Jésus-Christ et la question sociale - Francis Peabody - E-Book

Jésus-Christ et la question sociale E-Book

Francis Peabody

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Beschreibung

Il y a de grandes périodes historiques qui semblent avoir été désignées pour l’étude de certains problèmes spéciaux et de progrès d’une nature déterminée, comme si chaque époque avait une mission particulière à remplir. Ce qu’il y a eu de caractéristique dans chacune de ces phases successives se détache nettement sur le passé comme une chaîne de montagnes sur le ciel estompé par les brumes du soir. Nous parlons sans hésitation de la mission civilisatrice de la Grèce, du rôle que Rome a joué dans l’histoire, de la vocation du peuple hébreu, du siècle de la Réforme, de celui de Napoléon. C’est ainsi que celui qui gouverne le monde, en donnant à chaque époque un seul enseignement à la fois, par le moyen de types de beauté, de force ou de justice, d’exemples d’indépendance intellectuelle, ou d’avertissements relatifs à une trop grande soif de domination, semble avoir voulu faire l’éducation du genre humain.

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Jésus-Christ et la question sociale

Francis Peabody

Traduit par A. Fisch

1904

© 2022 Librorium Editions

ISBN : 9782383833574

PRÉFACE

C’est avec un grand plaisir que nous recommandons au public le présent volume. M. le pasteur Fisch, de Paris, s’est fait une spécialité de mettre à la portée des lecteurs de langue française quelques-uns des ouvrages de christianisme social d’Angleterre et d’Amérique. Nous l’en félicitons et l’en remercions très sincèrement, car si tout n’est pas parfait de l’autre côté de la Manche ou de l’Océan, il faut reconnaître que nos frères anglo-saxons ont fait, grâce à leur tempérament pratique et à leur piété virile, des expériences nombreuses et bénies qui pourront nous être d’une grande utilité.

Evidemment, tout n’est pas d’égale valeur dans les ouvrages qui traitent des questions sociales et plus d’une de leurs idées nous est apparue comme décidément trop hardie et en contradiction avec l’Evangile. Il serait difficile qu’il en fût autrement quand il s’agit de questions aussi passionnantes que celles-là. Quiconque s’en est un peu occupé n’a pas tardé à sentir son enthousiasme se réveiller et parfois se transformer en emballement.

Il n’en est pas ainsi du livre de M. Peabody sur Jésus-Christ et la question sociale. C’est un livre pondéré, impartial et, d’une manière générale, très juste. Il nous semble que le christianisme social a besoin d’ouvrages semblables qui recherchent la pensée du Maître au point de vue social et posent ainsi une base solide sur laquelle on pourra élever ensuite l’édifice. C’est peut-être ce qui, jusqu’ici, a manqué le plus au mouvement du christianisme social : un fondement biblique bien sûr qui inspire confiance aux croyants restés défiants et qui critiquent plutôt que de collaborer. Ce sera, d’autre part, le seul moyen efficace de retenir dans l’équilibre les apôtres parfois exagérés du dit mouvement. Il y a là un genre d’études bibliques nouveau que nous ne saurions trop recommander à ceux qui sont capables de le faire, car il nous permettra de comprendre une foule de choses restées obscures jusqu’ici. La tentative de M. Peabody est un excellent début ; elle nous ouvre un filon très riche. Puisse une nombreuse armée de mineurs se mettre à l’exploiter ! Puisse notre distingué traducteur nous donner d’autres œuvres pareilles ! La cause du christianisme social y gagnera certainement beaucoup et, avec elle, Lui, notre Sauveur bien-aimé que nous brûlons de voir enfin couronné Roi de la terre.

Frank THOMAS, pasteur.

 

INTRODUCTION

 

 

 

I

La question sociale telle qu’elle se pose de nos jours.

