Je me souviens que tu as toujours été là ! - Viviane Rogès-Brédas - E-Book

Je me souviens que tu as toujours été là ! E-Book

Viviane Rogès-Brédas

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Beschreibung

Martinique. Ayant un sérieux problème d’équilibre et une marche difficile, les médecins décident d’envoyer Viviane Rogès-Brédas en métropole, où une myopathie lui est diagnostiquée. Elle est contrainte à y rester pendant des années, tout en continuant ses études. Entre mal, cure, études, foi et confiance, au fil des pages, vous êtes invités à découvrir son vibrant témoignage.


À PROPOS DE L'AUTEURE


Viviane Rogès-Brédas a trouvé, entre les tournures littéraires, un antidouleur face aux maux qui la tourmentent. Par ailleurs, elle est auteure de plusieurs livres dont Pile ou Face gagnant.

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Seitenzahl: 440

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Viviane Rogès-Brédas

Je me souviens

que tu as toujours été là !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Viviane Rogès-Brédas

ISBN : 979-10-377-5635-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Préface

Ce roman est né d’une réflexion de l’auteure à la suite d’une réunionde travail pilotée par la Haute Autorité de Santé dont l’objet étaitd’apporter de nouvelles recommandations pour compenser le handicap respiratoire des maladies neuro-musculaires. Sansdévoiler l’histoire de ce livre, il s’agit d’une descriptionminutieusement détaillée avec un style inimitable du quotidien d’uneenfant confrontée à une maladie évolutive invalidante, dont elle/on ne connaît pas le pronostic.

Nous pourrions nous attendre à une histoiretriste mais, au contraire, il s’agit une ode à la vie. Cetteenfant, encore très jeune, est obligée de quitter ses racineset sa famille pour bénéficier de soins spécialisés. Elle réussit par sa volonté, avec le soutien de personnes bienveillantes et/ou expertes, à contrer le pronostic de cette maladieévolutive et encore incurable, et à réduire et surmonter son handicappour pouvoir ensuite tisser le meilleur pour elle-même.

Les soins agressifs, la douleur, les frustrations liées à l’hospitalisation et le comportementinadapté de certaines personnes qu’elle croise sur son chemin sontdes successions d’épreuves ou d’obstacles à passer dont ellese sort plus forte et plus mature à chaque fois. Lesmoments de calme et de répit, bien trop courts selon son avis, sont mis à profit pour approfondir son savoir et se créer une vie sociale qui la remplissent de bonheur. Ellea donc, contrairement à toute attente dans l’imaginaire de ceux qui necôtoient pas de personnes porteuses d’une déficience handicapante, unevie pleinement remplie. Les scènes et anecdotes sont riches deprécisions et nombreuses, avec des passages délicieux et pleins detendresse.

En ce qui concerne la période de sa vie à l’hôpital Raymond Poincaré(RPC) qui représente une grande partie du livre et où je travaille,je reconnais parfaitement les lieux qu’elle décrit avec une grande précisionet m’imagine facilement assister aux différentes situations et scènesqu’elle distille. RPC est constitué de bâtiments immuables où très peude choses ont été modifiées en 70 ans en dehors des bâtiments du SAMUet de la biologie. Les jardins sont magnifiques, décorés d’arbresaussi anciens que les premières constructions de cet hôpital. Toutavait été fait à Garches, il y a plus de 70 ans, pour accueillir lesmalades de la poliomyélite et les rééduquer pendant plusieurs mois,voire plusieurs années. Certains dossiers médicaux de patients adultes quenous suivons depuis leur enfance peuvent remplir entièrement un chariot pouvant habituellement transporter 50 dossiers plus récents. Cet hôpital reste idéal pour la prise encharge des personnes avec un handicap moteur et musculaire et uneinsuffisance respiratoire également d’origine musculaire. Pour cesenfants poliomyélitiques, il avait été créé une école à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital et une vie sociale s’était mise en place avecl’aide de nombreux bénévoles pour sortir les enfants de l’enceinte del’hôpital et jouir du monde extérieur. On appelle maintenant cela le « vivre ensemble » ! Comme l’école, la bibliothèque est devenue un lieuindispensable pour les patients longuement hospitalisés et désireux demieux découvrir le monde extérieur à travers la lecture.

L’auteure aparfaitement décrit cette ambiance Garchoise faite d’espoirs, d’entraides et dereconnaissance de l’autre qui existe toujours aujourd’hui grâce à desactions spontanées pour les personnes handicapées, comme celles de l’APCH (association Point Carré Handicap), celles de laFondation Garches, créée par les soignants de l’hôpital (Fondationd’utilité publique créée sous la Présidence de Jacques Chirac) et dont l’objectif est, avec le soutien de mécènes, de faciliter l’insertion ou la réinsertion des personnes handicapées à la sortie de l’hôpital. Ainsi, cette dernière a récemment permis l’acquisition d’un véhicule équipé de nombreux aménagements d’aide à la conduite, mis gracieusement à disposition de l’école de conduite de Vaucresson, dans le but, avec l’équipe d’évaluation des capacités de conduite de l’hôpital Raymond Poincaré, d’aider les patients en situation de handicap moteur à retrouver la possibilité de conduire et d’augmenter leur autonomie.

Cette jeune fille myopathe a su donc se frayer son chemin dans cethôpital très particulier. En prenant conscience des conséquences àcourt et à long terme de sa maladie, elle a pu participer activement àsa prise en charge thérapeutique et son autonomisation. C’est aussi en grande partie grâceau Professeur Annie Barois (je la nomme car le Roman lui rend hommage) et, un peu avant, grâce au docteur C, qui ont été, a priori, les premières personnes à prendre le temps de luiexpliquer pourquoi elle était à Garches, et à quoi correspondait samaladie et les différentes étapes thérapeutiques nécessaires qu’ellesenvisageaient pour lui permettre un avenir meilleur. Elles ont bien sûr évité delui en dire plus qu’elle ne pouvait entendre, mais conscientes aussiqu’elle pouvait désirer en savoir plus, elles lui ont aussi faitsavoir qu’elle pouvait à tout moment revenir poser des questions.Finalement, elles ont été les premières personnes à avoir considéré qu’elle avait le droit, comme toute personne, de comprendre, desavoir, et de faire le choix, avec l’aide bienveillante de sa famille, d’accepter ou non lestraitements proposés. Je rajouterais aujourd’hui « depouvoir donner des directives anticipées à ses proches et ses médecins ». Ce n’est pas pour rien que le Professeur Barois m’a été décrite commela « Mère Thérésa des Myopathes » par mes collègues lorsque je suisarrivé à Garches. Évidemment, ces deux femmes médecins n’étaient passeules. Parmi le personnel paramédical, Garches regorge de trèsbelles personnes à la fois très professionnelles et trèsattentionnées, qui souvent ne sont pas dans cet hôpital par hasard.C’est souvent un choix personnel dépassant la problématique de laproximité du domicile.

