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« Un jour, ne sachant plus que faire pour rassurer ma mère, et ne sachant plus tout simplement, ce vieux médecin voulut, par jeu pour m’amuser un peu, essayer son nouveau tensiomètre. Il venait de le recevoir. Je ne crois pas qu’il pressentait quelque chose. Je dis qu’il ne comprenait pas mon état et ne savait plus où regarder. C’était pourtant à cet endroit qu’il fallait voir… J’avais sept ans et déjà 14,8 de tension. Il pensa que son appareil était défectueux. Il reprit l’ancien, plaisantant sur le défaut évident de son nouvel outil. La réponse fut identique. J’avais toujours sept ans et toujours 14,8 de tension. » Infarctus retrace le vécu de Martine Kopp, l’auteure, de son enfance à sa vie d’adulte, sur le chemin de sa résilience…
À PROPOS DE L'AUTEURE
Après des études de Lettres Modernes,
Martine Kopp s’est tournée vers la photographie, notamment le portrait, dont elle a fait son métier. Les épreuves de la maladie l’ont conduite par le biais de la sophrologie et de l’hypnose, qu’elle a enseignées, à un travail d’introspection guidant ses écrits.
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Seitenzahl: 163
Veröffentlichungsjahr: 2023
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Martine Kopp
Infarctus
© Lys Bleu Éditions – Martine Kopp
ISBN : 979-10-377-8610-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père
Préface
Écrire.
Mes premiers souvenirs d’enfance sont marqués par mon apprentissage de l’écriture fait avec maman les mercredis après-midi sur la table basse du salon.
L’année de mes six ans, elle a subi une opération cardiaque et nos mercredis se sont interrompus brutalement.
Pour elle c’était sa seconde intervention pour moi j’étais confrontée à ma première séparation.
J’ai de cette époque peu de souvenirs si ce n’est le baiser furtif de mon papa avant qu’il ne reparte en pleine nuit à son chevet.
Je me souviens également de mon enthousiasme à aider mon père à transformer le coffre de notre voiture en une chambre à coucher de fortune avec un matelas et des coussins afin de ramener maman à la maison le plus confortablement possible.
J’avais une grande appréhension de la revoir après son intervention. Je ne savais pas si je la reconnaîtrais, si c’était toujours elle, mais j’étais fière d’aller la chercher avec mon papa. Il m’avait proposé de jouer à l’ambulancière et j’avais accepté avec joie et impatience.
À notre arrivée à Paris, je me souviens d’avoir aperçu ma maman dans le couloir de l’hôpital, d’avoir couru et crié vers elle en lâchant ma poupée.
J’avais peur de la toucher. Peur de lui faire mal. Mais c’était vraiment elle. J’étais rassurée.
Comme j’avais faim après ce long trajet, et sous l’œil amusé de ma maman, j’ai mangé tout son plateau repas.
Aujourd’hui, j’ai 32 ans et il ne me reste de ces moments traversés que ces simples souvenirs.
Du haut de mes six ans, je n’ai jamais eu peur de la perdre car mon papa a toujours trouvé les mots et les gestes pour me rassurer. Il était fort pour nous tous.
Les années qui ont suivi ont été jalonnées d’échéances, de rendez-vous annuels, d’examens médicaux, d’attentes de bonnes nouvelles repoussant d’année en année l’échéance d’une autre opération pour maman.
À mes 19 ans, il y eut une autre intervention pour elle. De cette opération, je n’ai là aussi que peu de souvenirs. À croire que mon cerveau aime oublier ces moments difficiles.
Ce qui me reste c’est mon anniversaire, sans elle. Un anniversaire triste, le seul durant ces 32 ans.
Mon Papa me tenait informée, me donnait des nouvelles, mais la journée fut angoissante et pleine de vides.
Les opérations cardiaques de ma maman ont fait partie de sa vie et de la mienne aussi.
J’ai grandi peut-être trop vite, mais j’ai aussi pu toucher au plus près la fragilité de la vie.
Cette fragilité, je l’ai revue et revécue en 2022 lorsque maman a été victime d’un infarctus aussi brutal qu’inattendu.
Une fois de plus, cet accident est venu chambouler toute la mécanique dans laquelle j’ai grandi, confirmant par le fait même que tout n’est pas prévisible et qu’il nous faut faire preuve de résilience face aux épreuves et à nos peurs de perdre l’être que l’on aime.