Il y a de grandes périodes historiques qui semblent avoir été désignées pour l’étude de certains problèmes spéciaux et de progrès d’une nature déterminée, comme si chaque époque avait une mission particulière à remplir. Ce qu’il y a eu de caractéristique dans chacune de ces phases successives se détache nettement sur le passé comme une chaîne de montagnes sur le ciel estompé par les brumes du soir. Nous parlons sans hésitation de la mission civilisatrice de la Grèce, du rôle que Rome a joué dans l’histoire, de la vocation du peuple hébreu, du siècle de la Réforme, de celui de Napoléon. C’est ainsi que celui qui gouverne le monde, en donnant à chaque époque un seul enseignement à la fois, par le moyen de types de beauté, de force ou de justice, d’exemples d’indépendance intellectuelle, ou d’avertissements relatifs à une trop grande soif de domination, semble avoir voulu faire l’éducation du genre humain. Parfois cette mission dévolue à un siècle ou à une race est reconnue par ceux au sein desquels elle s’accomplit ; mais souvent aussi on ne la discerne que lorsqu’on la voit à distance, quand les menus incidents dont elle se compose se sont fondus dans une vue d’ensemble. Le peuple Hébreu a été soutenu pendant tout le cours de son histoire par la ferme conviction de sa vocation spéciale et divine, et c’est cette assurance qui a imprimé sur cette race un cachet d’austérité, d’énergie et de scrupuleuse fidélité ; chez les Grecs au contraire nous trouvons une ignorance inconsciente de leur rôle esthétique et littéraire, et c’est là ce qui a donné à cet âge de l’histoire son caractère de sérénité enchanteresse. Si l’art grec s’était contemplé dans le miroir de l’avenir, il aurait pu nous donner de précieuses leçons, mais ne serait jamais devenu un joyau pour le monde.

Notre époque se rattache évidemment au premier de ces types. Elle n’a pas seulement reçu une mission, mais en est nettement consciente. Nous n’avons pas besoin d’attendre qu’un historien futur découvre un jour quelle est la question particulière qui s’est posée de notre temps. En dépit des progrès vraiment extraordinaires accomplis au sein de notre civilisation, de la transformation que lui fait subir la méthode scientifique, des miracles dus aux découvertes actuelles, des puissantes combinaisons politiques qu’elle a imaginées, il n’en existe pas moins de nos jours un sentiment de malaise provenant d’un état social mal équilibré, et c’est là ce qui a donné naissance à ce qu’on est convenu d’appeler « la question sociale ». « Ce qui produit la question sociale, a dit le professeur A. Wagner, c’est la conscience que nous avons d’une contradiction entre l’état économique d’aujourd’hui et l’idéal social de liberté et d’égalité qui trouve son expression dans la vie politique ». Oui c’est bien là ce qui caractérise notre temps, et ce sentiment d’un écart entre le progrès économique et l’idéal conçu par notre esprit se manifeste de diverses manières, tantôt par des publications de philosophie sociale, tantôt par une propagande active ou par un appel adressé à la législation pour en obtenir la révision ; souvent on se contente de faire retentir au loin le cri d’indignation ou de haine poussé par les affamés et les désespérés d’ici-bas ou par ceux qui s’émeuvent au spectacle de leur détresse. Ce sont là tout autant de formes variées parfois peu raisonnables et extravagantes, que revêt ce grand souci qui plane sur notre époque : la question sociale. Jamais on n’a vu autant de gens instruits et ignorants, riches et pauvres, philosophes ou chefs de parti, hommes ou femmes, prendre aussi à cœur la constatation de l’inégalité sociale, et travailler avec une pareille ardeur à la faire disparaître en rêvant un état de choses meilleur.

