IBN Khaldûn - Mohammed Saouli - E-Book

IBN Khaldûn E-Book

Mohammed Saouli

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Beschreibung

Après avoir passé dix années à étudier l’œuvre d’IBN Khaldûn (considéré par les grands sociologues contemporains comme le précurseur de la sociologie moderne), Mohamed Saouli nous propose un essai d’interprétation et de traduction condensé de La Muqaddima et y apporte un éclairage nouveau et pertinent, loin des préjugés et contresens des traductions françaises et anglaises qui résultent de la hiérarchisation occidentale des civilisations et qui produisent ainsi une confusion dans la compréhension de l’ensemble de la théorie politique et sociale d’IBN Khaldûn.

Ce livre présente la vie au Maghreb au XIVe siècle : les différents métiers, les sciences, l’importance de la pédagogie dans l’enseignement, l’influence du climat sur le caractère des hommes, les moyens de subsistance, la spéculation. Il décrit la prise et la perte du pouvoir politique, les formes de gouvernement des populations rurale et urbaine. Il explique les causes et les raisons des institutions, l’origine des peuples et des dynasties, la guerre et l’art militaire, les pratiques sociales populaires (magie, mendicité, poésie et musique…). Il énumère les raisons qui ont provoqué les changements des croyances religieuses et fait une analyse critique des grands événements historiques, politiques et militaires qui ont marqué l’Histoire.


À PROPOS DE L'AUTEUR

Mohamed Saouli, né en 1937 à Annaba a exercé une carrière d'ingénieur dans le secteur de l'énergie en Algérie. L'indépendance du pays lui ouvrit l'accès à la littérature arabe et à la découverte de la civilisation musulmane. Nouvelles du Maghreb au XIVe siècle est son premier ouvrage.

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IBN KHALDÛN

Nouvelles du Maghreb au XIVe siècle

© Éditions Chihab, 2023.

www.chihab.com

Tél. : 021 97 54 53 / Fax : 021 97 51 91

ISBN : 978-9947-39-683-4

Dépôt légal : février 2023.

IBN KHALDÛN

Nouvelles du Maghreb au XIVe siècle

Extraits de la Muqaddima

choisis et traduits par

Mohamed Saouli

2e édition revue et corrigée

CHIHAB EDITIONS

À la mémoire de mes parents et de mes grands-parents qui ont gardé la mémoire.

À mon épouse pour le soutien qu’elle m’a apporté tout au long de ce travail,ainsi que pour ses conseils et ses observations.

À mes enfants qui m’ont encouragé par leurs conseils et remarques et par l’intérêt qu’ils ont manifesté à cette traduction.

À mes petits-enfants Baya, Ismaël, Inessa, Milla, Nasma et Magda.

Remerciements à mes amis juristes,

Mounir Djellouli (de Blida) et au regretté Youssef al-Durrah

(d’al-Nu‘mâniyya, au sud de Bagdad) pour leur aide dans la recherche du sens possible de certains mots et expressions de ce texte du XIVe siècle.

BIOGRAPHIE SUCCINCTE D’IBN KHALDÛN

Abû Zayd ‘Abd-al-Rahmân Ibn Khaldûn al-Hadramî est né à Tunis le 27 mai 1332 d’une famille andalouse de Séville, originaire de Carmona. Ses ancêtres appartenaient à la tribu arabe yéménite de Kinda, du Hadramaout (Yémen), dont un des chefs Wâ’il Ibn Hujrfut l’un des Compagnons du Prophète. Les Khaldûn faisaient partie du contingent militaire (jund) du Yémen, et fournirent à la dynastie qui régnait à Séville de grands et habiles généraux et des savants réputés. La puissance des Khaldûn à Séville se maintint jusqu’à la conquête d’al-Andalus par les Almoravides. Pressentant la prise de Séville par Ferdinand III, roi de Castille, ses ancêtres émigrèrent à Tunis au XIIIe siècle. Al-Hasan, le trisaïeul de ‘Abd al-Rahmân décéda à Bûna (Annaba). Bien qu’il ait longtemps vécu en Égypte où il termina sa vie comme grand magistrat mâlikite, l’auteur est resté profondément Maghrébin.

Ibn Khaldûn a été élevé dans un milieu familial de grande culture. Il a bénéficié d’une excellente formation en lecture coranique, en droit, dans l’étude de la langue arabe, et a profité surtout de l’arrivée à Tunis, en 1347, d’un groupe de savants accompagnant le souverain du Maroc Abû al-Hasan qui venait de s’emparer de la Tunisie. Parmi ces savants, il « fréquente assidûment pendant trois ans » Abû ‘AbdAllâh Muhammad Ibn Ibrahim al-Âbilî, originaire de Tlemcen et grand maître en sciences fondées sur la raison. Sous sa direction, il étudie la logique, les principes fondamentaux de la théologie et de la jurisprudence ainsi que toutes les sciences philosophiques et les mathématiques. En 1349 la peste noire emporte, en même temps que son père et sa mère, la plupart des hommes distingués de Tunis, savants et professeurs. En 1350, à 18 ans, il est nommé « Garde du Sceau » à Tunis, puis il se rend à Bougie en 1353. Il rejoint par la suite les savants qui avaient quitté Tunis avec leur souverain et séjourne de 1354 à 1363 à la cour mérinide de Fès où il retrouve al-Âbilî pour lequel il éprouvait une grande admiration. Les remous politiques, les calomnies et les jalousies lui valent une épreuve de deux années de prison (1357-1358). Un séjour à Grenade (1363-1365) clôt ces quinze années d’études auprès de différents maîtres. Il jouit alors d’une grande faveur auprès du roi de Grenade Ibn al-Ahmar qui le charge de se rendre à Séville pour faire ratifier le traité de paix que Pierre, roi de Castille, avait conclu avec les princes musulmans d’al-Andalus. À cette occasion, ‘Abd al-Rahmân a dû visiter les anciennes propriétés de ses aïeux et les résidences des Khaldûn à Séville et à Carmona. Pierre, devinant sans doute l’émotion ressentie par son hôte en ces lieux, et séduit par ce jeune et brillant ambassadeur, alors âgé de 32 ans, a voulu le garder dans sa cour en proposant de lui restituer les biens de ses ancêtres. Offre qu’Ibn Khaldûn déclina. Sa femme et ses enfants, installés en sûreté à Constantine, le rejoignent à Grenade. Encore victime de calomnies, il demande l’autorisation de quitter cette ville pour se rendre à la cour de Bougie où il est nommé chambellan avec autorité absolue dans la direction de l’administration de l’État et intermédiaire entre le roi et ses grands officiers.

De 1365 à 1374, il nomadise d’une allégeance à l’autre : Bougie, Tlemcen, Fès, avec de longs séjours à Biskra avec sa famille, à l’abri des mauvaises surprises du fait de l’instabilité politique qui caractérisait l’époque. Il possède dans cette ville une grande influence sur les tribus hilâliennes des Riahi et Douaïdia qu’il mobilisait conjoncturellement en faveur de l’un ou l’autre des souverains. En fin politique, pragmatique, occupant diverses hautes fonctions auprès de différents rois, il fréquente assidûment les bibliothèques des monarques, des dignitaires et des mosquées, rassemblant les matériaux nécessaires à son œuvre littéraire, « examinant monuments, archives et livres des contrées » où il se rendait. Il quitte avec sa famille Biskra en 1372 pour Fès puis, en 1374, s’embarque pour al-Andalus, pensant s’y retirer définitivement auprès d’Ibn al-Ahmar et se consacrer à l’étude. Mais il est « renvoyé » par celui-ci à Tlemcen. De là, il s’éclipse et s’établit de 1374 à 1377 avec sa famille sous la protection des Douaïdia, au château fort de Qal‘at Ibn Salâma (Taoughzout, près de Frenda, en Algérie). C’est dans cette retraite qu’il commence, et achève, la rédaction de la « Muqaddima ». En 1378, il part pour Tunis avec sa famille, accompagné par une troupe de Riahi. Là, il termine la rédaction de l’« Histoire des Berbères ». Son jeune frère Yahia, historien, est assassiné à Tlemcen en 1379.

