Jérôme Savonarole, chevalier du Christ - Théophile Geisendorf - E-Book

Jérôme Savonarole, chevalier du Christ E-Book

Théophile Geisendorf

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Les protestants se souviennent vaguement de son martyre, peut-être aussi de son profil effrayant de moine austère, à nez crochu et à lèvres épaisses, tel que l'a peint Fra Bartolomeo, mais la vie de Jérôme Savonarole leur reste généralement peu connue, parce que ce dominicain du quinzième siècle n'a pas été vraiment un théologien précurseur de Luther et de Calvin, comme on l'entend parfois. Savonarole n'a jamais prêché la justification par la foi seule, mais il a été incontestablement animé de l'Esprit de Dieu pour dénoncer la vénalité et les turpitudes de la curie romaine, qui débordaient à l'époque de la Renaissance. Il l'a fait avec une telle force que ses contemporains l'ont souvent comparé aux prophètes de l'Ancien Testament, et que comme eux, il a dû en payer le prix fort. La principale qualité de sa courte biographie écrite par Théophile Geisendorf (1874-1953, théologien suisse, docteur ès lettres, fondateur des éditions Labor et Fides) est de balayer de nos mémoires la caricature d'un religieux fanatique qui pouvait y traîner, pour nous laisser apercevoir chez le Frate, comme on appelait alors Savonarole à Florence, une sensibilité poétique, un amour du peuple italien, une passion pour le règne de Christ assez remarquables. Cette réédition ThéoTeX reproduit le texte de 1943.

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Seitenzahl: 260

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Première de couverture :

Médaillon du céramiste Francesco della Robbia (1477–1527) représentant Savonarole.

Table des matières

Avant-Propos

I. Seul au milieu des hommes

II. Les sept années au désert

III. Florence au temps des Médicis

IV. La communauté de saint-Marc

V. Moine et tyran

VI. Épurations nécessaires

VII. Prieur et roi de France

VIII. Le réformateur de L’État

IX. Le Christ roi de Florence

X. Le flot montant des rancunes et des haines

XL L'hostilité du pape et des clercs

XII. L’appel à la chrétienté et la vaine ordalie

XIII. La passion d’un juste

Avant-Propos

L'espérance est venue, étincelante de splendeur divine; elle a souri et elle a dit : «Allons, Chevalier du Christ ! ...»

Dernière méditation sur le psaume

In te Domine speravi.

Parmi les grandes figures qui prirent ou prendront place dans la galerie des « Vainqueurs », il en est peu d'aussi mal connues (de plus méconnues serait mieux dire) que celle de Jérôme Savonarole.

Aux voyageurs innombrables qui, naguère, traversaient hâtivement l’exquise Cité des Fleurs, ce nom n’a jamais inspiré qu’un intérêt lointain. Ils n’ouïrent parler du Frate qu’à titre de moine en révolte, d’iconoclaste forcené ou même, ce qui est tout aussi inexact, de précurseur du libéralisme moderne.

Quand, pour se mieux instruire, ils recouraient à un guide érudit — nommons à titre d’exemple André Maurel, l’auteur de Quinze jours à Florence — leurs informations ne laissaient pas d'être assez singulières :

«... Après avoir demandé la Réforme de l’Église », écrivait cet arbitre du goût, « après n’avoir failli n'être qu’un Luther (sic), Savonarole devient un Rienzi. Il souffle sur Florence la peste de sa frénésie. Il écume de rage, poursuivant farouchement tout ce qui va gêner l’épanouissement de son étroit souci ecclésiastique, de sa petite affaire personnelle... Il pleure, il hurle. Et, ne sachant plus qu’inventer, finit par danser sur la place San Marco. Il ne lui restera, pour sauver la face, qu’à devenir martyr. On lui fit la charité de le brûler vif.... »

Ainsi, l’une des plus pures gloires de son siècle, l’un des grands caractères de l’histoire n’est autre qu’un hystérique « divaguant et délirant tout haut... » En fait de délire et de divagation, on aurait peine à trouver mieux que cette prose ! Pourquoi faut-il qu’en présence d’une aussi noble personnalité des hommes intelligents perdent à ce point le sens de la mesure ?