Il y a sans doute une grande masse inerte d’hommes peu perspicaces qui ne se doutent pas de cette région nouvelle de foi et d’espérance dans laquelle la génération présente pénètre aujourd’hui. Les gens de cette espèce continuent leur vie de travail ou de plaisir, à la manière de ceux dont Jésus a parlé avec une si magnifique ironie et qui jadis étaient fort habiles à prédire le temps qu’il ferait le lendemain, alors qu’ils ne savaient pas discerner les signes distinctifs de leur époque1. De nos jours, il n’est personne parmi ceux qui savent regarder au-delà de leur vie individuelle qui puissent ignorer ces signes des temps. La littérature actuelle est toute débordante du désir d’une amélioration sociale ou d’une révolution économique. « Des ouvriers aux mains noires, des femmes aux yeux inquiets feuillètent les livres écrits par les économistes pour y chercher des directions pratiques ; des panacées sociales sont offertes de tous côtés ; une organisation nouvelle conçue sur une échelle gigantesque donne plus de consistance à l’énergie combative de la classe ouvrière ; on réclame une législation qui transforme l’antique notion de gouvernement ; enfin le parti révolutionnaire avec ses millions d’électeurs appartenant à tous les pays de l’Europe annonce solennellement que toutes les questions doivent être subordonnées au problème social et que tout ce qui reste en dehors doit être considéré comme la grande masse réactionnaire. Prétendre après cela que la vie économique n’est nullement troublée ou qu’elle est agitée seulement à la surface, ce serait être obligé avouer que l’on a été immobilisé par un petit remous qui en nous tenant à l’écart du grand courant social nous a empêchés d’en ressentir l’impulsion puissante.

Mais il y a plus ; il y a deux traits de notre esprit moderne qui donnent à la question sociale un caractère entièrement différent de celui qu’elle avait autrefois. Un premier fait digne de remarque c’est le cachet de radicalisme absolu et le ferme dessein de reconstruction sociale qui donnent à notre temps une signification toute nouvelle. Les réformes industrielles de jadis n’étaient pour la plupart que des essais d’amélioration ou des tentatives de philanthropie tenant compte de l’ordre de choses établi et se bornant à en atténuer les conséquences les plus douloureuses. De loin en loin seulement une vague d’indignation émergeant des profondeurs de la nature humaine balayait quelques monstrueux abus tels que l’esclavage aux Etats-Unis, ou l’ancien régime en France, mais le plus souvent le désir de soulager les malheureux, d’améliorer la condition des ouvriers ne se révélait que par des œuvres de bienfaisance et des demi-mesures industrielles n’exerçant leur action qu’à la surface de la vie sociale. Tout autre est l’esprit qui règne aujourd’hui.

Au-dessous des tranquilles combinaisons au moyen desquelles la philanthropie ou l’industrie cherchent à remédier au désordre social gronde une énorme marée de mécontentement qui menace de faire monter jusqu’à son niveau le plus élevé le flot de la vie sociale. Il ne s’agit plus seulement comme autrefois d’atténuer les maux de l’ordre de choses existant ; c’est l’existence de cet ordre lui-même qui est mise en question ; ce que nous avons devant nous c’est le problème non de l’amélioration, mais de la transformation, de la reconstruction de la société humaine. On se préoccupe moins actuellement des maux sociaux au point de vue de leurs effets qu’à celui de ses causes ; ce qui est à l’ordre du jour ce ne sont pas des remèdes empiriques, mais la bactériologie, l’hygiène appliquée aux maladies sociales. Et faut-il s’étonner si un pareil état d’esprit produit parfois une violente réaction contre les anciennes méthodes de bienfaisance ou les essais modérés de réforme ? C’est perdre son temps, nous dit-on, que de se borner à couper quelques-unes des branches de l’iniquité sociale, alors que la vraie question se trouve à la racine même de l’arbre que l’on s’efforce d’émonder. Au lieu de rechercher quelles sont les méthodes de bienfaisance les plus recommandables, ne ferions-nous pas mieux de nous demander pourquoi la bienfaisance est nécessaire et pourquoi la pauvreté existe ici-bas ; au lieu d’améliorer les conditions de l’industrie, ne serait-il pas plus utile de rechercher pourquoi elle produit des effets si cruels, si dégradants, si contraires aux lois de l’équité ? Ce qu’il faut aujourd’hui ce n’est plus l’autorisation bienveillante d’user des choses actuelles, mais un régime nouveau où la bienveillance ne sera plus nécessaire, où le patronage cèdera la place à la justice, la distribution généreuse du superflu des riches à l’équitable restitution de cette richesse à ceux qui l’ont acquise par leur travail : telles sont les revendications que nos oreilles sont habituées à entendre et qui résument le vrai caractère que la question sociale revêt de nos jours. « Le grand nombre de remèdes proposés pour soulager et guérir la pauvreté, a dit un socialiste anglais, n’a pas plus de valeur qu’un cataplasme sur une jambe de bois. Ce que nous voulons, c’est une révolution économique et non de bonnes intentions charitables. »

