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Dominique De Luca partage ici un témoignage poignant et courageux. Née sans oreille droite, elle a subi douze opérations dès l’âge de 4 ans sous la direction d’un chirurgien hautain et prétentieux. Pendant cinq ans, elle a enduré des souffrances physiques puis l’hostilité de ses camarades d’école. Son corps et sa vie semblaient ne plus lui appartenir, utilisés comme des sujets d’expérience. Cependant, elle a appris à se battre et à éviter de devenir une victime. Ce récit va au-delà de son vécu pour plaider en faveur de l’acceptation de la différence. Il rend hommage à une enfance marquée par la douleur tout en mettant en avant la résilience portée par une force intérieure.
À PROPOS DE L'AUTRICE
Dominique De Luca a travaillé en tant qu’assistante en soins à domicile et dans des établissements médicalisés. Elle a développé une sensibilité à la vie et une écoute précieuse dans ces contextes. De plus, elle est l’auteure de deux romans d’aventure pour les adolescents, abordant des thèmes importants tels que la tolérance et la foi en un Dieu d’amour.
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Seitenzahl: 348
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Dominique De Luca
Ils me voyaient comme une chose
© Lys Bleu Éditions – Dominique De Luca
ISBN : 979-10-422-0832-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Préface
Lorsqu’on rencontre Dominique pour la première fois, on est tout de suite attiré par son sourire et la douceur de sa voix qui laissent imaginer une timidité pleine de tendresse. Mais, dès qu’on l’aborde d’un peu plus près, on sent, derrière son regard vif, un esprit scrutateur, qui semble lire en soi comme en un livre ouvert. Cette clairvoyance est un peu déstabilisante, au premier abord…
Avançant plus loin, on découvre que dialoguer avec Dominique, c’est comme marcher le long d’une eau claire chantant sur quelques pierres éparses : tout à la fois reposante, ouverte à l’écoute et riche de la mélodie d’un dialogue partagé. Et l’intrigue nous hante : comment une seule personne peut-elle contenir et susciter tant d’émotions ?
Puis vient le moment où les confidences percent, de part et d’autre, la carapace de l’inconnu. Alors on comprend d’où jaillit la source d’une telle sensibilité : Dominique écoute avec ses yeux et de toute la force de son cœur… Chez elle, l’ouïe n’est qu’un outil de plus, trop souvent défaillant, mais pas le premier à capter ce que dit… et surtout, ce que tait son interlocuteur.
Dominique est riche d’un trésor de souffrances qu’elle tait longuement : amassées depuis sa plus tendre enfance, elles l’ont meurtrie et ont buriné son cœur : par elles, il est passé au creuset dont on sort purifié des scories de l’envie et de la jalousie, purifié des faux-semblants et de la médisance, reconnaissant d’être au moins en vie ; elles l’ont façonnée et ouverte à la douleur des autres, elles ont construit en elle un foyer d’écoute que l’oreille humaine ne peut suffire à meubler....
Mais tout cela a un coût… et quel coût ! Dominique est une résiliente et sa résilience n’est pas sourde à son prochain : c’est en cela que son chemin de croix est exceptionnel : elle aurait pu transformer sa nécessité de se battre pour survivre en rage et en haine contre le genre humain. Au lieu de cela, elle a su faire de sa faiblesse une porte ouverte sur la souffrance des autres, de sa surdité particulièrement terrible, une oreille attentive à leurs maux et des maltraitances qui ont alimenté ses jours d’enfant, une nourriture apaisante et douce au palais des miséreux.
De ce parcours dont l’évocation est parfois à la limite du soutenable, c’est une leçon de vie que nous tirons, une leçon d’humilité et de courage qui, toujours, nous invite à regarder plus loin vers notre prochain… et plus haut vers le ciel. C’est un livre qu’il fallait écrire ! Et même si, parfois, la colère sourd entre les pages, ce sont ces leçons, ces réflexions qu’elle nous invite à poursuivre, pour nous-mêmes, et au cœur de notre être intérieur, qu’il nous faut retenir.
Merci Dominique, de m’avoir ouvert tes jardins secrets, de m’avoir permis d’y poser le pied et la plume à tes côtés. Ces promenades dans ton univers t’ont rendue précieuse à mon cœur.
Christiane Delphin-L.
À l’image de ce chirurgien que Dominique a affronté à de multiples reprises dès l’âge de quatre ans, jamais nos sociétés occidentales avides de performances et de réussites n’ont autant cherché à fuir la fragilité sous toutes ses formes.
Souvent « mal-entendue » par les divers membres de notre communauté de chrétiens, elle a surpassé sa pudeur vis-à-vis de son entourage et saisi sa plume pour questionner nos incapacités à écouter l’autre dans ce qu’il vit, dans ses attentes et ses besoins.
Comment imaginer une telle histoire de vie derrière ses sourires et sa douceur ? Au bénéfice d’une autre grammaire – Je n’ai pas appris qu’à lire et compter pendant mes premières années, dit-elle ; je sais aussi écouter les silences avec mes yeux et regarder un être humain avec mon cœur ! –, Dominique nous invite à tendre l’oreille ou plutôt à ouvrir nos cœurs et accueillir sans complaisance ni angélisme nos fragilités invisibles, dans ce qu’elles recèlent de richesse, de fécondité. Merci à elle pour ce choix lucide, courageux et porteur d’espérance.
