Hypoxies - Vincent Jaccard - E-Book

Hypoxies E-Book

Vincent Jaccard

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Beschreibung

Les aventures en montagne racontées dans ces pages ont été vécues ou rêvées par l’auteur. Sur ces sommets, le temps est changeant, basculant en un éclair du burlesque au drame, du souvenir à l’imposture, de l’adage improvisé à l’aphorisme déconcertant. Alors, voyageurs, ce livre n’est pas à laisser dans la vallée. Sa place est dans un sac à dos, son but est d’être lu au refuge et son destin d’y être égaré sur une étagère. Sa raison d’être est là-haut, au plus près de la ligne de crêtes, au-dessus des gens.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Quand on aime les hauteurs, il faut grimper. Quand on aime les livres, il faut écrire, même si cela paraît parfois au-dessus de ses forces. Toujours essayer, préférer l’échec au regret, telle est la pensée de Vincent Jaccard. Dans son second ouvrage, il partage à nouveau ses petites histoires, réelles ou imaginaires, avec le lecteur. Alors, au risque de s’égarer, il vous invite à rejoindre sa cordée, à trinquer avec lui, car la seule chose qu’il n’aime pas en montagne, c’est d’être seul !

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Vincent Jaccard

Hypoxies

© Lys Bleu Éditions – Vincent Jaccard

ISBN : 979-10-377-6915-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Petites aventures de l’autre côté du mont Blanc, Éditions Guérin 2016

Allez, viens, je t’emmène,

au vent,

je t’emmène,

au-dessus des gens.

Louise Attaque, 1997

Préface

Hypoxies… hourra !

Après son premier titre « tout schuss », Petites aventures de l’autre côté du mont Blanc, Vincent s’est remis à la tâche, l’envie de raconter encore, de poétiser toujours, de « proser » en trompe-l’œil, de se confronter à la pente escarpée de la rédaction, d’avoir sa montée d’adrénaline, sa dose de cimes !

Il a d’abord gribouillé, griffonné, froissé des pages, déchiré ! Il a douté, redouté le feuillet blanc, cherchant un fil qui s’était emmêlé, en quête de la tournure « double axel ». La main tremblait, et de la pointe de son mont Blanc ou autre Cervin, rien ne s’ancrait.

Puis c’est revenu ; toujours cette appétence à sortir des sentiers battus, cette nature à refuser le droit chemin ! Vincent nous transporte à nouveau dans son univers, sa folie douce, ordinaire, les coulisses de ses petits exploits, ses escapades en terres inconnues. Avec lui, c’est le mouvement perpétuel, il a une permanence de quête de Graal, de challenge, d’autotest, d’immunité ! Le tout baigné de prévenance pour son prochain, transpirant de son sens de la fraternité.

Au fil des pages, nous nous baignons dans ses déliriums pas toujours « très minces » ! On a parfois un léger mal à cerner l’intention mais à aucun moment l’on ne souhaite se rendre. Ça part dans tous les sens, une pyrotechnie de mots, on s’attarde avec plaisir à la relecture précoce !

Il a chez lui une prédisposition à l’enthousiasme du rien du tout ! Il chaparde le moment. Il n’a pas son pareil pour se distraire de l’instant, capter une atmosphère, coloriser ses souvenirs ! Tout en nuances et attentions, il ne dompte pas notre esprit, subtilement il l’apprivoise ! Il ne nous rapporte pas ses songes, il nous les conte… à rebours ! C’est un gentil malade qui a des tortures de l’imaginaire, il nous propulse dans son miroir aux alouettes sans réfléchir !

Il réhabilite l’art désuet du bien vivre, du perdre son temps. Et c’est si bon !

Prenez garde, chaleureux par nature, prompt à enflammer les âmes, embraseur de grolles, c’est un pyromane de l’affect !

Son style, presque un label : une sorte de denominazione di origine incontrollata !

