Erhalten Sie Zugang zu diesem und mehr als 300000 Büchern ab EUR 5,99 monatlich.
Il a deux ans et demi quand il arrive en France. De Davulga, petit village d’Anatolie, à Péage-de-Roussillon en Isère, l’enfant trace sa route. Il s’appelle Hasan. Âgé aujourd’hui de cinquante ans, il a ressenti le besoin de raconter son histoire. Pour y parvenir, il a demandé à un ami d’être son « porte-plume » et Fabien, qui signe cette histoire, l’a accepté. Entre confidences et anecdotes, vérités simples et récits piquants, voici les évènements qui ont jalonné la vie d’un garçon turc qui n’a jamais cessé de se battre, de jouer des coudes, de vouloir être le premier. Pas le premier par orgueil, pour être le meilleur ou pour se vanter. Le premier pour le plaisir de se lancer des défis et initier un état d’esprit, un état d’être.
À PROPOS DES AUTEURS
Fabien Lemière a écrit cet ouvrage d’abord et avant tout pour faire plaisir à son ami Hasan Sener. L’écriture de ce dernier l’a aidé à comprendre d’autres systèmes de pensées, d’autres conceptions de l’existence. S’il est la plume, Hasan est l’auteur de ses actes. Fabien n’a fait que traduire au mieux ses aspirations, ses espérances, ses choix.
Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:
Seitenzahl: 210
Veröffentlichungsjahr: 2023
Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:
Fabien Lemière et Hasan Sener
Je voulais être le premier
© Lys Bleu Éditions – Fabien Lemière et Hasan Sener
ISBN : 979-10-377-8327-1
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Que ces quelques mots, Hasan,
T’apportent joie, paix et sérénité
Fabien
Je dédie ce livre à mes enfants
Sibel, Sinan et Adem
Ils sont mon avenir
Je dédie ce livre à ma femme
Suna
Elle est mon présent
Hasan
« Bonjour, bonjour » dit l’hirondelle
Qui revient nicher sous mon toit.
« Je te suis fidèle »
Michel Beau
Poète français 1943-2020
Trouve la joie dans toutes les choses de la terre
Dans l’ombre et la lumière
Mais avant tout
Trouve ta joie dans l’homme
Nâzim Hikmet Ran
Poète turc 1902-1963
J’ai aimé écrire ce livre.
J’ai aimé raconter cette histoire. À la fois simple et riche. Intense et évidente.
Une biographie. C’est la première fois que je me lance dans ce type d’exercice. Original et surprenant. Écrire l’histoire d’un autre. Dérouler sa vie. En espérant ne trahir ni ses pensées ni ses passions.
Un exercice particulier, parfois complexe, souvent surprenant.
Durant trois mois, mon correspondant m’a adressé des mails noircis de mots, rédigés, selon l’expression consacrée, « au kilomètre », c’est-à-dire sans logique, sans souci de cohérence. Simplement des instants-souvenirs, des flashs, moments marquants. Il m’a fallu déchiffrer les signes comme on tente de décoder un texte sacré, détacher les humeurs malignes des élans du cœur, disséquer les expressions à l’instar d’un chercheur en quête d’absolu. Il m’a fallu poser sur des feuilles blanches l’histoire d’une vie, comprendre les logiques intellectuelles, les méandres et sinuosités des pensées de celui pour lequel j’allais écrire ce livre.
Mais mon Dieu, quel bonheur de voir dans les yeux de mon ami ses prunelles briller quand il m’a entendu prononcer ces mots : « Oui, je vais l’écrire ton histoire ».
Son visage s’est éclairé comme la lumière d’un phare en pleine nuit. De ce jour, je n’ai plus hésité une seconde. Je n’ai plus douté du bien-fondé de ma démarche. Je me suis plongé dans cette émouvante aventure. Je suis devenu le « porte-plume », le « messager ». Comme je me plais à le souligner avec malice. Peut-être suis-je le premier écrivain français à devenir le nègre d’un turc…
Je n’ai jamais regretté mon engagement. Il y a dans ce récit des moments tendres, drôles, touchants. Il y a aussi des anecdotes savoureuses, des instants graves, d’autres, légers. Il y a la vie d’un homme. La simple vie d’un homme. Celui-là est d’origine turque… arrivé en France à deux ans et demi.
Il s’appelle Hasan.