De plus — chose troublante — bien rares, pour ne pas dire inexistants sont aujourd’hui, sous une forme populaire, les ouvrages impartiaux qui, non seulement redressent de tels jugements mais veulent mettre en lumière les sources auxquelles a puisé le génie d’un des grands inspirés. Pour cette raison et par souci de justice, il nous a paru nécessaire de nous pencher à notre tour sur cette ombre du passé. La faire revivre, si possible, dans son cadre et son temps, tel a été notre but

Mais ce n’est pas aux touristes seuls ni aux admirateurs de l’attachante et complexe Florence que nous avons pensé. Nos jeunes, semble-t-il, ont plus que jamais besoin d’approcher ces natures d’élite que leur conscience a dressées contre les puissants du jour. L’incarnation d’une inflexible volonté et du courage le plus rare — le courage moral leur apportera sans doute un puissant réconfort

Toutefois — on tient à le dire hautement — le présent opuscule ne prétend à aucun titre renouveler l’histoire d’un homme et d’une époque.

Pour présenter quelque chose de nouveau sur le Quattrocento et sur Fra Girolamo, il faudrait être à la taille d’un Jacob BURCKHARDT, d’un Eugène MÜNTZ ou d’un Philippe MONNIER. Or, l’auteur ne veut pas se donner ici le ridicule d’une comparaison. Ce qu’il a voulu faire, c’est transformer en menue monnaie le capital imposant des recherches et souvent des découvertes opérées par les fouilleurs d’archives. On peut, d’après la bibliographie du sujet, voir à quel point abonde la matière.

Si la Bibliothèque nationale de Florence n’a pu être épuisée par nous, du moins la fréquentation des lieux — la cité de l’Arno, cela va de soi, puis Ferrare et Bologne — a-t-elle ajouté un peu de couleur au tableau. Et si la lecture de ces pages paraît moins absorbante que celle des PERRENS, des VILLARI, des ROEDER ou des SCHNITZER (copieux auteurs dont l’appareil documentaire est particulièrement solide), on le devra sans conteste au soin avec lequel ces biographes ont, avant nous, exploré toutes les avenues. Nous leur devons l’essentiel du récit qui va suivre.

Par bonheur, on est aujourd’hui suffisamment renseigné et l’on dispose d’un recul assez grand pour esquisser du héros un portrait point trop invraisemblable. Peut-être nous reprochera-t-on l’évidente sympathie que celui-ci respire. N’est-ce pas, après tout, l’un des moyens de mieux comprendre l’homme et d’en bien saisir les mobiles ?

Ce travail était presque achevé lorsque la rancune d’un homme politique jeta brusquement l’Italie contre la France écrasée. Ce jour-là, ce texte lut avec douleur relégué au fond d’un tiroir et le tiroir fermé à double tour. Mais, le 25 juillet 1943, comme par enchantement, ces pages en ressortirent, non, certes, pour satisfaire à l’actualité, mais pour aider à la juste compréhension d’un peuple qui, trop souvent, manqua de chefs de la hauteur du Frate.

L’heure est grave pour la patrie de Savonarole. Aux guides qu'elle choisira, aux exemples qu'elle suivra, à l’esprit qui l’inspirera, on pourra juger de ses possibilités à venir. Or, ceux qui l’aiment voudraient la voir accomplir à nouveau la tâche que, dans sa prescience, entrevoyait pour elle le Prieur de Saint-Marc.

Du plus sombre des drames peuvent surgir aujourd’hui les clartés qui éclairent une route et subliment un destin. L’Italie a donné au monde les exemples d’humilité d’un Poverello, d’intégrité d’un Frère Jérôme et d’intrépide fermeté d’un Josué Janavel. Or cette Italie-là a droit à notre affection et à notre reconnaissance. Mieux encore, grâce à des hommes de cette trempe, elle justifie tous les espoirs.

Novembre 1943.

I Seul au milieu des hommes

Prologue. — Enfance et jeunesse austères. — L’adieu au siècle. — Les raisons d’un départ

Prologue.

— Hé, Girolamo ! A quoi rêves-tu donc ? Vas-tu fuir ton prochain ? Per Dio, tu semblés, avec ton air morose, vouloir mener le diable en terre ! Pourquoi, dans l’allégresse, ne pas défiler avec nous devant le palais ducal ? Songes-y : la jeunesse n’a qu’un temps !...

A cet appel d’un adolescent à chevelure blonde, portant, ainsi qu’on le fait à la confrérie de Saint-Georges, chausses de couleur et rutilant pourpoint, un autre adolescent va répondre. Ses traits un peu lourds s’animent à peine. Le regard baissé et d’un geste las :

— Rien de ce que tu m’offres ne m’attire, murmure-t-il. Ces futilités, je te les laisse. D’autres désirs me hantent N’insiste pas...