C’est ainsi que l’esprit de radicalisme intransigeant s’est mis à examiner de près les colonnes qui soutiennent la vie sociale et à se demander si elles méritent la peine qu’on se donne pour les faire tenir debout. Il y a trois grandes institutions qui sont à la base de la civilisation moderne : ce sont la famille, la propriété individuelle et l’Etat, et il n’y en a pas une seule dont la continuation sous sa forme actuelle ne donne pas lieu à des débats passionnés, et dont on n’annonce pas d’un air triomphant la disparition prochaine. La famille n’est-elle pas considérée dans le cours de l’évolution sociale, comme un incident passager dont la mission temporaire est presque achevée à l’heure qu’il est ? La propriété n’est-elle pas envisagée comme un emblème d’oppression, et tandis que les révolutionnaires d’autrefois s’écriaient : « la propriété c’est le vol », ceux d’aujourd’hui ne vont-ils pas plus loin en ajoutant : « Il est juste que les voleurs soient volés ? » Est-ce que l’Etat tel qu’il existe de nos jours n’est pas attaqué sous prétexte qu’il sert d’instrument à la classe privilégiée, et ne cherche-t-on pas à lui substituer le communisme coopératif de la propriété collective ? De pareilles questions discutées librement par des gens de toute condition montrent combien le problème social, auquel elles se rattachent, est important et digne d’occuper notre attention ; elles impliquent en effet une transformation complète non seulement dans les conditions extérieures de la vie sociale, mais encore dans les habitudes d’esprit et de pensée qui ont cours dans ce domaine spécial.

De pareilles éventualités de révolution sociale sont envisagées par beaucoup de gens avec effroi et par d’autres avec un joyeux espoir. Aux yeux des uns nous sommes menacés d’un désastre économique, d’une catastrophe industrielle sans précédent, d’un esclavage d’un nouveau genre, tandis que d’autres saluent l’aurore d’une ère de fraternité et de justice, mais quel que soit le point de vue auquel on se place, on sent toujours le besoin de se mettre au courant de cette question vitale et d’en comprendre mieux la gravité.

Un second trait non moins caractéristique de notre époque c’est que, sous quelque aspect que nous l’examinions, nous voyons l’agitation actuelle s’orienter toujours plus dans la direction de la morale, employer les formes de langage et les moyens d’action qui sont en usage dans ce domaine particulier. La question sociale est devenue aujourd’hui une question morale. Il y a beaucoup d’égoïsme, sans doute, chez ceux qui réclament un changement social, on y trouve une haine de classe féroce, la soif du pouvoir et les instincts brutaux dont Hobbes a parlé quand il a dit que « l’homme est un loup pour son voisin », mais ce qui donne de la puissance et de l’éloquence au mouvement social moderne c’est ce cri passionné que l’on pousse partout aujourd’hui pour réclamer la justice, la fraternité, la liberté, la possibilité de moyens d’existence assurés à tous. Dans son ouvrage : Progrès et pauvreté, M. Henri Georges fait à ce sujet la réflexion suivante : « Si notre enquête au sujet des causes qui font que des salaires insuffisants et la pauvreté accompagnent toujours les progrès de l’industrie, a quelque valeur, elle aura pour effet de transformer notre langage économique en celui de la morale en nous montrant le mal qui est à la source de l’état de choses actuel. » Tel est le mot de la situation. La question sociale, économique, vient aboutir en réalité à la notion d’un mal moral. C’est du reste la note que la philanthropie nouvelle fait entendre, car elle insiste plus qu’on ne l’a jamais fait avant elle sur le devoir social, une consécration personnelle à cette grande cause, l’esprit de discipline et de sagesse ; et c’est là aussi le langage que nous trouvons sur un ton plus péremptoire dans la bouche des travailleurs lorsqu’ils dénoncent l’injustice des patrons, la contradiction qui existe entre la propriété individuelle d’une part et la théorie de la fraternité humaine de l’autre. C’est ainsi qu’au-dessous de plus d’une utopie économique incapable en apparence d’exercer une action quelque peu durable, on peut discerner cet élément du sentiment moral qui sert de point d’appui à cette doctrine absurde, comme une maison en construction soutient l’échafaudage dressé sur ses flancs.