Si cette parenthèse, dans nos vies, lui a beaucoup appris sur lui-même, pour ma part, elle m’a particulièrement « secoué ». C’est un souffle nouveau qui m’a emporté. À l’image de mon périple à Compostelle, j’ai traversé cet épisode avec le sentiment d’ouvrir mon cœur à autre chose. J’étais tant ignorant avant. Oh, non pas que je sois devenu subitement intelligent, non. Mais ce moment suspendu dans le temps m’a tiré d’une morosité ambiante, m’a ouvert les yeux, m’a donné à vivre une autre expérience.
Hasan. Je te dois tant !
Hasan est mon ami. J’en ai peu. C’est dire l’importance de cette affirmation.
Hasan est un « taiseux ». Moi aussi. C’est dire la solennité de l’entreprise.
Hasan a ses défauts et ses secrets. Il porte aussi le poids de ses démons. Il ne m’a confié ni les premiers ni les seconds. Quant aux troisièmes, j’espère que ces lignes l’aideront à les vaincre. Il a fallu que j’extirpe de sa carapace le nécessaire et l’essentiel, le faux-semblant du vrai-disant. Au cours de nos divers échanges, même si je suis parvenu à pourfendre deux ou trois traits de son caractère, à parfois briser la glace, à m’engouffrer dans quelques failles intimes et scellées, jamais je n’ai réussi à « essorer » le personnage tant il se réfugie derrière ses murs protecteurs. Toujours, par pudeur ou par orgueil, il a bien pris soin de ne jamais trop se dévoiler, de chercher à ne jamais trop laisser transpirer ses émotions. Le plus souvent les nier.
Ah ! nos échanges n’ont pas toujours été faciles. Il a sa pudeur. J’ai mon caractère. Il a fallu lui extirper les mots, lui voler ses confidences, parfois même bousculer ses certitudes, forcer ses barricades. Il a fallu parfois lui arracher, un à un, ses souvenirs tendres, joyeux ou douloureux. Il a fallu entrer dans sa vie comme on entre dans une église ou plus exactement une mosquée, à pas de loup, en silence, recueilli. L’image de ces croyants agenouillés dans Sainte Sophie à Istanbul reste à jamais gravée dans mon cœur.
Il s’est prêté au jeu. Souvent. Il s’est agacé. Parfois. Mais l’envie de se découvrir, un prochain jour, au fil de ses pages a toujours guidé ses humeurs. Il s’est accroché même si, au bout de quelques semaines, il a voulu abandonner la partie. Trop lourd à supporter certains souvenirs, trop compliqué de parler de soi-même, d’écrire ses sentiments, de traduire certaines de ses émotions. Trop difficile de vouloir s’obstiner à faire surgir des histoires enténébrées ou simplement, pas envie d’en parler. Le passé, on le laisse derrière soi, seul compte l’avenir. Un de ses leitmotivs.
Peut-être mon ami, mais tu m’as demandé d’écrire ton histoire. J’irai jusqu’au bout. J’écrirai ton histoire. Tu l’appelleras résilience ou thérapie. Quel que soit le nom que tu lui donneras, elle t’appartiendra, car c’est ta vie !
Ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre, on ne bâtit une maison que sur des fondations solides. L’homme manuel que tu es, le sait parfaitement ! Allons, dévoile-toi, déballe ton histoire, défoule-toi ! Moi, je ne suis là que pour t’écouter, entendre tes mots, comprendre ton chemin, deviner tes choix et traduire au mieux, tes pensées, tes passions, tes silences, tes non-dits. Je ne suis qu’un passeur de mots, Hasan, un messager. Juste un messager. Tu t’apercevras, quand tu auras terminé de lire ces pages, que cette histoire est ton histoire. Que cette existence est bien la tienne. Entre fierté et incrédulité, tu finiras par te dire que cette vie-là méritait bien d’être vécue.
Modestement, très modestement, usant de ma patience comme d’un moteur à bas régime, j’ai, je le crois, réussi à percer le personnage, à mettre à jour quelques traits de son caractère, à écrire son histoire. C’est seulement quand il découvrira les pages à suivre que je saurai si j’ai touché juste. De lui, il m’a dit seulement ce qu’il a voulu.
Pour ma part, j’ai été bien plus loin que ce qu’il attendait de moi.
J’ai raconté l’existence d’un gamin qui voulait toucher le soleil. Le mythe d’Icare revisité en quelque sorte. L’histoire d’un fils d’immigré qui ne cesse de répéter : « Avant d’atteindre le soleil, pose déjà un pied sur la lune ! »
Hasan est d’origine turque. Rien d’exceptionnel. Sauf que tous les mots qui vont suivre sont empreints d’une double appartenance, turque et française, d’une double identité, ottoman et européenne. J’espère avoir réussi le pari d’allier la vie de l’homme avec l’histoire de ses cultures.