— A ton aise, triste songe-creux! Plonge-toi dans tes grimoires et retourne à tes patenôtres. Mais, je te le rappelle : Chi fa l'angelo fa la bestia ! ...

Aussitôt, quittant la cour de l’université pour gagner par la via Sienze deux quartiers différents de la vieille cité princière, les interlocuteurs se séparent : l’un court à la fête, toujours populaire, des Arme di San Giorgio, l’autre gagne les remparts, où il s’en ira rêver solitaire 1.

Enfance et jeunesse austères.

Une misanthropie précoce aurait-elle pour raison suffisante, comme le laisse entendre un brillant auteur contemporain, la tendance à l’isolement? Peut-elle seule expliquer le goût forcené de l’étude et, subsidiairement, l’ardeur d’une vocation monacale ? ...

Davantage encore, l’enveloppe extérieure saurait-elle justifier, à côté d’un caractère peu sociable, une nature aux réactions passionnées, disons même violentes ? « Laid, d’une laideur agressive et douloureuse » (ce sont les termes de Marcel Brion), Girolamo résumait en sa personne une double hérédité, à la fois corporelle et morale. De son père, Nicolas Savonarole, être médiocre et sans élan, il avait le front bas, les lèvres épaisses; de sa mère, née Hélène BUONACCORSI, femme de cœur et de jugement sain, ce nez busqué, ce menton proéminent et surtout ces yeux sombres, d’où parfois semblaient jaillir des flammes.

Troisième fils de petits bourgeois originaires de Padoue, moins riches en ducats qu’en enfants (ils en avaient eu sept) et qu’on savait assez entichés d’alliances nobiliaires, le héros de ce récit, Jérôme Savonarole, était né à Ferrare, le 21 septembre 1452. De son grand-père paternel, il tenait un goût prononcé pour les œuvres de l’esprit; l’aïeul, en effet, avait été professeur à l’université et médecin particulier du duc Nicolas d’Este, alors souverain sur ce territoire de l’Italie du Nord. Il entendait que son petit-fils, lui aussi, suivit les disciplines que portèrent si haut Hippocrate et Gallien et, par sa vive intelligence, jetât sur la famille un lustre que ne semblaient guère assurer ses frères aînés moins bien doués ou plus indolents.

Jusqu’à l’âge de seize ans, Jérôme, enfant grave et concentré, n’avait point résisté aux visées familiales. Mais, à vrai dire, la philosophie l’attirait plus que l’art médical. Timide, studieux, on l’avait vu grandir parmi les livres et se mêler rarement aux jeunes gens de son âge. Une sagesse instinctive et peu commune, doublée de réserve à l’égard du monde et de défiance pour ses plaisirs, lui faisait rechercher le recueillement des églises ou la tranquillité des champs.

Ferrare, dans la plaine que féconde le Pô, est environnée de campagnes fertiles, habilement distribuées en enclos où poussent blés et maïs. Ce sont, à l’entour, des terres basses qu’encadrent les vignes accrochées aux troncs d’arbres. Des sentiers les traversent, favorables aux longues promenades auxquelles se plaisait l’adolescent épris de solitude. Un autre livre que celui de la nature le fascinait aussi : la Bible, où son imagination fulgurante et son cœur avide de réalités trouvaient leur aliment

Lorsque mourut l’aïeul, qui avait su lui communiquer sa piété vivante et son goût du savoir, le moment vint de songer aux études supérieures. Sans posséder l’éclat de Bologne, son ancienne et très illustre voisine, l’université de Ferrare ne manquait pas de maîtres capables. Mais l’on s’y complaisait aux viandes creuses de la scolastique, et les rivalités du corps professoral ne présentaient aucun attrait pour l’âme ardente du jeune étudiant Bientôt déçu, voire écœuré par un enseignement superficiel et désuet, de plus atteint momentanément dans sa santé, Jérôme ne tarda pas à délaisser les auditoires de lettres et de sciences.

Pour aider à son rétablissement et chasser une humeur quelque peu chagrine, on lui conseilla de se distraire. Et, certes, les occasions ne lui manquaient pas : on l’a vu tout à l’heure! Des fêtes somptueuses auxquelles se plaisait la famille régnante — les Borso d’Este — portaient au loin la réputation de Ferrare.