Depuis qu’elle est entrée dans notre chorale, puis dans notre église, j’ai vu comment le courage de sa foi nourrit son acceptation et comment, au fil du temps, elle y a développé son endurance pour avancer : le courage d’être, de tenir ferme, d’interpeller plutôt que de haïr. Il se teinte, avant tout, d’attention à Dieu, laquelle ne signifie pas pour autant assurance facile :constamment en alerte, elle a appris à se nourrir des signes de la fidélité de son créateur, de sa présence, de son soutien, au cœur de ce qu’elle vit. La sérénité qu’elle y trouve a plutôt à voir avec des racines plantées profondément en Christ qu’avec des circonstances extérieures favorables.
C’est ainsi que le fil de l’espérance, qui donne du cœur et de la force, se tisse et s’enrichit, se casse parfois, mais se reprend, enraciné dans la foi et éclairé dans l’amour.
Pour Dominique, ces « poignées de courage » au quotidien, ne font pas beaucoup de bruit, ne brillent pas dans des actions ou des déclarations d’éclat. Mais c’est à ce courage-là qu’elle nous appelle. C’est lui aussi qui fait, un peu plus, chanter sa vie, lui donnant l’élan d’une espérance, la joie de voir que ce que l’on fait a parfois du bon.
Car le courage de la foi n’est pas simplement une volonté qui tient, envers et contre tout dans la froideur du jour. Il est avant tout, une flamme qui, de l’intérieur, réchauffe et anime, un chant qui met en joie, parfois un feu qui embrase…
À nous d’entendre son invitation à l’Espérance,
Claude-Henry Gobat,
Pasteur de l’église Evangéliste Baptiste de Bienne,
Président de l’Association Évangélique des
Églises Baptistes de Langue Française (AEEBLF)
Ils me voyaient comme un cobaye
Sur lequel ils pouvaient faire
Toutes les expériences qu’ils voulaient.
Je veux leur montrer
Que je suis bien une personne,
Que je suis importante !
Mon rêve est que ce texte
Aide à prendre conscience
À quel point ils étaient cruels,
Ceux qui utilisèrent mon corps
Pour en faire une chose
Sans esprit et sans âme.
Dominique
Avant-propos
Je n’ai pas envie d’écrire un mélodrame ;
ce n’est pas mon but…
Dominique De Luca
Aujourd’hui j’écris depuis mon appartement, dont je suis propriétaire, dans la ville que j’ai choisie comme terre d’accueil. Et j’ai deux enfants géniaux que j’adore. J’ai travaillé toute ma vie dans le domaine des soins aux personnes. Mais actuellement, ce dont je suis sans doute le plus fière, c’est d’avoir eu la force d’affronter mes démons en allant au bout de ce texte.
J’atteste que tout ce que j’ai écrit ici est véridique, aussi terrible que cela puisse paraître. Que rien n’a été ajouté à ce que les hommes m’ont fait. Je suis conteuse par nature et cependant la première étonnée devant l’effet de ce récit sur mon cerveau. Alors que je me plonge dans le passé, l’écriture me permet d’être précise sur mes souvenirs et mes ressentis. Une porte après l’autre, elle ouvre un monde sur mon âme d’enfant et fait parfois, heureusement, remonter à la surface quelques rayons de soleil. Mais surtout des vérités bien tristes, abandonnées çà et là comme un bagage que j’aurais lesté, puis camouflé au hasard des chemins dont le souvenir inconscient ronge mes os en silence, étouffant une part de ma spontanéité.
Parce qu’elle les aide à s’évader d’un monde bien trop cruel pour leur épanouissement, l’imagination est sans aucun doute une compagne de choix pour les enfants maltraités. Dans mon dénuement et ma solitude, elle fut assurément, ma seule véritable amie et mon unique moyen de résilience pour ne pas sombrer dans la folie. J’étais seule, oui, mais capable de rêver ! Et le soir, lorsque je m’endormais, j’avais autant de papas que Rusty, toujours suivi de son chien Rintintin, avait de soldats protecteurs autour de lui.1
Coupant les victimes en deux, la pensée créative éloigne l’esprit du corps, l’enfant de la réalité du monde. Alors, une fois adulte, pas étonnant qu’il nous soit si difficile de rassembler les morceaux ! Et je mentirais si je n’avouais pas ma fatigue devant la souffrance du monde et la vie en général.
Parfois, j’aimerais être à nouveau capable de voyager dans mon imaginaire d’enfant. Mais, ironie du sort, si cette faculté m’aidait à fuir, adoucissant mes souffrances psychiques et physiques, de nombreuses personnes préjugeaient l’affabulation dès que je commençais à raconter mon histoire. Il est vrai que mon enfance ressemble un peu à un roman de Victor Hugo ou de Dickens. En de tels cas, comment pouvaient-elles faire la différence entre la fiction sortie de mon esprit et la réalité ? Même des pasteurs ont douté, sont tombés dans ce piège et m’ont jugée menteuse.
