Honoré et la langue merveilleuse - Jean Cottey - E-Book

Honoré et la langue merveilleuse E-Book

Jean Cottey

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Beschreibung

Deux ans déjà que le père Anselme, curé de Chafron, est mort de vieillesse en plein office. Même que ça a fait un sacré barouf ! Et depuis, l’évêque ne lui a jamais trouvé de successeur malgré les nombreuses demandes des paroissiens. Il faudrait un miracle !

Mais quand on est malin comme Honoré Honoré, le nouveau maire du village, le miracle, on peut essayer de le provoquer. Il suffirait pour cela de faire appel aux pouvoirs de la Sainte Relique de Marie Alacoque, que l’église de Chafron est la seule au monde à posséder. Il est vrai que ses effets se font plutôt sentir sur différents bobos que nous ne nommerons pas ici sauf si vous nous suppliez très fort, mais avec un porte-parole comme Honoré, il se pourrait que l’évêque ressente la nécessité de remuer ciel et terre pour dégotter la perle rare !


À PROPOS DE L'AUTEUR

Après Honoré Honoré, le triplé solitaire, distingué par le Canard Enchaîné, et Mon petit Maurice chéri, tragédie loufoque au pays du champagne, Jean Cottey nous livre un nouveau roman truculent et gentiment irrévérencieux truffé de personnages hauts en couleur et plein de rebondissements.

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Jean COTTEY

Honoré et la langue merveilleuse

Du même auteur :

Honoré Honoré, le triplé solitaire (Liralest, le Pythagore,2021)

Mon petit Maurice chéri (Liralest, le Pythagore,2022)

Reliques…

Le foie de Saint-Forget, à Astorga ;

La brayette de Saint-Mena, à Toro ;

Le scrotum de Saint-Balthasar, à Ségovie ;

Le nombril de Saint-Lorrin, à Séville…

–Selon l’Abbé Henri Joseph Dulaurens, dans Le compère Mathieu, ou les bigarrures de l’esprit humain.

Requête

Comme à l’habitude, Monseigneur le Clondic venait de quitter la salle à manger et se dirigeait vers son bureau privé en remerciant Dieu pour ce repas qui lui avait été offert. Une longue séance d’action de grâce s’ensuivrait, dans un fauteuil confortable, cela va de soi. Car comment ne pas louer le Créateur pour cette fine laitue au chèvre et aux noix, ce brochet apporté comme chaque jeudi soir par un fidèle pêcheur, cuisiné avec science et amour par sœur Clarence, une perle envoyée par le Seigneur assurément, et puis ce plateau de langres, de chaource et de soumaintrain, et encore ces quatre poires Belle-Hélène fondantes à souhait. Et le tout accompagné par le plus merveilleux des chablis, issu de ce formidable climat de la montée de Tonnerre ! Dommage que leurs bouteilles soient un peu petites. Au fait, où en sont nos réserves ? Il faudrait peut-être songer à passer une commande…

Ainsi cheminait Monseigneur, les yeux mi-clos, la tête et les mains tournées vers les Cieux, et il lui semblait que ses cent kilos de béatitude flottaient au-dessus du parquet de ce grand couloir du premier étage. Hélas, cet indispensable moment de recueillement s’interrompit brusquement, troublé par... par quoi, voyons voir ?

–Monseigneur ! Monseigneur !

Le chanoine Dauphin savait parfaitement que certains moments de la journée n’étaient pas propices à traiter des questions secondaires. Petit et mince, l’œil vif autant que la pensée, le pas rapide, le geste efficace, il assumait une bonne part du fonctionnement de l’évêché, et seul un motif sérieux devait l’amener en ce lieu, à cette heure.

–Ah, Monseigneur, je suis désolé, nous avons un souci.

Débouchant de l’escalier apparut alors un colosse, la poitrine barrée d’une écharpe tricolore, accompagné d’une toute jeune fille, douze ans peut-être.

«Allons bon, pourquoi cette gamine ? Un de nos curés aurait-il fauté ?»

Mais aussitôt suivirent deux autres enfants nettement plus grands, une fille et un garçon. «Ah non, une fille et deux garçons, de la même taille, quatorze ans peut-être. Des triplés ?»

Passant devant le chanoine qui disparut derrière les larges épaules, le géant s’avança :

–Bonjour, Monseigneur.

Machinalement l’évêque tendit la main, s’attendant à voir l’homme s’agenouiller et baiser son anneau. À sa grande surprise, une énorme main rugueuse s’empara de la sienne si douce, tandis que le visiteur se présenta :

–Monseigneur, je suis Honoré Bôcheron, maire de Chafron, et je suis venu avec ma petite famille…

–Ah oui, tous vos enfants, je vois. Ont-ils fait leur communion, au moins ?