Je terminerais mon propos par le fait que ce récit est d’une grandesensibilité. Il retrace le quotidien de ces patients ayant unepathologie identique ou comparable. Ces personnes déficientes nousenrichissent autant sur le plan personnel que spirituel. Il apparaîtdans une étude Garchoise récente, dont la Fondation Garches est lepromoteur, que les patients adultes considérés comme « ventilo-dépendants », et en fauteuil roulant électrique décrivent unequalité de vie comparable à celle de la population générale. Latrachéotomie n’altère aucunement cette qualité de vie. Une explication pourrait êtrel’évolution lente de la maladie leur permettant une certainerésilience. Les plus heureux sont ceux qui peuvent sortir àl’extérieur (cinéma, spectacles, restaurant…), généralement enfauteuil électrique, et ceux qui peuvent s’émanciper de leur famillepour vivre seuls ou en colocation, et donc en pratique faire leur viede manière indépendante. Il est donc vital que les personnes porteusesd’une déficience, quelle qu’elle soit, puissent accéder à unecompensation optimale du handicap qui en découle. Même si ladéficience est parfois une fatalité, le handicap peut être réduit, etévidemment il est aussi nécessaire de donner les moyens à la personnede progresser de s’éduquer, de trouver un travail et d’avoir desprojets afin de s’intégrer et s’impliquer dans la société. Cespatients ne demandent que cela. Ce roman nous le fait entrevoir mieuxque n’importe quel discours.

Docteur Frédéric Lofaso

Professeur des Universités-Praticien Hospitalier

Service de Physiologie-Explorations Fonctionnelles

Centre Hospitalo-Universitaire Raymond Poincaré

92380, Garches

Prologue

« Lâches tes cheveux », m’a-t-elle dite très enthousiaste et confiante quand je lui ai annoncé au cours de notre conversation mon envie de reprendre l’écriture du roman de mon parcours de vie.

Ce projet me travaillait depuis tant d’années. Cependant, le traumatisme de mon dernier roman « Le passage » était encore comme une blessure mal refermée.

Je me souviens de cette présentation que j’avais faite en Martinique, dans un restaurant du Marigot, commune du Nord Atlantique d’où ma famille est originaire. J’entends encore la remarque de cet homme qui prétendait que j’avais plagié un roman de Guy Des Cars, il y trouvait aussi un peu d’André Gide. Ses propos me furent comme un coup de poignard en plein cœur sans que je ne manifeste aucun signe extérieur de contrariété. J’avais tout intériorisé. Il avait tout faux bien sûr. « Le passage » était juste le partage d’un peu de ce que j’avais vécu, adouci dans une histoire romancée. Car replonger sans filtre dans l’aventure humaine de la maladie et le handicap, loin des miens et si jeune, aurait été une épreuve bien trop douloureuse.

Toute novice dans cet exercice, je lui ai laissé donner libre-cours à son commentaire. Il ne me connaissait pas, sinon jamais une telle idée n’aurait franchi le seuil de sa bouche. Plus tard, j’ai appris que ce dernier m’était apparenté. Ma déception n’était que plus grande.

Bien d’autres petits désagréments sont venus ternir la joie que j’aurai dû ressentir en ayant publié ce deuxième roman. Les commentaires enjoués des divers lecteurs, les encouragements des uns et des autres et les nombreuses félicitations n’ont pas atténué cette sensation.

Avec un peu plus de maturité, j’aurai su dépasser cette critique, acide à mes yeux, et me dire qu’au final, il était tout à fait normal d’être critiqué quand on publiait son œuvre, que c’était un honneur qu’il trouvât mon style proche de celui de ces deux grands écrivains, ce dont je doute. Mais voilà !

Aujourd’hui, plus de vingt ans après, je me lance de nouveau dans cette aventure. Je pose un regard tout en nuances de lumière dans mes souvenirs, sur un parcours de soins qui débute en Martinique et se poursuit en France métropolitaine. Un cheminement avec la maladie et le handicap qui met en exergue l’absolue nécessité de scolariser chaque enfant placé dans cette situation. Certes, c’est un droit inscrit dans le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 – (la Nation garantit l’égal accès de l’enfant et de l’adulte à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L’organisation de l’enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État.) –, mais encore faudrait-il qu’il soit correctement doté en moyens financiers et humains.

Et pourtant la scolarité et l’instruction sont une vraie chance pour s’insérer dans la vie sociale, mais aussi un outil pour se construire personnellement. La lecture a été pour moi un couloir imaginaire d’évasion ; elle m’a donné l’envie d’avancer dans les études ; a généré un épanouissement dans ma spiritualité.

Les législateurs en sont tout à fait conscients. Les associations des personnes en situation de handicap et les familles concernées ont par leurs actions passées, poussé les institutions concernées à légiférer. La loi du 11 février 2005 pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » énonce que « tout enfant a le droit d’être scolarisé dans son école de référence ou, à défaut, de bénéficier d’une scolarisation adaptée à ses besoins ». Cette autre orientation est décidée par la Commission des Droits et de l’Autonomie des Personnes Handicapées (CDAPH) organe délibératif de la MDPH (Maison Départementale des Personnes Handicapées).

L’instruction m’a ouvert des portes, j’ai avancé grâce à de belles rencontres, et à cause de mésaventures. Et sur ce chemin de vie, une certitude, celle que jamais je n’ai été seule. En Toi, Seigneur, j’ai mis mon espérance. Tu marches avec moi, je ne suis pas seule.

Tu es debout à mes côtés. Je sens ta présence par-dessus mon épaule. Tu m’insuffles ta force. Je suis ta petite sœur, tu es mon grand frère. Tu me parles et je te réponds. Je te raconte ma journée et quand je rentre dans la confidence avec toi, je suis la toute petite fille qui aimait les livres de la Comtesse de Ségur, les « Once Upon a time/il était une fois ».

