. Si elle évite son dernier souffle, si elle ne reçoit pas son dernier regard, c’est que sa dignité divine lui interdit l’aspect de la mort. – « Adieu, reçois mon dernier salut. Il ne m’est pas permis de voir les morts, ni de souiller mon regard par de funèbres exhalaisons. Déjà je te vois approcher du terme fatal. »
– Et son départ solennel précède celui de l’âme du héros.
Une fonction terrible est assignée à Diane : son arc lance le trépas subit qui renverse l’homme dans sa force et l’adolescent dans sa fleur. Mais, pour les Anciens, la mort soudaine était l’euthanasie, la « bonne mort, » et ils bénissaient Diane de la sûreté de ses coups. Ils appelaient « doux » ses traits invisibles. « Ô ma mère ! » demande dans l’Odyssée Ulysse, évoquant les Mânes, à l’Ombre d’Anticlée, « comment la Parque t’a-t-elle soumise au long sommeil de la mort ? As-tu souffert d’une longue maladie, ou Diane, te visitant, a-t-elle fait tomber sur toi ses douces flèches ? »
– Et Anticlée lui répond, avec un accent de regret : « Diane, au sein de mon palais, ne m’a point frappée de ses douces flèches ; mais c’est le souci de ton absence, ô mon fils, qui m’a ravi le jour ! »
C’est en Diane que le paganisme a donné son plus haut et son plus pur idéal. Il avait besoin de cette vierge pour l’opposer à ses divinités de chair et de joie. Tandis que les Immortels remplissent d’adultères la terre et le ciel, la rigide déesse, retranchée dans ses montagnes inviolables, proteste par son austérité contre les débordements de l’Olympe. Elle y donne l’exemple de l’abstinence et de l’énergie ; elle y élève des âmes saines dans des corps robustes, elle y tient école d’héroïsme. Son exemple est efficace, son influence s’exhale du fond des forêts, et se répand sur la Grèce, pareille à ces vents froids qui purifient l’atmosphère. C’est elle qui excite les jeunes gens aux mâles exercices du Gymnase ; c’est elle qui les entraîne à la chasse, loin de la maison des courtisanes et du portique des rhéteurs. Lorsque son image s’altéra, lorsque son culte se corrompit, une vertu se retira du Polythéisme. Il perdit sa seule pudeur et sa dernière dignité.
CÉRÈS ET PROSERPINE.
Cérès était la déesse la plus vénérable du paganisme. Comme Zeus, Hermès, Pan, Rhéa, elle appartient à ce groupe immémorial de divinités Pélasgiques qu’on pourrait appeler les ancêtres et les patriarches de l’Olympe. Les racines de son nom grec, Déméter, – « terre mère, » – indiquent la profondeur de son origine. On l’entrevoit, aux premiers âges de la Grèce, encore enfouie sous l’enveloppe de la masse terrestre, dont elle exprime vaguement la fécondité. Elle s’en dégage d’abord sous la forme monstrueuse d’une idole. Ses plus antiques images la représentent avec la tête d’un cheval, enlacée de serpents, portant un dauphin sur la main droite et une colombe sur la main gauche. C’est la terre à l’état sauvage, livrée aux énergies aveugles de la production, avant que l’homme ait défriché sa glèbe et discipliné son règne animal.
La mythologie de l’âge homérique dégrossit cette barbare ébauche. Cérès se détache des fanges du chaos ; elle s’élance, parmi les épis, du sillon creusé par la charrue du labour ; elle apparaît à l’agriculteur sous l’auguste aspect d’une reine bienfaisante.
Ce n’est plus la nature brutale qu’elle personnifie, c’est la terre maternelle, le champ nourricier, la culture qui fonde et qui civilise. Sœur de Zeus, le roi du ciel, elle s’unit à lui dans un hymen mystérieux. Proserpine naît de leurs amours. Une légende merveilleuse sanctifie la mère et la fille. L’une règne sur le corps de l’homme, l’autre sur son âme. Leur personnalité physique s’illumine d’une allégorie spirituelle. Elles deviennent par excellence les deux « Grandes Déesses. »
Ce n’est pas dans Ovide, le frivole romancier des symboles antiques, qu’il faut lire l’histoire de Cérès, c’est dans l’Hymne homérique qui lui est dédié, et qui porte l’empreinte des traditions primitives.