À travers ce récit que j’ai trouvé authentique, drôle et profond, ma maman me rappelle que les mots écrits avec le cœur sont un témoignage à vivre, à traverser et parfois même à se surpasser pour que vive la vie simplement et intensément.
Liu-Marie Kopp
Prélude pour cœur malade
Depuis mon enfance et jusqu’à mon âge adulte et au-delà maintenant, les interventions cardiaques ont jalonné ma vie, me coupant tout d’abord de mes parents, plus tard, de mes enfants et de mon mari.
Dans ces pages, je raconte ce que j’ai vécu et compris de la maladie et des peurs profondes qui m’ont souvent submergée.
Enfant, la peur d’être abandonnée.
Adulte, celle de ne plus être comme avant.
À l’aube de la vieillesse, celle de m’arrêter là.
Les yeux bien ouverts, j’en ai maîtrisé certaines.
Les yeux bien fermés, d’autres m’ont dominée.
Suis-je aujourd’hui plus sereine et plus sage ?
Je le saurai quand la cinquième de ces interventions se profilera.
C’est elle qui m’attend quelque part et me fixera rendez-vous.
J’avais besoin de raconter l’histoire de mon corps empêché d’avancer, qui vit dans sa tête sans vraiment se reconnaître.
Elle n’est pas rare, cette histoire, et encore moins exceptionnelle.
Elle est la mienne, simplement humaine.
Témoigner et parler de moi c’est aussi parler des autres. De ceux que l’on rencontre malades, de ceux et celles qui nous soignent et de nos familles qui nous portent.
La maladie nous abîme, mais elle nous parle aussi de nous. De notre capacité à endurer. De notre courage à résister. De notre goût de la lumière retrouvée.
En donnant un sens à mon vécu douloureux, j’ai donné un sens plus large à ma vie.
Une vie plus palpable, plus enracinée dans le présent et qui va à l’essentiel.
Alors la pluie devient une bénédiction et le caillou dans la chaussure un clin d’œil amusé.
En secret, je vous le dis, j’ai tout d’abord écrit ces lignes pour moi, sorte de confidence que je pourrais relire.
Au fil des pages, j’ai rêvé d’être lue par ceux qui m’ont guérie, accompagnée, toujours aimée et aujourd’hui par vous, que je ne connais pas.
J’ai rédigé quelques mots… Je les ai lâchés longtemps.
Plus tard, je les ai repris… Les voici.
1960. Clinique Du Parc. Lyon
C’est à l’âge de sept ans, il y a bientôt soixante ans, que se sont écrits les premiers mots de mon histoire de cœur.
J’aimais, comme toutes les petites filles de mon âge, courir, sauter et grimper quatre à quatre les marches de ma maison. Mais mon visage trop pâle effrayait mes parents, interrogeait leurs amis.
J’étais comme les autres, mais pas tout à fait.
Il y avait ces séries de piqûres chaque hiver faites par des religieuses armées d’aiguilles émoussées. Je hurlais quand je voyais arriver ces pies avec leurs cornettes et leurs plastrons blancs.
Tous les hivers se ressemblaient. J’étais malade.
Malade, plus que les autres enfants, manquant l’école plus que les autres.
Lorsque je retournais en classe après de longues absences, mes camarades me tenaient à l’écart.
D’ailleurs, je n’en avais pas.
C’est difficile de tisser des liens quand vous apparaissez puis disparaissez plusieurs fois dans l’année.
Difficile d’intégrer un groupe qui ne comprend pas ce que vous faites dans cette cour d’école, au milieu de leurs rires et de leurs jeux.
Des regards en forme de questions qui me dévisageaient. Railleurs ou méprisants, ils se posaient sur l’intruse que j’étais.
Maintenue à distance, j’étais le témoin d’un monde joyeux et turbulent qui m’était étranger.
J’ai cherché des réponses dans les yeux de mes camarades dont je ne connaissais pas le nom.
Je n’en ai trouvé aucune.
Les réponses étaient peut-être en moi ou juste en face dans cette image que me renvoyait le miroir de la salle de bains.
Mais dans la grande glace, je n’ai vu qu’une petite fille aux longs cheveux bruns nattés autour d’un visage sans couleur.