–Pas encore, nos triplés n’ont que dix ans, mais mon épouse Éléonore que voici veille à leur bonne éducation.

Son épouse ! J’ai failli gaffer. Mais quel curieux couple, lui si grand et elle si petite !

–Eh bien, quel souci vous amène, monsieur le mairede…

–De Chafron ! Vos paroissiens, mes administrés donc, vous ont adressé plusieurs courriers pour demander qu’on nous donne un nouveau curé, mais comme ils n’ont jamais reçu de réponse, nous nous sommes déplacés pour appuyer notre requête.

–Ah, Chafron, je me souviens, votre curé le Père Anselme est décédé pendant l’office, il y a, voyons, troismois…

–Deux ans, Monseigneur, deuxans !

–Et vous pensez qu’en venant à cinq nous parviendrons à vous trouver un nouveau curé alors qu’il en manque partout, et dans des paroisses bien plus importantes ?

À ce moment, le chanoine Dauphin réussit à contourner l’obstacle et déclara :

–Pas cinq, Monseigneur ! Cinquante ! Ils sont venus avec tout uncar !

–Mais, mais, mais… où sont les autres ?

–Au rez-de-chaussée, Monseigneur. Ils font la queue pour passer aux toilettes, et je crains pour notre réserve de papier ! Et ils ont des paniers avec du pain, des bouteilles, comme s’ils voulaient pique-niquer dans votre jardin !

Mais des bruits de voix qui se rapprochaient de l’escalier laissaient penser que l’assaut était proche. Car que faire contre cinquante paroissiens particulièrement motivés ?

L’évêque était si perturbé qu’il en avait oublié que sa main était toujours prisonnière. Il donna une petite secousse, et son visiteur lui rendit sa liberté en s’excusant. Vite, il fallait trouver une parade !

–Allons, monsieur le maire, vous savez comme moi que les bonnes décisions ne se prennent pas au milieu de la foule. Que diriez-vous si nous discutions tous les deux, au calme, dans mon bureau ? Je vous promets d’écouter vos arguments et de trouver la meilleure réponse à votre demande.

–Très bien, Monseigneur. Éléonore et moi, nous pouvons représenter le groupe, mais que disons-nous aux autres ?

–Ils vous font confiance puisqu’ils vous ont élu, proposez-leur de monter dans le car et de rentrer à Chafron, mon bon chanoine vous reconduira avec ma SM quand nous aurons terminé. Mais votre épouse ne pourrait-elle pas repartir avec eux, vos enfants sont si jeunes ?

–Éléonore est toujours de bon conseil pour moi, je ne décide rien sans prendre son avis. Et puis, Hélène, Jérôme et Honoré sont sages, ils pourront nous attendre sans faire de bêtises. Qu’en penses-tu, ma chérie ?

–Ne t’inquiète pas, mon Honoré, je vais rentrer avec eux. Et puis, si cela n’aboutit pas, nous pourrons toujours revenir la semaine prochaine !

Aïe ! Ils sont plus coriaces que je n’aurais cru, il va falloir jouer finement !

Quelques minutes plus tard, bien calé dans son fauteuil préféré, dans l’atmosphère feutrée de son bureau privé, Monseigneur Le Clondic retrouvait peu à peu sa sérénité. Certes, dans un fauteuil en face de lui, bien calé lui aussi et visiblement pas très impressionné, il y avait ce comment déjà ? Moucheron ? Non, un gaillard pareil nommé Moucheron, cela l’aurait frappé. Bûcheron ? Ce devait être ça, avec cette carrure et ces grosses mains. Enfin, avec ses études et son expérience, il se sentait capable de lui faire entendre raison.

–Cher monsieur Bûcheron, un petit cigare avant d’aborder la question ?

–Bôcheron, Monseigneur, pas Bûcheron, même si c’est mon métier et celui de mes ancêtres. Et merci, je ne fumepas.

–Un cognac, alors ? J’ai une petite merveille, vingt-cinq ans d’âge, vous m’en direz des nouvelles.

–Je préférerais un Armagnac, même plus jeune, si vous avez, mais seulement quand nous aurons conclu.

–Cela doit pouvoir s’arranger. Donc, vous êtes venu me demander un curé pour votre village, c’est bien cela ?

L’évêque avait déjà perdu un peu de son assurance. Son interlocuteur ne se laisserait pas amadouer aussi facilement. Il allait falloir sortir le grand jeu...

–Ainsi ce bon père Anselme – paix à son âme - vous a quittés il y a deux ans. Comment faites-vous pour les offices, les cérémonies, le catéchisme ?