Jésus, mon frère, mon bien-aimé tu m’as dit « l’heure du témoignage est venue ». Moi je te réponds « Oui, celle de dire je me souviens… tu as toujours été là ! »

Partie I

Kon an ti kanno anlè lanmè

Chapitre 1

Yich mwen

Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé lire. J’ai appris à lire très vite. J’étais bonne élève de la maternelle à l’école primaire que j’ai suivie à Dominante jusqu’au Cm2. Notre famille habitait à Dominante un des quartiers de la commune du Marigot. Depuis septembre 2012, cette école porte le nom de ma grand-mère paternelle, Valentine BREDAS. Elle est née le 2 mars 1895 dans ladite commune où elle épousa le 27 décembre 1917 Cyrille BREDAS, mon grand-père. Ils ont eu 8 enfants, dont mon père. Pendant 40 ans, elle a dirigé une salle d’asile à Dominante. Elle gardait les enfants et leur apprenait à lire. Elle a mené cette mission d’instruction jusqu’à l’ouverture de l’École maternelle du quartier.

J’avais environ 5 ans quand j’ai dû interrompre momentanément ma scolarité à Dominante. Ainsi, ma fin de maternelle et mon début de CP ont eu lieu à la clinique Clarac à Fort-de-France. J’avais été hospitalisée pour être opérée des talons d’Achille. Je marchais sur la pointe des pieds. Aucun diagnostic de maladie n’avait encore été posé. J’étais juste « la petite infirme » de la famille Méryl Brédas.

Mon père qui travaillait à Fort-de-France venait me visiter quasiment tous les soirs. Je me souviens qu’il me ramenait des petits gâteaux secs dorés et ronds ou des pommes France (c’est ainsi que les Antillais nommaient les pommes qui venaient de la métropole) et parfois du raisin. Il me faisait la lecture et m’apprenait à lire sur les livres confiés par la maîtresse. J’étais fière d’acquérir cette compétence par lui et avec lui. C’était un homme qui en imposait naturellement. Un beau phrasé qui montrait qu’il était un lettré. Il avait une très belle écriture, fluide, faite de boucle, de plein et de délié. Il était maçon de métier (ouvrier qualifié). Ce respect qu’il inspirait, cette espèce d’autorité naturelle qu’il dégageait, tout cela m’impressionnait et puis « moi » je me sentais protégée. J’étais loin de ma maison familiale, mais je savais qu’avec lui à mes côtés, personne ne pourrait me faire du mal. Ces visites régulières, sa présence, me rassuraient, je n’étais pas oubliée.

Je me souviens de la chambre dans laquelle j’étais hospitalisée, un peu comme dans une carte postale de David Hamilton. Il y avait 4 lits berceau avec des barreaux métalliques de couleur blanc alignés, séparés par des petites tables de nuit du même style. Nos feuilles de soins étaient glissées dans une plaque en métal, elle-même accrochée à une barre du berceau. Dans un coin, au fond de la chambre, il y avait une table commune où les visiteurs pouvaient déposer dans les bacs attitrés à chaque petit malade, ce qu’ils leur avaient emmené.

Lors d’une de ses visites, mon père m’avait apporté des raisins. À l’époque en Martinique, l’achat de ces fruits n’était pas accessible à tout un chacun à cause du prix onéreux. Je peux bien imaginer que dans les années 70, cette denrée était réservée à une classe moyenne dont je ne pense pas que nous en faisions partie. Ceci dit, nous ne manquions de rien. La gestion financière et sociale de notre famille de 9 enfants était menée avec sagesse par mes deux parents. Nous étions des catholiques pratiquants et la valeur de « bonne mesure » se reflétait dans le quotidien de notre vie et dans le vivre ensemble dans le quartier, la commune. Je supposais que ce fruit de la vigne, cadeau exceptionnel reçu, manifestait son souhait de me faire plaisir. Cet évènement arrivait aussi dans une période où je supportais très mal mes bottes en plâtre. Ma peau me démangeait sous la matière qui me chauffait. J’avais mal au niveau de mes cicatrices et mes tendons me faisaient tout autant souffrir. Pour me soulager, l’infirmière clampait un coton imbibé d’alcool, parfois d’éther, dans un ciseau à long bout et le glissait dans la botte. Cette friction ne calmait que provisoirement les démangeaisons. Et à 5 ans, difficile de contrôler ses larmes quand on est submergé par tant de contrariété et de frustration.

Un jour, à l’heure du goûter, j’ai demandé à celle qui s’occupait de nous de me donner un peu de raisin. Je me souviens qu’elle m’avait sèchement répondu que les raisins n’étaient pas à moi et que ce n’était pas bien de vouloir manger les affaires des autres. En accord avec son attitude, elle avait soustrait avec autorité mon présent de mon bac pour le mettre dans celui de mon voisin. Au passage, il me sembla qu’elle avait maugréé une histoire d’erreur qui aurait été commise. Voilà que mon petit voisin, un enfant mulâtre, gagnait malgré lui un sachet de raisins bien juteux. Je les savais ainsi puisque j’en avais déjà mangé quelques grains avec mon père. Du raisin blanc, mes préférés. Ce bambin aux cheveux couleur chaume ne devait pas avoir plus de trois ans. Je le regardais, allongé dans son berceau, tout amorphe. À mes yeux, il était très malade car il pleurait beaucoup. Il vomissait aussi et avait souvent la diarrhée. Parfois, elle dépassait de sa couche en tissu blanc ce qui souillait ses draps. Lors d’une visite médicale majeure – elle avait lieu une fois dans la semaine et on entendait le groupe arriver de loin –, j’ai pu constater que cette nuée de blouse blanche, tablier et coiffe haute pour le grand chef s’arrêtait longuement à son chevet. Je les observais et sur leurs visages, je lisais leur préoccupation, et même de l’inquiétude.

La visite du soir de mon père arriva et bien sûr j’ai raconté à mon grand défenseur et protecteur, ma mésaventure. Ni une ni deux, il était parti à l’Office, salle où se trouvait le personnel soignant. Peu de temps après il revenait avec celle qui ne jugeait pas ma famille en capacité de m’offrir du raisin. Elle m’avait présenté des excuses avec un sourire d’hypocrite. Ha toute mielleuse, elle l’était ! Et avait remis ce qui était mien dans mon bac. Petit papa Noël ne rigolait pas !

Je n’ai jamais su ce que mon père leur avait dit, mais leur attitude avait changé avec moi depuis cet épisode. J’ai eu une attention plus soutenue et des gestes de tendresses. Ce revirement m’interloquait, des questions en veux-tu, en voilà, et bien sûr je n’avais pas les réponses. Grâce à ma capacité d’observation déjà bien affûtée, je notais qu’il m’était accordé le même intérêt que celui dont bénéficiait les petits patients de couleur de peau métissée, graduation de privilège, jusqu’à très claire et blanc.