Cette ville aux larges artères, où s’alignent encore bien des palais célèbres, telle la maison des Diamants ou celle du Paradis qu’habita l’Arioste, se piquait d'être un centre de culture et d’élégance. Siège d’une cour assez dissipée qui faisait de la Schifanoia, château de plaisance de la maison ducale, un lieu de divertissements raffinés, la petite capitale offrait à la jeunesse tout ce qu’il faut pour s’étourdir — et aussi pour se perdre. Conduit au palais par des parents qui souhaitaient trouver pour lui quelque emploi à la cour, Jérôme fut violemment rebuté par la dissipation dont il était témoin et froissé par le déploie, ment d’un luxe à ses yeux inutile et coupable. Il refusa d’y retourner. D’ailleurs, conscient de sa gaucherie et paralysé par une invincible timidité, il possédait si peu d’amis qu’il n’eut même pas à subir leurs entraînements.

Sa seule passion était la musique, son compagnon préféré le luth. Mais, à cet âge, le cœur s’éveille et, du fait même qu’il ne s’est pas dispersé, imprime à ses affections des violences inattendues. Sans transition, le solitaire inclina à la sociabilité, on peut même dire à la tendresse.

Un jour, de l’autre côté de la rue où se dresse encore, solidement construite en briques rouges, la Casa Savonarola, Jérôme remarqua, derrière les grilles de sa fenêtre, une adolescente en fleur. On la disait exilée de Florence avec son père, le comte Robert, membre de l’illustre famille des Strozzi ; elle n’était d’ailleurs que sa fille naturelle. Des conversations furent engagées. Des sourires s'échangèrent Peu a peu naquit un sentiment qui, de l’étudiant gauche et farouche, fit un amoureux passionné. Toujours entier, toujours impétueux, Jérôme crut le moment venu de prétendre à la main de l’étrangère. Certain soir, de son poste de guet, il déclara sa flamme à Laodamia et lui offrit de la conduire all'altare. Mais, d’un geste plein de dédain, l’orgueilleuse enfant fit aussitôt comprendre l’impossibilité d’une alliance entre une famille comtale et celle qui sentait encore la roture :

— Une Strozzi peut-elle s’unir à un Savonarole ?...

— Et toi, t’imagines-tu qu’un Savonarole permettrait à l’un des siens d’épouser une bâtarde ? riposta, avec plus de colère que de logique, l’amoureux éconduit

Et, dépité de voir s’écrouler son rêve, Jérôme referma violemment les battants d’une fenêtre sans volets... Ce fut la fin de l’idylle.

L’adieu au siècle.

Pas plus qu’à la laideur, il ne faut attribuer à une déconvenue sentimentale l’orientation de toute une carrière. Jérôme repoussé par sa belle en éprouva du chagrin, certes ! Mais une passion plus durable allait naître dont les racines apparaissent déjà.

Puisque ni la science ni l’amour ne l’avaient satisfait, un autre domaine ne lui était-il pas réservé ? Trouver enfin la paix intérieure, comme, avant lui, l’avaient trouvée un Saul de Tarse ou un saint Augustin, telle serait sa destinée. Semblable paix ne s’acquiert qu’au prix de durs combats : on peut donc imaginer les alternatives de découragement et d’espoir, les soupirs de mélancolie et les irrépressibles élans qui se succédaient en son âme.

Avec la musique, la poésie devint son refuge. Un poème, la Faillite du Monde, révèle ses sentiments sur l’universelle corruption :

... Une espérance au moins me reste

Dans un monde meilleur, on verra clairement

Ceux dont l’âme était fière et dont le noble élan

Les emportait très haut...

Par malheur, aux aspirations de cette nature ardente s’opposaient toutes les tendances du siècle, toutes ses turpitudes :

Questo mondo pien d’inganni

Pien di vizi e pien di fraude...

écrivait-il encore sous la forme poétique chère aux adolescents.