Captant leurs préjugés, j’ai simplement appris à me taire, à garder secrètes ces vérités que j’avais déjà tellement de peine à exprimer. J’ai préféré m’évader, une fois de plus. Imaginant de belles aventures que je peuplais de magnifiques chevaux, j’entraînais mes lecteurs dans de grands espaces garnis d’air et de soleil. Mais aujourd’hui, alors que j’entre dans l’honorable rang des sexagénaires, j’ai soudain beaucoup de peine à m’éloigner de mes réalités. Plus vives que les étalons de mes romans, elles semblent rattraper au galop les pensées qui m’habitent.
Alors, même si les rêves ne sont pas interdits, autant affronter la vérité une fois pour toutes et la raconter. Cependant, je n’ai pas envie d’écrire un mélodrame. Ce n’est pas mon but. Ces mots servent uniquement à affirmer qu’il est foncièrement important de respecter l’intégrité de nos enfants.
J’écris pour réveiller un monde dont j’aurais pourtant préféré ignorer l’existence. Peut-être aussi pour laisser, non sans une certaine pudeur, un héritage derrière moi. Être lue n’est pas primordial, même si aider les autres dans leur peine est un acte naturel pour moi. Au point que je me suis demandé pourquoi ne pas intégrer, dans mon action, ces êtres humains qui ne peuvent ou ne savent utiliser les mots, afin d’exprimer leurs émotions. Mais surtout, je désire témoigner… et impliquer dans cet acte tous les professionnels de la santé concernés par la souffrance de leurs patients et ses répercussions. Et si mes talents de conteuse peuvent ajouter à ce texte un peu de relief, cela n’en sera que plus agréable, plus digeste aussi…
Rédiger une lettre, ce n’est pas difficile. C’est comme entreprendre une excursion. Les montres sont arrêtées, le temps est beau, calme surtout. Sans cette quiétude, nous ne commencerions pas notre aventure. Les premiers kilomètres nous inspirent, heureux que nous sommes de pouvoir respirer librement, admiratifs devant chaque merveille offerte à nos sens. Le souffle du vent, la chaleur du soleil titillent notre peau. L’odeur d’un arbre en fleurs ou d’un bon pain embaume l’air. Le chant d’un oiseau, un train qui passe au loin, déclenchent un agréable bruit de fond, alors que notre vue profite du calme environnant pour capter tant de souvenirs que nous ne saurions les compter.
Mais en progressant au long de notre parcours, nous découvrons parfois des passages inattendus, non balisés, où nous risquons de perdre notre équilibre, voire, notre objectif. Des chemins caillouteux maltraitent nos chevilles. Notre sac à dos, contenant tous nos indispensables, pèse de plus en plus lourd. Sans oublier les ampoules aux talons, qui risquent de nous blesser, à cause d’une paire de souliers restée trop longtemps au placard.
Il paraît qu’une fois la bicyclette apprivoisée, nous n’oublions jamais l’équilibre ni la vitesse nécessaire pour faire avancer cet engin sans chuter. Si, aujourd’hui, j’ai acquis plus de sagesse et de connaissance de la vie qu’à 30 ou 40 ans, j’ignore si un tel adage est valable pour l’écriture. Aurai-je la force d’écrire ce que je ne dis pas, sur ce qui n’aurait jamais dû être ? J’ignore si les mots seront capables de trouver leur place et leur juste valeur, après tant d’années sans tenir une plume, sans pouvoir les faire chanter. Sauront-ils clarifier une pensée si longtemps restée dans le silence, prisonnière des profondeurs de mon âme comme d’une grotte ténébreuse, qui empêche la vie d’émerger vers la lumière et qui, étouffant la vérité, permettrait au mensonge et à l’ignorance de prédominer sur ma destinée ?
Enfin, j’ignore s’il me reste suffisamment de mémoire, de foi et de temps pour arriver au bout de ce voyage. Sans carte ni aide de l’extérieur, suis-je encore capable de faire confiance à mon sens de l’orientation dans une telle aventure ?
Au commencement de mon projet, une soudaine colère m’a incitée à rédiger les derniers chapitres de ce texte, me donnant envie d’exorciser mes souvenirs avec la rage d’un boxeur, nommant des coupables, mais sans pour autant donner de détails. Puis j’ai réalisé que personne ne saurait de quoi je parlais si ma mémoire consciente était incapable de remonter tous ces détails à la surface, si elle refusait de se souvenir pour me protéger, pour ne pas souffrir encore et encore.
J’avais rédigé des chapitres qui me permettaient d’éviter la vérité dans sa plus tragique réalité. Sans l’aborder de front, àl’abri des émotions pures et destructives. J’avais émis des déductions intellectuelles, presque mathématiques, sur les raisons et effets secondaires. Pendant toutes ces années, j’avais construit un mur de protection, un silence respectueux pour limiter mes souffrances. Cela équivaut presque à vivre dans un mensonge qui arrange tout le monde : moi, mes bourreaux, mon entourage, la caisse invalidité, l’Ennemi de mon âme… et le reste de l’Univers !