Plusieurs titres me sont venus à l’esprit. Passant par les plus originaux aux plus mornes. Longtemps j’ai conservé « Le vol de l’hirondelle ». La culture ottomane est pétrie de tradition chamanique. Or l’hirondelle, fragile et fidèle oiseau migrateur, a la particularité, dit-on, de porter l’âme des défunts au ciel. À l’instar du petit animal, j’ai cru deviner chez mon ami Hasan, cette envie de transmettre son histoire aux générations futures. Pourtant, j’ai écarté ce titre au profit de : « Je voulais être le premier ». C’est celui-ci qui me paraît traduire au mieux les pages de ce livre, les aspirations de mon ami.
Un dernier point. Avant que ne soit définitivement publié ce livre, lui et moi avons effectué un voyage à Istanbul. Ce livre s’enrichit donc de ces extraordinaires moments passés ensemble.
Merci pour nos échanges, mon ami et… maintenant, je te laisse la place…
Ici et maintenant, voici ton histoire, ta vie.
J’aime le vol de l’hirondelle.
Je ne l’ai jamais dit à personne, mais j’aime voir une hirondelle voler.
Elle me rappelle les limites du mythe d’Icare, l’enfant de Dédale et de Naupacté, mort pour avoir voulu de trop près approcher le soleil. L’hirondelle est plus prudente, elle ne dépassera jamais les couches azuréennes létales.
De la folie dans son vol, de la prudence dans ses envolées. C’est peut-être pour cela que j’aime voir voler une hirondelle. Elle me ressemble. Entre passion et réalisme.
Et même si, dans la culture turque, l’aigle occupe une place plus importante, prépondérante, car considéré comme un animal sacré, emblématique, symbole vivant de la grandeur ottoman, c’est l’hirondelle que je préfère.
Certes, le grand rapace incarne la force et la puissance d’une nation qui jamais n’a plié. Esprit protecteur et Ombre de Dieu en Asie centrale, il pose un regard royal tant sur l’Orient que sur l’Occident. L’hirondelle, elle, symbolise la fidélité et l’amour, c’est dans ces valeurs-là que je me reconnais le mieux, de cette croyance que je viens. Celle ancrée au fond de mon cœur et dans les tréfonds de ma mémoire, dans le sang de mes ancêtres et dans le bleu de mes veines. Croyance qui coule comme autant de sources précieuses véhiculant en un flot ininterrompu les étapes de ma vie qui m’ont permis de devenir l’homme que je suis aujourd’hui.
L’hirondelle ne cherche ni à dominer ni à pourfendre. Elle vit et plane sans autre considération que prendre plaisir à voler. Sa fragilité, sa patience, sa gaîté sont mes sources d’inspiration. D’inspiration seulement, car je suis loin d’avoir atteint la sagesse de cet oiseau pétillant.
De cela, je n’en ai jamais parlé à personne. C’est à presque cinquante ans que je me dévoile. Il a fallu que je croise la route de mon « porte-plume », mon « messager », le « nègre blanc » comme il s’intitule lui-même (je n’aime pas quand il se définit ainsi, mais je le sais porteur de suffisamment d’humour et d’autodérision pour assumer les remarques des bons penseurs) pour me faire lâcher mille confidences. Donc, oui, j’avoue déjà cette première petite faiblesse. J’aime le vol de l’hirondelle. Mon oiseau porte-bonheur, mon vagabond du ciel. Petit volatile si délicat, qu’on pourrait étouffer dans son poing, mais qui, chaque année, revient en son nid après avoir affronté mille dangers au cours de ses pérégrinations. Ce petit oiseau, à mes yeux, est le plus grand du monde.
Il est d’abord oiseau migrateur. Un oiseau qui accepte les défis, l’inconnu, le danger. Comme moi. Ensuite, c’est un petit être qui construit son nid avec la boue des berges des ruisseaux, qui donc est capable de tirer de la gangue le plus beau des asiles. Comme j’ai voulu le faire tout au long de mon existence. Enfin, selon la tradition, il est le symbole de l’amitié, de la fidélité. Comme ce que j’ai voulu construire avec certaines de mes connaissances. À cet instant de ma vie, je ne sais pas si j’ai finalement réussi.