–Pour les offices et le catéchisme, les fidèles vont à Godelle. Dix kilomètres pour aller, autant pour revenir. Les gens s’organisent pour remplir les voitures, mais il y en a qui ne se déplacent pas à cause de ça. Votre troupeau s’amenuise, Monseigneur !

–Je comprends. Mais vous voyez, c’est quand même faisable, avec un peu de bonne volonté.

–Le pire c’est que nous sommes malgré tout plus nombreux que les gens de Godelle dans leur propre église ! Ça serait normal de tout ramener à Chafron, tant qu’il manquera uncuré.

–Mais Godelle est au centre du secteur paroissial, alors que votre village est vraiment à l’écart.

–Et puis c’est pas tout, il y a notre relique, qui attire du monde.

–Votre relique ?

–La langue de Sainte Marie Alacoque ! Je pense que notre église est la seule en France à la posséder.

–Et même, dans le monde, probablement ! Il est vrai qu’au Moyen-Age Langres et une bonne douzaine d’autres églises prétendaient avoir le Saint Prépuce de Jésus. Nous n’en sommes plus là. Une telle relique est nécessairement unique. Mais comment cette langue est-elle arrivée à Chafron ?

- C’est très simple. Quand Marie Alacoque est morte en 1690 à Paray-le-Monial, sœur Euphrasie, qui a été chargée de son embaumement, a voulu conserver l’élément le plus marquant du corps de la future sainte, cette langue avec laquelle elle apaisait les maux des malades. Elle l’a fait insérer dans un petit reliquaire d’argent en forme de langue, et elle en a fait don à la paroisse où elle avait été baptisée : Saint Chafroniat, aujourd’hui Chafron.

–Je vois. Mais de là à susciter un pèlerinage…

–Un pèlerinage intéressé. On prête à cette relique le même pouvoir que de son vivant, si je peux m’exprimer ainsi. Ainsi, certains sont persuadés qu’en appliquant l’objet à l’endroit de leur corps qui leur fait mal, ils en sont soulagés.

–Vous n’allez quand même pas prétendre que cela guérit les cancers ou l’hypertension !

–C’est vrai, par contre il semble que ce soit efficace pour soigner, par exemple, les aphtes et les hémorroïdes.

À cet instant, le brochet exécuta un saut de carpe au-dessus de son bain de chablis. Monseigneur, qui venait de se représenter le reliquaire passant des aphtes à … et inversement, se sentit brusquement pris de nausées. Il était urgent d’en finir.

–Vous avez raison, monsieur le maire, votre paroisse mérite un curé. Je vous promets que dès ce soir je lance les recherches. Je trouverai, soyez-en sûr. Avant huit jours, ce sera chose faite.

–Merci, Monseigneur, je vais pouvoir rassurer mes concitoyens. Mais vous devriez sortir votre fameux cognac, vous me semblez un peu pâle !

–Ça ira, ne vous en faites pas. Je me mets à notre affaire sur le champ, vous pouvez retrouver le chanoine Dauphin au rez-de-chaussée. Vous verrez, c’est un très bon pilote et la SM est une voiture formidable, ce que Citroën a fait de mieux depuis la Trèfle de mon grand-père.

–Je n’en doute pas. Au revoir, Monseigneur, et merci encore.

Ça n’allait quand même pas fort. Maudite sœur Euphrasie ! Qu’avait-elle besoin de découper cette… Et maintenant, ce brochet qui tournait en rond ! Peut-être, avec un cognac pour l’anesthésier ?

Un, deux, trois, et un peu plus… Effectivement, côté ventre cela se calmait un peu. Côté tête, par contre, la brume montait. Pas un temps à passer des coups de fil aux autres évêques pour mendier un prêtre, il faudra avoir les idées claires pour cela.

Contentons-nous de dresser la liste des collègues les plus faciles à convaincre. Il sera temps d’agir demain matin. Voyons. Maillot, à Évreux, peut-être. Vintéun à Dijon, non non non, il a des réserves, mais il n’est pas partageur. Ah, Cordier, à Verdun, il m’aime bien, ça devrait marcher. Heu, c’est vrai, il m’a appelé le mois dernier pour me faire la même demande. Décidément, je n’arrive à rien ce soir ! Repos !

Et il ferma les yeux, finit même par somnoler. Le brochet aussi semblait dormir. À peine un petit coup de nageoire de temps en temps, rien de méchant…

À dix-huit heures trente, quelques petits coups à la porte, une petite voix douce annonciatrice de bonnes nouvelles, enfin, habituellement.

–Monseigneur, pour le dîner, une belle assiette de charcuterie après votre soupe de carottes au fondu d’époisses, cela vous irait ? Avec votre morgon Lapierre, naturellement ?

–Non merci, sœur Clarence, je ne me sens pas en appétit ce soir. Quelque chose de très léger, avec de l’eau gazeuse.