Mais depuis, j’ai appris à mes dépens que pour chasser des démons, comme pour chasser des rats, il faut avant tout les débusquer. Pire que ça : pour les empêcher de faire des nids dans nos cheveux, il faut oser les regarder dans les yeux, de la même manière qu’une victime doit affronter ses agresseurs dans un tribunal ! Je sais aussi que ces chemins-là sont abrupts et épuisants et que je ne suis ni équipée, ni entraînée pour la haute montagne. Et je le sais, il faut du temps, mais également un matériel adéquat pour la gravir, un pas après l’autre, un mot après l’autre…
L’écriture est un plaisir pour moi, cependant je n’ai aucune formation. Alors, faire courir ma plume sans réfléchir, puis me relire et me corriger, faire tourner les pages de ce cahier en refusant de reculer deviennent des actes instinctifs. Sécher mes larmes, puis avoir envie de pleurer encore, de hurler même, de plaisanter aussi, de m’offrir un peu de douceur malgré tout, puis d’avancer, quoi qu’il arrive vers la lumière, deviennent des actes d’espérance. Et, plus que tout, écrire déclenche le sentiment étrange de faire mon devoir, tout en mettant un peu d’ordre et de place dans mon esprit.
Après avoir accompagné tant de personnes dans leurs derniers instants de vie, j’ajouterais : « dans l’espoir de mourir en paix ! ». Car je ne désire pas m’en aller dans une agitation provoquée par le manque de pardon ou par le sentiment d’avoir été une victime silencieuse, ma vie durant.
Ce que je sais pourtant avec certitude, c’est que mon écrit ne réveillera pas nécessairement la conscience de ceux qui abusent des plus faibles ni celle des personnes qui pourraient y changer quelque chose, mais préfèrent l’indifférence, car elle leur garantit un petit confort personnel ! J’espère cependant que ce texte saura attiser les scrupules de certains d’entre eux ; qu’un jour, le monde médical et celui d’institutions comme la caisse invalidité arrêteront de prendre des décisions en volant l’âme des plus fragiles pour la vendre au diable.
Cette image est forte, je le sais. Parler « d’effets plus ou moins négatifs » serait plus esthétique. Malheureusement, ce ne sont pas des chenilles grandissantes et prometteuses de splendides papillons que ces actes fécondent au fond de leurs victimes, mais bien des monstres velus à tentacules dévorants qui ont le pouvoir de les maltraiter durant leur vie entière.
Finalement, j’espère que mon parcours d’ancienne combattante, truffé de larmes et d’imperfections, de courage et de traumatismes, servira un jour. Car restent tous ceux qui souffrent encore de tortures inavouées et parfois inavouables, vécues dans l’innocence de leur âme, quelle que soit l’origine de leurs supplices ! Alors non, je ne me tairai plus ! Même s’il me faut un sacré courage pour affronter mes fantômes et donner à ma parole son énergie de libération.
Pour qu’au moins une personne se sente enfin comprise et, par-là, moins isolée dans sa propre expérience de vie.
Dominique
Ils sont trop peu nombreux,
ceux qui ont compris
mon handicap
et la couleur de mon âme.
Dominique De Luca
Le véritable héroïsme consiste
à devenir supérieur aux maux de la vie.
Napoléon Bonaparte
C’était une salle d’attente comme toutes les autres, en ces années 1960. Je me souviens que le sol était recouvert d’une moquette délavée par le temps et les nombreux passages. Des chaises rembourrées – un luxe pour cette époque ! – étaient alignées le long des murs et une table basse à trois pieds avait été placée au milieu de la pièce. Au fond, une fenêtre camouflée par un rideau qui n’empêchait pas la lumière d’entrer. Contre les murs, aucun tableau dont je puisse me souvenir. Pourtant, pendant cinq longues années, je m’y suis assise à maintes reprises dans cette horrible salle d’attente ! Moi qui aime tant les couleurs, les belles photos et les beaux dessins, j’en déduis que le maître des lieux avait d’autres pôles d’intérêt. À moins que la peur, rongeant mon esprit sans que personne ne s’en soit jamais aperçu, n’ait masqué tous ces détails. Je me souviens bien davantage de mes petites jambes se balançant en bas de la chaise où Maman m’avait fait asseoir ; je me souviens de mes souliers vernis et de mes chaussettes à petits trous tricotées à la main. Car, malgré mes cicatrices et mes pansements, je refusais de porter des pantalons. Je voulais rester en jupe… comme elle.
Il y avait une atmosphère particulière, comme une certaine tristesse dans cette pièce. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu des magazines sur la table. Ce n’était apparemment pas nécessaire, car les personnes présentes faisaient passer le temps en discutant de tout et de rien. Dans ma région, il n’était pas nécessaire de se connaître pour échanger ; on parlait volontiers avec un inconnu. Quant aux jeux pour les enfants, on n’y pensait même pas ! C’était un peu comme si tous les humains avaient été coupés en deux, une fois la puberté arrivée. Comme s’ils avaient perdu leur mémoire d’enfant et, du même coup, la notion des besoins légitimes d’une vie avant l’âge adulte… Ainsi ignorait-on le fait que des enfants pouvaient se morfondre et perdre patience.
J’avais 4 ans la première fois, 9 ou 10 ans la dernière fois que j’entrai dans cette salle d’attente. Durant mes dernières visites, j’étais déjà une grande fille qui pouvait lire et relire des dizaines de fois les aventures de Martine et de son chien Patapouf, alors que mes pieds touchaient enfin la moquette.