La croyance veut que les habitants d’une maison sur laquelle les hirondelles construisent un nid soient chanceux. Il faudra que je regarde s’il y a des nids d’hirondelle chez moi. Je n’ai jamais pensé à vérifier. Cela me rappelle le jour où j’ai vu ma grand-mère brûler de l’encens dans la maison familiale en Turquie et de la crainte qui s’est emparée de moi quand elle a commencé à marmonner des mots incompréhensibles. Elle m’a expliqué, par la suite, devant mon air toujours inquiet, que c’était pour que les hirondelles reviennent en automne dans le nid qu’elles avaient construit l’année précédente, car elles apporteraient avec elles la chance sur les hôtes de ce foyer. Cette croyance existe toujours en Anatolie. C’est sûrement de cette époque que date mon amour pour ces frêles oiseaux.
Oui, j’aime voir une hirondelle voler…
La petite hirondelle qui virevolte depuis tout à l’heure au-dessus de ma tête, apeurée, disparaît derrière le toit de la maison.
Cinq heures ce matin-là. Neuf juillet deux mille vingt et un. L’oiseau et ses chimères sont encore présents dans ma tête. Une hirondelle, déjà, avec l’été pourri que nous avons, ce n’est pas étonnant, elle prépare sa migration vers les pays chauds.
Un peu comme moi.
Sibel, ma fille de vingt-quatre ans m’interpelle à nouveau :
Les premières vraies vacances que je prends depuis cinq ou six ans. Le temps passe si vite. Enfin ! Je regarde mon aînée avec une pointe de fierté puis la déleste des deux tonnes de bagages qu’elle porte à bout de bras.
Je marmonne quelques mots sans répondre tout à fait. Ma fille s’engouffre à nouveau dans le couloir pour revenir à peine une minute plus tard, deux lourdes valises aux mains. Je la dévisage un instant, très fier de mon aînée, avant de lui dire :
Je souris en doutant de sa sincérité.
Finalement, la voiture est pleine à craquer. Il va falloir se tasser un peu. Un long périple nous attend. Deux mille cinq cents kilomètres à travers l’Europe, ça en fait du bitume à avaler. Six frontières à franchir depuis la France : l’Italie, la Slovénie, la Croatie, la Serbie, la Bulgarie et enfin la Turquie. Plus de trente heures de voyage. Un périple probablement long et fatigant, mais qui en vaudra la peine… je crois.
Quand les cinq membres de la famille s’engouffrent à tour de rôle dans la Mercedes de ma fille, un petit frisson court le long de mon épine dorsale. Même si la pratique de ma religion laisse un peu à désirer, j’adresse une courte prière au ciel : « Yolunuz açik olsun ». Côté matériel, j’ai pris la précaution de faire réviser la voiture, histoire de ne pas avoir de soucis sur la route, j’ai même rajouté un pneu de secours, on ne sait jamais ! J’ai repéré l’itinéraire sur une carte, l’ai enregistré sur mon smartphone, même imprimé (c’est mon côté prévoyant ou… prudent). Logiquement, tout est bon. Nous pouvons partir sereins.
Je n’arrive pas à en expliquer les raisons, mais ces vacances m’apparaissent particulières. Comme une parenthèse dans ma vie. Une parenthèse dont j’ai envie et que j’attends avec impatience. Il faut dire que c’est l’une des rares fois depuis que je travaille (une trentaine d’années), que je me décide à faire un break aussi long. Un mois. Dépaysement total. Mais avec un peu d’inquiétude quand même, car je ne sais pas ce que signifie le terme se reposer, s’arrêter, ne rien faire des jours durant, se laisser porter. Je vais peut-être finir par m’ennuyer. Le mal du pays.
Le mal de quel pays ? Le mien, celui de mes ancêtres, de ma naissance, de mes racines profondes, la Turquie ou celui qui m’a accueilli, adopté, éveillé, la France. Cette dualité qui ne finit pas de me poursuivre. En tout cas, c’est un voyage qui, j’espère, va permettre à notre cellule familiale de se retrouver, se découvrir à nouveau. Et qui probablement, va nous ramener, les uns et les autres, des années en arrière. Bien au-delà de notre vie actuelle.
La Turquie. Mon pays.
Là-bas, il reste encore quelques membres de la famille, la mère de Suna, mon épouse, des cousins et un ou deux oncles. Je ne sais plus très bien. Nous nous sommes tous un peu perdus de vue depuis que je suis arrivé en France, il y a quarante-cinq ans.