Didier Alexandre

Lettres, récits, poèmes, aphorismes, dialogues, brèves, nouvelles, essais…

d’en haut

Marche d’approche

Les innombrables journées passées dans les cimes, à monter, à descendre, puis remonter, et ainsi de suite, presque sans fin, comme un Tantra. À trop s’être approché du soleil, trop côtoyer le froid, la pente, jusqu’au vertige. À avoir usé les pierres du chemin, et fait tant de fois un trait dans la neige ou la glace. La rencontre avec certaines plantes comme le génépi, la quête éperdue du dahu, les heures passées au milieu des troupeaux de bouquetins, les repas partagés avec les marmottes, les truites rendues au ruisseau, parce qu’elles avaient joué à se laisser prendre. Ces montagnes qui me regardent autant que je les admire. Toutes ces rencontres, à la même table, ou sur le même chemin, ou attachés à la même corde. Cette boulimie, cette frénésie, cela ne pouvait que mal finir. Je suis atteint du Mal Chronique des Montagnes.

Les symptômes sont identiques au MAM, la forme aiguë de la maladie, céphalées, nausées, vomissements, gêne respiratoire, délire jusqu’à perdre la raison. Mais une erreur de diagnostic entre ces deux syndromes serait dramatique. Pour le Mal Aigu des Montagnes, l’urgence est de descendre, perdre de l’altitude, retrouver de l’oxygène, la pression de l’atmosphère, le plus vite possible. Moi, c’est en apercevant les premiers sapins que je commence à aller mieux. L’odeur de résine, l’air frais qui vient du Cervin, et la migraine disparaît. Les neiges éternelles, et tout redevient limpide et simple. Marcher sur le sentier ou mettre les raquettes, et je revis. Les cousins et les bouquetins sont là, je suis guéri. Surtout, ne me descendez pas, je pourrais y rester. Le MCM est aussi une urgence, prendre de la hauteur.

L’hypoxie1, mon absinthe, ma substance illicite, pour me promener dans LesFleurs du mal ou sur The Dark Side of the Moon. M’essayer à des poèmes éthérés, imaginer une lettre d’Élise, se prêter des rencontres improbables, voler des mots à Claudel ou Apollinaire. Tout tenter, tout essayer, et tout graver sur un vinyle de papier.

Allez viens, je t’emmène, au vent.

Je t’emmène, au-dessus des gens.

Le bal à Séez

Il y a plusieurs semaines que la neige a commencé à remonter au-dessus des sapins, comme si quelqu’un tirait la couverture blanche à lui. D’abord tout doucement, sans le laisser voir, pour ne pas nous faire de peine. Mais on avait bien vu. Les toits laissaient couler quelques larmes tièdes en fin d’après-midi. Le pré derrière le chalet ne scintillait plus le matin. Il était devenu une grande flaque blanche et mate, immobile, même quand le vent surfait dessus. Ce foehn d’ailleurs était trop chaud pour être honnête. On sentait que l’hiver ne tiendrait plus le coup longtemps. La semaine dernière, il a eu un sursaut, mais comme un dernier râle. On a eu un peu plus frais, un peu de neige, mais des flocons timides, indécis, qui hésitaient à se poser. Tellement légers que certains n’arrivaient pas à tomber, se servant des ascendants comme le font les choucas, avec l’envie de remonter dans leur nuage. Ils sentaient qu’ils étaient les derniers, condamnés. Que c’était fini pour cette année.

L’ourlet blanc était refait tous les soirs, chaque fois un peu plus court, laissant apparaître sans pudeur toujours un peu plus de cette herbe jaune et couchée qu’il faudrait cacher. Sous le drap livide apparaissaient quelques taches plus sombres, comme si la terre transpirait par endroit. Des auréoles poisseuses qui grandissaient tous les jours. Puis le tissu collait à la peau moite et humide comme après un orage d’été. Et le blanc ruisselait en une sueur sale jusqu’à disparaître.

Alors, par transparence, apparaissait sans gêne l’alpage épuisé et ridé par l’hiver. On détournait la tête, mal à l’aise devant cet agonisant presque nu. Et un jour, le verdict tomba, le point de non-retour. La neige se transformait sur le sentier en d’épars pétales blancs, qui balançaient au gré du vent au bout d’une tige d’un vert tendre, qui semblait la faire fondre. Ils nous barraient presque le chemin. Nous avions peur de les abîmer. Les perce-neige portent trop bien leur nom. Nous pouvions ranger les skis.