Mais avant cela, comment faisait ma maman pour m’occuper pendant que nous attendions notre tour ?
D’ailleurs, ce dont je me souviens très clairement, c’est que je n’ai jamais vu d’autres enfants en ce lieu. Il n’y avait que des adultes, comme ma maman, assis sur les chaises. Et si ces patients avaient aussi besoin du médecin, aucun d’entre eux ne connaissait mes tourments. Leurs problèmes étaient visiblement plus discrets que le mien, car pas un seul n’avait de pansements aussi gros que ceux empaquetant ma tête. Après mes opérations je ressemblais à un Touareg, les couleurs et surtout la fierté en moins. Dans tous les cas, je ne risquais pas de passer inaperçue. Pour ma part, je n’ai jamais vu personne avec une tête enrubannée comme la mienne, personne à qui on criait sur le chemin de l’école :
Tandis que d’autres, parmi mes camarades, allaient même jusqu’à courir après moi pour me frapper, en se moquant de mon « bonnet » fait de bandages. Je suis sûre aussi que personne ne se déplaçait dans les villes de Lausanne et d’Yverdon en traînant derrière soi les odeurs de putréfaction qui imprégnaient leurs pansements, comme ça l’était pour moi. Eh oui, couronnées d’échecs, les tentatives répétées de greffes, en vue de me façonner une oreille sur mon côté droit, « moisissaient » les unes après les autres.
Alors que la porte de la salle d’attente s’ouvrait pour la Xième fois et que mon tour arrivait, Maman me prenait par la main pour me conduire auprès de mon bourreau. De celui qu’elle considérait un peu comme un héros, celui par qui l’espoir survenait.
« Quand mon tour arrivait… » : cette petite phrase provoque encore des crampes au fond de ma gorge, jusque dans mes intestins. La blouse blanche du médecin, l’uniforme de la toute-puissance dont le souvenir, à lui seul, réussit encore à provoquer méfiance et panique dans mon esprit était à mes yeux d’enfant, bien plus salissant, mais tout aussi dangereux que celui d’un général ! Pour ma part, bien droite dans mes petits souliers vernis devant ces adultes qui pensaient avoir des droits sur ma vie et mon corps, j’étais sage comme une image. Car on m’avait dressée à être comme un agneau, innocente et sans défense !
À dire vrai, c’est bien la première fois de ma vie que je repense à tous ces détails et que j’en parle. Lorsque je relis ces quelques pages, mes yeux se remplissent involontairement de larmes. Je pleure.
Alors pourquoi est-ce que j’écris ? Par honnêteté je pense, devant ces souffrances qui vivent, cachées au fond de mon âme.
Cependant, je n’arriverai jamais à définir le courage des enfants devant l’adversité. À moins que cela ne soit un consentement résigné, quelles que soient les monstruosités que la vie leur impose. Mais à 4 ou 5 ans, comment se révolter ? En particulier lorsqu’on a appris à être sage, pour faire plaisir à sa maman. Malgré le stress de ma situation, malgré mes regards suppliants, comme des appels à l’aide, elle souriait, faisait du charme au médecin. Sans me demander mon avis, elle semblait persuadée, au moins pendant les premières années, que toutes ces opérations étaient pour mon bien. Pourquoi aurait-elle douté de la sagesse de tous ces professionnels, de tous ces hommes qui faisaient office d’autorité ?
C’était compter sans le cri muet de mon propre corps, rejetant inconsciemment toutes les greffes que le chirurgien tentait sur ma pauvre tête.
Je te loue de ce que je suis une créature si merveilleuse.
Tes œuvres sont admirables et mon âme le reconnaît bien.
Psaume de David -139 : 14
Je suis venue au monde avec le syndrome de Goldenhar, c’est-à-dire avec une seule oreille, la gauche. Cela signifie que je n’ai pas d’oreille externe : le côté droit de mon visage, qui devrait accueillir mon ouïe est aussi lisse que ma joue. Je suis également privée de l’oreille moyenne : nul conduit auditif, nul osselet au nom étrange rappelant les outils du forgeron, le marteau, l’enclume et l’étrierne vient faire vibrer mon tympan. Alors, puisque le Grand Forgeron semblait avoir oublié mon oreille droite dans sa poche, des humains, forts de leur science, décidèrent de m’en fabriquer une, à partir de lambeaux de peaux qu’ils prélevèrent sur mes cuisses, pour tenter de les greffer à l’endroit voulu.
Un jour, mon médecin alla jusqu’à greffer un morceau de chair sur mon front, à proximité de ma tempe droite. Même si, curieuse de nature j’aime comprendre ce qui se passe dans le monde, aujourd’hui encore, je suis émotionnellement incapable d’effectuer des recherches qui m’expliqueraient ce processus. J’imagine, et certainement pas à tort, qu’il ressemble de près ou de loin aux techniques utilisées dans l’arboriculture : quelqu’un fait une entaille dans le tronc d’un arbre fruitier et y installe une bouture d’un autre végétal, espérant que celle-ci prenne racine et se développe pour donner une nouvelle plante, née de l’ancienne. Grâce à ce procédé, nous pouvons obtenir deux sortes de poires ou de pommes sur le même arbre.