–Vous êtes souffrant, Monseigneur ? Je pourrais vous faire un œuf à la coque…Ah, le soubresaut du brochet ! L’évêque n’eut que le temps de s’éjecter de son fauteuil et de se précipiter au cabinet de toilette attenant.

–Excusez-moi, Monseigneur. Faut-il que j’appelle un médecin ?

–Eurk ! Ptouy ! Non, ma sœur. Ça va passer.

–Et pour l’œuf à la coque, vous ne m’avezpas…

–Eurk ! Ah non ! Pas d’œuf à la… plus jamais d’œuf à la… Je ne veux plus en entendre parler. Un yaourt sans sucre, ce sera tout, avec une aspirine !

En retournant à la cuisine, sœur Clarence se promit de prier toute la nuit pour la santé de Monseigneur. En dix-huit ans de service, elle ne l’avait jamais vu aussi pâle et avec aussi peu d’appétit. Ce devait être grave !

Le pauvre homme dut se forcer pour terminer son yaourt. L’idée d’un dernier petit cognac l’effleura à peine ! Et même son lit douillet lui sembla agité comme une mer sous la tempête, tandis qu’il avait l’impression que des petits coups d’une langue d’argent venaient lui titiller les orteils, les oreilles, et puis la boude1 , et puis, et puis… Ce n’est qu’au petit matin qu’il réussit enfin à fermer l’œil.

1 La boude : le nombril, en parler champenois.

Espoir

À l’issue de son entrevue avec l’évêque, Honoré fut pris en charge par le chanoine Dauphin, qui l’invita à prendre place dans la SM épiscopale. Mais plutôt que la banquette arrière dévolue à Monseigneur, il préféra s’asseoir à côté du conducteur.

–C’est que j’ai besoin d’espace pour mes jambes ! Et puis, ce sera plus pratique pour discuter.

–Très bien, monsieur le maire. J’espère que Monseigneur réussira à vous trouver quelqu’un. C’est que les temps sont difficiles, les vocations se font rares.

–Oh, je crois que mes arguments l’ont convaincu. Je suis persuadé qu’il va faire l’impossible pour nous satisfaire.

Et Honoré raconta les travaux à l’église, le vaste presbytère que la commune louait pour une somme symbolique au comité paroissial, sans oublier les dizaines de cuisinières prêtes à recevoir le nouveau curé à leur table. Mais, de Marie Alacoque, il ne dit pas un mot. Inutile de provoquer une embardée à cette voiture si confortable, encore plus que saDS !

Dans l’autoradio, une cassette diffusait en sourdine une musique qui ne devait rien à Jean-Christian Michel.

–Jean-Sébastien Bach ! expliqua le pilote. Je ne monte pas le son, j’aime bien entendre le ronronnement du moteur. Un V6 Maserati, une bête exceptionnelle !

–Je vous comprends ! Moi aussi, j’apprécie les belles mécaniques. On construit quand même de superbes voitures, en France !

Enfin ils arrivèrent sans encombre dans la cour de sa maison, au milieu des bois. Les triplés ne mirent pas longtemps à sortir :

–Ouah ! La chouette bagnole ! T’en achèteras une comme ça, dis, papa ?

–On verra. Ce n’est pas à l’ordre du jour. Éléonore est là ? Dites-lui de venir remercier le chanoine qui nous a bien aidés !

–Ah non, elle est pas là ! Elle est à la salle des fêtes, avec plein de gens qui veulent voir le nouveau curé. Il est où ? Il est dans la bagnole ?

–Non, mes enfants. Monseigneur va nous trouver quelqu’un, mais il faut attendre encore un peu, ça ne va pas aussi vite ! Mais si tout le village est réuni, il faut que je retourne leur expliquer la situation. Mon père, je vous remercie de m’avoir ramené jusqu’ici. Je prends ma voiture et je descends au village. Bon retour !

–Merci, monsieur le maire. J’espère pouvoir vous donner très vite de bonnes nouvelles.

Honoré s’empressa de sauter dans sa DS. Puisque les gens attendaient, il fallait tout leur expliquer. On n’allait pas y passer la nuit ! Machinalement, il écoutait le moteur. Ça ronronnait bien, mais pas autant que la SM. Sacrée bagnole, en effet ! Et puis, sa DS allait avoir 11 ans, ce ne serait pas du luxe de penser à la changer. Restait à convaincre Éléonore, qui tenait solidement les cordons de la bourse…

Quand il entra dans la salle, ce fut un concert de «Alors ? Alors ? Alors ?»

Une chaise solide l’attendait sur la scène. Le silence sefit.