Jérôme stigmatisera donc ces mensonges, ces vices et ces fraudes dans un autre traité intitulé, celui-là, le Mépris de ce Monde : «... Étudiez-vous la philosophie et les beaux-arts ? Vous ferez figure de rêveur! Vivez-vous chaste et modeste? Vous passerez pour un imbécile! Êtes-vous pieux? C’est que vous êtes malhonnête. Mettez-vous votre foi en Dieu? Alors vous n'êtes qu’un simple d’esprit. Pratiquez-vous la charité ? Vous n'êtes qu’un efféminé !... »

Chaque jour s’accentuait cette radicale opposition entre ceux qu’emporte le train d’ici-bas et ceux qui veulent suivre le maître doux et humble de cœur. « L’irrésistible désir d’une patrie céleste brûlait dans mon âme », écrira-t-il plus tard. «Je résolus de servir notre Seigneur Jésus-Christ exclusivement.. »

Les pressants appels d’un moine augustin entendus en 1474 à Faenza, petite cité romagnole, devaient affermir encore cette résolution : « Sors de ton pays, abandonne ta maison, ta patrie et tout ce que tu as... », tel était le texte développé par le prédicateur. Et cette vocation assignée par Dieu à Abraham, le jeune homme devait se l’appliquer étroitement à lui-même. Cependant, il n’osait encore parler aux siens de rompre avec le siècle.

La crainte de les affliger, le déclin de l’aisance familiale, des inquiétudes au sujet d’un frère plus jeune, autant de raisons pour ajourner un dénouement qu’il jugeait irrévocable. Donna Elena seule le pressentait, instruite par ces intuitions telles qu’en ont les mères aimantes. Certain soir, où, dans la chambre silencieuse, son fils cherchait apaisement auprès de son luth, une vibration particulière des cordes et de sa voix révéla brusquement le travail qui s'était fait en lui :

— Mon fils, s’écria-t-elle, ton chant semble être le signal de la séparation !...

Le lendemain, fête de la Contrade qui, aujourd’hui encore, par ses brillantes cavalcades, met Ferrare en liesse, tandis qu’au son des cloches déchaînées et à la fauve lueur des feux de joie, sa famille se mêlait à la foule enthousiaste, Jérôme, resté seul au logis, en disparut sans bruit

Les raisons d’un départ

Le troisième jour seulement, une lettre. Elle venait de Bologne, où le jeune homme s’était rendu à pied pour solliciter, à titre de simple novice, son admission au couvent des Dominicains. «... Cher et honorable père », écrivait-il, «Je sais que vous souffrez grandement de mon départ; je sais que je vous ai blessé en m’en allant si secrètement et, pour ainsi dire, en m’enfuyant loin de vous ; sachez aussi que tels étaient mon chagrin et mon désespoir de me séparer de vous que, si je les eusse montrés avant de m’éloigner, mon cœur se serait brisé et que j’aurais été empêché d’agir... »

A cet aveu, on devine une âme sensible, et non l’être âpre et dur que certains croient pouvoir dénoncer. Un motif impérieux lui était apparu, l’obligeant à surmonter de justes scrupules : « La raison qui me pousse à entrer en religion est celle-ci : d’abord la grande misère du monde, l’iniquité des hommes, la concupiscence, les adultères, les brigandages, l’orgueil, l’idolâtrie, les blasphèmes cruels qui ont tant avili le siècle qu’on ne saurait trouver un seul homme de bien... Résolu à vivre comme une créature raisonnable et non comme une bête parmi les pourceaux » (certains ont traduit : comme une vache parmi les cochons), «Je n’ai plus pu souffrir la méchanceté des peuples aveugles d’Italie. C’était là, en ce monde, ma douleur la plus grande... »

Pareille décision n’est ni un abandon ni un acte de lâcheté. Face au péché de ses frères, cet homme, aujourd’hui majeur (il vient d’avoir vingt-deux ans), se sent appelé à une réparation efficace par la prière et par l’action. « Notre Seigneur a daigné faire de votre fils un de ses chevaliers militants. N’est-ce point, mon très cher père, un grand honneur que d’avoir un fils au service de Jésus-Christ 2 ? »

Et comme, en dépit de ce zèle pour le ciel, il n’oublie pas ceux auxquels il doit tout : « Il ne me reste plus qu’à vous demander, en tant qu’homme, de consoler ma mère, et à laisser mes frères et sœurs à vos bons soins. Je vous conjure de me donner tous deux votre bénédiction et je prierai toujours avec ferveur pour le salut de vos âmes... »

Puis, signalant à son père un manuscrit « laissé derrière les livres qui sont rangés près de la fenêtre », Jérôme précise encore la position qui désormais sera la sienne et veut en quelque sorte exposer le programme de sa vie. Comparant les cités qu’il connaît à Sodome et à Gomorrhe, le voici qui s’exclame :

«... Il n’y a point de juste, pas même un seul ! C’est aux enfants en bas âge et aux femmes de basse condition de nous instruire : seuls, ils ont conservé une ombre d’innocence.