Je me souviens encore de ce sentiment d’injustice qui m’avait frappé brutalement en me voyant déposséder de ce qui était mien. Mais aussi de mon désarroi face à cette soignante qui s’octroyait le pouvoir de décider qui avait droit à quoi en fonction d’une couleur de peau. Pourtant elle était noire de peau comme moi. Alors probablement que travailler à la clinique lui donnait à son idée, plus d’importance et la voilà à croire que même la terre ne pouvait plus la porter. Hélas, à l’époque c’était bien trop souvent ainsi. Idolâtrer la peau claire et mépriser celle plus foncée. Ne sommes-nous pas tous enfants de Dieu !

Je me souviens des paroles de mon père à chacune de ses visites : « N’aie pas peur, je suis là et maman viendra te voir quand elle descendra sur Fort-de-France ». Il me rappelait de dire mes prières, le Notre Père et le Je vous salue Marie. Il me racontait avec beaucoup de foi comment la maman de Jésus était là avec moi et avec tous les petits malades. Sa conclusion était qu’un jour nous rentrerions tous chez nous guéris.

Il n’empêche que l’état de mon petit voisin s’aggravait. Un jour que la dame de ménage avait poussé son berceau près du mien pour nettoyer le sol, ma curiosité a été plus forte. Il était apathique. Dans son berceau, il y avait plein de friandises, ces petits biberons avec des petites billes de sucre multicolore. Sa maman lui en apportait à chaque visite et son père lui déposait des sucettes. Il n’y touchait plus. De plus, le petit garçon sentait mauvais. Interrogative, j’ai allongé le bras pour toucher sa main. Je me souviens qu’il était vraiment comme une poupée de chiffon et brûlant de fièvre. La dame de ménage qui avait vu mon geste m’avait grondé. Elle m’interdit de le retoucher. « Il est contagieux. Si tu le touches, tu vas attraper sa maladie ». Puis elle avait passé une ouate imbibée d’alcool sur ma main et avait remis le berceau du petit malade à sa place. Cet évènement me marqua beaucoup et l’image de ce petit bonhomme est restée gravée dans ma mémoire.

En fin d’après-midi, un infirmier était venu le chercher. Il avait rabattu le drap du berceau sur lui pour l’envelopper avant de partir avec lui. Ses yeux restaient fermés et son visage inexpressif. J’ai demandé où il l’emmenait. L’autre blouse blanche qui l’accompagnait et qui avait pris soin de décrocher son dossier médical du berceau avait marmonné une excuse et une nécessité de surveillance. Peu après, deux autres soignants déplaçaient aussi son lit. Le lendemain, nous trois aussi avons changé de chambre. J’espérais bien que mon père saurait me retrouver. Et ce fut le cas. Une fois de plus, j’avais la preuve qu’il veillait bien sûr moi. Où que j’aille, il savait me retrouver.

Par la suite, à travers les conversations des soignants, j’avais appris que mon petit voisin était mort. Je ne savais pas trop quoi penser. Je l’avais touché et peut-être que j’allais être la prochaine à mourir. Cependant, je me raccrochais au fait que ma main avait été désinfectée.

Ma mère me visita et je lui ai raconté mon inquiétude. Elle m’avait réconforté, tout en s’enquérant auprès d’une soignante de ma température. Celle-ci l’avait rassurée et lui annonça que mes bottes en plâtres seraient ôtées dans quelques jours. J’aurai une radiographie des jambes à faire et si le résultat convenait au chirurgien orthopédiste, je pourrais être sortante assez rapidement et rentrer chez moi. Nous étions toutes les deux très contentes. C’était une bonne nouvelle. J’étais sur le chemin de la guérison. Une fois de plus, mon père avait raison. Ce jour-là, je me souviens d’avoir bien supporté la séance de coiffure. J’avais une vraie tignasse de cheveux crépus et longue sur la tête. Ma mère me faisait une fois par semaine des petites nattes. Parfois, elles partaient dans tous les sens. Elle les parait de jolis rubans de couleur qui n’étaient plus à mes cheveux à sa visite suivante. Plus rarement que souvent, un ou deux rubans pouvaient réapparaître dans le tiroir de la table de nuit. Je me souviens qu’elle en était profondément agacée : ne pas savoir où allaient et d’où venaient mes rubans. Elle a fini par ne plus m’en mettre. Elle repartait toujours avec mon matériel de coiffure. Comme elle disait, « on ne sait jamais qui est qui ». Je ne comprenais pas le sens de cette parole qui me semblait mystérieuse, mais je lui faisais confiance. C’était une femme pleine de sagesse et très visionnaire. En tous les cas, elle était au petit soin pour moi. Sa visite signifiait un passage à la douche pour une toilette approfondie. Elle me portait dans ses bras. J’étais un peu grassouillette, rajouter le poids des plâtres, et pourtant, elle me soulevait avec aisance pour me conduire jusqu’à la salle de bain qui était située au bout d’un couloir qui me paraissait bien loin de ma chambre.

Effectivement quelques jours plus tard, le chirurgien a coupé mes bottes. J’avais très peur que la scie électrique vienne entailler ma peau et que je sois encore obligée de recevoir des soins hypothétiquement douloureux. Mes jambes étaient toutes maigres et ma peau tellement bizarre. C’était effrayant et déroutant. La petite fille que j’étais commençait à imaginer le pire. N’avais-je pas attrapé une maladie qui attaquait mon épiderme ? Le docteur, fin observateur a vite deviné mon inquiétude et très gentiment m’a expliquée le pourquoi de cette peau ridée, craquelée et croûteuse. Après le bain antiseptique, celle-ci avait retrouvé une apparence plus humaine mais toujours pas comme je l’aurais voulu.

Mon père avait été heureux de me voir sans plâtre et surtout je n’avais plus les pieds en équin. Il était prévu que je porte des bottines en cuir pendant plusieurs mois. J’avais espéré me chausser de jolie ballerine ou spartiate comme ma grande sœur. Grande était ma déception et je devrais faire l’apprentissage de la patience encore.