–Chers amis, c’est bien parti. Monseigneur a été impressionné quand il a su que nous étions venus avec tout un car, mais ce qui lui a fait le plus d’effet c’est notre relique ! Au besoin je pourrai la lui présenter, je suis certain que ça le poussera à faire l’impossible pour nous trouver un prêtre.

–J’espère que nous aurons un curé en soutane, qui dit la messe en latin ! grommela un endimanché au premierrang.

–Doucement, Louis-Eudes. Ce sera déjà bien d’avoir quelqu’un.

–Louis-Eudes de Saint-Egme de la Coudroie, monsieur le maire. Nous n’avons pas gardé les cochons ensemble. Mon ancêtre était aux croisades avec Saint Louis ! Et un curé en costume de ville qui dit la messe en français, c’est indigne de notre Sainte Église.

Ça y est, se pensa Honoré, c’est reparti. Machinalement, il se représenta avec envie son grand ancêtre qui avait fendu le crâne du Vicomte de Saint Chafroniat avec sa hache, en 1789. Hélas, en ces derniers jours du joli mois de mai 1975, ce geste salutaire était passé de mode. Louis-Eudes était le nouvel occupant du manoir, et il avait été candidat contre lui aux municipales. C’est vrai, il n’avait récolté que deux voix, la sienne et celle de sa femme, mais cela ne lui avait pas cloué le caquet pour autant. Mais une autre voix retentit dans la salle.

–Noblaillon de mes deux ! Vous vous croyez encore au Moyen-Âge !

–Vous, l’instituteur barbu communiste, mêlez-vous de ce qui vous regarde ! D’abord, vous n’y allez même pas, à la messe. Et puis, je ne vous permets pas d’insulter la mémoire de mes ancêtres !

–Vous me faites bien rigoler, avec vos ancêtres ! Pendant que votre Louis et ses copains s’en allaient massacrer l’infidèle, les châtelaines en étaient si perturbées que les bébés pouvaient naître treize mois après le départ de leur géniteur, ou quatre mois après leur retour, et parfaitement formés et constitués. En général, le confesseur de ces dames éprouvait alors le besoin de s’exiler à cent lieues de là, allez savoir pourquoi. Alors, vos ancêtres, pfft !

Honoré appréciait l’instituteur, qui savait mener sa classe sans encombre même avec des phénomènes comme ses triplés. Malgré tout, il fallait arrêter au plus vite ce conflit qui ne pouvait que s’envenimer.

–Allons, messieurs ! Vous nous faites perdre notre temps. Je vous le dis, l’évêque m’a promis de nous trouver quelqu’un au plus vite. Je pense que nous pouvons lui faire confiance. D’ici une semaine ou deux, nous devrions être fixés, en attendant, il faudra continuer à aller à Godelle. Ceux qui sont d’accord avec moi, levez la main !

Une forêt de bras s’éleva soudain.

Bien, ceux qui sont contre ?

Deuxbras…

–La messe est dite ! Vous pouvez rentrer chez vous maintenant. Bonne soirée àtous.

–Merci Honoré, merci monsieur le maire. Bonne soirée àvous.

Recherches

Le lendemain à dix heures, Monseigneur sortit enfin du lit, à la grande satisfaction de sœur Clarence qui lui trouva déjà meilleure mine. Certes, il ne prit qu’un petit déjeuner léger, un demi-bol de café avec seulement cinq sucres, une demi-baguette de pain pour accompagner un quart de camembert, et le reste de la baguette généreusement garni d’une réconfortante confiture de cerises aigres. Une grosse poignée d’amandes pour terminer, et pas de cognac, car il fallait conserver toute sa lucidité pour mener à bien ses recherches. Il réduisit la prière du matin à un Notre-Père, vite expédié, et s’installa dans son bon fauteuil, derrière son bureau. Pas une minute à perdre, il lui fallait contacter dans l’ordre chaque évêque, jusqu’au dernier si nécessaire, dans chacun des quatre-vingt-dix-huit autres diocèses de France, et encore, sans compter les DOM-TOM !

Il pensait avoir bien mis au point son message : «Bonjour, cher ami, tu devrais pouvoir m’aider, j’ai absolument besoin d’un curé pour une de mes paroisses. Ma santé en dépend !» Il lui fallut vite déchanter.

«Un curé , lui disait-on, mais à moi il en manque cinq !»

Par contre, pour sa santé, beaucoup avaient le remède miracle. À Agen, on lui conseilla cinq pruneaux le matin, à Ajaccio un grand verre de Patrimonio avant de dormir, à Dijon du cassis et de la moutarde, mais pas en même temps, à Troyes un petit coup de liqueur de prunelle après chaque repas. Bref, chacun avait son produit miracle, intéressant certes, mais de curé point. Son collègue de Martinique osa même lui dire le plus grand bien du rhum arrangé au bois bandé ! Mais comment font-ils pour respecter leur vœu de chasteté, avec pareil remède ?