Et ici nous mettons le doigt sur un grand avantage que présente la question sociale de nos jours et qui au premier coup d’œil nous fait entrevoir un avenir plein de promesses. Ce cri poussé en faveur de la justice a beau être souvent mal dirigé, trop passionné, et s’exprimer d’une manière imparfaite, il n’y en a pas moins un symptôme incontestable de progrès social dans le seul fait de cet effort, peut-être aveugle, tenté par des millions d’être humains de tout pays pour distinguer dans la vie sociale ce qui est bien et ce qui est mal, et faire régner une certaine harmonie entre leur condition extérieure et l’idéal qui flotte devant leurs yeux. « Le seul moyen de résoudre le problème, a dit le professeur Ingram dans un congrès de Trade-Union à Dublin, c’est une reconstruction des idées et des sentiments s’élevant presque jusqu’au niveau d’une réforme intellectuelle et morale. » Ce n’est donc pas par un pur effet du hasard que la question sociale est au premier plan dans les pays les plus prospères et les plus instruits ; elle est un signe de prospérité et de bonne éducation. Il n’existe pas de question sociale en Turquie ou en Egypte. Le problème de la justice sociale ne peut pas se poser dans un pays dont les conditions économiques sont défectueuses à tous égards, mais seulement dans ceux où elles sont les meilleures de toutes, car il est une preuve de vitalité et non de décadence, l’expression d’une bonne éducation populaire, d’une grande indépendance d’esprit, d’un sentiment de sympathie et d’amour pour le prochain, et il ne peut résulter que du bien d’une agitation dont le point de départ est une résurrection du sentiment de la responsabilité morale.

C’est donc par son caractère moral que la question sociale se recommande aujourd’hui à tous les esprits généreux. Il y a un grand nombre d’hommes et de femmes qui consacrent leur temps et leurs pensées à faire avancer cette cause sans bien comprendre pourquoi à mesure qu’ils persévèrent dans cette attitude ils éprouvent un sentiment indéfinissable de contentement et de paix. Il n’y a rien dans le souci que l’on prend des pauvres et des êtres dégradés qui soit noble et attrayant en soi-même ; il n’y a rien de romanesque dans l’organisation minutieuse et compliquée de la vie industrielle ou sociale. Comment se fait-il donc que pour un travail de cette nature on fasse si généreusement l’offrande de son temps, de son habileté, de son argent et de sa sympathie ? La véritable raison de ce fait c’est que la vie morale se fraie une issue à travers ces branches d’activité diverses. Il y a en effet une grande source de joie à se sentir associé à des gens qui s’efforcent quelque imparfaitement que ce soit de rendre le monde meilleur qu’il n’est. Il y a plus d’une existence qui grâce à cette action commune échappe au sentiment de l’étroitesse et du vide, éprouve une sensation de satisfaction pleine et complète. Il en est à cet égard comme d’un habitant de la campagne qui entreprend un voyage lointain pour visiter un pays étranger, et en revient avec un sentiment tout nouveau de fraternité humaine, une pitié plus étendue, une reconnaissance plus grande pour les bénédictions qu’il a reçues. L’apparition de la question sociale a été le signal d’un renouveau joyeux de confiance morale. La morale d’autrefois était personnelle, égoïste, méticuleuse ; son cours était resserré, d’un aspect sévère et peu engageant, mais dans ce lit desséché a coulé un nouveau courant d’intérêts sociaux, pareil à ces sources qui remplissent jusqu’au bord l’espace resté vide, et c’est ainsi que chacun de ces petits cours d’eau de la philanthropie sociale vient arroser le monde et le rafraîchir.