Les bouquetins nous avaient pourtant avertis. Depuis deux semaines, ils venaient voir matin et soir si l’herbe commençait à verdir. Comme ils étaient déçus, ils se rabattaient sur le sel et le pain dur qu’on avait jeté. Et sur une petite mousse qui pousse entre les pierres des murets. Les tas de billes noires qui jonchaient le sol étaient parsemés de grosses touffes de poils d’hiver. Sur les troncs des mélèzes, on voyait que les boucs s’étaient frottés, pour que ça aille plus vite. Il y avait même des femelles qui avaient un ventre un peu trop gros. La faim les rendait moins méfiants. Ils s’approchaient du village, en petits troupeaux. Toujours le plus vieux au-dessus, il mangera plus tard. Il se souvient sûrement de quelques braconniers qui avaient foudroyé l’un des leurs, se foutant complètement de la trêve qui dure depuis cinquante ans. Et, comme les primevères signent le printemps dans la plaine, Livio demandait simplement pour savoir si on en avait fini avec le froid : les stambecci2, ils sont descendus ?

Pour nous, c’était la débâcle.

Mais pas pour eux, au contraire.

Ni pour Édouard.

Bien sûr qu’il savait faire du ski. Il aimait bien. Il en faisait avec mes parents quand j’étais petit, une cannette de bière dans chaque poche de son anorak noir. Ils allaient même à Tignes, et pas le Tignes du barrage, mais au lac, en haut, à 2000. Mais ce n’était pas encore Supertignes. Il y avait juste deux tire-fesses, et c’en étaient, le Chardonnet et le Milounex. La Grande Motte était un sommet encore presque vierge. Et pour boire un coup, que le Neige et Soleil, au pied de ce qui allait devenir le célèbre Mur de la Tovière. Il faisait même hôtel, le Neige et Soleil, si tu avais le temps et des sous. Mais eux, à l’époque, les sous c’était pas ça. Heureusement, Édouard, à Tignes, il avait un copain qui, comme lui, était « des Ponts » et qui nous donnait des tickets par poignées. Les « Ponts », c’étaient les Ponts et chaussées, et c’était quand même mieux que d’être comme maintenant de la DDE, la direction départementale de l’équipement. Être « des Ponts », à Bourg-Saint-Maurice, en fait, ça voulait dire que t’étais plutôt des chaussées, et les chaussées, à Bourg, l’hiver, elles ont tendance à être pentues, glissantes, glacées, enneigées, dangereuses, impraticables, voir fermées. Et eux, « des Ponts », ils devaient faire en sorte qu’une voiture puisse toujours y passer, même quand il avait neigé cinquante centimètres dans la nuit, et que le vent avait fait des congères à se demander s’il y avait bien une route avant. En plus, dans la montagne, les gens ils ne voulaient pas tous habiter dans le village, alors ils se regroupaient en petits hameaux, dès qu’il y avait un peu de plat.

Être « des Ponts » ça voulait dire que c’est toi qui étais de garde, jour et nuit, dès qu’ils annonçaient la neige. Que c’était toi qui préparais le chasse-neige avec sa grande lame en étrave de bateau. Qui lui mettait les chaînes pour tout l’hiver, des maillons gros comme le poing, et ajustés au millimètre sur les énormes pneus crantés. Qui le réparait quand il était épuisé, qui le vidangeait quand l’huile était devenue noire, qui le dégelait par -30° et qu’il refusait de bouger. Qui le détordait quand il avait glissé dans le fossé. Et qui le conduisait bien sûr, dans la neige, la tourmente, le brouillard, avec comme uniques guides les piquets de bois jaunes et noirs de deux mètres de haut, qui dépassaient parfois à peine, tant il en était tombé… Et parfois, à dix centimètres du piquet, il y avait la vallée, quelques centaines de mètres plus bas. Ils en ont tous connu un ou deux, qui… Mais ils n’en parlaient pas.

Mais être « des Ponts », c’était surtout s’occuper de La Fraise. Pour enlever 10 ou 20 centimètres de neige tous les matins dans Bourg, le chasse-neige, ça va bien. Mais quand on te demande d’aller au col du Petit-Saint-Bernard au printemps et de retrouver la route alors que personne n’y est venu depuis six mois, tu sens que la lame, elle va juste te mettre la neige dans la cabine avant de caler. Alors, on sort La Fraise. C’est un agriculteur québécois qui l’a inventée. Il trouvait que c’était plus facile de moissonner le blé que de déneiger les chemins. Alors il a inventé une sorte de moissonneuse à neige. Un gros rouleau à l’avant qui l’avale, et de chaque côté de la machine deux cheminées qui l’éjectent au loin en gerbes glacées. Au Québec, ils l’appellent la souffleuse. Chez nous c’est la Fraise, comme on fraise une dent.