Bref, après un repas de midi allégé, c’est à dire sans reprendre d’aucun des plats, arrosé seulement d’une bouteille de rosé d’Épineuil, un goûter allégé avec six rondelles de saucisson à l’ail dans son pain et deux verres de Cahors, Monseigneur avait épuisé sa liste qu’il était presque l’heure du repas du soir avec pour tout résultat une oreille endolorie à force d’y appuyer l’écouteur. Quand son fidèle chanoine vint le saluer avant de quitter les lieux, il osa lui confier son désespoir :

–Ah, mon bon Dauphin, c’en est fait de moi. J’ai passé ma journée à appeler tous mes confrères, jusque dans la plus perdue des îles lointaines, rien à faire, pas de curé. J’ai peur, mon bon Dauphin, j’ai peur. Nous allons voir revenir tout un car de ces sauvages qui vont encore nous saloper les toilettes et liquider tout le papier, et ce colosse de maire qui va encore me harceler avec sa foutue relique !

–Quelle relique, Monseigneur ?

–Une langue dans un étui d’argent, qui guérirait…

–Comme Marie Alacoque ? Mais… où courez-vous si vite ?

–Eurk ! Ptouy ! Ne prononcez plus jamais ce nom ! C’est bien cette langue qui est leur relique, c’est dégoûtant ! Rien que d’y penser, eurk ! Ptouy ! Vite, un cognac pour me réparer l’estomac.

–Je comprends, Monseigneur. C’est pour cela qu’il vous faut un curé, pour ne plus entendre parler de cette chose. Mais, avez-vous essayé l’Italie ? Leurs séminaires sont encore bien remplis, ça vaut la peine d’essayer.

–L’Italie ? Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? C’est pourtant un de mes amis de jeunesse qui dirige le séminaire français de Rome ! Mais je n’ai pas leur numéro…

–Laissez-moi faire, je sais où me renseigner.

Quelques coups de fil plus tard :

–Allô, père Vincent ? C’est Thérence Le Clondic ! Tu te souviens demoi ?

–Ce cher Thérence ! Que deviens-tu ? On m’a dit que tu étais évêque.

–Tout à fait. Mais j’ai un gros souci, et mon fidèle chanoine pense que tu pourrais m’aider. Il me faut absolument un curé pour une de mes paroisses.

–C’est que… nos séminaristes ne seront ordonnés que dans plusieurs mois, et ceux qui sont sortis sont tous en fonction. Ah, sauf…

–Sauf ?

–Sauf le père Damiano, mais il ne parle pas impeccablement français. Enfin, pas mal quand même, mais il glisse parfois des mots d’italien dans ses phrases.

–Et pourquoi n’a-t-il pas encore de paroisse ?

–Il a préféré faire de courts remplacements, pour voir dupays.

–Eh bien, s’il veut voir du pays, que dirait-il d’un voyage dans mon diocèse ? Une bonne paroisse, encore beaucoup de fidèles, généreux à la quête, et un grand presbytère !

–Écoute, je vais le lui proposer. Je te rappelle bienvite.

–Oh, merci, merci ! Tu me sauves lavie.

Monseigneur trouva très longs les trois jours d’attente avant la réponse de son ami. Sœur Clarence ne le reconnaissait plus, voyant qu’il finissait à peine son assiette, qu’il ne buvait que les trois quarts de sa bonne bouteille, et qu’il semblait aussi triste en sortant de table qu’en s’y installant. Elle osa s’en ouvrir auprès du docteur Épaminondas. Celui-ci s’empressa de venir examiner son patient le plus prestigieux, mais le plus difficile à soigner.

–Mais c’est très bien, Monseigneur, vous n’avez plus que 17 de tension et vous avez perdu trois kilos !

–J’ai perdu trois kilos ? Misère ! Encore six mois et il ne restera plus rien demoi.

–Allons, Monseigneur, ne vous inquiétez pas, vous avez encore de la réserve. Surtout, n’essayez pas de reprendre ces kilos. Je vais donner quelques conseils à sœur Clarence, des choses simples. Par exemple, une fois par semaine, remplacer la terrine de canard par un œuf à la c… Mais où courez-vous ?

–Eurk ! Eurk ! Ptouy ! Pitié ! Tout, mais pas ça ! Une cervelle de canut, à la rigueur, mais pas un… beurk ! Je crois que je suis allergique à cette horreur, rien que d’y penser, mon estomac me déclare la guerre.

–C’est curieux. La vésicule, peut-être ? Est-ce que vous pouvez manger des œufs durs ?