Proserpine cueille des fleurs avec les Océanides, dans le champ Nyséen. Au moment où elle détache la tige d’un narcisse, la terre s’écarte en un vaste gouffre, d’où s’élance Pluton monté sur son char. Il enlève la vierge, qui se débat en vain sous sa rude étreinte. Hécate et le Soleil sont seuls témoins du rapt infernal. Le char de Pluton dévore l’espace et plonge dans la mer. Les cris dont Proserpine a rempli le monde ont frappé l’oreille de Cérès. Elle s’élance, éperdue, à la poursuite du ravisseur ; pendant neuf jours, elle parcourt la terre en secouant des torches ardentes. Le dixième jour, Hécate lui annonce qu’elle a aperçu Proserpine à la lueur de son pâle flambeau ; mais elle n’a pu voir le visage du dieu qui l’enlevait. Enfin, le Soleil, infaillible témoin à qui rien n’échappe, révèle le nom du roi des Enfers, Cérès, irritée, abandonne l’Olympe ; elle abdique son rang de déesse ; elle revêt les rides et les haillons d’une vieille femme, et cherche sa fille par les champs et par les cités, Épuisée de fatigue, elle s’arrête à Éleusis, à l’ombre d’un olivier, près du puits de Parthénios. Les filles du roi Céléos, qui venaient puiser l’eau vive dans des vases d’airain, interrogent la vénérable étrangère. Cérès leur répond par un récit mensonger, et leur demande de lui trouver dans la ville un emploi de servante ou de nourrice. Les filles de Céléos l’amènent à leur mère Métanire, qui lui confie son fils Triptolème. La déesse promet de le garder des maléfices : elle le nourrit sans pain et sans lait, le lavant d’ambroisie et l’alimentant de son souffle. Pendant la nuit, elle l’enfonce dans un brasier ardent pour le purifier de l’alliage terrestre. Triptolème croît en force et en beauté, comme l’enfant d’un Immortel, Métanire, curieuse, épie furtivement la divine nourrice. Une nuit, elle l’aperçoit plongeant l’enfant dans la flamme ; elle pousse un cri de frayeur, Cérès, irritée, retire l’enfant du foyer, et adresse à la mère de sévères reproches. Son fils mourra, puisqu’elle a manqué de foi. Et elle se révèle dans la splendeur de sa divinité. « Je suis la glorieuse Déméter, qui fais la joie des dieux et des hommes. »
Puis elle commande qu’on lui bâtisse, sur la colline Callichore, un temple où, plus tard, elle enseignera ses Mystères. Le temple s’élève et la déesse s’y retire ; mais la perte de sa fille la rend insensible aux prières et aux sacrifices. La terre, que ne fécondent plus ses bénédictions, est frappée de stérilité ; la famine sévit sur l’espèce humaine. C’est en vain que les dieux viennent tour à tour intercéder pour les hommes auprès de Cérès. Elle a juré que le sol resterait stérile tant qu’elle n’aurait pas revu sa fille bien-aimée.
Jupiter députe vers le dieu des Enfers Hermès à la verge d’or. Pluton se laisse fléchir ; il permet à Proserpine d’aller visiter sa mère. Proserpine s’élance sur le char éclatant de son noir époux ; Hermès la conduit au temple d’Éleusis. Cérès accourt au bruit du sombre quadrige ; elle couvre de baisers et de larmes la tête de sa fille ; elle lui demande si elle n’a goûté d’aucune nourriture auprès du Roi des morts : « Car s’il en est ainsi, tu pourras désormais habiter dans l’Olympe, près de ton père Zeus ; mais si tu as pris une nourriture dans le noir empire, alors il t’y faudra retourner. Tu demeureras la troisième partie de l’année avec ton époux, et les deux autres avec moi et les Dieux immortels. »
Mais Pluton, avant de laisser partir Proserpine, lui a fait manger un pépin de grenade. L’arrêt est porté. Cérès se résigne aux lois du Destin. Elle relève la terre de l’excommunication qu’elle lui avait infligée. Triptolème, son nourrisson, reçoit d’elle les principes et les leçons de la vie. Elle lui confie les germes sacrés qui fertiliseront le sein de la terre ; elle lui enseigne l’art de cultiver le sol avec la charrue ; elle lui apprend à récolter le blé et à faire le pain. Triptolème ensemence d’abord le champ paternel, puis il monte sur un char auquel Cérès attelle des serpents ailés, et parcourt le monde en jetant du haut du ciel les semailles des moissons futures.
Ce mythe si pathétique et si pur recouvre, comme toutes les fables de la Grèce, une signification naturelle. Proserpine, partagée entre les Enfers et la terre, symbolise le phénomène de la végétation, enfouie chaque année avant de fleurir. Pluton représente l’aveugle principe des productions souterraines. Cérès, par sa douleur maternelle, figure à la fois l’amour de la Terre pour ses enfants, sa désolation lorsque l’hiver arrache sa verdure, sa joie quand elle renaît au printemps. Triptolème exprime l’éducation de l’homme primitif initié aux rites de l’agriculture. Tel est le sens général de cette belle légende, revêtue des formes harmonieuses de l’allégorie.