Seulement, cette fois le greffon devait servir à la construction de mon oreille externe, ce pavillon auriculaire que les hommes essayaient de réaliser ! Les lambeaux de peaux arrachés de mes cuisses avaient de la peine à prendre. Alors ils en firent une culture » sur mon front ! Et tant pis si les stigmates que j’additionnais me valaient l’écœurement sans filtre des filles de mon quartier, qui ne se gênaient pas pour colporter des :
Combien de fois ai-je entendu cette expression pendant mes premières années d’école ? Combien de regards se sont détournés de moi ? Et à l’adolescence, combien d’autres furent insistants, voyeurs ? Oh, je n’espérais pas que l’on me trouve jolie ; je n’étais pas orgueilleuse à ce point. Mais j’aurais préféré mille fois passer inaperçue, plutôt qu’attirer ainsi les regards sur mes cicatrices. Du coup, j’en arriverais presque à envier les femmes musulmanes en burkini… même si je sais qu’il y a d’autres choses, bien moins glorieuses que la pudeur, derrière cette mode vestimentaire. Mais, plus encore, je m’interroge :
Mes cicatrices n’avaient aucune importance pour eux. À travers le regard de ces sommités médicales, la vie m’a enseigné que mon corps était répugnant, qu’il ne méritait pas autre chose que le rejet et le dégoût ! J’entendais rire ces démons, dans le silence de mon âme, alors que je pleurais. Et rien ne pouvait me consoler, car je savais qu’ils avaient gagné la partie. D’autant plus que l’initiative du monde médical fonctionna à merveille : un morceau de chair humaine germa puis se développa sur le bord de mon visage pour devenir aussi gros qu’un index d’adulte. Une fois la taille désirée obtenue, le médecin coupa son greffon pour le coudre dix centimètres plus loin, là où il essayait de sculpter une oreille. Rien de plus élémentaire, pourrait-on me dire !
Et il a tenu ! Il est encore là aujourd’hui, tel qu’on me l’a greffé en 1967 ou 68, comment pourrais-je me rappeler de toutes ces dates ? Les cicatrices laissées par ce greffon aussi d’ailleurs, bien visibles et source de tant de maux imperceptibles !
Aidez-moi, vous qui regardez chaque matin dans votre miroir un visage sans cicatrice ! Que diriez-vous, que feriez-vous, comment réagiriez-vous à ma place si vous étiez passés, comme moi, du statut d’adorable petite fille innocente et libre à celui d’un animal marqué au fer rouge ?
Il paraît qu’aujourd’hui, un nombre incalculable de jeunes femmes passe par la chirurgie esthétique pour « améliorer leur apparence ». Pourquoi ne pas commencer la journée en disant tout simplement, merci ?
Malheureusement pour moi, la nature a aussi accepté que je vienne au monde avec un grain de beauté, de la taille d’un petit abricot, au centre de ma joue droite : une marque déposée par le doigt de Dieu, comme j’aime à le dire. À moins que Satan n’ait voulu me transformer en cible pour ses flèches ?
Un chirurgien me le retira alors que j’avais à peine 18 mois. Pour cette opération, qui risquait d’abîmer mon nerf facial, il a fallu découper une profonde entaille en forme de croissant, partant de ma tempe jusqu’à mon os maxillaire, puis suturer en recousant très minutieusement. J’ignore qui a pratiqué cette opération, mais tous les médecins que j’ai rencontrés depuis ce jour m’ont affirmé que ce chirurgien avait réalisé un travail d’artiste ! Au point qu’aujourd’hui, la marque de ce « doigt divin » ne sort de son anonymat que lorsque le temps vire à la tempête de neige ou subit un autre dérèglement. Ces jours-là, où ma joue devient baromètre, chaque point de cette suture creuse de fines excavations sur ma peau. Néanmoins, cette cicatrice est depuis si longtemps présente dans ma vie, qu’elle n’existe pour ainsi dire pas dans mon esprit.
Bien que mon entourage m’ait souvent rassurée en m’affirmant ne pas la voir alors que je ne demandais rien, ces braves gens ont mis des braises sur le feu, sans le vouloir. Ce sont de petits évènements sans grande importance, parfois simplement provoqués par un geste de tendresse. Pourtant, ils sont restés dans ma mémoire, tels des facteurs de démarquage. Ainsi en fut-il de cette rencontre étonnante, alors que je devais avoir 18 ans et que j’effectuais un stage dans un hôpital neuchâtelois. Je faisais la queue au self-service pour mon repas de midi lorsqu’une personne inconnue m’interpella :
Je l’ai regardée avec étonnement. Cela faisait 8 ans que je n’habitais plus là-bas :
La dame, qui devait avoir 10 ans de plus que moi, me donna son nom et ajouta :
Cette dame était sincèrement ravie de me revoir. Mais pas moi, non, pas comme ça ! Pas avec ce handicap et ces stigmates qui me marginalisaient ! Ce jour-là, j’ai compris deux choses importantes :
Et comment pourrais-je oublier que des adultes ont reculé devant mon regard d’enfant, au moment de me faire la bise, ou que ma mère, arrêtant parfois ses occupations s’exclamait, certes avec compassion, mais toujours devant témoins, peut-être pour chercher leur pardon :
Que dire ? Que pouvais-je répondre à cela ? Que j’aurais préféré l’entendre me dire, ne fût-ce qu’une seule fois :
C’était trop espérer ! Alors, je me contentais de baisser la tête devant ceux qui cherchaient à voir, eux aussi, cette cicatrice. Et si, par malheur, les paroles de ma mère survenaient dans un instant de rire, toute envie de manifester ma joie s’envolait d’un seul coup, comme par magie.
