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Je suis une femme et j’ai donné la vie.
Je suis une femme et j’ai donné la vie il y a quatorze ans.
Je suis une femme, j’ai donné la vie il y a quatorze ans et je n’ai jamais vu mon enfant.
C’était moi l’enfant.
J’ai juste su que c’était une fille.
Elle a aujourd’hui l’âge que j’avais exactement.
Je n’en ai jamais parlé. A personne.
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Seitenzahl: 193
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Marjolaine Nonon
Il suffit d’un souffle
Il faut naître une seconde fois, ceux-là sont vraiment vivants, vivants et libres. Anne Dufourmantelle.
De son trait fin, l’écriture donne des contours au silence. Borde, comme une mère, l’enfant qui voudrait dormir.
C’est une histoire qui a commencé il y a longtemps, comme un vieux souvenir se trimballe des vies entières, qui rebondissent et tintamarrent, dans la course à l’oubli, ne laissent plus le silence s’installer, et obligent à se retourner.
À s’arrêter.
Pour entendre autre chose.
Et que la brise sur les joues fasse sentir la caresse du temps.
Ce souffle de vie intemporel et bienveillant, sans lequel rien ne survivrait.
Pas même les souvenirs.
Le 4 mai1974
Je suis une femme et j’ai donné lavie.
Je suis une femme et j’ai donné la vie il y a quatorzeans.
Je suis une femme, j’ai donné la vie il y a quatorze ans et je n’ai jamais vu mon enfant. C’était moi l’enfant.
J’ai juste su que c’était une fille. Elle a aujourd’hui l’âge que j’avais exactement. Je n’en ai jamais parlé. À personne.
Quand on me voit la première fois j’impressionne par la dureté qui émane de moi alors que j’ai plutôt un visage aux traits fins et harmonieux. On voit que ça déconne. Il y a comme un orage qui m’entoure, noir, agressif, prêt à se déverser. Je suis une jolie blonde, mais seulement deloin.
Peut-être que cette colère c’est tout l’amour que je n’ai pas pu lui donner, le mal que ça m’a fait de ne jamais la connaître, de l’abandonner ? Cela a fait que je pourrais casser la gueule au monde à la moindre contrariété ?
Il ne faut pas me chercher. Ça gicle hors demoi.
Peut-être parce que c’est toi que j’attends toujours en fait. Que tu es la seule qui pourrait me rendre le sourire.
C’est ton anniversaire aujourd’hui. À Toi, dont je ne saisrien.
Rien que d’écrire ce mot, te citer, je tremble de tout mon corps.
Même sur la page, j’ai du mal à m’approcher. Tu as quatorze ans aujourd’hui.
L’âge que j’avais quand tu esnée.
Je ne peux pas écrire « l’âge que j’avais quand je t’ai donné vie », ça ne serait pas juste.
Je ne sais pas ce que j’ai fait, je ne sais toujours pas, ce que la vie a fait en voulant que tu existes, mais ce jour-là, moi, j’ai dit que je ne voulais pas detoi.
Je suis sortie de l’hôpital toute seule. J’y étais entrée avectoi.
J’ai trop retenu.
J’ai trop serré les dents.
J’ai trop voulu que ça n’existepas.
Ça a déformé jusque les traits de mon visage, ma façon de bouger, de penser. Comme si je t’avais portée après.
Ça aussi, ça s’est fait discrètement au début.
Aujourd’hui encore, je mords. Je fais peur. J’en rajoute pour faire détaler ceux qui voudraient s’approcher.
Ce n’est pas donné à tout le monde ce que j’ai, ce que je n’ai pas.TOI.
J’ai besoin de le crier, sans jamais parler de toi, mais ça a besoin de sortir. Ça tombe sur tous ceux qui m’approchent d’un peu tropprès.
Cela fait quatorze ans que le X est une croix sur ma vie, sur mon cœur, tout au fond. Comme si j’avais voulu barrer la route au bonheur.
Je ne sais pas comment tu t’appelles.
Je t’ai donné des milliers de petits noms, j’ai fini par t’appelerAnna.