L’imagination grecque ne cessa de perfectionner les types de ces Divinités bienfaisantes. On les voit croître d’âge en âge en beauté, en vertu, en grandeur morale. À son titre de nourricière du genre humain, Cérès joignit celui de législatrice. Elle présida à la formation des lois, à l’accomplissement des devoirs, à l’union des familles, dont le champ est l’éternelle base. Proserpine se transfigura dans les ténèbres du monde souterrain ; elle y prit l’aspect fantastique d’une Vénus funèbre ; elle y devint la maîtresse des âmes immortelles. Les jeunes hommes enlevés prématurément à la vie s’endormaient entre ses bras d’un sommeil mystique. Le célèbre vase peint de Ruvo nous la montre accueillant dans un bosquet de myrtes l’adolescent que lui présente un Génie ailé. Le nom de Félicité est inscrit au-dessus de sa tête. Trois femmes l’entourent : l’une, qui symbolise les Banquets éternels, porte un plat chargé de fruits ; l’autre, enveloppée d’un manteau étoilé, se nomme la Santé ; la troisième, tenant le fil des Parques entre ses doigts, est appelée la Belle. Le jeune mort lui-même est désigné par cette légende : Celui qui doit vivre de longs jours.
Ainsi, déjà dans l’enfer païen la Mort a perdu son aiguillon et dépouillé son horreur. La joie et l’amour règnent là où l’homme rêvait l’épouvante et la solitude ; la santé brille dans l’asile de la destruction ; une vie nouvelle s’ouvre à l’homme qui croyait descendre dans le vide sans fond du néant.
C’est sans doute à l’influence de Proserpine qu’est due cette transformation du sombre royaume ; ce sont ses yeux qui l’éclairent de cette aube ravissante d’immortalité. Comme une jeune reine embellit une cour attristée par un roi sévère, elle apporte aux Enfers l’amour et la jeunesse. Sa grâce agit sur Pluton lui-même. Le Dieu farouche s’attendrit à son doux contact ; il enchante les morts qu’il effrayait autrefois. Platon le représente, dans son Cratyle, comme un pur Esprit qui apprivoise et retient les Âmes par le charme de ses discours. « Disons donc, par cette raison, Hermogène, qu’il n’est personne dans l’autre monde qui ait envie de revenir dans celui-ci, pas même les Sirènes, et qu’elles sont retenues par le charme avec tous les autres morts : tant sont beaux les discours que Haidès sait leur tenir ; et, d’après ce que je viens de dire, ce Dieu est un sophiste accompli et un grand bienfaiteur pour ceux qui habitent auprès de lui… Quant à la volonté qu’il a de ne pas se trouver avec les hommes revêtus de leur corps, mais d’entrer en commerce avec eux lorsque leur âme est délivrée des maux et des désirs du corps, n’est-ce pas là, à ton avis, être philosophe, et avoir bien compris que dans cet état il fixera les hommes par le désir de la vertu, tandis que, s’ils sont transportés par les passions et les folies du corps, son père Chronos lui-même ne pourra pas les retenir près de lui, en les attachant par les liens qui portent son nom ? »
Ainsi, les bienfaits de la vie et les espérances de la mort, les phénomènes de la germination et les miracles de la renaissance, le champ qui nourrit et qui fonde, le tombeau qui purifie et qui ressuscite, l’amour maternel et la piété filiale, la providence terrestre et les espérances éternelles, toutes les idées sublimes, tous les sentiments purs, toutes les saintes croyances se personnifiaient dans Cérès et dans Proserpine. Elles étaient les Madones du polythéisme. Leur caractère religieux se maintint intact au milieu des travestissements que le caprice mythologique imprima aux autres divinités. Tandis que Zeus se souille d’adultères, qu’Aphrodite se prostitue aux enfants des hommes, que Bacchus se dégrade dans les orgies asiatiques, les deux Grandes Déesses restent chastes, austères, édifiantes. Leur culte est l’enseignement sacré, leurs Mystères sont les sacrements de la Grèce.
Éleusis fut la Jérusalem païenne. C’était là que Cérès, revêtue d’un corps de femme, avait porté son deuil maternel : là étaient le puits près duquel s’était assise la déesse, le champ Rharius qui avait porté la première moisson, l’aire où Triptolème avait battu les premiers épis. C’était à Éleusis que se célébraient ces Éleusinies qui furent le Saint des Saints du polythéisme. Qu’étaient ces Mystères dont tous les poètes, tous les historiens, tous les philosophes ne parlent qu’avec un tremblement religieux ? Nous en connaissons l’appareil et l’ordonnance extérieure. Qui nous rendra leur esprit ? Cinq des neuf jours que durait la fête étaient consacrés aux purifications préalables. Le rendez-vous était à Athènes. Les candidats à l’Initiation se rassemblaient avec un tumulte symbolique à l’appel de l’Hiérophante ; ils faisaient des ablutions dans la mer ; ils offraient dans l’Éleusinium de l’Acropole l’orge sacrée du Rharius ; ils se promenaient dans les rues en secouant des torches ; puis, l’âme exaltée par ces préludes religieux, ils partaient pour Éleusis en suivant le Chemin Sacré. La procession y arrivait de nuit, à la clarté des flambeaux. Là, dans l’enceinte du temple, vaste comme un théâtre, se célébraient les Mystères. Des prêtres en costume jouaient devant les Initiés, vêtus de robes blanches, le drame hiératique du rapt de Proserpine et des douleurs de Cérès. Les cymbales imitaient ses longs gémissements, des danses et des cris de joie célébraient le retour de la jeune déesse sur la terre. Pendant le jour, des breuvages mystiques, des jeûnes expiatoires, des stations à l’olivier et au puits de Parthénios entretenaient la ferveur. Enfin, l’initiation commençait. Les candidats échangeaient leurs robes blanches contre des peaux de faon. Sous la conduite de l’Hiérophante, ils erraient dans des dédales parmi les ténèbres. Des voix effrayantes criaient à leurs oreilles ; la terre tremblait sous leurs pieds et semblait prête à s’ouvrir ; des fantômes horribles surgissaient, aux lueurs des éclairs, dans l’obscurité. Puis un faucheur mystérieux moissonnait silencieusement un épi. Tout à coup, la lumière éclatait comme un lever de soleil ; les propylées du temple s’ouvraient à grand bruit ; des chants d’allégresse s’élevaient du fond du sanctuaire, les voiles tombaient et découvraient l’image de la Divinité rayonnante.