Et quand nous songeons à ces deux caractères de notre époque, l’intransigeance radicale et le rôle qu’y joue l’élément moral, nous discernons un nouvel avantage dont la découverte est pour nous, au premier abord, un sujet d’étonnement. Il nous semble entrevoir une certaine ressemblance entre l’esprit dont est animée cette philanthrophie nouvelle et celui de la religion chrétienne. D’un côté comme de l’autre, c’est le même sentiment de la valeur de l’âme humaine la plus humble et la plus dédaignée, la même aspiration à une démocratie de l’esprit, le même appel au désintéressement, le même empressement à déraciner par amour de la justice les traditions et les institutions existantes. Et il se trouve que la question sociale nous apparaît comme un problème non seulement moral mais encore religieux. « L’élément religieux, a dit « Mazzini, est universel et indestructible ; « chaque grande révolution a été marquée de « son empreinte et l’a mis en lumière à ses dé- « buts ou à son terme final. « La philosophie « instinctive du peuple est la foi en Dieu. » « Le socialisme, affirme un autre écrivain social, « exerce par son caractère absolu une grande « attraction sur les masses à cause de certains « avantages qu’il a en commun avec les Evan- « giles ; c’est cette vertu-là qui explique chez « ceux qui professent et cherchent à propager le « socialisme l’illusion d’un apostolat et chez « ceux en faveur desquels ils travaillent cet « enthousiasme qui ressemble à du fanatisme, « et va jusqu’au crime désintéressé, jusqu’à « l’échafaud. ». Et néanmoins un fait saute aux yeux, c’est le défaut d’entente, et souvent l’esprit de défiance et d’hostilité qui séparent ces deux modes d’activité sociale. Tantôt celle que déploie l’Eglise chrétienne est pour le plus grand nombre un sujet de vif mécontentement, et c’est ce qui a fait dire à un des plus éminents chefs de parti du socialisme que dans le programme de l’ouvrier il n’y a pas de place pour la religion ; tantôt on voit apparaître une reproduction authentique des principes qui sont à la base du christianisme, comme c’est le cas pour l’extension extraordinaire qu’a prise en Angleterre le système coopératif.

Un fait subsiste, c’est que dans ces diverses manifestations d’activité sociale, l’instinct puissant qui à une autre époque de l’histoire, avait poussé les multitudes vers la religion, cherche aujourd’hui à se satisfaire en dehors d’elle, ou plutôt s’efforce de trouver dans les œuvres de philanthropie, et les sociétés de coopération un équivalent à la religion, capable de remplir les cœurs d’émotions généreuses, d’inspirer aux esprits loyaux, aux amitiés fidèles, des convictions profondes et fortes. Ainsi donc lorsque nous recueillons les propos de mécontentement social intransigeant qui sont proférés de nos jours, l’attitude que l’on prend vis-à-vis de la religion semble être toujours plus hostile. Il suffit pour s’en assurer de prêter un moment d’attention au langage dont se servent les agitateurs de notre époque, à la manière dont ils ridiculisent et bafouent la vie religieuse.