Ton absence contenue dans quelques lettres, nommée. Un prénom, ça permet au mal d’aller vivre un peu ailleurs, ça donne une touche de quelque chose au rien, une enveloppe au vide. Je ne t’ai pas nommée tout de suite. Cela m’a pris des années de me souvenir detoi.
J’aime ce prénom qui se suffit à lui-même, commence comme il termine, comme une boucle se ferme, contient. Délimite mon chagrin.
Je ne sais rien du début, je ne saurai probablement rien de la fin. De A àA.
C’était la première fois que je couchais avec un garçon. Je voulais voir ce que ça faisait, comme on boit un premier verre de vodka. Ça m’a paru banal, pas de quoi en faire une histoire.
Surtout pas un enfant.
Une vie entière, deux vies entières.
Tu es née le 4 mai 1960. À 12 h 10. C’est tout ce que je sais detoi.
De moi, tu ne sais rien. Juste que je n’ai pas voulu detoi.
Que je n’ai même pas voulu te laisser mon prénom.Rien.
J’ai voulu que ça n’existe pas. Qu’il n’y ait aucune trace.
Je suis sortie de l’hôpital le 5 mai, vide, décidée à ne plus jamais penser àtoi.
Qui es-tu ? À qui ressembles-tu ? As-tu pris mes grains de beauté que j’ai en trop ? Te demandes-tu qui je suis ? Me détestes-tu ?
Je ne t’ai laissé que des questions, le silence, et la vie. Cela fait beaucoup. Beaucoup trop encore.
Peut-être que tu ne sais même pas que j’existe.
Plus je t’imagine grandir, plus je me sens toute petite.
J’ai peur de ne pas y arriver, à vivre, sans jamais te connaître. Il fallait y penser plus tôt, tu me dirais sûrement.
Quand on m’a annoncé que tu étais là, en moi, cela a été si étrange que je me suis éclipsée de moi-même. J’ai tout coupé, je suis sortie de ma vie, de mon corps, de ma tête, j’ai attendu que cela se termine comme cela avait commencé, j’ai tout fermé, je n’ai pas pleuré, comme s’il s’agissait d’une autre.
Je ne savais rien des jours qui ne passent jamais.
Briciola, j’adore ce mot italien, ça veut dire miettes.
Tu étais una briciola. J’ai passé ma main dessus pour m’en débarrasser.
Ça forme le caractère de grandir sans personne à ses côtés, sans rien à quoi s’accrocher à part le ciel qui s’éclaircit. C’était lui qui m’endormait au petit matin.
Il n’y avait pas de place pour toi dans mon petitlit.
Ma mère était trop occupée à noyer son chagrin, mon père trop amoureux de sa nouvelle fiancée. Il y a eu beaucoup de trop dans cette famille.
Trop jeune. Trop conne. Troptard.
Il était trop tard pour ne pas te laisser vivre. Tu t’étais faite discrète. Trop. Je ne t’ai pas sentie, pas dutout.
Jusqu’à ce jour, il y a quatorze ans, où tu as décidé qu’il était temps d’apparaître.
Je ne peux plus me taire. Te taire.
Cela prend de plus en plus de place, comme un monstre qui déforme mavie.
Et toi ? Est-ce que c’est monstrueux aussi pour toi ce silence ? Ce vide. Cherches-tu les battements de mon cœur qui n’ont jamais plus résonné ? Ma voix qui ne t’a jamais dit un mot doux ?
J’espère que tu es jolie. Ça aide quand même. Ça simplifie un peu la vie. Moi, ça m’a pas servi, car j’ai pas voulu que ça se voie. J’étais trop fracassée à l’intérieur, ça collait pas d’avoir un joli sourire et d’être aimable. Ça collait pas avec l’amour qui avait manqué, le fardeau que j’étais pour eux. Le manque d’intérêt qu’ils me portaient. Quand je me regardais dans la glace, je ne voyais qu’une image floue, comme si le manque de leur regard à eux ôtait la possibilité de mevoir.
C’est aussi sûrement ce manque qui m’a fait prendre des photos de tout dès que j’ai compris comment ça fonctionnait. À force, je suis devenue photographe. Comme quoi, c’est vrai, il y a parfois du bon dans le mauvais.
Et toi ? As-tu trouvé de quoi te sauver ?