La signification précise de ces rites échappe aux recherches de la pensée moderne. Le secret était juré par les Initiés, et la mort punissait toute révélation. Les écrivains anciens ne nous transmettent sur les mystères que de furtives réticences. On dirait, lorsqu’ils en parlent, que leur voix baisse et qu’ils regardent autour d’eux. Démosthènes, dans un de ses discours, déclare que « les profanes ne pouvaient le connaître même par ouï-dire. » Pausanias, dans son Voyage, passe en se voilant la tête devant le sanctuaire d’Éleusis. « Quant à ce qui est dans l’intérieur du temple, dit-il, un songe m’a défendu de le décrire ; les non-initiés, à qui il n’est pas permis de voir cet intérieur, ne devant pas même connaître ce qu’il renferme. »
On démêle cependant, parmi les images confuses que nous laisse entrevoir le récit des rites, l’emblème de l’Âme passant des ombres de la mort aux clartés de la vie future ; sa résurrection spirituelle assimilée à la renaissance du grain moissonné ; l’intuition des félicités promises aux élus. Que ces doctrines aient été l’énoncé d’un dogme, ou l’impression de spectacles mystiques parlant à des esprits ouverts aux symboles, il est certain que les Mystères furent en Grèce la grande école de l’immortalité de l’âme. L’antiquité est unanime à glorifier leur sainteté sacramentelle, leur efficacité religieuse, leur vertu morale. – « Heureux, s’écrie Pindare, qui, après avoir vu ce spectacle, descend dans les profondeurs de la terre ! Il sait la fin de la vie, il en sait la divine origine ! »
– Diodore de Sicile écrit que « ceux qui ont participé aux Mystères en deviennent plus pieux, plus justes, meilleurs en toutes choses. »
Andocide, dans un des quatre discours qui sont restés de lui, dit aux Athéniens : « Vous êtes initiés, et vous avez contemplé les rites sacrés des Déesses, afin que vous punissiez l’impiété et que vous sauviez ceux qui se défendent de l’injustice. »
Parmi les poètes de la Grèce, on distingue ceux qui ont été marqués par l’Initiation à leur accent plus profond, à leur piété plus ardente, aux pressentiments étranges qui exaltent ou calment leurs vers. C’est l’Initiation qui donne à Pindare la sainteté d’un David, et qui tire de sa lyre des accords dignes de la harpe du psalmiste hébreu ; c’est elle qui agite d’un souffle surnaturel les chœurs de Sophocle. Dans les comédies même d’Aristophane, au milieu de cet immense carnaval de dieux travestis et de croyances profanées, tout à coup, au plus fort de l’orgie moqueuse, les rires cessent, les huées se taisent, la scène devient grave, la fumée de l’encens succède à la vapeur de l’orgie : on entend retentir un hymne enthousiaste : c’est le Chœur des Initiés d’Éleusis qui passe en chantant. – Telles, dans la Divine Comédie, ces processions d’Anges qui défilent, penchés sur leurs théorbes, voilés de leurs ailes, au milieu des dérisions et des blasphèmes de l’Enfer.
Si les livres antiques sont muets sur les Mystères, la sculpture parle avec une auguste éloquence. L’admirable bas-relief récemment découvert à Éleusis vient de faire sortir les deux Grandes Déesses du fond de leur temple, dans l’exercice même de leur sacerdoce.