De nouveau victime de calomnies et de jalousies, lassé des polémiques stériles telle celle concernant son affirmation de la théorie sur la proximité de l’homme et du singe, il quitte Tunis et s’embarque, en octobre 1382, pour Alexandrie et de là se rend au Caire « la métropole de l’univers, le jardin du monde, la fourmilière de l’espèce humaine, le portique de l’islam, le trône de la royauté, ville embellie de châteaux et de palais, ornée de couvents de derviches et de collèges, éclairée par des lunes et des étoiles d’érudition ». Il est nommé en 1384, par le souverain mamelouk d’Égypte Barqûq (1382-1399), grand cadi du rite mâlikite. Cette même année, sa femme et ses cinq filles disparaissent dans un naufrage, alors qu’elles tentaient de le rejoindre. Dans ce drame, il perd aussi ses biens et ses livres. Ses deux fils le rejoignent plus tard. En 1387, il part en pèlerinage à La Mecque et revient au Caire, vivant dans la retraite, occupé à l’étude et à l’enseignement. En 1399 il est rappelé pour remplir de nouveau la fonction de juge mâlikite. Ne disposant pas du réseau relationnel qu’il avait au Maghreb pour assurer sa protection, son intégrité et sa rigueur dans l’exercice de sa fonction le font de nouveau destituer et mettre aux arrêts en 1400. Puis il est nommé professeur au collège mâlikite du Caire. Entraîné par le souverain d’Égypte dans la défense de la ville de Damas, il est fait prisonnier par Timur Lang (Tamerlan) qu’il éblouit par son savoir et par la connaissance de la généalogie et des conquêtes de ce guerrier qui veut alors le garder auprès de lui. Il obtient l’autorisation d’aller, avec ses compagnons, chercher ses livres, « sans lesquels il ne peut vivre » et s’échappe avec eux pour retourner en Égypte. Nommé encore à quatre reprises grand cadi mâlikite, il meurt le 17 mars 1406, durant son office, et est enterré au cimetière des soufis du Caire.

Dépeint par ses contemporains comme un homme physiquement grand et beau, d’une intelligence vive, d’un esprit pénétrant, d’une grande éloquence, cultivé, instruit, élégant et doté du sens de l’amabilité, il fut toujours accueilli avec tous les honneurs par les grands. Selon un auteur cité par al-Maqari (Tlemcen, 1578-v.1632) il eut beaucoup d’ennemis qui lui reprochaient son attitude hautaine, sa manie de contredire et d’entamer des discussions à tout propos ainsi que son esprit raide et inflexible. D’ailleurs, on constate dans son autobiographie qu’il avait offensé une classe très nombreuse, celle des gens de loi dont il froissait, dans l’exercice de fonctions très importantes, l’amour-propre et les intérêts en dévoilant impitoyablement leur ignorance et leurs prévarications.

Ibn Khaldûn se situe dans un courant de pensée qui part des mu‘tazilites des VIIIe et IXe siècles. Son apparition fut exceptionnelle dans une période de déclin de la civilisation du monde musulman. Les historiens, les sociologues et les philosophes qui ont été amenés à le découvrir n’ont pas ménagé leurs éloges :

« Ibn Khaldûn a été le plus grand philosophe historien que l’Islam ait jamais produit et l’un des plus grands de tous les temps. » (P.K. Hitti, Récitsdel’HistoiredesArabes).

« L’œuvre d’Ibn Khaldûn est un des ouvrages les plus substantiels et les plus intéressants qu’ait produit l’esprit humain. » (G. Marçais).

« Ibn Khaldûn a conçu et formulé une philosophie de l’Histoire qui est sans doute le plus grand travail qui ait jamais été créé par aucun esprit dans aucun temps et dans aucun pays. » (A. Toynbee, AstudyofHistory).

« L’œuvre d’Ibn Khaldûn marque l’apparition de l’Histoire en tant que science… Aujourd’hui nous vivons des événements considérables, absolument nouveaux dans l’histoire du monde, la plupart des peuples doivent affronter d’amples et tragiques problèmes que l’humanité n’avait jusqu’alors jamais connus. C’est pour ces raisons que la reconstitution du passé est moins que jamais une fin en soi. Elle est inspirée, en fait, par un intérêt actuel et elle tend vers une fin actuelle. Le contenu d’une œuvre ancienne ne peut s’intégrer à la pensée active (celle qui conduit à une certaine conception politique de notre temps) que dans la mesure où il a une résonance actuelle et s’il facilite la compréhension des problèmes qui sont les nôtres, en cette moitié du XXe siècle. » (Y. Lacoste, IbnKhaldoun, naissancedel’histoire, passédutiers-monde, éd. Maspéro 1978).

« Ibn Khaldûn nous donne un exemple très éloquent d’une pensée universaliste concrète et humaniste, qui tente d’intégrer tous les acquis du passé humain, d’où qu’ils viennent, et qui prône des valeurs communes pour tous les hommes. En cela, se faisant l’héritier des traditions universalistes antérieures, il produit une heureuse synthèse entre la raison universaliste grecque, le monothéisme biblique et coranique, les influences spirituelles indiennes. Même si on peut lui reprocher un certain islamo centrisme, il conçoit le destin humain comme fondamentalement égalitariste et unitaire, soumis partout aux mêmes lois d’évolution, aux mêmes mécanismes de fonctionnement sociaux, politiques et économiques, aux mêmes aspirations et valeurs éthiques et spirituelles. S’il considère que les conflits et les guerres sont inhérents à la condition humaine, à quelque société, religion ou civilisation que l’on appartienne, sa théorie de la civilisation humaine montre clairement qu’il serait contradictoire de parler de « choc des civilisations », dans la mesure où la civilisation en tant que telle est une aspiration commune de l’humanité, qu’elle a pour fonction d’assurer la prospérité, la paix et l’harmonie, et que c’est sa corruption qui conduit aux conflits et aux guerres… La science d’Ibn Khaldûn a des fondements méthodologiques et théoriques très solides, qui n’ont rien à envier aux sciences humaines modernes. Il utilise un appareil conceptuel parfaitement défini, dont il est essentiel de comprendre exactement la signification. » (Abdesselam Cheddadi, Conférencesetentretiens, CNRPAH, Alger 2006).

« Hellénisants ou dé-hellénisants, tous les courants de pensée sociale de l’islam, même quand ils reflètent la vie politique de leur époque, sont loin de réaliser l’analyse de société et les vues de synthèse auxquelles va parvenir le plus grand politique de tous les temps en islam, Ibn Khaldûn. » (Abdelmadjid Meziane, auteur d’une volumineuse thèse consacrée à la pensée économique d’Ibn Khaldûn, Alger).

AVANT-PROPOS

Ibn Khaldûn a participé activement à la vie intellectuelle et politique en jouant, souvent, un rôle de premier plan dans la vie des différentes dynasties de l’Occident musulman de son époque. Cette implication dans les coulisses du pouvoir lui a fourni les éléments nécessaires à une connaissance approfondie des structures politiques, sociales et économiques des royaumes dans lesquels il a vécu. Cette vie d’acteur politique l’a placé à un poste d’observation qui donne à ses analyses sur la société, élites et masses populaires, une authenticité inestimable et une pertinence remarquable. Cette pertinence est telle que nous devons constamment nous rappeler que certaines situations et comportements sociaux qu’il décrit sont bien de son époque, au XIVe siècle, tant la similitude, dans certains cas, nous paraît troublante d’actualité : accaparement et exercice monarchique du pouvoir « source d’enrichissement », pratiques commerciales, divination et magie, mysticisme, modes de nutrition, influence du climat sur l’aspect et le caractère des hommes.

Par sa démarche rationaliste, Ibn Khaldûn met bien en évidence la relation entre l’économie, l’organisation politique et administrative ainsi que les formes de structuration de la société citadine d’une part, et celle des campagnes, nomade et sédentaire, démontrant que l’émergence de l’État est étroitement liée au concept de civilisation.

Sa grande œuvre, le « LIVREDESEXEMPLES » (KITAB AL ‘IBAR)se compose d’une Introduction et de trois Livres. La partie la plus connue de cette œuvre est la MUQADDIMA qui rassemble cette Introduction et le premier de ces trois Livres.

Ces « NOUVELLES DU MAGHREB AU XIVe SIÈCLE » sont la traduction d’un condensé obtenu à partir d’extraits du texte arabe de la MUQADDIMA édité par al-Maktaba al-‘Asriyya, Beyrouth, 2002. Cette édition libanaise a pour source, selon l’éditeur, un manuscrit égyptien désigné par la lettre arabe « م » (m). Ce manuscrit serait lui-même fondé sur les manuscrits de Tunis (1382) et de Fès (1397). Ce texte a été vérifié et corrigé par Derrouiche Jouidi (magistère en linguistique arabe).

Ce condensé est une réduction du texte originel dont ont été supprimées les redondances et les longueurs (certaines d’entre elles ont été résumées, mises en italique et entre parenthèses). C’est un travail de découpage et de montage sans aucun ajout, procédant avec le souci de rester fidèle au sens de ce texte originel tout en l’adaptant à la langue de la traduction et à sa structure.