Où était cette différence d’extra-terrestre qui m’accompagnait chaque jour dans cette école, faisant de moi un être transparent, que l’on abîme d’un croche-pied à la récréation ?
J’étais un fantôme triste aux genoux écorchés !
Ne pas savoir comment déverrouiller le cœur des autres. Se retirer, digne, à l’abri des regards.
Ne pas déranger et demeurer sans larmes ou les empiler dans un grand sac pour les vider violemment, d’un seul coup. C’était ma vie à l’école.
Mes parents restaient sourds à mes questions, à mes chagrins d’enfant, absorbés par leurs préoccupations de grandes personnes.
Qu’avait donc cette gamine à tant pleurnicher de ne pas être aimée ?
Les chiffres et les lettres ne rentraient pas dans les bonnes cases de mon cerveau pour former des mots et faire des additions. J’étais en retard.
Mes longues nattes l’ont vite compris, lorsque l’institutrice s’amusait devant toute la classe à me les tirer, m’envoyant violemment la tête contre le tableau. Elle avait les cheveux rouges, cette sorcière. Son nom commençait par F comme Fouettard.
C’était sans aucun doute la Mère de ce Père bien connu qui fait peur aux enfants.
Je me souviens aussi de mon sentiment de honte à ne pas comprendre ce que les autres enfants enregistraient si simplement.
Je m’appliquais cependant, mais le plus souvent pour peu de résultats.
Idiote ? j’ai la prétention de ne pas le croire. J’étais simplement dans mon monde et les autres dans un autre.
Le mien était peuplé d’images et d’histoires imaginaires. Le leur était empli de joyeuses bousculades.
Je ne savais pas dans quelle réalité j’étais et même où elle était. En regardant les élèves de ma classe sans pouvoir les atteindre, je ne me sentais pas à ma place, j’étais dans l’impossibilité de la trouver et je n’avais qu’une envie. Fuir.
Je ne comprenais pas cette logique de troupeaux et la violence du « comment » il faut avancer. J’étais lente comme si mon cerveau traînait les pieds. J’avais besoin de temps pour comprendre et aussi pour m’adapter à chacun de mes retours en classe.
Comme une somnambule, j’étais là et ailleurs aussi, submergée par le vacarme de la classe et les cris de l’institutrice.
Je n’avais pas d’amies. Pas d’invitations à goûter.
Ma mère, le jeudi après-midi, me tenait à ma table de travail pour de longues, très longues dictées.
J’aurais aimé réussir pour avoir d’elle le compliment et le sourire qui m’auraient rassurée, mais je n’étais qu’une mauvaise élève qui inquiétait ses parents avec sa pâleur maladive.
Personne ne savait ce que j’avais. Mes parents ne comprenaient pas que je sois toujours malade.
Le médecin de famille ne savait plus quel médicament me prescrire.
J’avais ingurgité tous les antibiotiques vendus sur le marché pour que cesse ma toux et que ma fière montée à plus de 40 baisse enfin.
Notre médecin de famille avait une belle allure. Grand, mince avec une petite moustache grise. Il me donnait toujours une petite babiole à la fin de sa consultation, comme s’il voulait s’excuser de ne pas savoir et d’être obligé de me revoir.
Il était gentil. Je l’aimais bien.
Tout en me caressant la tête, il complimentait ma mère sur la brillance de mes cheveux.
Très attentive aux jugements, ma mère prenait le temps de lui expliquer que le shampoing aux œufs était… Le meilleur qui soit.
Le compliment m’était destiné, mais c’est à elle que le médecin s’adressait.
À cette époque, les enfants étaient, plus qu’aujourd’hui, transparents. Les adultes parlant par-dessus ou à travers eux.
Les enfants sages, j’en faisais partie, ne servaient que de caisses de résonance aux « bla bla » des grands.
Bien éduquée, je l’étais. J’attendais et me taisais.
J’aurais sans doute aimé que l’on se tourne vers moi pour me demander si l’odeur du shampoing aux œufs m’écœurait ?
Et j’aurais dit : « Oui ! »
Nous allions rarement nous promener avec ma mère.
C’était « faire les courses » ou m’accompagner chez le médecin.
Il y a cependant un très beau lac entouré de montagnes à cet endroit.
Mais, jamais le temps de s’arrêter sur un banc pour regarder.
Pas le temps, de se laisser pénétrer par la poésie de ce paysage.