Cérès, appuyée sur un grand sceptre, emblème de la royauté d’Éleusis, tend à Triptolème le grain de blé qu’il doit semer dans le champ Rharius. Derrière Triptolème, Proserpine, tenant de la main gauche un long flambeau, étend sa droite sur la tête de l’éphèbe, en signe de bénédiction. Cette scène est unique parmi les monuments connus jusqu’ici. Les vases peints et les monnaies reproduisent plusieurs épisodes de la mission du fils de Célœos. – Debout sur son char traîné par des dragons ailés, il reçoit de Cérès une gerbe d’épis. Ailleurs, assis sur le même char et coiffé du pétase d’Hermès, il sème le blé qu’il tient dans le pan de sa chlamyde relevée. Ailleurs encore, il partage l’apothéose de Cérès saluée par les Heures. – Mais c’est la première fois qu’un monument antique nous montre Triptolème recevant le grain primitif des mains de Cérès. La présence de Proserpine rehausse encore la solennité de cette première communion païenne. Si la terre d’où sort le bas-relief d’Éleusis n’attestait pas sa valeur sacrée, l’auguste simplicité de sa composition suffirait à la révéler. Nous touchons évidemment ici le fond des Mystères. Le rideau chargé de symboles qui voilait le sanctuaire du temple se soulève ; il nous découvre dans ce marbre le double type de l’Initiation. Tandis que Cérès apprend à Triptolème les phénomènes de la terre, Proserpine lui dévoile les secrets de la vie future.
Aucun attribut ne désigne Cérès, ni la faucille, ni la couronne d’épis, ni le pavot, ni le porc familier qui l’accompagne dans les représentations d’un art postérieur. Elle se révèle par sa majesté même : Vera incessu patuit dea. La Déesse est vêtue d’une longue robe rayée de cannelures symétriques, comme celles des colonnes du Parthénon : vêtement pesant qui enracine à la terre la Mère universelle, et dont les plis rappellent les sillons qui tendent le champ cultivé. Un péplos aux plis nombreux couvre sa poitrine ; ses cheveux courts et calamistrés ont la rudesse virile que l’art antique prêtait aux coiffures des divinités androgynes. Le profil est d’une rectitude étonnante ; c’est le type grec à sa plus haute expression. Le nez prolonge le front, sans inflexion apparente ; les lèvres offrent ces contours épais qui donnent aux bouches divines tant de gravité. L’attitude de Cérès est pontificale ; le mouvement du bras qui s’appuie au sceptre, le geste de la main qui confère à Triptolème la graine mystérieuse, tout en elle indique l’exercice d’une fonction sacrée. Son visage est empreint d’une bonté austère : elle enseigne et elle exhorte son jeune néophyte ; elle lui révèle l’excellence du grain nourricier ; elle l’encourage aux mâles travaux qui en tireront d’éternelles moissons. On croit entendre le discours qui coule de ses nobles lèvres, avec une gravité didactique.
Triptolème, debout devant la déesse, étend une main pour recevoir le viatique ; de l’autre il rejette en arrière sa chlamyde, désormais inutile. Athlète de la terre, il s’offre nu aux luttes du labour. Sa tête, tournée vers Cérès, exprime une attention religieuse. Il regarde en face la déesse avec une foi ingénue et une franchise intrépide. Son corps juvénile accuse la vigueur plutôt que la grâce ; une vie héroïque anime ce torse robuste, ces jambes fortement taillées. C’est le type de l’homme rural, le fils des rois pasteurs, le guerrier armé non de l’épée, mais de l’aiguillon qui pique les grands bœufs et de la faux qui abat les gerbes.
Proserpine fait un ravissant contraste à Cérès et à Triptolème. Ce n’est pas le marbre fait chair, c’est le marbre fait ombre. Elle semble reflétée plutôt que sculptée. On croit voir ce reflet d’elle-même que traça sur le mur poli où il oscillait, la jeune fille à qui les Grecs attribuaient l’invention de l’art du dessin. Son profil respire une mélancolie résignée. Le flambeau qu’elle tient levé indique qu’elle est rendue à la vie terrestre ; mais il lui faudra bientôt rentrer sous la terre, avec le grain que Cérès donne à Triptolème. Elle va passer de la lumière du jour au clair-obscur des enfers, des certitudes de la vie aux illusions de la mort ; elle va redevenir un fantôme… Déjà son incarnation s’évapore, sa beauté prend une surnaturelle transparence, ses formes s’atténuent et ses traits s’effacent… À peine fixée sur le marbre, elle y glisse comme dans la blancheur d’une nuée.
Les draperies participent à la mysticité de ses formes : on dirait une vapeur tissée baignant ce jeune corps. Elles rappellent par leur transparence celles de la femme à demi couchée du fronton oriental du Parthénon, qui, d’après quelques érudits, représente aussi Proserpine. Il semble que cette draperie éthérée ait été l’attribut de la reine des Ombres, comme les voiles lumineux sont celui des Vierges de l’art chrétien.
Les Dieux grecs sont partis, le temple du monde a perdu les grandes images qui le décoraient, mais en partant ils l’ont consacré. Les éléments qu’ils personnifiaient, les forces actives dont ils étaient la conscience, se ressouviennent d’avoir été divins avec eux. Les traits humains et maternels de Cérès se sont perdus dans la face vaste, vague, indifférente de la Nature productrice : sa personnalité religieuse l’anime toujours d’un souffle affaibli. La Grande Déesse a laissé les vestiges de ses pas dans tous les sillons ; elle a attaché quelque chose de saint à toutes les fonctions de la vie rurale. Aujourd’hui encore, dans quelques coins des campagnes, de petites fêtes locales, païennes sans le savoir, réveillent, au temps de la moisson, son culte aboli. Le geste du semeur, épanchant le grain par larges secousses, semble la bénédiction de son prêtre. De saison en saison, sa légende, si intimement liée à l’histoire naturelle du sol, déroule ses épisodes invariables. Chaque hiver replonge Proserpine, avec la végétation mourante, dans l’abîme obscur de la terre ; chaque printemps la ressuscite couronnée de fleurs. Éternellement la nature répète le drame sacre d’Éleusis.