Les bons sont opprimés et la nation italienne est devenue semblable aux Égyptiens qui tenaient le peuple de Dieu dans la servitude. Déjà les disettes, les inondations, les maladies et d’autres signes nombreux présagent les fléaux à venir et annoncent la colère de Dieu.

Ouvre, ô Seigneur, ouvre de nouveau un passage à travers les eaux de la Mer Rouge et, dans les flots de ta fureur, daigne engloutir tous les impies !... »

Dira-t-on que déjà s’annonce comme vengeur de Dieu celui que le spectacle de l’universelle corruption a conduit à rompre avec la communauté des hommes ? Non, mais un sentiment d’amertume, assez courant chez les jeunes qu’a déçus le train de ce monde, semble, pour l’instant, dominer sa pensée.

Soumis à son destin, mais incapable de comprendre de telles aspirations, de plus, déconcerté d’un aussi brusque parti, Nicolas Savonarole annota de quelques mots le traité du Mépris du Monde que lui avait légué le fils disparu : « Il me laisse à moi, son père, pour mon réconfort, les exhortations ci-jointes... »

Puis, en face de la date de naissance de Jérôme — 21 septembre 1452 —, il inscrivit avec soin celle du 25 avril 1475, car elle marquait la fin d’une vie familiale, au cours de laquelle il n’avait discerné ni les besoins ni l’envol d’une nature passionnée d’idéal.

Quant à Donna Elena, on la vit, des années durant, pleurer la perte de ce fils qu'elle se reprochait de n’avoir su garder. Longtemps inconsolables, ces parents au jugement un peu court poursuivront de leurs doléances celui qui vient de rompre avec eux tout lien. Jusqu’au jour où, crainte de se sentir ébranlé dans sa vocation, Girolamo leur écrira avec une dureté voulue :

« Aveugles que vous êtes ! Pourquoi pleurer, pourquoi vous lamenter ? Alors que vous devriez réagir et exulter, vous ne faites que me gêner. Que puis-je vous dire, si vous vous affligez, sinon que vous êtes mes pires adversaires !... Avec l’Écriture, je vous déclare : Éloignez-vous de moi, vous tous qui faites le mal!...» Discedité a me omnes qui operamini iniquitatem...

1. Marcel Brion. Laurent le Magnifique.

2. D'après Burlamacchi, Vila di G. Savonarole.

II Les sept années au désert

Zèle d’un novice. — Les bases de la foi. — La dure conquête de l’éloquence. — La revanche. — De Ferrare à Florence

Zèle d’un novice.

Jérôme venait de rompre sans retour avec le milieu qui l’avait vu, solitaire et farouche, se détacher lentement de lui. Pour abriter sa vocation nouvelle, il aurait pu trouver à Ferrare un établissement de frères prêcheurs dédié à Sainte-Marie des Anges. Mais, estimant sans doute que la ville où résidaient les siens ne pouvait lui assurer la paix dont son âme avait soif, il préféra Bologne, où saint Dominique avait rendu célèbre l’institution qui porte son nom. A Bologne, en effet, était mort, cent cinquante ans plus tôt, le grand pourfendeur d’hérétiques, et l'église San Domenico se targue de ses restes conservés dans le sarcophage qu’a sculpté le Pisano : on s’explique sans peine que l’exemple d’ascétisme et d’éloquence, parfois de zèle cruel donné par cet Espagnol implacable, ait attiré le jeune Ferrarais avide de sainteté.

Ce couvent était l’un des plus florissants de l’Ordre, car, sous une direction ferme et éclairée, il offrait à ses hôtes un cycle de quatre années d’études (deux de logique et deux de sciences naturelles) au cours desquelles on se familiarisait autant avec la métaphysique d’Aristote qu’avec la théologie thomiste. L’étude des Saintes Écritures y demeurait vivante ; on trouvait là une école d’exégèse confiée à un lecteur de la Bible ou lector principalis, chef de la vie spirituelle, qu’assistaient des moniteurs appelés baccalarii. A ce moment, ce lecteur était un père Dominique, de Perpignan, et, parmi ses adjoints, se trouvait le frère Vincent Bandelli, futur général de l’Ordre.