Aucun temps, à se donner pour écouter le clapotis de l’eau contre la coque des bateaux.
Jamais, Pas, ni Aucun temps à consacrer à cette qualité de lumière qui transforme le reflet des montagnes tombé dans l’eau en une aquarelle frissonnante aux teintes de bleu et de gris.
Mortel ennui. Morne enfance dans ce petit endroit du monde que je chéris. Annecy.
Un jour, ne sachant plus que faire pour rassurer ma mère, et ne sachant plus tout simplement, ce vieux médecin voulut, par jeu pour m’amuser un peu, essayer son nouveau tensiomètre. Il venait de le recevoir.
Je ne crois pas qu’il pressentait quelque chose. Je dis qu’il ne comprenait pas mon état et ne savait plus où regarder.
C’était pourtant à cet endroit qu’il fallait voir…
J’avais sept ans et déjà 14,8 de tension.
Il pensa que son appareil était défectueux.
Il reprit l’ancien plaisantant sur le défaut évident de son nouvel outil.
La réponse fut identique.
J’avais toujours sept ans et toujours 14,8 de tension.
Mes parents, sur son conseil, prirent rendez-vous chez un cardiologue, un homme grand et chauve dans un énorme bureau.
J’ai ressenti le trouble de ma mère.
Mon père était présent, ce qui était inhabituel. Nous étions toujours seules, ma mère et moi, lorsque je rencontrais le médecin.
Aujourd’hui, mon père faisait face à cet homme chauve en blouse blanche, qui m’impressionnait par son sérieux.
Il me fit asseoir sur une table pour prendre ma tension, colla des petites ventouses sur ma poitrine et brancha sa machine.
Je sentais que rien n’était comme à l’ordinaire. Tout était différent.
Ma mère, crispée, avait perdu sa superbe. Mon père était assis à côté de moi silencieux.
Après m’avoir examinée, ce médecin ne m’offrit pas de jouet, ne me caressa pas la joue, ne posa pas ses mains sur ma tête et ne complimenta pas ma mère sur la qualité de son éducation ou la brillance de mes cheveux.
Oui ! c’était différent.
Parler de mon père c’est parler d’un absent, de quelqu’un que j’ai croisé, profondément aimé sans vraiment le connaître.
Fils d’immigré italien et Italien lui-même, mon père ne fit pas d’études. Il commença à travailler en tant que manœuvre dès l’âge de quatorze ans, puis en qualité d’ouvrier dans cette région de Haute-Savoie.
Il était, à ce jour, à la tête d’une usine de décolletage. La sienne. Une victoire. Une revanche. Une bataille aussi.
Il avait hérité d’une forme de dépression et ma mère était pour lui un coach avant l’heure.
Son soutien indéfectible a aidé mon père de bien des manières. Dans la maladie, il était cardiaque, dans les affaires quand les banques le mettaient dos au mur.
Le désir d’évoluer, il l’avait en lui.
La force d’évoluer, ma mère la lui insufflait.
J’ai admiré mon père pour son courage, son ambition et sa voix incroyable de ténor, qu’il déployait aux moments des fêtes de famille. Il aimait Zola et lisait « San-Antonio » au grand désespoir de ma mère, qui trouvait ces livres vulgaires… Et les lisait aussi.
Parler de ma mère c’est parler d’une présence forte, de quelqu’un de caché que j’ai cherché à rencontrer. Pour notre famille, elle était le meilleur « remonte pendule » que j’ai connu. Toujours à l’heure pour nous remettre en selle et faire sonner le tocsin, quand la famille se trouvait menacée par des fins de mois difficiles.
Agir. Faire. Et aller de l’avant.
Elle était issue d’un milieu plus que modeste.
Une orange dans ses souliers à Noël, les œufs des poules achetés au marché, les légumes du jardin que ma grand-mère cultivait. Il fallait s’en contenter.
Ma mère s’en contenta.
Elle appartenait à cette génération de femmes de guerre qui ne se plaint pas et ne s’attarde pas sur ce qu’elle ne peut pas résoudre ou gérer. L’important était d’avoir un toit sur la tête, quelque chose dans les assiettes et par-dessus tout, économiser pour « Voir venir » comme elle aimait à le dire.