En vérité, je me suis souvent demandé ce que ma mère taisait au travers de ces mots ? Sa culpabilité ? Son empathie ? Autre chose que je n’aurais jamais compris ? Comme le soulagement de ne pas avoir, elle aussi, des cicatrices ? Ce qui est certain, c’est que ces jours-là, dans mon silence presque autiste, je me sentais dévisagée comme une bête de foire. Mon innocence, le sentiment de faire partie de l’univers à parts égales avec tous les autres, ceux qui n’avaient pas de handicap ni de cicatrice, m’étaient arrachés d’un seul coup :
Mes propres enfants ont entendu cette petite phrase assassine… qui ne voulait pas l’être.
On lui amena aussi les petits enfants,
afin qu’il les touchât.
Mais les disciples, voyant cela,
reprenaient ceux qui les amenaient.
Luc 18 : 15
Mes séjours à l’hôpital commençaient toujours par le même rituel : la veille de mes opérations, Maman me conduisait jusqu’à la capitale de notre canton d’origine. Nous nous y rendions en train, car, dans notre famille, seule sa sœur aînée, qui travaillait comme secrétaire, possédait un véhicule.
Arrivées à Lausanne, nous déposions mon ours et un petit lapin gris en peluche sur le lit qui m’était désigné. Puis nous allions nous promener dans les corridors de l’hôpital. Les infirmières savaient que j’étais revenue en découvrant mes compagnons de peluche, lesquels attendaient sagement sur mon lit que j’aie terminé mon exploration pour les rejoindre. Le lapin était un bon copain, certes, mais j’aimais particulièrement mon ours. Avec mes livres d’enfants, mon petit compagnon d’infortune fut le seul à réchauffer mon cœur alors que j’affrontais une armée entière de blouses blanches, le seul qui, pendant mon enfance, ne se soit pas moqué de moi et de mes cicatrices. Il m’apportait un peu de réconfort et par-là même, un sentiment de sécurité. Et tout au long des souffrances inutiles que ces adultes respectables m’administraient, cet inséparable jouet de peluche était toujours là, de même que le soir, à la maison, lorsque je me sentais seule ou que je m’endormais. Il est resté avec moi jusque dans ma vie d’adulte, emmagasinant tous mes sentiments de tristesse, d’abandon, d’injustice. Tous les amis de mon adolescence, puis de jeune femme le connaissaient. Avait-il une âme ? Assurément, car, à force d’écouter mes silences, cette peluche brun-jaune remplie de paille jouait un rôle bien moins conventionnel que les doudous utilisés parfois par les parents pour aider leur progéniture à s’endormir. Dans tous les cas, il en savait davantage sur mes peines que ma propre mère ; ça, c’est certain !
Ce petit animal usé, à qui il manquait un œil jamais recousu, fut ma seule bouée de secours dans ce monde inventé par les adultes. Et, si grâce à lui je me sentis moins seule, il restait un problème : mon ours ne m’a jamais enseigné à vivre avec des pairs qui pensaient et voyaient la vie autrement que moi… et nul ne le fit à sa place. Mais en est-il responsable ? Non, il ne l’était pas plus que moi ! Et puisque mon père n’était plus à la maison, mon petit ours a même réussi à influencer mon imagination dans ce que les adultes nomment savamment le complexe d’Œdipe.
De retour dans ma chambre, les infirmières m’aidaient à échanger mes vêtements contre une chemise d’hôpital, froide, blanche, ouverte dans le dos et à l’odeur désagréable, tellement loin de la lavande ou du muguet. Du coup je me retrouvais devant elles, nue et vulnérable… d’autant plus que je devais aussi enlever ma culotte, ce qui me gênait énormément. Et pour une raison qui m’a toujours semblé biscornue alors que mes fesses étaient à l’air libre, je devais cacher mes pieds dans des « bottes » de tissu, aussi froides que leur chemise : pas logique pour une enfant de 4, 5 ou 6 ans ! Les adultes ont vraiment des mœurs étranges !
Il n’y avait rien de rassurant dans tout cela. Bien sûr, je ne parle pas de toutes les opérations qui servent à quelque chose d’utile, sauvant des vies, soulageant la douleur, réparant ce qui est cassé ou usé. Ce n’était pas mon cas, loin de là !
La veille de chaque opération, je prenais mon dernier vrai repas à midi. Le soir, je recevais invariablement la même pitance : une soupe à la farine blanche accompagnée d’un petit bol de marmelade de pommes. Le repas du condamné, devrais-je dire ! Ce menu sans étoile me donne encore aujourd’hui des envies de vomir. Du coup, à cause de cette soupe infecte, je n’aime plus la compote de pommes ! Pourtant, tous les enfants du monde apprécient ce plat. Mais il est bien trop chargé d’émotions négatives pour moi.