La Fraise, aux Ponts, c’est la Rolls. S’en occuper, c’est la promotion, l’aboutissement d’une carrière. La conduire, c’était comme être pilote de Concorde à Air France. Eh bien Édouard, il la réparait, et il la conduisait. C’était l’aristocratie des déneigeurs.

— Viens, Vincent, on va voir les lapins.

Tante Angèle, la maman d’Édouard me prend par la main pour aller dans le jardin derrière la maison. Nous sommes Villa des Pommiers, une belle bâtisse dans les hauts de Bourg-Saint-Maurice, avec une vue imprenable sur le vallon de l’Isère, le mont Pourri et le dôme de la Sache. Je ne sais pas encore que ce sera mon terrain de jeu. De l’extérieur, on la remarque cette maison, avec son crépi jaune pastel et les teintes ocre de ses encadrements de fenêtres qui lui donnent un air de Toscane. Un petit balcon se détache du deuxième étage, comme pour se rapprocher de la montagne. En dessous, une porte en bois travaillé barre ce qui devait être l’entrée principale. C’était peut-être la maison du maire, ou de l’ingénieur des mines qui dirigeait le barrage, tellement elle était imposante. Mais on voyait que c’était autrefois. Le gel et le soleil avaient taillé de grandes balafres sur la façade. La neige, en fondant du toit, remontait en salpêtre jusqu’à mi-hauteur. On rentrait maintenant par-derrière, par le jardin, qui était partagé en trois, car on vivait nombreux ici.

En bas c’était madame Carambois. Ce nom était pour moi à lui seul une aventure. J’étais à l’époque plongé dans Tintin et l’oreille cassée, avec Milou, le général Alcazar, etc. Chaque fois que Ramon, le méchant, lançait son couteau, et manquait Tintin, le perroquet hurlait : « Carrrramba, encore loupé. » Et moi, j’imaginais madame Carambois, sûrement maîtresse du général Bolivar, exilée à Bourg-Saint-Maurice, et cachée sous ce nouveau nom qui sentait bon le mélèze.

En haut, il y avait nous quatre, mes parents, mon grand frère et moi, en vacances chez Édouard et la tante Angèle. Tonton Victor, il manquait, comme ils disent, depuis longtemps. Il avait ramené de la guerre une belle médaille, et un diplôme qui était accroché dans le couloir. Mais il y avait laissé un œil, et une partie de son esprit. Il a préféré se laisser mourir plutôt que de vivre dans ses cauchemars. Le voisin de palier, c’était le douanier. Je ne me souviens plus du tout de lui la journée, son visage, son appartement, rien. Mais tout le monde se souvient très bien de lui la nuit. D’autant plus que notre seule frontière n’était qu’une fine cloison qui devait séparer autrefois la salle à manger du salon de l’ingénieur. Heureusement, le chien s’était habitué, mais nous, non. Après quelques jours, le coucher du soleil devenait une hantise. Chacun guettait nerveusement le premier grondement comme on attend la prochaine goutte qui tombe dans l’évier. Il dormait très bien, le douanier, et très tôt, et très tard. Et la cloison tremblait à son rythme, comme la carapace d’un monstre assoupi. Depuis, dans les refuges, en essayant de m’endormir, je repense très souvent au douanier de Bourg. Mais on ne s’habitue pas, au contraire, on redoute.

Sur le vaisselier en bois mat, aux dessins de chasse au chamois, et aux assiettes fleuries, Édouard exposait fièrement la pile de tickets. Parce que le copain des Ponts, posté à Tignes pour pouvoir descendre déneiger si personne ne pouvait monter, il avait un copain qui avait un copain qui était de la famille de celui qui tenait le Milounex. Et celui-ci, il en avait plein les poches, des tickets, 1 Milounex, 4 tickets, 1 Chardonnet, 7 tickets, tu imagines ! Alors Édouard, quand il montait donner un coup de main et manger une fondue, il piochait dedans pour nous. Parce que bien sûr lui, il n’en avait pas besoin. Être des Ponts, c’était un galon, un titre, un étendard, un passe-partout. Essaie maintenant d’aller aux forfaits, à Tignes, et de dire que tu connais quelqu’un qui est « Des Ponts »… La belle époque !