Un admirable dessin de Prudhon, reproduit par la gravure, représente la scène qui termine le troisième chant de l’Iliade : Pâris et Hélène réconciliés par Vénus. Hélène, fièrement drapée dans les grands plis de ses voiles, rejette avec mépris les molles caresses de Pâris qui la convie au plaisir. Mais Vénus, ironique, presque menaçante, la pousse des deux mains vers le lit adultère, comme dans un piège tendu par les dieux.
Je rêvais devant cette figure, d’une expression chaste et triste ; elle me révélait une nouvelle Hélène, non moins belle et plus touchante que celle de la tradition vulgaire ; une Hélène victime, souffrante, obsédée, résistant à Vénus, entraînée par elle, vouée aux excès de l’amour, comme une esclave à de durs labeurs.
Elle passe de main en main parmi les héros du monde homérique, semblable à la coupe de nectar qui circule dans les banquets de l’Olympe. Thésée l’enlève à l’âge de dix ans, pendant qu’elle dansait dans le temple de Diane. – « Il m’enleva, – dit-elle dans le Second Faust de Goethe, – moi, biche svelte de dix ans, et le bourg d’Aphnide, dans l’Attique, me reçut. »
– Achille l’entraîne ensuite dans sa violente existence, puis il la cède à Patrocle, comme un butin partagé. Ménélas l’épouse et noue à son front les bandelettes de l’hymen. Alors arrive Pâris le beau pasteur, et Vénus, pour tenir la promesse qu’elle lui a faite sur le mont Ida, jette entre ses bras sa fatale esclave. Elle assiste pendant dix ans, du haut des tours d’Ilion, à la guerre qu’ont allumée ses yeux, dans l’attitude élégiaque de la fille de Jephté pleurant sa virginité sur le sommet des montagnes. À Pâris, tué par le javelot de Pyrrhus, succède son frère Déiphobe ; puis Ménélas reparaît dans les flammes de Troie, l’arrache au lit adultère et la ramène dans son palais de Lacédémone. Mais l’implacable Vénus ne lâche pas sa proie : Achille, dans les ténèbres de l’Hadès, se ressouvient de la beauté suprême qu’il a possédée ; il s’échappe de la prison des Ombres, vient surprendre Hélène pendant son sommeil, et un enfant ailé, Euphorion, naît des mystères de cette nuit magique.
Cependant, au milieu de ces rapts, de ces adultères, de ces vagabondages de captive livrée en prix aux luttes de la force, la fille du Cygne reste pure, et, comme l’oiseau paternel, revêtue de candeur et de majesté. Les caresses et les outrages glissent sur elle sans la pénétrer. Parmi les transports qu’elle excite, elle garde l’indifférence d’une statue autour de laquelle tournerait une orgie sacrée. La faute en est aux Dieux qui se servent de sa beauté pour éblouir le monde et pour l’embraser. La vigne n’est pas responsable des ivresses sanglantes qu’elle inspire ; le flambeau n’est pas complice de l’incendiaire qui attache sa flamme aux murs des cités.
Suivez Hélène de l’Iliade à l’Odyssée, vous la verrez toujours noble, sérieuse, imposante. La ville même dont elle ravage les foyers, dont elle décime la jeunesse, l’entoure de respect et d’admiration. – « Ma fille, – lui dit le vieux Priant, – à mes yeux tu n’es point coupable, mais ce sont les Dieux qui ont déchaîné sur nous les Grecs et les fléaux de la guerre. »
– Les vieillards assis aux portes de Scée se lèvent devant elle et murmurent entre eux, à voix basse : – « Certes, ce n’est point sans raison que les Troyens et les Achéens aux belles énémides endurent pour une telle femme des maux si affreux ; elle ressemble aux déesses immortelles. »
– Au dernier chant de l’Iliade, elle reparaît, gémissant et se lamentant sur le cadavre d’Hector, dans la langue virginale d’Iphigénie. À la douceur de sa plainte, vous diriez que la voix du cygne vient de s’éveiller en elle pour pleurer le mort : – « Hector ! ô de tous mes frères le plus cher à mon âme ! Ah ! que ne suis-je plutôt descendue chez Pluton ! Déjà vingt ans ont passé depuis que j’ai fui ma patrie, et jamais un reproche, une parole amère ne s’est échappée de tes lèvres. Et si dans nos palais, l’un de mes beaux-frères ou l’une des sœurs de mon époux m’outrageait, ô noble Hector ! tu l’arrêtais par tes paroles pleines de bonté, par tes discours affables. Hélas ! maintenant, le cœur contristé, je pleure sur toi et sur moi, misérable, car il n’est plus dans la vaste Ilion personne qui m’aime, qui me pardonne, et je suis odieuse à tout un peuple. »
Enfin, nous la retrouvons au quatrième chant de l’Odyssée dans le palais de Ménélas, honorée à l’égal de la plus chaste épouse. À voir l’auguste cérémonial dont Homère entoure sa rentrée dans l’épopée rouverte, on dirait qu’il veut l’absoudre solennellement des meurtres et des carnages de l’Iliade. Lorsqu’elle descend, à l’arrivée de Télémaque, de sa chambre odoriférante, tous les regards se tournent vers elle : « Elle est semblable à la fière Diane. » Adraste pose sous ses pieds une riche escabelle ; Philo lui présente une corbeille d’argent remplie de fils merveilleux, et place entre ses mains une quenouille d’or chargée de laine violette, symbole de sa royauté domestique.