Les programmes officiels de révolution sociale affirment, il est vrai, que la religion est affaire de choix personnel comme s’ils recommandaient la neutralité, mais les théoriciens sociaux n’admettent plus une réserve semblable ; ils n’hésitent pas à déclarer que parmi les bases qui supportent l’ordre social actuel, il y en a une qui doit disparaître avec l’avènement d’un nouvel état de choses : ce sont les institutions et les mœurs de la religion chrétienne. « La « révolution qui se prépare, a dit Bebel, différera « en ceci de toutes celles qui l’ont précédée « qu’elle ne se bornera pas à s’enquérir de nou- « velles formes religieuses, mais proscrira la « religion elle-même. » « Le premier mot de la « religion, écrit Frédéric Engels, est un men- « songe. » « L’idée de Dieu, a dit Marx, doit « être détruite, car elle est la pierre de touche « des civilisations perverties. » « Il est in- « dubitable, ajoute M. Belfort Bax, que la doc- « trine chrétienne est pour le sentiment moral « le plus élevé plus révoltante aujourd’hui que « ne l’étaient aux yeux des premiers chrétiens « les Saturnales et le culte de Proserpine » ; et dans un autre passage il s’exprime comme suit : « Il est maintenant facile de comprendre pour- « quoi le socialisme ne peut être religieux ; il « dédaigne cet autre monde qui avec son échelle « de récompenses est l’objet actuel de la reli- « gion ; et il est aisé de voir en quoi il n’est pas « irréligieux ; il fait redescendre la religion du « ciel sur la terre. L’espoir d’une vie sociale meil- « leure et la lutte pour l’obtenir : voilà l’idéal, la « religion du socialiste, et pour garder cet « idéal devant ses yeux il n’a que faire de rites « chrétiens. » « Il est tout naturel, nous dit-on « encore, que le socialiste s’indigne en enten- « dant rappeler sans cesse la perfection idéale « d’un Syrien du premier siècle, à demi légen- « daire, alors qu’il voit parmi les hommes qui « vivent aujourd’hui des types d’un caractère « plus élevé. » « En résumé, conclut le pasteur « Naumann, la démocratie sociale se tourne « contre le Christ et l’Eglise parce qu’elle ne « voit en eux qu’un expédient pour donner « une base religieuse à l’ordre de choses ac- « tuel.

Nous touchons ici à une particularité très remarquable et des plus curieuses du mouvement révolutionnaire actuel. Il peut sembler étrange au premier abord qu’un mouvement dirigé uniquement contre un ordre de choses économique ait pris une pareille attitude d’hostilité à l’égard de la religion. La chose s’explique par le fait que le point de départ de ce socialisme absolu n’est pas une nécessité économique, mais une certaine philosophie de l’histoire, celle avec laquelle l’école allemande du socialisme scientifique s’est identifiée de nos jours. Marx et Lassale, ces apôtres de de l’évangile socialiste allemand, bien que de tempérament très différent, étaient tous deux Juifs d’origine et avaient été entraînés par le flot de la philosophie Hégélienne dans ce qu’elle a de plus excessif. L’univers apparaissait à leurs yeux comme une évolution inconsciente de forces matérielles dont une des manifestations consistait dans les opinions et les croyances humaines. Ces doctrines de nature purement idéale n’étaient pour l’Hégélianisme que des abstractions sans réalité aucune, produites par la vie sociale, des accidents économiques et nullement des vérités absolues ; à une situation économique donnée devait nécessairement correspondre une certaine dose de croyance et de fraternité religieuses.

« Tout homme, dit Bebel, est le produit de « son époque et l’instrument des circonstances ; « le christianisme en tant qu’il est l’expression « momentanée de l’ordre économique d’au- « jourd’hui, doit par conséquent disparaître « pour faire place à un meilleur ordre social. « Le vrai socialiste doit s’attacher à la révolu- « tion économique indépendamment de tout le « reste, car il sait que les fantômes évoqués « par le capitalisme disparaîtront un jour « comme la rosée devant l’aurore du socialisme « naissant. » Il peut sembler à première vue qu’une philosophie de l’univers comme celle-là ne peut exercer une grande influence sur un parti parlementaire ou sur l’ouvrier inculte, mais elle ne s’en reflète pas moins dans le langage des orateurs socialistes ; c’est elle qui leur inspire de basses résolutions, justifie à leurs yeux des préventions injustes et contribue pour une grande part à amener une rupture entre le peuple et les croyants. Ainsi le programme socialiste est plus qu’indifférent à l’égard de la religion ; il cherche à la supplanter, et se donne comme une religion (autant que la philosophie de la vie peut mériter ce nom), à laquelle les homme se consacrent avec une ardeur passionnée ; il déclare la guerre au christianisme parce ce que, comme l’a dit Liebknecht, cette croyance-là est la religion de ceux qui possèdent et de la classe respectable. Le socialisme n’est donc pas seulement, comme l’a fait observer un savant critique contemporain, un programme économique et social, mais a l’ambition de rivaliser avec le christianisme en formulant une confession de foi claire et compréhensible pour tous.