L’approche de l’Histoire par Ibn Khaldûn, esprit curieux des connaissances scientifiques et philosophiques accumulées par l’humanité, « qui a le sens de la recherche exacte, possède une grande mémoire et une intelligence sûre », selon son ami le ministre et poète grenadin Ibn al-Khatib, est originale pour l’époque car il pose la question de l’essence de l’Histoire. C’est la première fois, dans l’histoire connue, qu’une étude sociologique et anthropologique de la société est présentée sous un aspect dynamique. En effet, la démarche adoptée n’est pas de décrire simplement les faits, mais de comprendre la formation de l’histoire et de la politique en posant les règles d’une analyse scientifique rigoureuse, critique et rationnelle, des événements historiques qui sont replacés dans le contexte de l’époque dans laquelle ils se sont déroulés. De même, il insiste sur la nécessité de prendre en compte les changements qui s’opèrent dans le temps : révolutions, guerres, épidémies, invasions, bouleversements sociaux, politiques ou religieux, etc… L’Histoire est, pour Ibn Khaldûn, recherche théorique fondée sur des règles qu’il définit : analyse critique, vérification, étude minutieuse des causes et des principes des choses existantes, connaissance approfondie des circonstances qui ont donné naissance aux événements. Avec ces règles, il assigne à cette discipline la connaissance de la civilisation humaine et de la société.

Il est possible que la réalisation de cette œuvre soit née, dans son esprit, lorsqu’il fut envoyé en ambassade par Ibn al-Ahmar, souverain de Grenade, à Séville pour ratifier un traité de paix avec Pierre de Castille en 1364. Devant les monuments et les vestiges de l’ancien empire musulman, autrefois illustre, et visitant les anciennes propriétés et résidences de ses aïeux, Ibn Khaldûn a dû éprouver une émotion qui a probablement donné naissance à sa grande sensibilité aux faits historiques. Son génie et sa rigueur intellectuelle ont fait le reste.

Le mécanisme, décrit avec pertinence, de l’accaparement du pouvoir et des richesses par les courtisans, son intelligence, ne pouvaient que lui faire de nombreux ennemis. Ce fut le cas, et ses multiples séjours en prison et nombreuses disgrâces le prouvent.

Les talents de cet historien maghrébin, sociologue et philosophe, confiant en son propre génie, le rendaient suspect et fascinant. Son intelligence et son savoir, sa lucidité, sa capacité de convaincre et de séduire (Pierre de Castille, Tamerlan,…) le rendaient irrésistible et, parfois, lui ont permis de sauver sa vie. Malheureusement, le produit de sa réflexion, toujours d’actualité, est resté, pour ses contemporains comme pour la postérité, méconnu.

Pour Ibn Khaldûn, il n’y a pas de rupture dans la transmission et le développement de la civilisation de l’humanité. La civilisation est universelle, le flambeau passant, naturellement, d’un peuple à l’autre. La filiation de la civilisation musulmane aux Anciens (Babyloniens, Égyptiens, Indiens, Perses, Grecs) est assumée sans complexe ni ethnocentrisme et, parallèlement à sa réflexion sur la décadence de la civilisation musulmane, il annonce la relève « au nord de la mer ». Il n’était pas tendre vis-à-vis de tous les nomades, de quelque ethnie qu’ils soient, destructeurs de civilisations et, « balayant en premier lieu devant sa porte », il n’épargne pas les nomades arabes, son ethnie, dénonçant leurs travers autant que ceux des autres peuples.

Le Prophète Muhammad - slgp - avait demandé au musulman de « rechercher le savoir, fût-ce en Chine » (Utlubal-‘ilmwalawfial-cîn), et déclaré que « la recherche du savoir est une obligation stricte pour tout musulman, du berceau au tombeau » (minal-mahdilâal-lahd). Le premier mot qui lui a été adressé dans la Révélation est « Lis » (Iqrâ), incitant à une recherche permanente du savoir. Cela s’est traduit par l’assimilation des civilisations antérieures sans exclusive et la poursuite du développement de la civilisation humaine par la participation de tous les grands esprits des différents peuples qui composaient le monde musulman.

Pour Abdesselam Cheddadi : « Ibn Khaldûn nous interpelle, aujourd’hui, à la fois en tant qu’homme et en tant que théoricien de la société, de la civilisation et de l’histoire. Un contexte social, psychologique et historique particulier et une intelligence exceptionnelle favorisèrent chez lui des comportements et des attitudes d’esprit très proches des nôtres. L’affirmation de soi, la liberté de pensée, l’audace intellectuelle, l’exigence de la justice et de l’équité sur les valeurs permanentes les plus sûres grâce auxquelles l’humanité a pu progresser, aux différentes époques de son histoire, au sein des sociétés et des cultures le plus souvent conservatrices et évoluant à un rythme très lent. Ibn Khaldûn fut peut-être un des hommes qui les incarna au plus haut point au sein de la culture musulmane. Ces attitudes, qui étaient autrefois exceptionnelles, comme d’ailleurs l’écriture et un large niveau de culture générale, sont devenues au cours des temps modernes les normes de notre société qui a fait de la démocratie, de la responsabilité individuelle, de la mobilité, du changement et du progrès technique et scientifique ses valeurs centrales. C’est pour cette raison, je crois, qu’Ibn Khaldûn nous semble si proche, si familier, malgré les six siècles qui nous séparent de lui, et les différences de toutes sortes que notre société moderne présente avec la sienne. » (DansConférencesetentretiens, CNRPAH, Alger 2006).

AVERTISSEMENT

La transcription française usuelle de la plupart des noms propres de lieux ou de personnes connus en Occident ou figurant dans le dictionnaire français est maintenue, sauf pour certains noms écrits dans leur prononciation exacte.

Les dates ne figurent pas dans le texte d’Ibn Khaldûn (sauf les périodes dans le calendrier hégirien signalées par la lettre H.) et ont été rajoutées entre parenthèses (calendrier grégorien) avec les symboles suivants :

m. mort en…

v. : vers…

Les dates de naissance (et parfois le lieu de naissance) et de décès pour les principaux personnages cités dans le texte sont rajoutées entre parenthèses avec, intercalée entre elles, celle du début de règne pour les souverains.

Les citations de versets du Coran, en gras, sont suivies, en chiffres arabes, du numéro du chapitre d’où elles sont prélevées puis de celui du verset.

La carte du monde circulaire de la couverture est du géographe maghrébin al-Idrîsî (1100-1165). Elle a été réalisée en 1154 en Sicile.

Les descriptions des climats et régions ont été regroupées dans un tableau.

Les différentes tendances chi‘ites ont été synthétisées sous forme d’un schéma synoptique.

Un tableau « Repères historiques » a été rajouté en fin de texte, ainsi qu’une carte géopolitique représentant les limites approximatives des royaumes au Maghreb, en Ifrîqiya et en al-Andalus à la fin du XIVe siècle.

Les notes de bas de page tirées du livre « Introduction à la littérature musulmane » de Gaston Wiet, édition G.P. Maisonneuve et Larose, Paris, 1966 seront signalées par : (G. Wiet, page…), celles de Vincent Monteil de « Discours sur l’Histoire universelle », Sindbad, 1978 par (V. Monteil, p…), et celles de Amar Dhina de « Hommes d’État, hommes de guerre », ENAL, Alger 1992 par : (A. Dhina, p…).

Les informations sur les croisades dans le tableau des repères historiques proviennent essentiellement du livre « Nos ancêtres les Gaulois et autres fadaises » de Reynaert François.

La translittération des lettres emphatiques donnée ici est conventionnelle selon le dictionnaire Larousse :

d(ض) : d emphatique

t (ط) : t emphatique

dh (ذ) : th anglais sonore

th (ث) : th anglais sourd

gh (غ) : r grasseyé français

w (و) : w anglais

h (ح) : h (Muhammad)

y (ي) : y anglais

h (ه) : h (Hind)

z (ظ) : z emphatique

kh (خ) : jota espagnole

’(ع) : laryngale

q (ق) : k guttural

’ : attaque glottale des voyelles

s(ص) : s emphatique

***

L’accent circonflexe indique une voyelle longue.

Au milieu d’un mot, le s doit se lire ss et non z.

u : se lit ou.

PRÉSENTATION DU « LIVRE DES EXEMPLES » (Kitâb al-‘Ibar)

L’humble serviteur ‘Abd al-Rahmân Ibn Muhammad Ibn Khaldûn al-Hadrâmî sollicite la miséricorde du Seigneur qui l’a comblé de Sa bonté.