J’étais partie dans la matinée avec une aide-soignante dans une petite voiture ambulance pour effectuer mes radiographies des jambes. J’avais au pied des petites bottes en cuir pour la marche, conformément à la prescription médicale. Nous avons quitté le service radiologie, cependant il fallait repasser plus tard pour récupérer les résultats. C’était presque la fin de matinée et je commençais à avoir faim. Elle me fit asseoir sur un banc public dans l’enceinte de l’hôpital et me dit d’attendre là. Elle allait revenir me chercher après réception des radios. Elle avait aussi un autre petit patient à prendre dans un autre service. J’étais un peu inquiète de devoir rester là toute seule. Je ne connaissais pas ce lieu. Je me demandais si j’avais bien compris toutes ses consignes. Ma déambulation était encore bien difficile à cause de mes talons d’Achille qui étaient très sensibles et douloureux. Je ne savais pas combien de temps s’était écoulé, mais j’avais bien compris que c’était beaucoup trop et que ce n’était pas normal. Les larmes coulaient déjà sur mes joues, un chagrin silencieux. Les passants ne semblaient pas plus préoccupés de voir une petite fille assise toute seule sur un banc. Tout se bousculait dans ma tête, des idées sans espérance chevauchaient à toute allure. Que faire pour les éloigner ? Très instinctivement, je commençai à lister dans ma tête toutes mes lacunes : Ma faiblesse à la marche, ne pas savoir comment retourner à la clinique, ni comment avertir mes parents, ni où prendre un taxi pour rentrer chez moi. Et surtout, je n’avais pas d’argent. J’ai vu les gros chariots métalliques qui transportaient les repas dans les services passés avec leurs effluves de nourriture. C’était l’heure du déjeuner et me rassura en pensant que dans le service on s’apercevrait de mon absence. Et toujours pas d’aide-soignante en vue à l’horizon. Puis les chariots repassèrent dans l’autre sens. Tous les malades avaient donc fini de manger… qui avait vu que je n’avais pas déjeuné ? C’est celle-ci qui viendrait me chercher, me persuadais-je. Ma propre faim ne me préoccupait plus. Elle avait disparu.

Habitant en commune dans les mornes, la sensation du jour qui décline, je connaissais. C’était approximativement l’heure du goûter. Cavalcade d’idées funestes. J’imaginais le soir qui tombait sur moi tel un oiseau de proie. Petite, fragile, sans défense, mon sort était scellé d’avance. Disparition d’une petite fille dans l’enceinte d’un hôpital à Fort-de-France. L’imaginaire populaire lancerait toute sorte de théorie malfaisante - enlevée par un nèg mawon, emporté par un dorlis ou je ne sais quoi d’horrible encore. Je n’avais plus de larmes et instinct de survie oblige, j’ai décidé de prendre mon destin en main. J’ai quitté le banc où j’étais assise depuis bien trop longtemps pour me diriger vers le lieu d’où j’étais sortie auparavant. Alors que je clopinais courageusement, une vieille dame tête marée s’arrêta à ma hauteur. Elle me rappela ma grande tante Dada qui vivait dans une petite maison à côté de la nôtre. Je me souviens qu’elle m’avait demandé avec une certaine incompréhension curieuse et beaucoup de douceur « doudou qu’est-ce que tu fais là toute seule ? ». Je lui ai dit que j’attendais l’aide-soignante pour rentrer à la clinique. Après une série de questions, elle avait compris qu’il y avait un vrai problème. Elle semblait vraiment désolée et puis le « tchip » qu’elle a fait en marmonnant quelques mots en créole révélait son agacement. Elle m’a souri gentiment en me prenant la main. Je n’ai pas cru à un seul moment qu’elle aurait pu m’être néfaste. Elle avait un sourire lumineux et doux. Elle m’a conduite à l’intérieur et a interpellé un agent de service. J’avais observé toute la scène, tous mes sens en éveil. Au regard ahuri de notre interlocuteur, il était évident que ma mésaventure était à classer dans la catégorie évènement grave. Puis après tout était allé très vite, l’appel téléphonique, des voix haut-perché, des signes d’énervement. Je ne saurais dire combien de temps s’était écoulé avant de voir apparaître au pas de course une aide-soignante à la mine défaite, probablement un court instant comparé à celui que j’avais subi seule, hors les murs. Enfin, on venait me chercher. C’était un visage connu, j’étais rassurée. Sur le chemin du retour, elle m’avait cajolée avec sincérité. Toute une gestuelle manifestant la reconnaissance d’un grave manquement. Notre retour dans le service avait été discret. Il fallait faire profil bas tout en étant attentionné. Lavée et rhabillée car j’avais fini par faire pipi sur moi. J’ai encore le souvenir de cette petite robe en vichy rose et blanc, plissée à la taille et boutonnée dans le dos. Puis, j’ai pu prendre un petit goûter. Au cœur d’une mésaventure qui heureusement a bien fini, j’ai dû promettre de ne rien dire à mes parents.

Au final, j’ai cru comprendre que la soignante qui devait revenir me chercher avait confié à une autre cette mission. Celle-ci ayant trop de travail et cette tâche n’étant pas inscrite sur son planning, j’ai été oubliée. Ce dysfonctionnement est resté gravé en moi. Quant à la vieille dame, celle qui était venue à mon secours. Je n’ai pas su garder son visage en tête, sinon qu’elle portait une robe en madras. Toutes les fois où j’ai essayé de la visualiser, c’était le visage de ma grande tante Dada que je voyais, son magnifique sourire et ses yeux rieurs pleins de douceur. Aujourd’hui, je le compare volontiers au sourire de la Vierge Marie et je me dis que dans ma détresse, Toi Sainte Vierge du Sourire, tu étais là.

Chapitre 2

Ti manmay

J’étais assise dans la salle à manger dans la chaise d’enfant qui avait été confectionnée par mon grand-père surnommé « papa Jo ». Il n’était plus de ce monde alors cet ouvrage avait une grande valeur sentimentale pour ma mère. Je me souviens comment son visage s’illuminait quand elle me racontait combien son père avait pris soin à sa fabrication. Elle avait des accoudoirs fermés et on pouvait passer une large bande de tissu tout autour, m’empêchant ainsi de tomber. Elle était spacieuse et je m’asseyais souvent dessus.

Les rétractions des tendons d’Achille ont retardé considérablement ma marche et quand elle fut acquise, j’embrassais très souvent le sol. Alors les bosses sur le front, je connaissais. Maman me disait que j’aimais être dans les bras de papa Jo. Il était de grande taille et bien charpenté, une force de la nature. Il s’habillait très souvent d’un ensemble khaki style colonial et se coiffait d’un casque du même genre. Elle me disait qu’il avait la peau rouge et là, je bloquais sur cette description. Alors, j’essayais à travers son récit et avec toutes les autres petites histoires qui s’y rajoutaient de l’imaginer. Et puis, au bout d’un moment, le regard de ma mère s’emplissait de tristesse et une certaine amertume figeait son beau visage. J’avais bien compris, au gré des bribes de conversation des grands, que le décès de papa Jo avait été un drame. Mais à 7 ans, les préoccupations sont autres et ces histoires de grandes personnes étaient vite reléguées au grenier des mystères.