Pour l’absoudre plus pleinement encore, une tradition disait que son fantôme seul avait suivi Pâris dans les murs de Troie, tandis que la véritable Hélène, cachée en Égypte, attendait obscurément l’arrêt du Destin. Plus tard, la Grèce la divinise et la réunit au groupe étoilé des Dioscures. Sa mémoire devient une chose sainte, il est défendu d’y toucher. Stésichore, l’ayant outragée dans un poème, devint subitement aveugle. Averti par les Muses, il rétracta le chant injurieux ; alors Hélène lui rendit généreusement la lumière. Sparte lui éleva un temple où les jeunes filles laides venaient implorer la métamorphose de leurs traits. Elle apparaît, dans une légende d’Hérodote, comme une Notre-Dame de Beauté, imposant les mains sur une enfant difforme que sa nourrice avait portée dans ce temple, et prédisant qu’elle serait un jour la plus belle des femmes de Lacédémone. Depuis Homère, les poètes et les rhéteurs entretiennent autour d’elle un concert croissant de louanges. L’Épithalame d’Hélène, de Théocrite, est un hymne d’adoration. « La fille de Zeus est entrée dans ton lit, – chantent à Ménélas les vierges de Sparte, – elle que n’égale aucune des femmes qui marchent sur la terre achéenne. Certes, il sera merveilleusement beau, l’enfant qui sera semblable à une telle mère ! Et nous ses compagnes, quatre fois soixante vierges, frottées d’huile comme des hommes, nous courions avec elle sur les bords de l’Eurotas ; mais pas une d’entre nous, comparée à Hélène, n’était sans défaut. »
Électre, dans l’Oreste d’Euripide, l’insulte d’abord, lorsqu’elle rentre de nuit dans Argos, « craignant les pères de ceux qui « sont morts sous les murs d’Ilion. » Mais bientôt son charme gagne la sombre vierge ; la volupté qu’elle exhale fait tressaillir cette statue de tombeau, Hélène arrache un cri d’envie à Électre : on dirait une Euménide séduite par une Grâce. « Ô beauté ! que tu es fatale aux mortels et que tu es précieuse à qui te possède ! Hélène est toujours la femme d’autrefois. »
D’après un poète cyclique, cette beauté l’avait protégée dans Troie en flammes, comme un bouclier, contre l’épée de Ménélas dressée sur sa tête. À sa vue, le glaive était tombé des mains de l’époux ravi. Au crépuscule de l’antiquité, Hélène apparaît une dernière fois, dans le dernier poème de la Grèce, et elle y reçoit un suprême hommage. Le poète représente les chefs de l’armée grecque après la prise de Troie emmenant vers les vaisseaux leurs captives ; Agamemnon conduit Cassandre, Néoptolème entraîne Andromaque, Ulysse pousse la vieille Hécube devant lui, Ménélas ramène Hélène ; on n’entend que plaintes et sanglots. « Hélène, elle, ne sanglotait pas, mais la pudeur siégeait sur ses yeux d’azur et lui rougissait ses belles joues ; et son cœur au-dedans roulait une infinité de pensées sombres, de peur que les Grecs ne la maltraitassent une fois venue dans les noirs vaisseaux. Dans cette crainte, le cœur lui battait en secret, et, s’étant couvert la tête d’un voile, elle suivait pas à pas les traces de son époux, les joues rougissantes de honte, comme Cypris lorsque les habitants de l’Olympe l’aperçurent à découvert dans les bras de Mars à travers les mailles du filet du savant Vulcain. C’est pareil à elle en beauté comme en rougeur naturelle qu’Hélène marchait elle-même, avec les Troyennes prisonnières de guerre, vers les beaux vaisseaux des Grecs. Tout autour les troupes étaient éblouies en voyant l’éclat et la merveille aimable de cette beauté sans défaut, et personne n’osa l’attaquer de traits méchants ni en arrière ni en face, mais ils la regardaient comme une divinité, avec délices ; car elle leur apparut à tous comme l’objet désiré. »
– Comme pour compléter le récit de Quintus, un admirable bas-relief nous montre Hélène rentrant à Sparte sur son char, avec Ménélas, non en captive, mais en triomphatrice, l’air assuré, l’attitude haute, et tenant d’un geste royal les rênes du quadrige.