Louange à Dieu qui possède la gloire et la puissance, Maître du ciel et de la terre, Il a les noms les plus beaux, Il est le Vivant éternel. Salut et bénédiction sur notre seigneur Muhammad - sur lui la grâce et la paix - le prophète arabe dont le nom est écrit dans la Torah et est mentionné dans l’Évangile.

L’Histoire est une des disciplines les plus répandues parmi les nations, à toutes les époques. Elle intéresse autant les gens ordinaires que les rois et les grands. Elle est appréciée tant par les hommes cultivés que par les ignorants. En apparence, elle semble être le récit des événements, des dynasties et des circonstances du lointain passé, présenté avec élégance et relevé par des citations. Mais, en réalité, l’Histoire est l’examen et la vérification des faits, l’investigation fine et attentive des causes qui les ont produits, ainsi que la connaissance du pourquoi et du comment des événements. C’est pourquoi, l’Histoire doit être considérée comme une branche de la philosophie.

Les plus réputés des historiens musulmans ont recueilli tous les récits des événements passés, les ont collationnés et les ont consignés dans des livres, mais des charlatans ont fait des rajouts, (sous forme d’) embellissements et de mensonges inventés par eux. Leurs successeurs les ont imités, ont répété ce qu’ils avaient lu et nous l’ont transmis tel quel, sans chercher les causes et les circonstances, ni rejeter les invraisemblances des événements. Aucun effort pour la recherche de la vérité n’est fait et le sens critique est limité. Dans la recherche historique, l’erreur et l’imagination sont liées et l’esprit de la tradition est profondément ancré chez les hommes. Le charlatanisme est fréquent dans les sciences et l’ignorance a un rôle pernicieux et nuisible. Mais rien ne résiste à la puissance de la vérité, et le démon du mensonge doit être écarté par la force de l’examen rationnel. Le transmetteur se borne à rapporter les faits, mais c’est avec l’esprit critique qu’il faut rechercher la vérité que le savoir aura débarrassée de la gangue qui la recouvre.

Certains ont compilé et rédigé des ouvrages historiques détaillés sur les nations et les dynasties dans le monde mais seuls quelques-uns d’entre eux jouissent, par l’originalité de leur œuvre, d’une notoriété et d’une probité reconnues. Tels sont Ibn-Ishâq, al-Tabarî, Ibn al-Kalbî, Muhammad ben ‘Umar al-Wâqidî, Sayf ben ‘Umar al-Asadî et al-Mas‘ûdî. Les ouvrages d’al-Mas‘ûdî et d’al-Wâqidî sont parfois discutables, mais la plupart des historiens leur ont donné la préférence en suivant leur méthode et leur présentation des faits. Le critique perspicace doit compter sur son propre jugement pour déceler le faux dans ce que les chroniqueurs rapportent. Dans une civilisation, la conjoncture peut déterminer l’information historique et permettre de comparer les récits et les documents anciens. La plupart de nos chroniqueurs traitent, selon les méthodes et procédés de ces auteurs, de l’histoire universelle suite à la conquête de nombreux pays et royaumes par les deux grandes dynasties musulmanes du début de l’islam et aux nombreuses sources utilisées. Certains, comme Mas‘ûdî et ses imitateurs, ont englobé l’histoire des royaumes et des peuples d’avant l’islam. Mais d’autres, après eux, se cantonnèrent à rassembler les informations éparses qui se rapportaient aux faits marquants de leur époque et dans leur environnement proche, traitant de la dynastie régnante et de leur ville. C’est le cas d’Ibn Hayyân, historien d’al-Andalus et des Umayyades de ce pays, et d’Ibn al-Rafîq historien de l’Ifrîqiya et des souverains de Kairouan.

Après eux, les historiens ne furent que de simples imitateurs, à l’esprit lourd et à l’intelligence engourdie, qui se contentèrent de suivre le même processus et le même modèle, sans remarquer les changements que le temps opère, selon les époques, dans les usages des nations. Ils tirent de l’histoire des dynasties et des siècles passés des récits sans substance, tel un fourreau vide de son sabre, sans qu’on sache s’ils sont anciens ou récents. Ils parlent de faits dont on ignore l’origine, et leur rédaction n’est ni logique ni vérifiée. Ils reproduisent fidèlement les récits populaires suivant l’exemple de leurs prédécesseurs en négligeant l’importance des changements historiques car il n’y a personne pour les leur expliquer, et leurs ouvrages restent muets sur ce sujet. S’ils retracent l’histoire d’une dynastie, ils le font comme elle leur a été transmise, vraie ou fausse, sans se soucier de l’origine de cette famille, des causes de la manifestation de sa puissance, de son ascension et de son déclin. L’observateur cherche en vain à comprendre l’origine des dynasties qui se succèdent, les raisons de leur rivalité et pourquoi une dynastie remplace une autre. Il doit rechercher ce que cachent leurs antagonismes et leurs alliances. Nous exposerons tout cela dans la « MUQADDIMA » du « LIVRE » (DES EXEMPLES).

D’autres, après eux, ne rédigèrent plus que des abrégés éphémères (« avec des lettres de poussière » : bi hurûf al-ghubâr), se contentant de donner la liste des monarques, sans leur généalogie ni leur histoire, ni même la durée de leurs règnes. C’est ce qu’a fait Ibn Rashîq (M'sila, 1000-1070) dans son « Mîzânal-‘Amal », suivi par de pâles imitateurs, mais aucun d’eux n’est digne d’attention, et leur œuvre ne survivra pas et ne sera pas transmise, car ils se sont éloignés des règles connues et des usages des chroniqueurs.

Quand j’ai lu les livres des autres et sondé la profondeur du passé et du présent, j’ai éveillé mon esprit, l’arrachant à la négligence et à la léthargie et, bien qu’ayant peu de connaissances en la matière, j’ai décidé de composer un livre selon ma vision. J’ai donc rédigé un ouvrage sur l’Histoire qui lève le voile sur l’origine des nations. Je l’ai divisé en chapitres qui exposent les faits et, avec mes commentaires, je démontre pourquoi et comment les États et la civilisation prennent naissance. J’ai pris comme sujet les deux peuples qui vivent au Maghreb à notre époque, leurs dynasties, durables ou éphémères, avec leurs monarchies et leurs partisans. Ce sont les seuls peuples qui vivent dans cette région depuis des temps immémoriaux, les Arabes et les Berbères.

J’ai vérifié avec grand soin mon travail et je l’ai soumis au jugement des spécialistes et des érudits. J’ai suivi un plan original divisé en chapitres, selon une méthode nouvelle que j’ai imaginée pour traiter de la civilisation et de l’urbanisation, des événements qui surviennent dans la société et leurs causes, et comment les fondateurs d’empires apparaissent dans l’histoire. Ainsi, on ne croira plus ce qui est rapporté par la tradition et on comprendra les événements historiques du passé et même prévoir ceux à venir.

Mon ouvrage se compose d’une Introduction et de trois Livres :

L’Introduction traite de l’excellence de la science de l’Histoire, des principes qui doivent lui servir de règles, et recense les erreurs des historiens.

Le Livre I est consacré à la civilisation et ses caractéristiques : le pouvoir, le gouvernement, le profit, les moyens de subsistance, les métiers, les sciences, ainsi que les causes et les raisons de ces institutions.

Le Livre II renferme l’histoire des Arabes, de leurs divers peuples et de leurs dynasties. On y cite aussi quelques nations célèbres qui ont été leurs contemporaines et qui ont fondé des dynasties : les Nabatéens, les Assyriens, les Perses, les Banû Israël, les Égyptiens, les Grecs, les Byzantins, les Turcs et les Latins.

Le Livre III donne l’histoire des Berbères et de leurs proches les Zénètes, de leur origine, de leurs divers peuples et des empires qu’ils ont fondés surtout dans le Maghreb.

Abordant l’étude des faits particuliers à partir des considérations générales, j’embrasse l’ensemble de l’Histoire universelle. Ma méthode ramène l’esprit égaré vers la bonne voie en analysant les causes et les raisons des événements politiques et introduit à la philosophie de l’histoire et à l’histoire comparée. Mon ouvrage traite de l’histoire des Arabes et des Berbères, des citadins et des nomades et des grands empires qui leur sont contemporains, complétée par des citations et des exemples sur l’Histoire universelle. Je l’ai donc intitulé « Le Livre des Exemples et Recueil de l’Histoire des Arabes, des Étrangers (‘ajam), des Berbères, et de leurs dynasties ».