J’ai grandi aussi vite que j’ai pu. À huit ans, j’avais l’air d’une petite bonne femme qui a tout compris, sans lumière dans lesyeux.
Puis je suis devenue mère, sans bébé dans les bras. Il y a eu beaucoup de sans aussi, finalement.
Les premières années, j’arrivais à oublier ton anniversaire. Je n’en peux plus de ne pas te connaître.
Où es-tu ? Que fais-tu ? Trempes-tu tes tartines dans le chocolat le matin ? As-tu peur du noir ? Ton sourire est-il aussi grand que ton visage ?
Comment est ton rire ?
Je n’ai plus jamais vraiment souri. Je n’ai plus jamais été lamême.
Je ne pensais pas que ça se passerait comme ça. J’en veux à la terre entière qu’on m’ait laissée t’abandonner, ne pas te vouloir, te dire non, ne pas t’aimer, comme si je ne savais pas comment ça fonctionnait : « Désolée, mais c’est une erreur, je ne voulais pas. »Il fallait que je me débrouille. Et j’ai fait un brouillon. Toi. Je t’ai jetée comme un truc raté. Est-ce que tu colles tes cheveux comme des baguettes le long de tes joues ?
Ton père était beau, je lui ai tout donné d’un coup comme si je ne savais pas quoi faire de moi. Pour une fois que quelqu’un voulait m’aimer et me prendre dans sesbras.
Il a tout pris et m’a laissé un petit cadeau, toi. Il ne m’a plus jamais regardée.
Je me suis dit que c’était normal, que je n’en valais pas la peine. Là aussi, j’ai fait comme si de rien n’était. Comme je l’avais toujours fait. Quand le matin il n’y avait personne pour me répondre, quand ils oubliaient de venir me chercher, quand il n’y avait personne à l’heure des repas, quand maman pleurait, quand personne n’écoutait ma poésie… j’ai fait comme si tout était normal, qu’il y avait bien pire, car c’était vrai. Il n’y avait pas de danger de mort. Je n’avais pas de quoi me plaindre.
Coucher avec un garçon à quatorze ans et ne jamais le revoir se rajouta à la liste des choses qui ne tuentpas.
Abandonner un nouveau-né se rajouta à la liste des choses qui ne tuent pas. Je viens de me rendre compte que je ne sais même pas si tu es envie.
Peut-être que je me suis trompée. Peut-être que je t’ai tuée. Même ça, je ne le saurai jamais.
Pourquoi m’as-tu choisie ?
Pourquoi t’es-tu cachée ? Tu voulais me faire une surprise ?
Ou alors tu savais déjà ? Qu’il valait mieux choisir une fille comme moi qui ne te garderait pas pour avoir des parents motivés, qui t’attendaient désespérément ?
Quand on m’a dit que j’allais accoucher, j’ai presque voulu rire, j’ai dit au médecin que j’avais jamais entendu une connerie pareille. Puis j’ai vu sa tête, il n’avait pas l’air de plaisanter.
Là, ce n’était pas normal.
Là, j’ai eu du mal à trouver pire. Là, j’ai pas réussi à faire comme si. Ça a duré quelques minutes.
Le temps que je me souvienne que j’avais couché avec un garçon, neuf mois auparavant. Tout est redevenu normal.
Le médecin aussi a eu l’air de trouver ça banal, je n’étais pas la première ni la dernière apparemment. Il m’a dit que cela s’appelait un « déni de grossesse ».
Je me suis accrochée à ses paroles, il avait l’air de savoir ce qu’il allait se passer. Toi aussi. Tu as pris toute la place dans mon ventre tout à coup. Il m’a dit que ça aussi c’était normal. J’ai fait ce qu’il m’a dit. Je n’avais plus que ça pour que ça passe. J’aimais bien « bien faire » les choses enfait.
Est-ce que j’avais bien fait l’amour puisqu’un enfant allait naître ? J’ai poussé comme une malade pour te faire sortir.
Je n’ai pas voulu te voir. Puis il y a eu toncri.
Alors qu’ils t’emmenaient. Beaucoup plus violent que ta venue au monde. Il est entré en moi, m’a déchirée, écartelée.
Ton cri auquel je n’ai pas répondu.
Puis le silence. La déchirure à l’intérieur.