Pour l’heure, je me contentais d’essayer de terminer la jupe que je cousais à la main pour ma poupée. Elle était importante tant pour moi que pour mon père. C’était un cadeau de mon parrain qui m’avait rendu une visite à la clinique Clarac durant ma longue hospitalisation. Je n’ai qu’un bref souvenir de son passage et pas vraiment son visage en mémoire. Je crois qu’il était décédé quelques mois après ou peut-être plus. C’était un ancien combattant qui portait les stigmates de ce sacrifice. Ce jour-là, il accompagnait mon père, ma marraine et il y avait un autre homme. Par contre, je me souviens bien plus de la présence de ma marraine ; son élégance, ses longs cheveux bruns et ses beaux vêtements de la ville. Elle était mince et élancée, tout à fait le style pour le mannequinat. Et un sourire magnifique qui irradiait tout son visage. En somme, une vraie beauté tant physique que de cœur. Encore aujourd’hui et malgré la distance qui nous a empêchés de nous voir autant que nous le souhaiterions, nous sommes toujours restées en bonne relation.

Nous profitions encore des grandes vacances scolaires même si la rentrée des classes pointait déjà à l’horizon. Les parents nous avaient annoncé que nous allions expérimenter le passage du jour de congé de la semaine, du jeudi au mercredi. Toute une réorganisation, notamment autour du catéchisme.

Il nous restait probablement une dernière semaine pour jouer car ma mère était en plein atelier de couture. Je me souviens qu’elle faisait tourner la manivelle de la machine à coudre à une telle vitesse que j’en restais toujours bouche bée. L’aiguille piquait puis repiquait le tissu toujours plus vite, la bobine de fil semblait virevolter presque à s’envoler et tous ces différents bruits créaient une impression de mécanique infernale sous contrôle. C’était une excellente couturière et les patrons n’avaient aucun secret pour elle. C’était un don. Elle regardait un vêtement sur un catalogue ou tout autre magasine, puis le créait ou le réinventait pour ses enfants, mon père ou elle-même. Nous étions toujours bien vêtus. Chaque rentrée des classes voyait nos placards se garnir de nouvelles pièces. Nous avions bien sûr l’obligation de prendre soin de nos vêtements, ceux du dimanche et ceux pour aller à l’école. Étant nombreux, cinq filles et quatre garçons, les plus grands avaient la responsabilité de les transmettre en bon état à celui de son genre qui suivait. Quand ils étaient trop abîmés, ceux-ci servaient de linge pour rester à la maison et au fur à mesure de leurs usures, se retrouvaient en chiffons pour le ménage. Rien n’était perdu.

J’avais appris à coudre en observant les gestes de ma mère. Elle me donnait les chutes de tissus dont elle savait n’avoir plus du tout besoin. Ma poupée avait donc un beau trousseau. Je lui confectionnais, des jupes, des corsages, des robes et un petit fichu pour attacher ses longs cheveux blonds suivant la tenue qu’elle aurait à porter. C’était une grande poupée. Elle devait bien mesurer trente-cinq centimètres et pour l’époque, elle était impressionnante.

Dehors, il faisait chaud et humide. Nous étions dans la saison cyclonique. Les rentrées des classes normales n’étaient donc jamais bien certaines. Le transistor était toujours allumé à la maison, du matin au soir. C’était le lien avec les autres communes, les Antilles, les Caraïbes et la métropole. Il était impératif d’écouter la météo et les avis d’obsèques. La première était diffusée plusieurs fois par jour, avec de nombreuses alertes en cas de formation de tempête tropicale et la seconde, deux fois par jour. Aux Antilles, les liens de parenté sont étendus et rajouter à cela les différentes affinités, il y aurait moult raisons de participer à une veillée mortuaire ou à des funérailles religieuses.

Venant du dehors, j’entendais le bavardage et les rires de mes frères et sœurs. Ils devaient être en train de jouer dans les environs proches de la maison. Nous n’avions pas l’autorisation de quitter l’enceinte de la propriété sans l’accord des parents et sans une bonne raison. Les cousins ou cousines venaient prendre part à nos jeux ou réviser leurs connaissances scolaires. Et parfois aussi, des amis qui étaient « des enfants de la maison » comme on dit chez nous. La proximité de leurs familles avec la nôtre, pour diverses raisons, engendrait cette expression. Nos parents s’assuraient toujours qu’ils avaient obtenu des leurs cette autorisation. Et il ne valait mieux pas mentir. La vérité arrivait toujours très vite à leurs oreilles et la punition qui allait avec pour les menteurs. Je ne pouvais pas toujours jouer avec eux en extérieur. Au moindre escarpement ou dénivellement du terrain, je perdais l’équilibre et c’était la chute. Je n’étais pas malheureuse pour autant. Il y avait tellement d’autres possibilités de jeux plus adaptées à mes capacités physiques.

Quand j’étais de la partie, nous jouions essentiellement à la marchande qui bien sûr tenait une boutique. Nous avions une balance créée avec les objets qui nous passaient sous la main, boîtes de sardines vides, conserves de lait concentré ou tous autres contenants. Des petits bouts de bois, des cailloux, des morceaux de briques et pour être efficaces et inventifs, nous n’hésitions pas à fouiller dans la cabane à outils de notre père. Nous avions créé nos étals, notre balance, nos poids et bien d’autres éléments. Nos échoppes étaient toujours bien garnies. Des fruits et des légumes à profusion autour de nous facilitaient le ravitaillement.

Nous avions de nombreux arbres fruitiers tout autour de la maison. Dès l’entrée trônaient deux majestueux « arbre à pain » marquant le début de l’allée qui menait à la maison familiale et de chaque côté de celle-ci, des terres cultivables. À droite s’étendait un grand potager qui s’arrêtait aux abris des moutons et des poules. Ma mère y plantait aussi quelques plants de bananiers, de choux, d’igname et autres légumineux. Un peu plus loin, nous avions deux arbres qui étaient chaque saison généreux en pomelos, un mandarinier, un caféier, deux cocotiers, un pommier d’eau et en contrebas, un calebassier. En lisière de cette surface, des fleurs et autres arbustes aux feuillages chamarrés, des pieds de canne à sucre et un cerisier. À gauche de cette grande allée, se développaient de nombreux bananiers de différentes espèces, encore plus de pieds d’igname, de dachine, de choux de chine, de patates douces, manioc, bien d’autres légumes et légumineux. Il y avait toujours un bout de terrain en jachère, les animaux y paissaient et c’était aussi un formidable espace de jeu et de découverte de la faune et de la flore tropicale. Des papillons aux couleurs écarlates, de toutes les tailles volaient de végétal en végétal parfumé et fleuri, des insectes en veux-tu, en voilà. Ma mère aimait beaucoup les fleurs et donc tout autour de la maison était fleuri. Nous avions les traditionnels Anthurium, des gerbéras, des marguerites, pâquerettes, Dalhia, etc. Mais ses fleurs préférées étaient les roses. Il y avait beaucoup de variétés, de couleurs diverses et si parfumées. Nous avions aussi une culture vivrière, sur un pan de morne pas loin de la propriété, à peine cinq minutes de marche. Et au moment du départ, ils disaient : « nous allons auprès du four ». On traversait la route face à notre entrée pour très vite ensuite emprunter un petit chemin très pentu, à l’image du terrain. Les cultures étaient en espalier autant dire qu’il fallait de bonnes jambes pour s’y risquer.