Quarante-cinq ans, près d’un demi-siècle. Aujourd’hui, si je suis Français, c’est bien toujours du sang turc qui coule dans mes veines et j’aurai beau me franciser le plus possible, dans mes tempes, résonnera toujours le cœur de mon Anatolie natale.
Je suis d’Anatolie. Ça n’a rien d’extraordinaire, ce territoire occupe quatre-vingts pour cent de la Turquie. Cinq cent vingt mille kilomètres carrés et un point culminant situé à trois mille neuf cent trente-deux mètres d’altitude : Kaçkar Dagi. En réalité, l’Anatolie, c’est l’Asie Mineure. Au sens politique, elle désigne toute la partie asiatique de la Turquie.
C’est une région ancestrale. On y a noté une présence humaine dix mille ans avant Jésus Christ ! Certains prétendent que l’Anatolie est le foyer originel des langues indo-européennes et source de la diffusion de celles-ci. La plus notable des civilisations a été celle des Hittites. Ce sont eux qui, paraît-il, ont découvert le fer. Je veux bien, je laisse toutes ces vérités aux chercheurs et historiens.
Ce n’est que récemment, vers le quatorzième siècle, que la population anatolienne passe progressivement à l’Islam puis à la langue turque. En mille neuf cent vingt-trois, date cruciale s’il en est, la totalité de l’Asie Mineure est attribuée à la République turque.
Mustafa Kemal Atatürk reste la figure emblématique de mon pays. Un peu comme le général de Gaulle pour les Français. Il est et demeure Le sauveur de la nation, le premier président de la République turque. J’ai beaucoup de respect pour lui, même si j’ignore la moitié de ce qu’il a apporté à la nation. Je sais qu’il a été l’homme de la situation à ce moment donné où le pays était déchiré entre les multiples factions et groupes d’influence qui se disputaient la suprématie. Ce général désavoué par le sultan a empêché les armées étrangères de s’emparer de la Turquie et, de 1923 à 1938, il a réussi à imposer un régime laïc et autoritaire.
Un grand homme. Il est omniprésent dans le cœur de nombreux Turcs et il n’est pas rare de voir son portait trôner en bonne place sur les murs des commerces ou chez les particuliers.
Pourtant, mis à part cela, je me rends compte que je ne connais pas grand-chose de l’histoire de mon pays. J’ai maintenant plus de connaissances de l’histoire de France, de ses rois à sa révolution en passant par les dernières républiques ou le pouvoir des Assemblées que de l’épopée de mon pays. C’est à la fois logique et immoral. Logique, car j’ai passé plus de temps en France qu’en Turquie, mais immoral aussi, car ma terre, c’est bien là-bas qu’elle se trouve, le sang versé de mes aïeux a bien nourri celle-ci.
De toute façon, j’ai l’impression, comme beaucoup de mes congénères, d’être constamment écartelé entre mes vieilles racines et mes nouvelles pousses. C’est ainsi. Ce n’est pas moi qui ai choisi de venir vivre en France, c’est à mon père que je dois cette décision, entraînant avec lui tous ses descendants.
Il y a de cela quarante-cinq ans comme je le disais tout à l’heure. Je me sens vieux tout à coup. Vieux et pas très à l’aise. Non pas que le confort de la voiture soit mis en cause, non, je suis assis à l’avant, côté passager. C’est Sibel qui a pris d’office le volant jusqu’à la frontière italienne, a-t-elle décidé. C’est de l’intérieur que vient le phénomène, de moi seul, de mes tripes, de mon cœur. Un petit tourment comme une envie irrésistible de revoir le pays tout en ayant peur de ne pas retrouver ce que mes yeux ont voulu garder en mémoire.
D’abord, ce petit village, Davulga, mon village. District d’Emirdag, province d’Afyonkarahisar. Probablement fondé par des émigrants de l’Empire ottoman. Je ne sais rien d’autre et rien non plus ne filtre sur internet. Davulga, finalement, un village comme un autre. C’est peut-être pour cela que mon père en est parti, parce qu’il n’y avait rien dans ce village, rien à faire, rien à vivre, rien à espérer.
Retour au pays. Étrange sensation.