Je pense n’avoir rien omis, ni l’origine des peuples et des dynasties, ni la contemporanéité (ta‘âsur) des nations anciennes, ni les motifs qui ont provoqué les changements dans le passé concernant les croyances religieuses, les civilisations, les villes et les villages, la puissance et la soumission, les multitudes et les minorités, les sciences et les métiers, la richesse et la pauvreté, les grands bouleversements, les ruraux et les citadins, ainsi que les événements passés et futurs. Je pense avoir englobé l’ensemble du sujet et en avoir exposé les preuves et les causes. De ce fait, mon ouvrage est incomparable, il est un recueil de connaissances extraordinaires et de sagesse cachée rendues accessibles.

Mais, conscient de mes insuffisances par rapport aux savants des siècles passés et de mon incapacité à approfondir ce sujet, j’espère des lettrés (« ceux qui ont la main blanche » : ahl al-yadd al-baydâ’) et des érudits un examen critique et sans complaisance, et qu’ils corrigent mes erreurs avec indulgence. Reconnaître ses défauts peut détourner le blâme. Que les confrères soient bienveillants et je prie Dieu de rendre nos actes sincères devant Lui, Il est mon Tout, mon Protecteur.

J’ai orné avec mon livre la bibliothèque de notre valeureux maître et guide mérinide Abî Fâris ‘Abd al-‘Azîz (?-1393-1396).

INTRODUCTION DE L’EXCELLENCE DE L’HISTOIRE (Fî fadl ‘ilm al-tarîkh)

Formalisation de ses principes, aperçu des erreurs et affabulations auxquelles sont exposés les historiens et leurs causes

L’Histoire est une noble science, riche en enseignements. Elle nous fait connaître les mœurs des peuples anciens, la vie des prophètes et les dynasties royales ainsi que leurs démarches politiques. Ainsi, celui qui désire s’instruire peut prendre un modèle historique, religieux ou profane, à condition de puiser dans des sources nombreuses et avoir des connaissances variées. C’est par un examen critique et une application soutenue que le chercheur pourra découvrir la vérité et éviter les erreurs et les affabulations. En effet, dans les récits traditionnels, les fondements de la politique, la nature de la civilisation et les comportements de la société humaine sont ignorés. S’il ne rapproche pas les documents anciens avec ceux qui sont récents, s’il ne compare pas les données du présent à celles du passé, il ne pourra guère éviter de s’égarer en s’écartant de la vérité. Souvent, les historiens, les commentateurs et les grands traditionalistes se trompent sur les événements du passé en faisant confiance au transmetteur, sans vérifier les sources, sans faire des recoupements, sans appliquer les règles de la philosophie ni la connaissance de la nature des êtres, bref sans les soumettre à un examen de l’intelligence critique. Cela a lieu en particulier sur les sommes d’argent et les effectifs des forces armées, objet de mensonges et de divagations.

Ainsi Mas‘ûdî1 (v. 896-956) et d’autres historiens rapportent que Moïse dénombra, dans le désert, plus de six cent mille personnes des Banû Israël âgés de vingt ans et plus, en état de porter les armes, sans s’étonner si l’Égypte et la Syrie étaient assez vastes pour fournir une si nombreuse armée. Un royaume a des capacités de défense proportionnelles à ses moyens, et pas plus. L’expérience nous en fournit la preuve. Ajoutons que des armées aussi nombreuses ne sauraient manœuvrer et combattre sur un terrain qui serait trop exigu et, déployées en ordre de bataille, elles s’étendraient à plus de deux ou trois fois la portée de la vue. Comment ces deux corps pourraient-ils livrer bataille ? Comment une des parties pourrait-elle remporter la victoire lorsqu’une de ses ailes ne saurait pas ce que fait l’autre ? L’expérience suffit pour confirmer nos observations car le passé et l’avenir se ressemblent comme deux gouttes d’eau. Bien plus, la puissance perse était beaucoup plus grande que celle des Banû Israël, et le nombre de ses guerriers n’atteignait même pas ce chiffre. La victoire sur eux (597 av. J-C) de Nabuchodonosor2 (Bakhtanassar II, 630-604-562 av. J-C) et l’immense étendue de son territoire en sont la preuve. La plus grande armée persane, dans la bataille d’al-Qâdisiyya3 (637) était, selon Sayf (ben ‘Omar al-Asadî), de cent vingt mille hommes et, selon ‘Âicha (épouse du Prophète, v.614-v.678) et Zohrî (historien, m. 864), Rustam (al-Azarî, le général persan) combattit Sa‘d (le général arabe) avec seulement soixante mille hommes.

Par ailleurs, tout le monde le sait, le territoire des Banû Israël ne s’étendait pas plus loin, en Syrie, que le Jourdain et la Palestine et, au Hedjaz, que les régions de Yathrib (Médine) et de Khaybar. Un fait bien établi par les chroniqueurs des Banû Israël, et le seul qui soit authentique, est que la garde de Salomon se composait de douze mille fantassins et mille quatre cents cavaliers. Or, c’est sous le règne de Salomon (?-970- 931 av. J-C) que le royaume d’Israël fut le plus florissant et le plus étendu.

La plupart des hommes, lorsqu’ils évoquent les armées de leur époque, ou un peu avant, musulmanes ou chrétiennes, les montants des impôts, les dépenses de l’État, celles des riches et les objets de valeur qu’ils possèdent, exagèrent en dépit du bon sens et rapportent complaisamment des excentricités. Si l’on consulte les chefs militaires sur le nombre de leurs soldats, les riches sur la valeur de leurs objets précieux, les avantages dont ils jouissent et leurs dépenses courantes, on constatera que les chiffres réels n’atteignent pas le dixième des chiffres avancés. Cela tient à l’affection de l’esprit humain pour ce qui est extraordinaire, à la facilité avec laquelle on exagère les chiffres, et à l’absence de sens critique. On arrive ainsi à perdre tout contrôle sur ses propres erreurs ou intentions, sans s’appliquer à la juste mesure, à l’objectivité et à la recherche, en se laissant aller aux affabulations. « Ceux qui achètent l’entretien frivole, de sorte à fourvoyer autrui loin du chemin de Dieu… » (31-6).

(Citation de nombreux exemples historiques célèbres, analysés et réinterprétés par Ibn Khaldûn : la dynastie yéménite des Tubba‘ (al-Tabâbi‘a) aurait porté la guerre en Ifrîqiya contre ceux qu’ils auraient nommés les Berbères (al-Barbara) à l’époque de Moïse : ils l’auraient fait en traversant, en armes, des pays qui ne leur étaient pas soumis et, plus tard, attaquèrent les Turcs en traversant l’empire ennemi perse qu’ils n’avaient jamais conquis, parvenant enfin en Chine qu’ils auraient dévasté ? Un autre récit suspect concerne l’élimination par Harûn al-Rachîd de la célèbre famille persane des Barmakides (al-Barâmika). Les historiens traditionnels présentaient cela comme la conséquence d’une relation amoureuse entre ‘Abbâsa, la sœur du calife et sa compagne de joutes poétiques, avec son premier ministre Ja‘far al-Barmakî. Pour Ibn Khaldûn, la véritable cause serait la mainmise par cette puissante famille sur le pouvoir et les revenus publics).

De pareils récits sont fréquents dans les ouvrages des historiens, mais ce sont des fables qui incitent certains à se livrer aux plaisirs interdits, à flétrir les réputations des autres et à justifier leur libertinage en référence à des personnages du passé.

Parmi les chroniques fantaisistes rapportées par la plupart des historiens, citons celles qui concernent les califes chi‘ites ‘ubaïdites4 (fatimides) de Kairouan et du Caire, niant leur origine ‘alide et leur descendance de l’imâm Ismâ‘îl fils de Ja‘far al-Sâdiq. Pour plaire aux faibles califes ‘Abbâsides, des récits ont été forgés afin de dénigrer ces rivaux par la calomnie. Leurs auteurs ont occulté le témoignage des faits et des événements qui démentent leurs assertions et réfutent totalement ces récits.

(Ibn Khaldûn reconnaît qu’al-Tabarî5 (839-923), al-Bukhârî6 (810-870) et, avant eux, Ibn Ishâq et certains autres ont accordé à leurs travaux une attention scrupuleuse et ont exercé les règles de la critique et de la réflexion).