–Pas trop. Enfin, pas plus de trois ou quatre, comme pour l’omelette.

–Alors je ne vois pas. Ce doit être dans votre tête, une aversion causée par quelque traumatisme. Depuis quand présentez-vous ce symptôme ?

–Depuis que le maire de Chafron est venu me réclamer uncuré.

–C’est curieux ! Quel rapport avec l’œuf ?

–C’est à cause de leur maudite relique, si vous saviez ce qu’ils font avec !

–Je serais curieux de l’apprendre. Vous pouvez m’en dire plus ?

–Ah non, pitié ! J’en ai déjà trop dit, je ne vais pas pouvoir manger pendant deux jours avec toutcela.

–Entendu. Je ne vous torture pas davantage. Ménagez-vous, faites un peu d’exercice, essayez de vous changer les idées. Je ne vous prescris aucun traitement, à part peut-être un petit verre de quinquina avant le repas de midi. Mais, petit, le verre !

–Merci, docteur. Il me semble que votre remède agitdéjà.

Enfin le coup de fil d’Italie arriva.

–Mon cher Thérence, j’ai une très bonne nouvelle pour toi ! Figure-toi que le père Damiano est ravi de découvrir la France.

–Formidable. Il arrive quand ?

–D’ici quelques jours, le temps de faire ses bagages, de réunir les papiers nécessaires.

–Très bien. Nous pourrons l’attendre à la gare pour le conduire à Chafron.

–Inutile ! Il veut venir avec sa voiture, une petite française presque introuvable en Italie, il en est très fier. Donc tu dis : Chafron.

–C’est cela. Dans le diocèse de Plouvier, à dix kilomètres de Godelle la Grande.

–C’est noté. Tu peux prévenir tes paroissiens, c’est un jeune dynamique, ils vont être contents.

–Merci beaucoup ! Avec cette bonne nouvelle, je vais retrouver la santé.

Monseigneur Le Clondic avait à peine raccroché qu’il s’apprêtait à reprendre le téléphone pour appeler ce, comment déjà, Bôcheron afin de lui annoncer l’arrivée du père Damiano. Pourtant, il eut subitement un doute : et si cette brute allait encore prononcer les mots répugnants qui l’avaient rendu si malade ? Par prudence, il chargea son adjoint de transmettre la bonne nouvelle. Celui-ci s’empressa de retourner dans son petit bureau du rez-de-chaussée :

–Allô, monsieur le maire, ici le chanoine Dauphin.

–Bonjour mon Père, très heureux de vous entendre. Des nouvelles de notre curé ?

–Exactement. Monseigneur vous aurait bien appelé lui-même, mais il est un peu souffrant ces jours-ci.

–Le pauvre homme ! Peut-être que notre relique pourrait le soulager ?

–Surtout pas, malheureux ! C’est justement ça la cause de son indisposition. Rien que d’y penser il en a le cœur qui se lève !

–C’est curieux. Je n’ai jamais entendu personne s’en plaindre jusqu’à maintenant…

Honoré ne pouvait quand même pas avouer qu’il avait délibérément associé deux soins bien particuliers. Habituellement, les utilisateurs ne venaient que pour un seul bobo sans se demander ce qui avait été soigné juste avant.

–En tout cas, soyez heureux, Monseigneur vous a enfin trouvé un curé, un jeune dynamique qui nous vient tout droit d’Italie.

–Mais, il parle français ?

–Suffisamment pour exercer dans votre paroisse.

–Et il arrive quand ?

–Certainement vendredi, dans l’après-midi.

–J’espère que les trains n’auront pas trop de retard ! Depuis qu’ils nous ont mis des diesels, ça va moins bien qu’avec les locos à vapeur !

–Il arrivera avec sa propre voiture, ne vous inquiétezpas.

–Très bien, nous allons faire nettoyer le presbytère, lui mettre des draps propres et un peu de chauffage, et nous l’attendrons pour lui souhaiter la bienvenue. Et il pourra dire sa première messe dès dimanche. Devons-nous prévenir le curé de Godelle ?

–Ah oui, c’est vrai, je n’avais pas pensé à ça. Écoutez, je vais m’en charger, ne vous tracassez pas pourcela.

–Merci beaucoup.

Prétendre qu’il a sauté de joie, le curé de Godelle, ce serait un vilain mensonge.

–Enfin, monsieur le chanoine, c’est une catastrophe que vous m’annoncez !

–Comment cela ? Un jeune curé qui s’installe près de vous, ça devrait vous soulager.

–Ça va surtout soulager la corbeille de la quête ! Vous m’enlevez la moitié de mes ouailles, et les plus généreux !

–Allons, plaie d’argent n’est jamais mortelle. Je veillerai à vous glisser un petit supplément quand nous répartirons le denier du culte.