Je n’ai pas pu faire comme si. Ton cri a ouvert pendant quelques secondes mes entrailles et mon âme pour aller au plus profond. Il a percé la membrane dans laquelle je m’étais réfugiée. Il a fait naître une larme.
Je n’ai riendit.
Je me suis tue. Dans les deux sens dumot.
Je suis sortie de l’hôpital le lendemain.
J’étais faible, je voulais partir loin, mais mes jambes ne me soutenaient pas, j’ai dû m’assoir sur un banc. C’est terrible, mais pas un moment je n’ai regretté de t’avoir laissée. Tu n’existais plus pour moi déjà. J’écris cette lettre pour dire la vérité. Je suis désolée.
Tu avais fait une erreur de mère, je t’avais sortie de mon ventre, on était quitte.
Je voulais reprendre ma vie. Seules mes jambes ne n’obéissaient pas. Ma tête, déjà, répondait à mon besoin d’assurer, d’avancer, d’être forte.
Es-tu venue au monde pour me prouver que je ne l’étais pas ? Que faire si comme si ne suffit pas ? Qu’il ne suffit pas de dire que tout va bien ?
Je prends des photos pour capturer ma présence au monde, pour ne pas glisser dans la nuit. Pour rester silencieuse, mais ne pas disparaître. Pour témoigner que j’étais là aussi, unpeu.
Ce jour, quand je suis rentrée, j’ai pris une photo de moi, ce que je ne faisais jamais. Est-ce que je savais que je ne serais plus jamais la même ?
Au fait, je m’appelleEva.
Et je suis celle qui t’a fait naître.
Ça te fait quoi de savoir mon prénom ? Peut-être que tu t’en fiches complètement ?
À part ces quelques minutes sur le banc, je ne me suis jamais fait de souci pournous.
Que mes jambes ne suivent pas ma volonté m’a fait peur, bien plus que toutes celles que j’avais connues, bien plus que lorsque j’étais petite et seule le soir et que je racontais des histoires à mon lapin pour ne pas penser, ou quand ma mère avait l’air perdue dans son lit et que je lui caressais la tête, ou quand mon père m’a dit qu’il ne savait pas quand il reviendrait.
Non, j’ai tremblé des pieds à la tête et je ne pouvais rien faire.
Peut-être as-tu eu peur comme ça aussi quand ils t’ont emmenée loin demoi ?
Je suis désolée. Cela me fait mal aujourd’hui quand j’y pense. Ça me troue le ventre, je voudrais retourner en arrière et te prendre dans mes bras, te dire « t’inquiète pas, ça va aller ».
J’avais tellement besoin de l’entendre moi aussi.
J’étais pas si seule que ça finalement. On était deux. Mais je ne le savais pas. Je ne savaisrien.
J’étais une pauvre fille, ce n’était pas normal d’être enceinte à quatorze ans, de ne le dire à personne, d’accoucher toute seule.
Pour moi, une pauvre fille c’était une fille qui ne savait pas où dormir, qui n’avait pas de quoi manger, de quoi s’habiller, qui n’avait pas de parents, et une amie comme Adèle.
Et tes parents àtoi ?
Ils sont comme tu les voulais ?
Est-ce qu’ils te disent souvent qu’ils t’aiment et écoutent tes poésies ?
La sage-femme qui m’a dit que j’allais faire des heureux, je l’ai détestée, je n’y étais pour rien, moi je ne voulais rien, je n’avais rien fait pour eux. C’était toi qui avais toutfait.
Et toi ? As-tu fait des heureux ?
Tu sais ce qui m’a donné la force de me lever du banc ?
M’éloigner de toi. De cet hôpital, de cet état, fuir le plus loin possible.
C’est ça qui m’a levée, c’est horrible pour toi si tu lis ça un jour, mais ce n’était pas toi que je fuyais comme je le croyais à ce moment-là, c’était moi, ma vie, ce que j’en avais fait et que je ne pouvais supporter.
J’ai su cela que bien plustard.
Avec le peu de force qu’il me restait, je suis rentrée chezmoi.