D’instinct, Jérôme avait senti que regarder en arrière, ne fût-ce qu’un instant, l’empêcherait de vivre dans sa plénitude la vie de renoncement qu’il s'était volontairement assignée. Car il n’entendait pas humaniser le moins du monde les disciplines du noviciat : pour se donner à Dieu, ne faut-il pas éviter le désœuvrement, se libérer de la chair et triompher de l’insidieux orgueil? Telles étaient du moins ses consignes personnelles.

Rarement on vit chez un débutant ferveur pareille. Du fait de ses études universitaires, Fra Hieronimo, comme on l’appelait volontiers, fut reçu novizio clerico, c’est-à-dire candidat à la prêtrise, mais, loin de se prévaloir de sa culture, il semblait rechercher les mortifications. Aucune humiliation, aucune besogne, si pénible qu'elle fût, ne le rebutaient. A la paresse et à l’amour-propre, il opposait les corvées les plus humbles, les moins agréables, parfois les plus répugnantes : servir à table, laver les pieds des autres, nettoyer les luoghi secreti, toutes ces choses qui sont les obligations d’un frère convers, non seulement il entendait les accepter, mais, pour un peu, il s’y serait complu.

Son lit — où il ne dormira que quatre heures par nuit — est fait d’une couche de roseaux ou d’un sac de paille ; hiver comme été, il se contentera d’une couverture de laine grossière. Son vêtement d’étoffe vile est percé de trous comme celui d’un mendiant. En tout cela, il estime avoir fait don de son être, de sa volonté et de sa vie à ses supérieurs et, par eux, à Dieu même. Bientôt les jeûnes, les abstinences les plus dures l’auront tellement amaigri qu’il n’est plus que l’ombre d’un homme, « une âme sous un froc » ainsi que l’a dit un de ses compatriotes 3. C’est au point que ses supérieurs devront modérer son zèle. Mais, bien loin de les écouter, il continuera de traiter durement son corps.

Méconnaissant de nouveau les mobiles d’une âme ainsi trempée, M. Brion se plaît à outrer sinon à travestir les meilleurs élans du néophyte :

« Une fureur de perfection l’a saisi, un zèle insatiable que rien ne peut satisfaire, sinon l’absolu. Il ne se contentera pas de prier, d’étudier, de se mortifier comme les autres religieux, il veut les dépasser tous par sa ferveur... Il s’enivre d’humiliations, comme d’autres se grisent de gloire ou de vin. Alors, quand épuisé par le manque de nourriture, saignant de toutes les plaies qu’ont ouvertes les verges et le cilice, il tombe sans force sur le sol froid de sa cellule, la consolation divine le visite, non pas sous la forme des anges qui le relèvent et pansent ses blessures, ni des saints qui lui sourient, ni de la madone qui lui tend son enfant, non, cette consolation qu’il reçoit, c’est celle-là seulement qu’il imagine et qu’il désire, des visions tragiques : l’incendie de Sodome, le glaive de la colère divine... Et ce qu’il écrit alors, dans ses nuits de fièvre, ce sont les imprécations terribles que la vengeance céleste lui dicte et qui annoncent la destruction du monde coupable... »

Vraiment, celui qui ne voit au ministère et à l’enseignement du jeune Dominicain que des motifs aussi catastrophiques n'a rien compris à la vocation d’un Savonarole. C'est, en effet, en se penchant sur les Écritures à la vacillante lueur de sa veilleuse, c’est en se plongeant dans le récit des fautes et des chutes du peuple élu, c’est en se pénétrant des avertissements adressés à ce dernier par les voyants de l’ancienne alliance qu’il découvrira des analogies saisissantes entre l’état d’Israël et de Juda à l’époque des rois et celui de l’Italie de son temps.

Tandis que, d’une fine écriture, il couvre de notes serrées les pages de sa Bible, peu à peu s’élabore en lui la conception prophétique qui fait d’un Amos pris derrière son troupeau ou d’un Esaïe aux lèvres touchées par le charbon ardent non seulement le serviteur mais la verge du Très-Haut Au cours d’une carrière trop brève, on retrouvera bien souvent les traces de cette inspiration essentiellement biblique.

Les bases de la foi.