Je ne l’ai jamais vu celui de Tignes, mais je me souviens qu’Édouard disait qu’il avait toujours mal à l’estomac, peut-être l’Apremont, ou la Grappa, et qu’il n’y avait qu’une seule chose qui le soulageait, c’était de manger des limaces, mais vivantes, sinon ça ne marchait pas. Je ne sais pas si ça tient bien le génépi la limace, mais elles ont dû en boire des litres, et s’en taper, des fondues.

Le soir, Tante Angèle, elle faisait souvent les riz. Elle disait les riz, comme si elle cuisinait chaque grain. On le savait quand elle avait fait les riz, car la cuisine ressemblait alors à un bain turc tellement elle le faisait cuire, sinon Édouard, il ne les mangeait pas. On n’a pas percé le secret, mais je parierais pour un peu de muscade, des oignons, peut-être deux ou trois clous de girofle. Une sorte de gâteau de riz au gros sel, un régal qui annonçait souvent la poule au pot. On avait déjà le visage rouge de la journée passée au froid et au soleil, et le poêle à bois ronflait, mais nous, on aurait bien ouvert la fenêtre. D’autant plus qu’à la fin du repas, Angèle essayait : « Douard, tu vas pas arrêter ? » Il ne répondait pas, mais je crois que ça voulait dire non.

Édouard, dès le matin et toute la journée, il fumait le Toscane. Je n’ai jamais vu personne d’autre fumer ça. Les paquets, il les achetait par cinquante, au cas où l’usine ferme, à Turin. Les cigares étaient rangés par six dans leur boîte en carton aux couleurs de la feuille de tabac séchée, et sur la bague le drapeau italien. Quinze centimètres de long, on imaginait bien qu’ils étaient roulés sur la cuisse d’une belle Italienne, la peau un peu moite pour que la feuille de tabac colle bien. Pas le Montecristo bien lisse, qui respire la fortune et le club anglais. Un cigare sec et torturé comme le bras d’un ouvrier, renflé au milieu et effilé aux deux bouts, on ne sait pas par quel bout le fumer. Mais Édouard, il le sait. Il sort l’opinel qu’il a toujours dans la poche, sous le mouchoir à carreaux grand comme un drap. Il repère le milieu en fermant un œil et tranche d’un coup sec entre la lame et son pouce. Et là, on voit que le bout fin, on le met dans la bouche. Il prend la grosse boîte d’allumettes avec la gitane qui danse au-dessus des flammes. Il en craque une, toujours de haut en bas, je ne sais pas pourquoi. Il l’approche de la tranche large du cigare qui s’embrase immédiatement. Édouard tire dessus par petits à coups et, brutalement, le temps se couvre. En quelques secondes, de longs sirus gris cachent le soleil de néon du plafond. Malheureusement il n’y a pas de vent, et la brume s’épaissit. Mais vu la température, il ne va sûrement pas neiger. Comme si les riz avaient été fumés au goudron, et la poule carbonisée. Parfois le brouillard tombe un peu, et on se voit un peu mieux. Puis le feu repasse au rouge, et de nouveau un gros débordement nuageux, le jour gris. Les yeux et le nez piquent, la peau brûle, la tête cogne, le temps est bouché, et curieusement, on est bien. Il fait chaud, le gamay est bon, on a bien rigolé, et demain ils annoncent beau. Pour l’instant, on a du mal à y croire. Quand le Toscane est presque fini, Édouard approche la boîte en fer qui renfermait autrefois des galettes bretonnes. Il ouvre le couvercle, et alors l’odeur s’aggrave. Il prend le mégot entre le pouce et l’index et l’effrite au-dessus. La peau durcie en cal par le frottement des clés à molette gelées l’empêche de se brûler. Il frotte ses deux mains pour ne pas en perdre une miette, et ne pas brûler la toile cirée. Il referme le capot, comme celui d’un trésor.

Plus tard, quand la télé, que de toute façon on ne voit pas, en a fini avec les infos et la météo, et les « quoi faire demain si vous êtes en vacances en Savoie », il va jusqu’au petit meuble au-dessus duquel il y a toujours le calendrier des « Établissements Alpes outillage, motoculteurs-engins agricoles-fraises à neige, location-vente-réparation – Route de la Rosière, 73 700 Bourg-Saint-Maurice ». Il sort du tiroir sa pipe à la tête de gaulois en bois, dont les moustaches sculptées remontent de chaque côté du foyer, et la pose à côté de la boîte en fer.