Je me laisse bercer par le ronronnement du moteur. Je cligne des yeux. Un petit somme va me faire du bien. Tout à l’heure, frontière franchie, ce sera à mon tour de prendre le volant. Je me découvre un peu tendu les premiers kilomètres. Le fait que je confie nos vies à ma fille ? Le fait que je m’éloigne si longtemps de ma commune ? Le fait que ce voyage s’annonce différent des autres ? Je ne sais pas. J’essaie de me détendre. Je finis par fermer les yeux. Tout se mélange dans ma tête en un joyeux maelstrom. Je n’arrive pas à classer mes idées. Tout s’emmêle, tout s’embrouille. Ici, dans ce véhicule, ma famille. Là-bas, à des centaines de kilomètres, l’autre famille. Elle est ici maintenant ma famille. Là-bas, c’est l’inconnu. Et pourtant, ici, j’ai toujours l’impression d’être un étranger, là-bas, je le serai aussi.
Finalement serais-je un « sans terre » ? Non, je ne peux pas démarrer ce voyage avec de telles idées, mon humeur risque de s’assombrir au fil des étapes. Je veux arriver là-bas l’œil neuf, le regard pétillant. Je veux être là-bas, ce que je suis ici : Hasan Sener. Simplement.
J’ai quarante-neuf ans. Je suis arrivé en France à deux ans et demi. C’était en mille neuf cent soixante-quatorze.
L’hirondelle vient de sortir de mes pensées.
Le doux ronronnement du moteur me berce. Mes paupières se ferment.
Mille neuf cent soixante-quatorze.
Cette année-là, il s’en est passé des choses en France dont je n’ai bien sûr aucun souvenir. Il faudrait que je jette un œil à Google pour savoir. Pas envie, pas maintenant, ce n’est pas le moment. J’ai seulement trois ou quatre évènements qui me reviennent en mémoire, de ceux que je me suis forgés ou de ceux que j’ai lus ? Qu’importe. Des manifestations contre l’avortement, les pattes d’eph’, le Larzac et des morts sur les routes, seize mille à l’époque. Cela me ramène à la réalité. Ma fille est toujours au volant. Je la sens sereine. Je peux poursuivre mon rêve.
En Turquie, les fêtes commémoratives du cinquantième anniversaire de la création de la République proclamée le vingt-neuf octobre mille neuf cent vingt-trois sont terminées. C’est l’invasion de Chypre qui occupe tous les esprits. On inaugure aussi le pont suspendu jeté sur le Bosphore reliant l’Europe à l’Asie. On honore toujours dans toutes les villes du pays l’homme glorieux, le libérateur, le Grand parmi les grands : Mustapha Kemal. Le Père des Turcs.
Même chez moi, dans mon village au cœur de l’Anatolie. Ces instants ne remontent pas à ma mémoire, je n’étais encore qu’un gamin traînant dans les jupes de sa mère. Mais je connais la ferveur du peuple envers son Père fondateur. Les drapeaux turcs ont dû fleurir à toutes les fenêtres des habitations.
Depuis cette année-là, je suis, bien sûr, retourné au pays. Plusieurs fois même. Mais jamais dans les conditions actuelles, dans cet état d’esprit si particulier où se mélangent nostalgie et amertume. Un vent nouveau souffle. C’est peut-être l’âge, la crise de la cinquantaine, un besoin de retour aux sources, d’introspection. Je l’ignore.
J’ai besoin de ce voyage.
Ma fille, vingt-neuf ans, conduit prudemment. Je me sens en confiance avec elle. Rassuré. Derrière, ma femme, Suna, et mes deux fils, Sinan et Adem, dorment à poings fermés. Mes paupières deviennent lourdes. J’ai envie de me laisser aller. Comme je le disais précédemment, cela faisait bien longtemps que je n’avais pas pris de vacances, que je ne m’étais pas laissé ainsi bercer par les évènements. Depuis que je travaille à la Mairie de Roussillon, mon éternel besoin de tout contrôler me pèse, mon « under control » légendaire, j’ai envie de le jeter aux orties. L’âge peut-être. Le début de la sagesse…
La mairie de Roussillon.
Je me demande par quels méandres j’ai pu arriver à ce poste. Mon travail, mes connaissances, mes expériences. Un peu tout cela à la fois. La chance ? Non, je ne crois pas à cette valeur-là, autant je suis persuadé que tout travail finit par être récompensé, autant le facteur « bonne étoile » ou destinée n’entre pas dans ma logique intellectuelle. Je suis un impénitent matérialiste.
Le gamin de Davulga en a fait du chemin pour en arriver là. Péripéties, contrariétés, opportunités, tout y est passé. Border Line parfois, imprévisible souvent. Un vrai parcours de vie. Un CV (curriculum vitae) chaotique. Des choses qui me sont tombées dessus sans que je m’y attende et d’autres d’une telle évidence qu’elles ne se sont jamais produites.