Un autre risque d’erreurs provient des changements (tabaddul) qui s’opèrent chez les nations et les peuples dans le temps. C’est comme un mal latent qui ne peut être perçu que longtemps après sa naissance et seulement par un petit nombre de personnes. En effet, le monde et les peuples, leurs usages, leurs opinions ne restent pas invariables mais évoluent d’un état à un autre. Tel est le cas pour un individu, une période, une ville, un pays, un royaume, « Selon la règle de Dieu à l’égard de Ses adorateurs » (40-85). Ainsi, de nos jours, l’enseignement est un métier que l’on exerce pour vivre, sans l’orgueil de la puissance, et l’enseignant est un pauvre diable, un déraciné qui occupe dans la société une position inférieure. Or, au début de l’islam, ceux qui enseignaient le Coran et la Tradition du Prophète étaient les hommes des classes dirigeantes qui combattaient pour la religion et dirigeaient la communauté. Mais c’était parce que leur démarche était de transmettre le Message et non de professer le métier d’enseignant. De même les méprises de certains lorsque, feuilletant les livres d’histoire, ils apprennent qu’autrefois les juges (cadis), à la tête des armées, exerçaient le commandement dans les expéditions militaires. Les juges remplissaient alors les mêmes fonctions que, de nos jours, on confie aux vizirs dans le Maghreb. Mais la fonction de juge n’est plus ce qu’elle était.

Nous terminerons cette partie par une remarque importante : l’Histoire est le récit des événements particuliers à une époque ou à un peuple, mais il est essentiel que l’historien expose, au préalable, l’état général de chaque pays, de chaque peuple et de chaque époque, pour rendre crédibles ses chroniques. C’est ce qu’a fait Mas‘ûdî dans son livre « Les Prairies d’Or » (Murûj al-Dhahab), ouvrage dans lequel il décrit l’état des peuples et des pays à son époque, en Occident et en Orient. Il y évoque les croyances et les coutumes, décrit les contrées, les montagnes, les mers, les royaumes, les dynasties et les différents peuples arabes et non arabes (‘ajam). Son livre est un texte essentiel de référence et une source historique fondamentale. Après lui, al-Bakrî7 (1040-1094) appliqua le même procédé dans son livre « Itinéraires et Royaumes » (al-Masâlikwa al-Mamâlik), s’en tenant aux routes et aux pays, en considérant que les peuples n’avaient pas beaucoup changé. Mais aujourd’hui, à la fin du VIIIes. H. (XIVe s.), la situation du Maghreb a subi un changement profond, et ce depuis le Ve s. H. (XIe s.), lorsque les tribus berbères de cette contrée ont été subjuguées par des tribus arabes qui les ont dépossédées d’une grande partie de leur territoire. N’oublions pas qu’au milieu du VIIIe s. H, en Orient et en Occident, une peste dévastatrice ébranla la société humaine, ravagea les nations, décima notre génération, et détruisit les bienfaits de la civilisation. Elle apparut sous des dynasties vieillissantes et en déclin, affaiblit leurs forces et abrégea leur existence. Faute d’hommes, la culture des terres s’arrêta, les villes tombèrent en déshérence, les chemins s’effacèrent, les maisons et les villages se dépeuplèrent, les nations et les tribus s’affaiblirent et le monde changea d’aspect. Dieu est l’héritier de la terre et de ce qu’elle porte.

Lorsque le bouleversement est général, c’est comme une nouvelle création qui donne naissance à un monde nouveau. Il faut donc, aujourd’hui, un historien qui fasse l’état de ce changement global, comme Mas‘ûdî l’a fait pour son époque. Cette œuvre servira de référence aux historiens futurs. C’est à cela que prétend mon présent ouvrage pour le Maghreb où je réside. Mon intention est de me borner à l’histoire de cette région, de ses tribus, ses nations, ses royaumes et ses dynasties, excluant les autres régions par méconnaissance de l’Orient et de ses peuples, car des informations orales ne me donneraient pas satisfaction. Mas‘ûdî a pu le faire car il a effectué de lointains voyages dans des pays où il a séjourné. Mais il décrit brièvement le Maghreb. « Mais, au-dessus de tout savant, il y a l’Omniscient » (12-76). Nous espérons, avec l’aide de Dieu, atteindre les objectifs de notre ouvrage. Il nous aide et nous secourt, et en Lui nous avons confiance.

Il nous reste à examiner comment transcrire les sons étrangers à la langue arabe qui apparaîtront dans notre ouvrage. Toutes les nations n’utilisent pas les mêmes sons et ceux-ci correspondent à des lettres. Comme chacun le sait, les Arabes ont vingt-huit lettres. Pour figurer un son étranger, certains écrivains le transcrivent par la lettre correspondant au son arabe le plus proche, qui le précède ou qui le suit. Mais cette méthode n’est pas fidèle car elle modifie le son original. Dans notre ouvrage, nous allons rencontrer des sons berbères et autres sons non arabes tels que des noms propres et certains mots que nous allons transcrire autrement. Pour cela, j’ai choisi de représenter le son étranger entre les deux sons arabes les plus proches, en combinant les deux lettres qui les symbolisent. Ainsi, le lecteur prononcera un son intermédiaire aux deux sons (arabes). J’ai emprunté cette idée à la manière dont les copistes du Coran8 tracent les lettres dont le son sera prononcé tel qu’il est « senti » (ichmâm).

LIVRE PREMIER DU « LIVRE DES EXEMPLES » DE LA NATURE DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE (Fi tabî‘ati al-‘umrân fi al-khalîqa)

L’Histoire a pour objet l’étude de la société humaine, c’est-à-dire la civilisation, et de nous faire connaître les phénomènes qui s’y rattachent naturellement tels que l’état d’isolement dans les solitudes désertiques, la sociabilité (ta’annus), l’esprit de corps (al-‘asabiyya), les conditions amenant à la domination d’un groupe humain par un autre, les dynasties, les activités des hommes. Or, pour les raisons suivantes, le mensonge s’introduit facilement dans l’information historique :

1/ l’esprit partisan (tashayyu‘) en faveur de certaines idées et doctrines obscurcit l’esprit critique qui doit rester impartial.

2/ la confiance mise dans la parole des transmetteurs qui doivent être l’objet d’une enquête de moralité pour reconnaître leur bonne foi.

3/ La confusion dans l’interprétation des événements, la plupart des transmetteurs ne comprenant pas la signification de ce qu’ils ont vu et entendu. Ils attribuent alors à l’information rapportée une version imaginaire, donc fausse.

4/ L’idée que chacun croit détenir la vérité, illusion fréquente qui provient de l’ignorance de la relation entre les événements et la réalité.

5/ L’ignorance des relations entre les événements et les circonstances qui les accompagnent, provoquant des remaniements et des altérations des récits qui en modifient l’exactitude.

6/ La tendance à vouloir se rapprocher des grands personnages par les louanges et les flatteries, embellissant et diffusant des faits mensongers en leur assurant ainsi de la publicité.

7/ Et la plus importante des raisons est l’ignorance du caractère naturel de la civilisation. Tout fait survenant de lui-même ou suite à une intervention qui lui est extérieure a un caractère qui lui est propre, tant dans son essence que dans les circonstances qui l’accompagnent. Si l’homme connaissait par avance la nature des événements et les circonstances qui les provoquent, il aurait les moyens, par son examen critique, de distinguer la vérité du mensonge.

Les exemples des récits sont nombreux et leur validation ne peut être faite que par la connaissance de la nature de la civilisation. C’est la meilleure et la plus sûre manière de confirmer la vérité, et cette méthode est supérieure à celle de l’enquête de moralité car elle vérifie si le fait est possible ou non. Si l’information est absurde, la recherche de la crédibilité de l’auteur est inutile et les critiques la considèrent suspecte, soit par la signification naturelle des mots qui la rapportent, soit parce que la raison la rejette. Par contre, l’enquête de moralité doit intervenir dans les informations qui ont trait à la Loi (religieuse : sharî‘a) car il s’agit là d’injonctions, quand elles sont authentiques, et auxquelles le Législateur a demandé aux croyants de se conformer. Dans ce cas, il faut s’assurer de l’intégrité et de la compétence des informateurs. Quant aux récits d’événements, on ne peut les considérer comme vrais et authentiques que lorsqu’on aura reconnu leur réalisme en examinant si le fait est possible.

Pour distinguer le vrai du faux, il faut comprendre la société humaine, c’est-à-dire la civilisation, en distinguant ce qui est inhérent à l’essence et à la nature de la civilisation de ce qui est accidentel et négligeable. Agissant ainsi, les historiens auront une règle sûre pour distinguer le vrai du faux dans les informations qu’ils transmettent. Telle est l’ambition de ce livre.

L’Histoire est une science autonome dont l’objet est la civilisation et la société humaine, et qui a ses propres questionnements sur les événements et les situations qui se succèdent. Ceci est le propre de toute science, qu’elle soit doctrinale ou rationnelle.