Cette inspiration ne lui fera pas négliger le commerce des philosophes antiques ou des commentateurs les plus autorisés. Mais, sans proscrire l'étude d’Aristote et de Platon si hautement en faveur au moyen âge, Jérôme a reconnu chez ses contemporains les fâcheux effets d’une accommodation constante de la vérité chrétienne aux doctrines du paganisme antique. Il veut donc rompre avec celles-ci et avec une fausse science, pour ne recourir qu’aux lumières de la seule Révélation.

Dieu, organisateur et gouverneur du monde mais aussi père de l’humanité et son rédempteur suprême, se communique à l’homme dans les libres entretiens que l’âme engage avec Lui. « Celui qui prie », dit-il, « doit s’adresser à Dieu comme s’il était en sa présence, car si le Seigneur est partout, il est surtout dans l’âme du juste. C’est pourquoi, ne le cherchons point sur la terre, ni dans le ciel ni ailleurs : découvrons-le dans notre propre cœur... »

Personnalité sainte de Dieu, d’une part, et, de l’autre, personnalité déchue de l’homme, telles sont les deux entités qui, à travers l’histoire, se sont recherchées et ont trouvé leur expression providentielle en Jésus-Christ Mais la rencontre de ce double élément, l’humain et le divin, a mis en évidence la terrible réalité du péché autant que la nécessité d’une rédemption. En Jésus-Christ, Dieu s’est fait homme afin de pouvoir souffrir, et il est resté Dieu afin de pouvoir sauver. Il faut donc haïr le péché qui nous sépare du Père et du Fils : sa présence dans l’Église est pour celle-ci une cause d’irrémédiable faiblesse. D’où, pour le témoin de Jésus-Christ, le devoir de combattre le mal avec la dernière vigueur et d’amener le pécheur à reconnaître en Dieu son Roi Sauveur.

A résumer ainsi une pensée qui, en de multiples occasions, trouvera des formes nouvelles et frappantes, on sent à quel point elle s’est dégagée du fatras des doctrines scolastiques et combien elle a puisé dans la connaissance des Écritures une victorieuse solidité. A la comparer à celle que les Réformateurs du xvie siècle ont remise en honneur, qui ne verrait dans le jeune Dominicain bolonais l’un des précurseurs, sur ce point, d’une restauration de la piété personnelle bâtie sur le contact direct avec Dieu? Et cette piété-là ébranle, dans son principe même, tout l’édifice de la foi traditionnelle. Un homme faisant sienne un telle conviction ne pouvait point ne pas entrer un jour en conflit avec l’autorité ecclésiastique et surtout avec l’absolutisme papal.

La dure conquête de l’éloquence.

Mais, pour exprimer et répandre une pensée aussi ferme, pensée dont, à coup sûr, les supérieurs du jeune moine ne mesuraient pas l’ampleur, encore fallait-il posséder les dons de la parole. A Bologne, les Dominicains, ces prédicateurs militants — les Domini Canes, la meute du Seigneur — entendaient honorer Dieu par leur savoir et par leur éloquence. De l’ancien étudiant de Ferrare, ils voulaient faire un de leurs bons orateurs. Or, le temps avait passé depuis l’entrée en religion de Fra Girolamo. En 1476, il avait prononcé ses voeux et s’était adonné non seulement aux exercices spirituels mais encore à l’étude de la rhétorique sacrée. Était-il devenu pour cela le prédicateur jetant sur l’Ordre un lustre nouveau ?

Ici encore, c’est presque le caricaturer que le présenter ainsi :

«... Enfin il va pouvoir prêcher, annoncer la Parole de Dieu dans les éclairs et les tonnerres de l'éloquence. Il verra un peuple épouvanté courber la tête quand il décrira les cataclysmes proches, les terreurs de la fin du monde, les horreurs éternelles de l’enfer. Ce sera sa grande revanche de tout ce que la vie lui a refusé jusqu’alors. Cet homme qu’on a jugé insignifiant ou ridicule, dont la société et les femmes n’ont pas voulu, il va les faire trembler à son tour et les humilier devant lui, car c’est Dieu qui parle par sa bouche... »(Brion, op. cit)

Faire de l’ordre d’En-Haut : « Va, parle et ne te tais point » une vulgaire revanche d’amour-propre froissé, quelle grossière méprise !

On ne saurait pourtant le celer, les débuts oratoires de Jérôme sont tout autre chose qu’un succès : sa prononciation est saccadée, son débit monotone et sans grâce, ses gestes gauches. Rien ne paraît annoncer en lui un maître du bien dire.