J’avais toujours été un bon petit soldat, je ne pouvais pas m’écrouler. J’avais l’impression de devoir sauver mes parents d’un désastre depuis que j’étais toute petite. Un truc latent, pas précis, mais je maintenais la barque en équilibre avec mon sens de l’ordre. Il y avait même un côté grisant à bien faire, à faire en sorte que tout soit à sa place, à être bonne élève, je sauvais les apparences et je me rassurais, je me disais que comme ça il ne pouvait rien nous arriver de vraiment grave.
Je me souviens du jour où ça a commencé. Je devais avoir trois ou quatre ans. Ça a été tout simple. Je venais de faire la sieste et j’ai cherché partout dans l’appartement s’il y avait quelqu’un. Il n’y avait personne. Je me suis mise à ranger la maison. Les affaires qui traînaient, la vaisselle. Je ne pouvais plus m’arrêter, je mettais tout à sa place. Je n’ai pas vu le temps passer et ma mère est rentrée, elle a souri, m’a fait plein de compliments. L’ordre est entré dans ma vie depuis ce jour-là. Il cachait tout ce que je ne voulais pasvoir.
Revenons au 5 mai. J’ai dormi dix-huit heures.
Je me suis réveillée le ventre plat, j’avais bien rêvé, c’était fini. J’ai appelé Adèle et on s’est donné rendez-vous.
Adèle, je l’ai connue en maternelle. Sans Adèle, je ne serais paslà.
Je sais aujourd’hui que sur le lit d’hôpital, il y a eu deux abandons : toi et celle qui t’a donné naissance. Celle que je n’ai pas pu emmener avec moi, que je détestais trop, qui m’encombrait pour que ma vie continue.
Je l’ai laissée sur ce lit, sans un regard, comme pour toi. Sans unmot.
Il y a juste eu ce cri, le tien, auquel personne n’a répondu. Et cette larme, la mienne, que personne n’avue.
On était quitte.
Tu ne liras peut-être jamais cette lettre, mais j’ai besoin de l’écrire et d’imaginer qu’un jour, tes yeux s’y poseront pour déchiffrer un peu de ton histoire.
Peut-être que ce sera mieux que le silence, l’oubli, lerien.
J’ai cru t’avoir oubliée pendant dixans.
La colère et mon désespoir ont pris place à ta place.
La petite fille modèle s’est transformée en démon, s’est rebellée. L’inverse du vilain petit canard, mais ça pouvait rentrer sous le coup de l’adolescence, donc passer presque inaperçu. En fait, une autre était née en moi, commetoi.
Et elle ne m’a pas laissée l’abandonner,elle.
La révolte est devenue normale. Sous couvert de l’âge.
Les conneries, le foutoir, les mensonges, les garçons voyous, les soirées déglinguées, les pétards… la viequoi.
Je ne voyais plus rien de la même manière. Alors qu’un paquet de céréales pas rangé me hérissait quelques semaines auparavant, je me vautrais dans ma chambre où je ne pouvais même plus marcher. Je me foutais de tout. Et je gueulais. De plus en plus fort, de plus en plus souvent, pour tout, pourrien.
Pour tedire.
Et garder le silence aussi sur ton existence.
Moi aussi je pensais que c’était normal, que c’était les hormones, que la petite fille avait grandi, que ça lui passerait.
Et je m’élançais de toutes mes forces vers ce qui provoquait un sentiment de dépasser les limites, d’exagérer, de risquer, c’était grisant, c’était nourrissant pour celle qui me guidait désormais. Elle était affamée. Elle n’avait peur de rien, sauf de se retrouver face au silence, à l’ennui, au vide, àtoi.
J’étais passée de la petite fille ordonnée qui comble le vide en sauvant les apparences à une furie déjantée pour combler le silence.
Est-ce que tu es née pour m’apprendre à dire autre chose ? C’est toi la première qui a crié, pour me montrer le chemin. Je m’aime un petit peu plus aujourd’hui.
Ça m’a pris du temps. Ça prend du temps pour certains de s’aimer un peu. Je vois bien autour de moi que ce n’est pas évident pour beaucoup. Ce n’est pas toujours la faute des parents même si ça revient souvent, ce n’est même pas toujours la faute de quelqu’un ou quelque chose, c’est la vie qui est comme ça, mystérieuse, qui demande de résoudre des énigmes, d’aller chercher des réponses, provoque des trucs insensés parfois pour faire dire « la vie est dingue ».