Notre ouvrage est d’une conception nouvelle, originale, d’une grande utilité et il est basé sur une recherche approfondie. Ce n’est pas de la Rhétorique, branche de la Logique, dont le but est de convaincre ou d’éloigner l’opinion sur un point de vue, ni une branche de la Politique qui sert, elle, à gouverner famille ou peuple en appliquant les règles de la morale et de la sagesse qui permettent la préservation de l’espèce humaine.

Quelqu’un, avant moi, a peut-être traité ce sujet de la même façon, et son livre s’est perdu, car les sciences sont nombreuses et les savants appartenant aux divers peuples aussi. En effet, les connaissances scientifiques qui ne nous sont pas parvenues sont plus nombreuses que celles que nous avons reçues. Où sont les sciences des Perses dont les écrits furent anéantis sur ordre de ‘Omar, à l’époque de la conquête ? Où sont celles des Chaldéens, des Assyriens, des Babyloniens ? Où sont les résultats et les empreintes qui avaient marqué ces peuples ? Où sont les sciences des Égyptiens et de ceux qui les ont précédés ? Ne nous sont parvenues que celles des Grecs, et cela grâce au calife al-Ma’mûn qui fit traduire leurs écrits par un grand nombre de traducteurs et avec de gros moyens financiers. Mais, des sciences des autres peuples, nous ne possédons plus rien. « Il ne vous a été donné qu’une bien faible part de science » (17-85).

Certains thèmes de notre nouvelle discipline ont été abordés, à titre d’arguments, dans d’autres sciences. Ainsi, à propos de la prophétie, on affirme que les hommes ont besoin de s’entraider pour vivre, et pour cela il leur faut un dirigeant (hakîm) et un régulateur (wazî‘, autorité usant de contrainte). Dans les Principes de la Jurisprudence, il est dit que les hommes ont besoin du langage pour consolider le lien social. Les lois sur la fornication, le meurtre et l’injustice ont pour motifs de protéger la civilisation de la ruine. Du même ordre est la parole du roi (perse) Anûshirwân (531-579) surnommé « à l’âme immortelle » lorsqu’il dit : « pas de pouvoir sans armée, pas d’armée sans argent, pas d’argent sans impôt, pas d’impôt sans civilisation, pas de civilisation sans justice, pas de justice sans une administration juste, et pas d’administration juste sans ministres intègres dans leur conduite. » L’important est que le roi s’intéresse à la condition de ses sujets et à leur éducation civique afin de préserver son pouvoir et ne pas être contesté.

Le cadi Abû Bakr al-Tartûchî (1059-1126) a abordé ce sujet dans « La Lumière des Rois » (Sirâj al-Mulûk), ouvrage organisé par chapitres comme dans notre livre. Mais il effleura les questions, se contentant de consacrer à chacune d’elles un chapitre dans lequel il entassa des anecdotes et des récits, rapporta diverses paroles de sages perses, de philosophes de l’Inde et des maximes attribuées à Daniel (le prophète), à Hermès (prophète sabéen, Mercure chez les Grecs) et à d’autres grands hommes. Mais il ne parvint pas à dévoiler la vérité, car il n’a ni vérifié ses sources ni prouvé ses affirmations.

C’est une inspiration divine qui m’a guidé vers l’information juste qui m’a permis de maîtriser ces questions et d’en distinguer tous les aspects. C’est un don de Dieu, et si quelque chose m’a échappé, s’il y a des confusions, c’est aux critiques de me corriger, et j’aurais eu la faveur d’avoir frayé et débroussaillé la voie. « Dieu accorde Sa lumière à qui Il veut » (24-35).

Nous allons exposer dans ce livre les divers aspects de la civilisation humaine : pouvoir, profit, sciences, métiers, et cela par une méthode démonstrative qui révélera les réelles connaissances de l’élite (al-khâssa) et celles du peuple (al-‘âmma). Cela dissipera les illusions et lèvera les doutes.

L’être humain (al-insân) se distingue de tous les êtres vivants (hayawânât) par des caractéristiques propres, à savoir :

1/ Les sciences et les métiers, produits de la réflexion.

2/ Le besoin d’une autorité pour réprimer ses écarts, qualité qu’on retrouve, paraît-il, chez les abeilles et les sauterelles mais, chez elles, instinctive.

3/ Le travail et l’effort qui fournissent les divers moyens de vivre.

4/ La civilisation qui porte les hommes à vivre regroupés dans des villes protégées par des murailles ou dans des campements, pour vivre en société et s’entraider.

Il est donc nécessaire que ce premier livre, avec les matières qu’il traite, soit divisé en six chapitres :

1/ La civilisation en général, ses variétés et sa répartition dans le monde.

2/ La civilisation rurale, les peuples (isolés) des solitudes désertiques et les tribus.

3/ Les dynasties, le califat, le pouvoir et les fonctions d’État.

4/ La civilisation urbaine, les cités et les métropoles.

5/ Les métiers, les moyens de subsistance et les différentes activités lucratives.

6/ Les sciences, la façon de les acquérir et de s’instruire.

CHAPITRE I DE LA CIVILISATION HUMAINE EN GÉNÉRAL (Fî al-‘umrân al-basharî ‘alâ al-jumlâ)

1er Préambule

La réunion des hommes en société est indispensable. Pour les philosophes « l’homme est civil par nature », c’est-à-dire qu’il ne peut se passer d’une organisation sociale. C’est cette idée qu’exprime le mot « civilisation ». Seul, l’homme ne peut assurer ni sa subsistance ni sa défense (difâ‘), et il a besoin d’être soutenu par des individus de son espèce. Alors qu’aux animaux Dieu a donné à chacun d’eux la force pour être autonome et un organe de défense, l’homme, lui, a reçu la pensée et la main qui lui est soumise (al-fikrwaal-yadd). La vie en société est donc impérative car, en toutes circonstances, l’homme a besoin de ses semblables. Voilà ce qui constitue la civilisation, objet de la science qui nous occupe.

Une fois les hommes réunis en société, le besoin d’un régulateur qui les protège les uns des autres s’est fait sentir car, par leur nature animale, ils sont portés à l’hostilité et à l’injustice. Cette régulation est assurée par l’un d’entre eux, qui les domine et qui dispose de l’autorité et de la fermeté nécessaires pour empêcher la violence des uns envers les autres. Cela constitue la souveraineté. C’est une institution particulière et naturelle à l’homme mais, selon les philosophes, on la retrouverait chez certains animaux tels que les abeilles et les sauterelles qui reconnaîtraient une autorité supérieure et obéiraient à un chef qui se distingue par la forme et la taille de son corps. « Il a donné à chaque chose sa nature et la bonne direction » (20-50).

Les philosophes prétendent prouver, par le raisonnement, qu’une autorité fondée sur une loi religieuse est conférée à un individu, choisi par Dieu, et qui a le droit d’exiger la soumission de tous et la foi en sa parole jusqu’à ce qu’il ne rencontre plus d’opposition. Cette déduction des philosophes n’est pas fondée car les gens du Livre et ceux qui se rallient aux prophètes sont minoritaires par rapport aux païens qui constituent la majorité du peuplement de la Terre et qui, cependant, ont eu des dynasties. Leurs monuments sont là pour attester de leur existence. Ils sont encore présents, de nos jours, dans les régions lointaines du Nord et du Sud, et ne vivent assurément pas dans le chaos. Les philosophes se trompent donc, et le rôle des prophéties se borne à prescrire des lois religieuses ainsi que les Anciens l’ont admis.

2e Préambule : Partie habitée de la terre, mers, fleuves et régions du monde

Les philosophes qui ont étudié la Terre disent qu’elle a une forme sphérique (chaklkurawiyyi) et qu’elle est entourée d’eau, tel un grain de raisin (inaba) flottant sur ce liquide. Certains ont pensé, à tort, que l’eau était sous la terre. Or, là se trouve le cœur et le centre de la sphère qui attire vers lui tout corps du fait de la pesanteur. L’eau, elle, se trouve au-dessus de la terre qui est entourée par la « Mer Environnante » (al-Bahr al-Muhît) ou « Lablâya » ou « Océan » ou « Mer Verte » ou encore « Noire ». La portion de terre libre pour la civilisation est limitée, au sud par l’Équateur (Khatt al-Istiwâ’), et au nord par un cercle de la sphère au-delà duquel se trouvent des montagnes avec la Barrière de Gog et Magog9. Les terres émergées occupent, dit-on, moins de la moitié de la surface du globe, et un quart seulement en est habité.