Cette grande femme représente la beauté passive, innocente des ravages qu’elle cause et des fléaux qu’elle suscite : car Vénus s’attache à elle sans la posséder. Le trouble qu’elle porte dans le sein des hommes n’agite point son cœur ; le feu qui dévora Phèdre et Médée respecte ce soin tranquille sur lequel les sculpteurs venaient prendre l’empreinte des coupes de l’autel. Elle est froide comme le sont les beautés parfaites, destinées à ravir les yeux plutôt qu’à troubler les sens, et pour lesquelles l’amour devrait n’être qu’une contemplation. Partout où elle apparaît, dans les drames, dans les poèmes, dans les odes et les élégies antiques, elle se montre grave, silencieuse, recueillie en elle-même, et comme noblement attristée des amours auxquelles les Dieux la condamnent. Sa parole est toujours décente ; les désirs qu’elle excite l’effrayent et l’affligent ; elle s’y livre sans les partager, comme pour obéir à une loi sévère. Lorsque Vénus, dans l’Iliade, l’invite au lit adultère où l’attend Pâris, c’est avec le mépris d’une vierge repoussant une entremetteuse qu’elle refuse d’abord d’obéir. – « Cruelle, lui dit-elle, pourquoi veux-tu me séduire encore ? Que n’y vas-tu toi-même ? Renonce aux voies célestes, ne porte plus tes pas dans l’Olympe, mais, toujours auprès d’un mortel, endure ses caprices jusqu’à ce qu’il fasse de toi son épouse ou bien son esclave. Pour moi, je n’irai pas où tu veux me conduire. Non, je ne veux plus honorer sa couche. Toutes les femmes de Troie me couvriraient de honte, et mon âme endurerait d’intolérables douleurs. »
Ainsi, cette femme merveilleuse ne subit pas la destinée des filles de la chair. L’Amour, l’Esclavage, l’Hyménée ont beau l’emporter dans leurs bras fougueux, la rejeter, la reprendre, se la renvoyer l’un à l’autre, elle garde sous leurs étreintes une virginité mystérieuse. La vieillesse même ne peut la flétrir ; le Temps n’ose point l’attaquer. Elle parcourt l’espace d’un siècle dans le cycle de la poésie antique, toujours jeune, toujours désirable. Vivante image de la Beauté idéale, l’homme peut souiller ses formes éphémères, il n’atteint pas son type éternel.
« Les arbres, dit un proverbe, empêchent de voir la forêt, » Souvent aussi la forêt empêche de voir l’arbre, et le jardin d’apprécier la fleur, Méléagre, s’il était arrivé à nous isolé, aurait été placé, sinon parmi les Dieux, du moins dans le groupe des demi-dieux de la poésie grecque. Perdu dans le vaste répertoire de l’Anthologie, ce poète original et exquis y a été longtemps oublié. On ne le discernait guère de la foule médiocre et obscure des imitateurs. Lui-même, une première fois, avait rassemblé cette gerbe dont l’épaisseur l’a voilé. On peut dire que de ses propres mains il s’est enseveli sous les roses. Imaginez ce que seraient les poésies d’André Chénier disséminées dans l’Almanach des Muses.
L’Anthologie, dans ses mauvaises pages, pourrait s’appeler en effet « l’Almanach des Muses » de l’antiquité. La Grèce a eu son « Rococo » et son « Pompadour. » Sa littérature, transportée d’Athènes à Alexandrie, y fut prise du mauvais goût asiatique. Les raffinements du langage et de la pensée amollirent la noble muse de Pindare ; les subtilités l’étiolèrent, la galanterie l’affadit. C’est l’époque de ces « petits poètes » qui fourmillaient à la cour des Ptolémées et des Séleucides, vrais musiciens de sérail, dont les vers semblent faits pour être chantés par des voix d’eunuques. Toutes les hautes sources de l’inspiration sont taries ; la patrie est morcelée par la conquête ; le sens des grands symboles s’est perdu ; des contes équivoques ont remplacé les traditions vénérables ; une mythologie sucrée et confite corrompt l’auguste théologie des premiers âges ; les grands dieux chantés par Homère et sculptés par Phidias se changent en petites idoles licencieuses, jouets des rhéteurs et des romanciers. C’est alors qu’une Plaie pire que celle des Sauterelles envahit la poésie grecque transplantée sous le ciel d’Égypte : la plaie des Amours. L’Éros d’Anacréon a l’effroyable fécondité de l’abeille à laquelle le poète le compare ; il engendre des milliers de petits bâtards faux, maniérés, alambiqués, pédantesques, qui transforment en jargon galant la langue de Sophocle. Ces Cupidons de pacotille fourmillent dans l’Anthologie