C’était essentiellement mon père qui le samedi matin travaillait nos terres et durant son mois de congé en août. Parfois, les aînés venaient lui donner un coup de main. Les grandes bottes en caoutchouc étaient de rigueur au cas où un serpent croisait leurs jambes et aurait le réflexe de piquer. Le trigonocéphale, espèce endémique de la Martinique était craint car venimeux. Tout travailleur de la terre devait toujours être muni de son coutelas, d’un bâton et du chapeau bakwa. L’apprentissage se faisait très tôt, enrichi par les histoires que nous racontaient nos anciens sous couvert d’avertissement pour les désobéissants et autres casse-cous. Toutes ces créatures de la nature, serpent, chientè, mille-pattes… qui risquaient de nous terrasser par leur morsure appelaient la vigilance des plus grands d’une fratrie envers les plus jeunes. Ainsi, nous étions rarement pieds nus à la maison et toujours chaussés en extérieur. Dès le petit matin, la maison était grande ouverte pour évacuer la chaleur accumulée durant la nuit et ventilée au maximum. Au soleil couchant, il fallait fermer les portillons des vérandas, les portes et fenêtres. Puis il était de coutume de vérifier chaque coin et recoin de la maison, sans oublier sous les lits avant de vaporiser les produits contre les moustiques dans les chambres.

Bercés par notre insouciance, durant la journée, nous nous régalions de la douceur de vivre en campagne, caressés par les alizées chargées des parfums environnants et des effluves des activités agricoles. La coupe de la canne à sucre, précédée par un brûlis, emplissait l’air de cette odeur si particulière, de sucre caramélisé avec un soupçon d’alcool. C’est si particulier, indescriptible mais inoubliable. Dès la première inspiration, nous pouvions dire quelle « Habitation » était en action. Et puis le vent transportait des filaments de feuilles de canne à sucre brûlée. Nous nous amusions énormément en tentant de les attraper. Ils virevoltaient dans l’air et semblaient nous dire : « essaye donc de me capturer ! ». Une chose était certaine, mon cerveau avait capturé toutes ces odeurs pour les graver dans ma mémoire.

Ma mère arrêta la couture pour se lancer dans la préparation du déjeuner. Chez nous, la cuisine était, très souvent de la terre à l’assiette. On ne s’en plaignait jamais car notre mère était une excellente cuisinière. Le fumet de ses préparations nous ouvrait l’appétit. Le partage des tâches a toujours été un concept familial. Il n’était même pas envisageable que les parents fassent tout pour nous. Chaque enfant en fonction de son âge avait ses petites corvées. Les filles se partageaient le ménage, un peu la cuisine et la pâtisserie, le repassage, la lessive, ma mère se réservait toujours les draps et autres grosses pièces. Nous avions un lavoir attenant à la maison et surplombé par une citerne d’eau de pluie avec filtration des impuretés. C’était l’ouvrage de mon père pour éviter que son épouse soit obligée de se rendre à la rivière ou à la source avec de gros baquets de linge au risque de s’abîmer le dos. Il y avait un robinet d’eau potable au-dessus du bassin. Il nous servait à prendre les grands bains en extérieur, même si nous avions une salle de bain. Il suffisait de tirer un grand drap sur un fil et l’intimité de chacun était respectée. Quand la citerne d’eau était vide, ce qui arrivait parfois durant le carême, la saison sèche, on pouvait utiliser raisonnablement l’eau potable pour la lessive. Et si celui-ci se prolongeait de trop, à ce moment-là, on lavait le linge à la source qui se trouvait sur les terres d’une voisine, tout en contrebas de notre maison. La descente était sérieuse sur une bonne longueur.

Je me souviens de l’unique fois où je m’y suis rendue. Je devais avoir 9 ans. C’était mon trek. J’avais tellement insisté auprès de mes frères et sœurs pour y aller, qu’ils avaient fini par dire « oui » avec l’accord de notre mère. Nous avions pour objectif de remplir des jerricanes d’eau de source, la pêche aux écrevisses et autres petites fritures.

En ce qui me concernait, si descendre avait été compliqué, le retour avec la montée avait été infernal. Je quittais donc la maison, chapeau vissé sur la tête, jolie petite robe à fleurs et chaussée de spartiate. Je donnais la main à ma grande sœur, c’était l’une des conditions qu’elle avait posées à ma venue. Tout le long du chemin, nous bavardions tous ensemble, faisant quelques arrêts au gré des rencontres des copains, copines ou parentés. J’étais ravies de vivre cette expédition, soit dit en passant, ne l’était que pour moi. J’étais précautionneuse dans mon avancée. Parfois, le chemin était accidenté, entre touffes d’herbes, petites et grosses roches, mottes de terre, parfois argileuses et bien glissantes. Chaque décrochage était anticipé par un soutien latéral solide des sœurs et frères. Aux abords de la source, le terrain était de plus en plus glissant et accidenté. Je pris conscience petit à petit des obstacles qui se présenteraient sur le retour. Une évidence qui me donnait des nœuds dans le ventre. Arrivée à destination, le paysage était magnifique, au-delà de mon imagination. Cette source qui chantait dans un écrin de végétation luxuriante, le lit de la rivière qui s’élargissait au fur à mesure pour disparaître entre des arbres chargés tant de feuilles que de fruits et se sentir toute petite dans cette cuvette. Je levais les yeux et les mornes nous entouraient comme des remparts protecteurs et le ciel bleu semblait me dire, « tu vois, tu y es parvenue, apprécie l’instant présent ». J’étais ravie. Ma sœur m’avait aidée à m’asseoir sur un siège de fortune, un seau renversé. Je ne pouvais tenir assise uniquement en position de chaise. J’ai fait le plein de souvenirs car une petite voix intérieure me faisait bien comprendre qu’il n’y aurait pas une autre fois.