L’Équateur s’étend de l’Occident à l’Orient et partage la Terre en deux. Il forme le plus grand cercle autour du globe, comme le zodiaque (mintaqat al-burûj) et la ligne de l’équinoxe (dâ’iratmu‘dil al-nahâr) sont les plus longs de la sphère céleste. Le zodiaque se divise en trois cent soixante degrés, chaque degré valant, sur terre, vingt-cinq parasanges. Le parasange (farsakh) vaut douze mille coudées (dirâ‘) ou trois milles (mîl)10, la coudée vingt-quatre doigts, et le doigt six grains d’orge alignés dos contre ventre. Ptolémée, dans son « Traité de Géographie » et (al-Idrîsî) l’auteur du « Livre de Roger », ont partagé l’espace habité du monde en sept régions (aqâlîm) qui s’étendent d’Est en Ouest, divisées chacune en dix sections.

Les mers

De l’Océan sort la mer byzantine (Méditerranée) par un détroit (zuqâq) de douze milles. Elle a de nombreuses îles habitées, et d’elle sortent deux mers, la première par le golfe de Constantinople est la mer de Nîtich (la mer Noire), la seconde celle de Venise (Adriatique). Selon les mêmes auteurs, une très vaste mer se détache de l’Océan, vers l’Orient, c’est la mer de Chine ou de l’Inde ou d’Abyssinie. D’elle sortent deux mers, l’une par Bâb al-Mandab, c’est la mer d’al-Qulzum ou de Suez (mer Rouge), et l’autre al-Khalij al-Akhdar ou golfe persique. On dit qu’existe une autre mer, fermée, appelée mer de Jurjân ou de Tabaristân (Caspienne).

Ces mers sont celles qui sont connues et citées par les géographes.

régions du monde et climats

1e section

2e section

3e section

4e section

5e section

1e région

Déserts des hommes voilés (Lemtouna)

le Ghana

le Tekrour

Déserts des hommes voilés

le Ghana

le Tekrour

La ville de Gogo

le royaume de Melli

le Darfour

La Nubie

le Saïd

L’Abyssinie mer de l’Inde

les îles

2e région

Pays de Samnouriya

le Ghana

le pays des Zaghawa

le désert du Niger

le pays des Sanhajas

Pays des Zaghawa désert du Niger

le pays des Sanhajas

Le Fezzan le pays des Kowars, le pays de Santeniya (Siwa)

Le Saïd

le Nil

le Mont Mokattan

Déserts

d’Aïdab

3e région

Ghadamès, le Mont Aurès

Tébessa

Bûna Tunis Gafsa, le Djerid Kairouan Tripoli

La Cyrénaïque Barca

Désert de Bernic

(Benghazi)

Fayoum Égypte Chypre

Chypre

Est Syrie

‘Akka,

Sûr Saïda

al-Qods Jourdain Tibériade Damas

4e région

L’Océan

Tanger

la mer Romaine

La mer Romaine

les Pyrénées

La mer Romaine

la Calabre l’Albanie

La mer Romaine

le Péloponèse

La mer Romaine

le Liban l’Arménie

la Syrie

5e région

L’Océan

l’Espagne occidentale Salamanque

la Castille

le Léon

la Galice

les Pyrénées Toulouse

le Poitou

La Gascogne

le golfe du Lion Gènes

le Jura

la Bourgogne

Rome

Lombardie Naples

Venise

a Calabre

la Croatie

La mer Romaine la Macédoine, le Bosphore Constantinople

L’Anatolie les sources du Tigre et de l’Euphrate

6e région

L’Océan

la Bretagne

L’Océan

Angleterre

Normandie Flandres

France Lorraine Saxe,

le pays des Allemands

Saxe

Bohème Hongrie Pologne Les Monts Carpates

Russie

La Mer Noire

le Pays des Alains

le Pays des Bulgares

Russie

7e région

L’Océan

Angleterre

L’Océan

Angleterre

Islande

L’Océan

Pologne

Danemark

Norvège

L’Océan

Finlande

L’Océan

Russie

le Cucaïa

le Pays des Comans

***

6e section

7e section

8e section

9e section

10e section

1e région

Péninsule arabe

la mer de Colzon et de Perse

le pays des Zanjs

Le pays de Sofala

le pays

des Wac-wâcs

Le pays des

Wac-wâcs

Le pays des

Wac-wâcs

Le pays des

Wac-wâcs début de l’Océan

2e région

La mer du Fars

le Nejd Provinces de Saba et Mareb

al-Shiher Oman

Bahreïn

Mer du Fars

mer indienne

le Sind

le Makran province indienne de Belhera

le Sijistan

Territoires de Kandahar

Manibar

Kaboul Kanouj Cachemire

L’Inde ultérieure portion de la Chine

La Chine

jusqu’à l’Océan

3e région

Déserts du Nejd

Bahreïn Embouchure du Tigre et de l’Euphrate Abadan Hormuz Chirâz

Khuzistan Kurdistan

Provinces de Kerman et Makran

villes de Serjan

et Biredsi

le reste du Fars

Ispahan Sidjistan Kuhistan

Région du Ghur Ghazna l’Hérat au centre du Khorasan

la ville de Balkh

le Tibet

le Ferghana

Le Tibet le Ferghana

l’Inde

la Chine

La Chine le pays Kirghiz la presqu’île des Rubis dans l’Océan

4e région

La Mésopotamie

l’Iraq

Bagdad

Provine de Behlûs

Qom

Nichapour

le Jurjân

Merv

Le Khorasan

le Khawarizm Boukhara Samarkand

Contrée de

Kharlokh

Cucaïa

l’Océan

5e région

L’Arménie l’Azerbaïdjan

La mer Caspienne

le Derbend

la mer Noire Trébizonde

le pays des Khazars

la Volga

Le pays des Khazars

la mer d’Aral

Le pays des Adkechs le Cucaïa

Pays de Gog et Magog le Cucaïa l’Océan

6e région

La Mer Noire

le pays des Khazars

la Volga

Le pays des Khazars

la mer Caspienne, le pays des Berthas, des Bachkirs, des Pétchenègues la Volga

Pays des Koulkhs

la Terre Puante, le Mur de Gog

et Magog

la Volga

Pays des Kip-tchaks

(Turks)

pays de Magog Cucaïa Mur de Gog et Magog

Pays de Magog l’Océan au Nord et à l’Est

7e région

Pays des Comans

le lac glacé de Ganoun, les îles bulgares

la Volga

le Cucaïa

Pays des Pétchenègues

Pays des Bachkirs

la Terre Puante

le Cucaïa

La Terre Puante

Le Cucaïa

(Caucase)

Pays des Kip-tchaks

Cucaïa

le Mur de Gog et Magog

L’Océan

***

Les fleuves

La terre habitée est arrosée par un grand nombre de fleuves dont les principaux sont al-Nîl (le Nil), al-Furât (l’Euphrate), al-Dajla (le Tigre) et al-Jayhûn (l’Amou-Daria). Le Nil prend sa source dans un lac situé dans le Djebel al-Qumri, à seize degrés au-delà de l’Équateur. Une de ses branches traverse la Nubie et l’Égypte, et l’autre, le fleuve du Soudan (l’Oubangui-Congo), se dirige vers l’Ouest jusqu’à l’Océan.

L’Euphrate et le Tigre ont leurs sources en Arménie et se jettent dans le golfe persique. L’Amou-Daria a sa source près de Balkh et se jette dans la mer d’Aral.

Compléments au 2e préambule : raisons pour lesquelles le quart Nord est plus peuplé que le quart Sud

On sait, par l’observation et par les témoignages, que la première et la seconde région du monde habitable sont moins peuplées que les autres, et que les zones habitées y sont séparées les unes des autres par des déserts et limitées à l’Est par l’Océan indien. Les nations, les peuples et les cités n’y sont pas nombreux. Dans la troisième, la quatrième et les régions suivantes la situation est différente car, les déserts y étant rares, leurs populations et leurs cités sont innombrables. La civilisation se trouve entre la 3e et la 6e région, et le Sud est complètement désert. Ce fait, selon les philosophes, serait dû à la chaleur excessive car le soleil, dans cette région, s’écarte très peu du zénith (samt al-ru’ûs). Averroès (Ibn-Rushd, 1126-1198) a prétendu que la région équatoriale est une zone de symétrie, et que les terres situées au Sud de l’équateur devraient correspondre à celles qui sont au Nord. Elles doivent donc être pareillement habitées11. Mais Dieu seul sait.

3e Préambule : les régions tempérées et les autres. De l’influence du climat sur la couleur de la peau et autres traits caractéristiques des hommes