Dieu sait que je n’étais pourtant pas difficile avec la nourriture ! Ce qui explique sans doute que je n’aie pas d’autres souvenirs liés à mes repas servis à l’hôpital… Mis à part le cacao que je recevais matin et soir ! Les premières années, il était servi dans une simple tasse, puis dans des pots en métal conservant la chaleur. La boisson préparée en cuisine était bien trop sucrée à mon goût. Je n’avais pas l’habitude de boire ou de manger autant de chocolat ! Et pas moyen d’avoir autre chose, que ce fût du lait blanc ou du thé. Toutefois ce breuvage avait au moins l’avantage d’être nourrissant ! Cela devait bien être son unique raison d’exister !
Lorsque j’ai commencé l’école obligatoire à Yverdon, tous les élèves recevaient des bons pour acheter un chocolat chaud ou un berlingot de lait froid pendant la grande récréation. C’était une joie partagée que de voir le laitier arriver jusque dans la cour avec sa camionnette. Mais à l’hôpital, l’ambiance n’y était pas. Et leur mixture était vraiment… beurk ! Seule, loin de chez moi, je n’avais pas envie de manger. Je peux facilement imaginer que l’angoisse, montant en silence dans mes tripes, n’était pas là pour m’ouvrir l’appétit. Qu’elle finissait par prendre toute la place dans mon petit ventre, comme dans ma poitrine. Alors je ne mangeais pas. Mais c’était compter sans les infirmières qui me forçaient à tout avaler !
Elles n’étaient pas gentilles, ces dames en blanc, à la chevelure recouverte d’un petit bonnet.De toute manière, je n’aurais eu droit à rien d’autre ; l’hôpital ne m’a jamais offert autre chose que cette soupe à la farine blanche. Dix-huit heures plus tard, j’allais subir une narcose à l’éther !
Je pleurais, mais rien n’y faisait. Je devais manger ! Mes soignantes étaient à ce point psychorigides et malveillantes, que Maman prit l’habitude de partir après ce repas. Et, dès que ces dames tournaient le dos, elle mangeait cet infect « consommé blanc », pour me soulager de ce supplice. Je la revois, secouée par des nausées ! Pourquoi n’a-t-elle jamais pensé à prendre un récipient avec elle, afin de cacher ce breuvage innommable dans son sac à main ! Et pourquoi n’avait-t-elle jamais tapé sur la table en disant :
Mais voilà, nous étions comme deux enfants perdues dans un monde trop grand pour nous. Nous devions survivre, sans personne pour nous protéger ni pour nous défendre.
Puis ma maman repartait avec le train, me laissant seule face à mes bourreaux, comme un agneau qui attendrait d’être déchiqueté par les crocs d’un loup.
En écrivant ce texte, la narratrice que je suis comprend mieux le choix de ma mère, vraisemblablement inconscient d’épouser en deuxièmes noces un homme ayant le caractère d’un véritable cow-boy. Malheureusement, contrairement à ce qu’elle espérait, son futur conjoint ne devait pas nous apporter que du bonheur, loin de là !
En ce qui concerne mes parents, voici en quelques mots l’histoire qu’on m’a contée par bribes et dont je me souviens : mes géniteurs se sont séparés dans des conditions difficiles et ont divorcé une année plus tard, en 1964. Dès l’instant où ma mère m’a emmenée, je n’ai plus eu de contact avec mon père, car, avec l’aide d’un avocat et l’appui de sa sœur aînée, ils sont parvenus à lui enlever tout droit de visite. À cette époque, on ne pouvait imaginer un enfant loin de sa mère et l’on estimait que le rôle des hommes était avant tout, et peut-être uniquement, de ramener un salaire dans le foyer. Ma situation était donc fort malheureusement courante.
J’ai cru comprendre que mes géniteurs rencontraient des difficultés à communiquer et défendre leurs territoires réciproques. Mon père se montrait enragé envers son épouse et parfois colérique quand le bébé que j’étais pleurait un peu trop à son gré. Ma mère me raconta que, ne supportant plus mes sanglots de nourrisson, il frappait parfois sur mon duvet. Un jour du mois de février, alors que j’avais à peine trois mois, il était parti faire du jardin avec moi dans la poussette, sans prendre le temps de m’habiller ni de me couvrir ! Je ne sais pas combien de temps je suis restée ainsi, mais ce qui est certain, c’est que j’aurais pu mourir d’hypothermie ! Il m’est donc impossible d’imaginer un papa me serrant dans ses bras pour me réconforter. Je le vois plutôt me regardant de travers à cause de mon imperfection. S’en voulait-il de ne pas avoir pu engendrer un enfant « normal », comme tous les autres ?
Je sais cependant que mon père était un homme inquiet et jaloux, au point qu’il en arriva à confisquer les clés de la boîte aux lettres familiale. En 2023, personne ne peut comprendre ce geste ridicule. Mais dans les années 50, le téléphone portable n’existait pas et la majorité des femmes mariées restait à la maison. Un amant pouvait déposer un message écrit pendant que l’époux travaillait à l’extérieur… D’autant plus que les hommes suisses étaient annuellement absents pendant plusieurs semaines, au nom de la patrie et de l’armée helvétique.2