–Et puis, il y a autre chose. J’avais trois enfants de chœur, Honoré, Jérôme et Hélène, les triplés du maire de Chafron. Déjà qu’il avait fallu que j’accepte une fille pour avoir les deux garçons, parce que des enfants de chœur, on n’en trouve plus facilement. Comment je vais faire sans eux ? Les gamins de Godelle, ils manquent une messe sur deux et deux cours de catéchisme sur trois, et quand ils viennent c’est pour tirer sur les pigeons du clocher avec leurs lance-pierres ! De la racaille, je ne leur confierais pas les burettes !

–Allons, Père Lampoup, soyez indulgent. Nous-mêmes, avons-nous toujours été sages, au temps lointain de notre jeunesse ?

–Pas toujours, c’est vrai, mais au moins nos parents, nos maîtres, le curé n’hésitaient pas à nous tirer les oreilles quand il le fallait. Il y a plus de joie à donner qu’à recevoir, qu’ils disaient. Si on s’y risquait aujourd’hui, vous imaginez les histoires que ça ferait ! Ce n’est pourtant pas l’envie qui m’en manque…

–Dieu est amour, mon Père, ne l’oubliez pas ! Voyez les choses positivement : vous aurez maintenant plus de temps pour confesser ces gamins et leur prodiguer votre sagesse. Et puis, par la force des choses, de plus en plus de curés se passent d’enfants de chœur pour célébrer les offices, question d’organisation. Et vous verrez, il se pourrait que vous fassiez des économies sur le vin de messe !

–Vous croyez qu’ils auraient fait ça ? Des enfants si bien élevés ?

–Je vous trouve bien naïf, Père Lampoup. Probablement qu’ils y ont goûté, ces chers petits. Et si par hasard ils n’ont pas recommencé, c’est que votre vin devait être sacrément mauvais ! Moi-même qui ne bois que de l’eau, j’avoue que j’ai porté une fois la bouteille de côtes du Rhône à mes lèvres, avant la messe. J’avais onze ans. Arrivé devant l’autel, le bon curé a sorti son mouchoir, il a craché dessus et m’a frotté sous le nez : «Tu avais une petite marque rouge, ça ne fait pas sérieux !» Je n’ai jamais recommencé...

Débarquement

Enfin le vendredi arriva. À peine le déjeuner expédié, un bataillon de paroissiennes retourna au presbytère traquer le moindre brin de poussière, remettre une bûche dans la cuisinière et dans le poêle de la chambre. Pendant ce temps, Honoré patientait à la mairie, juste en face, prêt à sortir pour accueillir l’homme providentiel. En attendant, il épluchait le courrier officiel d’un œil distrait. Paperasses, paperasses. Pour un homme d’action comme lui, ce n’était pas l’aspect le plus intéressant de la fonction. Il avait placé les triplés en faction à la fenêtre du grenier. De là ils apercevaient la route de Prontois, par où le nouveau curé devait arriver s’il ne s’était pas perdu en route. Le dernier kilomètre, bien visible, était plat, mais plus loin, après le virage, il y avait une petite côte, masquée par la haie d’un pré. Les enfants jouaient à deviner au bruit quelle voiture montait la côte. Il fallait faire vite, mais la circulation était réduite.

–Ah, la coccinelle de la coiffeuse !

–Ça, c’est la Mercedes du véto. Il fonce, il doit être pressé.

–Il fonce toujours, même quand il n’est pas pressé.

–Une504 !

–Perdu, c’était une vieille404 !

Pendant les temps morts, ils essayaient de deviner dans quelle voiture le curé se déplaçait. Seul indice, c’était une voiture française.

–UneGS ?

–Quand même pas uneSM ?

–Allons Jérôme, un jeune curé c’est pas aussi riche qu’un évêque, ce serait plutôt une R5, ou une Simca1100.

–Une Dyane ? Une 104 Peugeot ?

Les heures passaient, le soleil commençait à décliner. Aux points, c’est Honoré junior qui menait avec douze voitures, devant Hélène avec neuf, et sept seulement pour Jérôme.

–Pas ma faute, j’ai eu une otite il y a un mois ! Soudain, un bruit bien particulier attira leur attention.

–Ça, c’est Gaspard le cantonnier, avec son vieux scooter.

–Alors son moteur doit être mal en point, sans ça il aurait déjà passé le virage ! Le bruit semblait à peine se déplacer. Soudain ils aperçurent…

–Une armoire !

–Ah non, c’est en osier, c’est une grosse malle ! L’objet semblait flotter au-dessus de la haie, avançant lentement, suivi par un nuage de fumée bleue. Et toujours ce bruit !

–Qu’est-ce que c’est queça ?