Le moment du trajet de retour arriva. Je pris mon courage à deux mains et, avec l’aide précieuse de mes sœurs et frères, me lançai sur ce chemin de croix. Pendant que les uns me tiraient, une autre me poussait derrière et parfois mes jambes lâchaient complètement. J’étais rentrée à la maison toute poussiéreuse et boueuse, les genoux écorchés. Ma mère m’avait observée d’un regard qui en disait long et avait brièvement commenté avec douceur mais autorité : « maintenant, tu sais ». Voilà, tout était dit en quelques mots. Elle savait que j’aurais souffert. Mais comme à chaque fois que cette petite virée avait lieu, j’insistais toujours pour être de la partie, encore plus obstinée quand le petit frère et la petite sœur ont eu ce droit. Insidieusement, ces signes, qui me montraient mes faiblesses physiques, me scarifiaient discrètement le cœur et le mot infirme me narguait en martelant ma volonté de crainte quant à une vie future de qualité. La liste de mes incapacités physiques s’allongeait au fil du temps et rien ne semblait pouvoir freiner cette avancée descendante. Cette mère si observatrice avait jugé bon, face à mon obstination et mon entêtement, que par Saint Thomas ce serait le bon compromis. Ma grande sœur Louisette m’avait défait de mes vêtements souillés, lavé et soigné mes genoux.

Chapitre 3

Ba yich mwen lanmen

La rentrée des classes était là. Aussi loin que je me souvienne, l’école ne m’a jamais effrayée. J’étais bonne élève, le travail avec les aînés pendant les vacances scolaires portait ses fruits. Nous reprenions le chemin de l’école avec sérénité.

« Les BREDAS Méryl » comme on nous appelait, avaient la réputation d’être de bons élèves travailleurs, consciencieux et respectueux de l’institution publique. Nos parents nous ont toujours fait comprendre que le travail était gage de réussite et bien le faire était synonyme de bien-être intérieur et de mérite extérieur.

Alors, fort de notre un mois de révision de l’année scolaire écoulée et de préparation au programme de celle qui se présentait devant nous, nos questionnements concernaient les éventuels nouveaux enseignants et la liste de matériel que nos parents auraient à nous acheter dans les huit jours de la rentrée. Les trois derniers de la fratrie, nous étions en école maternelle pour la benjamine et en primaire pour mon petit frère et moi. Les quatre plus grands, au collège ou au lycée. Je rentrais au Cours Moyen première année (CM1) et je me considérais comme une grande.

Les cahiers inachevés avaient servi à nos révisions. Nous devions à chaque rentrée repartir avec du neuf. Il n’y avait jamais de gaspillage chez nous et surtout pas avec le matériel scolaire. Nos cartables étaient solides et nous duraient sur plusieurs années, il en était de même pour nos ardoises. Faire attention à notre matériel scolaire et bien l’entretenir étaient notre effort à la bonne gestion du budget familial.

Nous ne mangions pas à la cantine. Cette dernière était réservée aux aînés qui allaient au collège ou au lycée. Le car les transportait au bourg de la commune du Marigot ou à celles limitrophes. Il valait mieux pour eux d’être au point de ramassage à l’heure très matinale de son passage. Quant à nous trois, c’est à pied que nous partions chaque jour pour l’école.

Ainsi, accompagnés par notre mère, nous effectuions dans la journée deux « aller-retour » du domicile familial à l’école de Dominante. En prenant son temps, l’établissement scolaire se situait à un quart d’heure de marche de chez nous. Mais pour moi, il fallait compter le double de temps. L’école commençait à 8 h 30, nous quittions la maison à 8 h. Ma mère portait mon cartable. C’était un sac à dos en cuir bleu, floqué sur le rabat d’un poisson en cuir blanc au-dessus de trois vaguelettes. Il y avait déjà bien longtemps que musculairement j’étais incapable d’enfiler mon cartable à dos et encore moins de le porter. Elle avançait à mon rythme et devinait tout naturellement le moment où elle devait me donner la main et me tirer un peu comme pour soulager l’effort musculaire de mes pauvres jambes. Elle devinait aussi les moments où la petite pause était nécessaire, faisant semblant de regarder les fleurs qui pouvaient border la route, des plantes médicinales ou les arbres tout en commentant sur la maturité de leurs fruits ou même se ventiler avec son chapeau parce que la chaleur montait vite. À ce moment-là, je n’avais pas conscience de ces bonus. Pour moi, cela tombait juste au bon moment et c’était parfait, comme un petit clin d’œil de la divine providence. Les bons jours, j’avalais ce trajet sans soucis en arrivant même à bavarder avec elle. Mes jeunes frère et sœur trottaient à bonne distance devant en se donnant la main, toujours à vue de notre mère. Parfois, quelques camarades de classe qui nous croisaient sur le chemin échangeaient quelques mots avec nous avant de vite nous distancer. S’ils étaient de la famille, ma mère acceptait que ses deux derniers bambins poursuivent la route avec eux. Dans les bons jours, cette décision m’était égale, mais les jours de fatigue et de prise de conscience de mon état physique, je ressentais des petits pincements au cœur.

Chaque matin après avoir fait ma petite corvée, je me précipitais pour dire bonjour à ma grande tante Dada qui habitait dans sa maison accolée à la nôtre. Je lui rendais de menus services comme remplir sa carafe d’eau, la coiffer, donner un coup de balai dans sa maison. Elle avait perdu la vue depuis déjà plusieurs années. Ses yeux étaient couverts d’un voile blanchâtre. Elle était une septuagénaire malmenée par l’arthrose et les rhumatismes. J’aimais beaucoup sa compagnie. Elle était ma confidente et j’étais à son écoute. Elle avait besoin de mes yeux pour lui lire le journal paroissial, un extrait de sa bible ou le France-Antilles. Je lui racontais ma journée et tout ce qui se passait autour de nous. Je lui confiais l’analyse de mes rêves et autres songes. C’était presque un petit rituel entre nous. Elle aussi aimait ma compagnie et j’aimais sa bienveillance à mon égard. Puis j’allais me préparer pour l’école, sans oublier de mettre dans le cartable le petit en-cas à manger à la récréation de dix heures. C’était souvent un bout de pain agrémenté de ce qu’il y avait à la maison, beurre, vache qui rit, gelée de goyave ou autres. Mon en-cas préféré était le pain beurre et poisson frit. Une pure merveille culinaire maternelle. Aujourd’hui, à la recherche des doux souvenirs de mon enfance, c’est encore entre autres, ma madeleine de Proust.

Puis ma mère après avoir pris soin de sa tante, donnait le top départ. En plus de mon cartable, elle prenait toujours un imperméable pour chacun d’entre nous et un parapluie pour elle. En Martinique, la pluie arrivait aussi vite qu’elle repartait, surtout en période cyclonique. Nous remontions l’allée de la demeure pour déboucher sur la route en passant sous les deux majestueux arbres à pain. La vigilance était de mise car à n’importe quel moment, un fruit trop mûr dit « fruit à pain doux