Ou pour faire dire ce qui a toujours ététu.
Comme s’il y avait des limites à l’amour ancrées dans des histoires passées qui ne sont pas passées.
Est-ce que tu t’aimes un peu,toi ?
Est-ce que tu essaies de cacher quelque chose ? As-tu les cheveux lisses en rêvant de boucles ? Mets-tu une heure à t’habiller le matin pour camoufler un défaut qui t’obsède ? As-tu osé dire à quelqu’un que ta mère t’avait abandonnée à la naissance ? Que tu ne sais même pas comment elle s’appelle ? Qu’elle n’a même pas laissé un petit mot pour donner un sens à ta venue au monde ?
Je suis désolée si je ne t’ai pas fait comme tu voulais. J’aimerais tellement pouvoir te dire comme tu es merveilleuse.
Est-ce que ta maman déborde d’amour ?
C’est cela qui compte. Que l’amour ne soit pas compté, qu’une mère puisse aimer sans avoir peur de perdre quelque chose. Je les vois ces mères qui ont du mal. Je ne les juge pas, je ne pourrais pas, je les observe et me demande comment ça finira ces histoires de mère en fille qui n’ont pas pu être « débordantes ». Il faut être remplie pour déborder sinon c’est un petit filet d’eau qui coule, certes, qui étanche la soif, mais ne rassure pas assez, et cela donne des enfants qui ont grandi et qui cherchent toujours la source, la vraie, là où l’eau abonde, où l’on peut flotter, rire, être insouciant. On cherche toujours à remonter le courant, assoiffé, si l’amour n’a pas débordé.
Mais vers quoi sont-elles tournées ces mères qui ne parviennent pas à aimer ? De quoi ont-elles peur ?
Est-ce que si ma mère avait été différente j’aurais pu te garder ? Restons-en à ce qui a eu lieu. Aux faits. À ce qui me fait t’écrire.
Attends, ne te lasse pas déjà, tu vas voir, je ne t’ai pas tout dit encore.
J’ai vingt-huit ans aujourd’hui, le double de toi exactement, et je ne veux plus garder le silence.
J’écris cette lettre pour aller la déposer là où, peut-être, tu viendras la chercher un jour. Là où je ne veux pas ne pas être encore.
Il ne me reste que cela. La loi est stricte. Une mère qui a accouché dans le secret ne peut pas retrouver son enfant si celui-ci n’en éprouve pas le désir.
Je veux donner une chance à notre rencontre même si elle ne se fera peut-être que par tes yeux sur ces lignes.
Je ne veux plus te laisser dans le noir. Me laisser dans le blanc silencieux.
Il s’agit peut-être de te faire naître de ma plume cette fois, de mon cœur, accoucher mot à mot, pour de vrai cettefois.
De te demander pardon. Me demander pardon aussi. Il n’y a pas l’un sans l’autre.
Je l’ai compris bien plus tard. Je vais tout te raconter. Est-ce que je t’ennuie ? Aimes-tu lire ?
Tu peux toujours la balancer à la poubelle cette lettre. C’est un peu ce que j’ai fait avec toi. Comment pourrais-je t’en vouloir ?Je ne vais pas être trop longue. Tu feras ce que tuveux.
Je ne peux plus m’arrêter de t’écrire. J’oublie de manger et de dormir.
Les mots te rapprochent de moi, et j’en ai besoin.
C’est pas grave s’ils ne me font pas exister à tes yeux. Je comprends.
Je vais te raconter même l’oubli. Pour ne pas l’effacer encore,
et que ce que j’ai toujours tu, et même jamais su pendant longtemps, sorte du néant.
Le 3 mai 1960, j’avais passé la journée avec Adèle, mon amie, la seule, ma sœur de cœur. On s’était baladé dans Paris, un peu de fête foraine, la vie d’ados le week-end. En rentrant chez moi, dans la rue, il faisait nuit, j’ai eu des douleurs dans le bas-ventre et le dos tellement fortes que je me suis écroulée par terre. Je ne pouvais pas me lever, un homme qui passait dans la rue a appelé une ambulance.
Après, il me reste des flashs.