Devenue mère de famille à son tour, elle était le chef de notre famille. Tout passait par elle. L’argent que mon père gagnait, les décisions concernant la famille, le choix des lieux de vacances. Son mari et ses deux filles étaient son horizon. C’était une femme de devoir qui portait culotte. Mon père ne s’en plaignait pas. Elle avait cette belle énergie à lui donner du courage. Mon père se nourrissait d’elle.
À leur mariage, ma mère l’avait obligé à délaisser la boxe. Aujourd’hui, dans tous les combats qu’il avait à mener pour défendre son usine, il pratiquait ce sport d’une autre manière, guidé par sa femme devenue son entraîneur.
Solide et ambitieuse, elle avait ouvert tous les « possibles » pour sortir de sa condition. Aujourd’hui, en soutenant mon père dans ses efforts, c’est pour ma sœur et moi qu’elle les ouvrait. En silence, elle nous souhaitait une vie meilleure.
Le peu que j’ai appris d’elle, c’est mon père qui me l’a confié, car soulever à peine le voile sans le lever était le fonctionnement de ma famille.
Pudeur d’une époque, secrets à garder et paraître à sauvegarder constituaient l’ossature de ma famille.
Mon père avait été très amoureux de ma mère. Il m’avait dit :
« Toi, tu es jolie. Mais ta mère… Elle… Elle était belle ! »
J’ai adoré ces mots de mon père. Loin de me blesser ou de susciter en moi un sentiment de jalousie, ils m’ont donné de la joie.
Entendre qu’il avait désiré ma mère et qu’il l’avait aimée et l’aimait encore après toutes ces années me donnait envie d’aimer à mon tour de cette manière inconditionnelle.
Faire des études. Avoir une situation. Se marier. Fonder une famille. Une logique, un ordre établi.
Pour ma mère, la vie était un jeu de boules qui consistait à tirer, pointer pour toucher le cochonnet, c’est-à-dire l’objectif que l’on s’était fixé. Que les lignes soient droites ou obliques, il fallait y arriver, les états d’âme n’ayant guère de place. Je dirais. Aucune place.
Mon père ne ménageait pas sa peine.
Levé à 4 h 30 pour mettre en route les « presses » et accueillir les ouvrières dès 6 h, il ne rentrait jamais avant 20 h.
La table était mise. Il se laissait porter par ma mère qui, d’un coup d’œil, devinait la teneur de sa journée. Le repas était un moment presque sans paroles. Elle aviserait, après le dîner, pour se taire ou lui parler de ce qui la préoccupait dans son quotidien. Factures à payer, ou tout autre chose qu’elle prenait en charge.
Elle s’ajustait à lui, contrôlait parfaitement la paix de son foyer. Elle régnait sur « sa » maison.
En se mariant, ma mère est entrée dans la demeure de ses beaux-parents.
Aujourd’hui, elle l’habitait tout entière.
Cette maison était l’emblème de notre famille. Plus que des pierres, elle était le lieu où mes grands-parents paternels, mon oncle et ma grand-mère maternelle avaient vécu, étaient morts, où ma sœur et moi étions nées, où mon père a terminé sa vie, comme il le souhaitait, dans son lit au petit matin.
Une maison aujourd’hui détruite.
Détruire une maison c’est détruire un sanctuaire.
Les âmes viennent errer dans les décombres et pleurent de voir leur vie de travail devenir poussière. Elles ne comprennent pas l’insulte et la blessure qui leur sont faites.
Cupidité, bêtise et manipulation ont été les moteurs de ce sacrilège.
J’ai combattu un moment pour sauver notre maison familiale, la seule que j’avais à cette époque.
Plus tard, espérant préserver et reconstruire la relation qui s’étiolait entre ma sœur et moi, je me suis tue devant sa décision.
Ne pas contrarier l’aînée qui vivait encore au Moyen Âge, persuadée qu’elle avait un droit plus fort que le mien.
Mais peu importe ma lutte ou mon silence dans cette triste histoire. Cette maison était de toute évidence condamnée. Elle n’avait aucune chance de survivre, d’accueillir une autre famille comme je le souhaitais.
Son sort était ficelé depuis longtemps. Je l’ignorais.
Avec ma signature au bas des pages, j’ai marché jusqu’au bout de mes regrets. Je les porte encore aujourd’hui.
Je crois n’avoir plus de colère mais une tristesse infinie à chercher une famille qui n’existe plus, car en baissant les bras, j’ai perdu les deux ancrages de mon histoire.