Il résulte de ce qui précède qu’entre le mouvement social et la religion chrétienne il y a un gouffre béant de préventions et de préjugés, un si profond abîme, qu’il fait songer à cette affirmation de Schopenhauer que le christianisme, par suite de l’attitude qu’il a prise à l’égard du monde, est devenu tout à fait étranger à l’esprit de notre temps. Et néanmoins, depuis que la question sociale est apparue sous sa forme moderne il n’a pas cessé d’y avoir de nombreuses protestations contre l’organisation de ce mouvement nouveau en dehors de l’élément chrétien. Quiconque reconnaît le caractère moral que la question sociale revêt de nos jours, considère cette irruption du matérialisme philosophique, comme une déviation de ses origines occasionnées par un accident malencontreux de l’histoire. A quoi peut-il servir à l’Eglise chrétienne d’exister, nous dit-on aujourd’hui, si elle ne participe en aucune manière à l’organisation de ce monde meilleur qui est le but des efforts du socialisme ? Qu’est-ce que l’Evangile de Jésus-Christ, s’il n’est pas, comme il l’a déclaré lui-même, un message adressé au pauvre, à l’aveugle, aux prisonniers et à ceux qui ont le cœur brisé ? Faut-il perdre tout espoir de voir le mouvement social, qui si souvent semble étranger ou hostile à l’œuvre de la religion, en devenir un jour l’expression modernisée ? N’y a-t-il aucun moyen d’arriver à ce que l’on cherche la solution de la question sociale dans les principes de la religion chrétienne ? Et d’un autre côté n’est-il pas évident que la seule preuve en faveur de cette religion que le monde moderne consent à admettre est sa participation directe à la question sociale ? Ne devons-nous pas, comme l’a dit M. Maurice, ou bien socialiser le christianisme ou bien christianiser le socialisme ? Ces considérations ont fait surgir un grand nombre de projets divers sur le terrain de l’expérience ou de la philosophie, des idées conservatrices ou radicales, qui ont pour but d’amener une réconciliation entre le credo économique et celui de l’Evangile. Il y en a toute une échelle depuis ceux qui ont un cachet simple et pratique jusqu’à ceux qui sont des utopies et de chimériques inventions ; chacun d’eux a produit des rapprochements étranges entre catholiques et protestants, hommes érudits et travailleurs obscurs, tous animés du même désir de donner à la vie chrétienne sa place dans le monde actuel ; il ne peut être question de faire ici un exposé complet de l’histoire de ces tentatives, mais il ne sera pas inutile d’indiquer brièvement quelques-uns des moyens imaginés en vue d’arriver à une entente.

 

II

Les essais de solution de la question sociale sur le terrain du christianisme

Parmi les nombreux projets proposés il en est un qui se distingue des autres par son extrême simplicité, c’est celui qui consiste à en revenir à la manière de vivre des premiers chrétiens. Les disciples, lisons-nous dans le livre des Actes, avaient toutes choses communes ; ils vendaient leurs possessions et leurs biens et les distribuaient à tous selon le besoin que chacun en avait ; « et personne ne disait que ce qu’il possédait fût à lui en particulier. »2 Ces paroles ont donné naissance à de nombreux essais de communisme chrétien, tantôt monastique tantôt simplement ascétique, inspirés par un même désir de fonder une communauté vraiment chrétienne au milieu d’un monde où le christianisme est peu en honneur. Il est impossible de songer à ces communautés paisibles où se groupaient des âmes pieuses et obscures sans éprouver pour elles une certaine admiration, et l’on est heureux de penser que les désirs de la chair qui gouvernent tant d’existences ont été impuissants à les troubler. Celles qui de nos jours en s’isolant du monde essaient de faire revivre la vie apostolique sont pour notre époque ce que les meilleurs monastères étaient pour leur temps, des refuges tranquilles au milieu de l’activité dévorante du monde.

Mais ces tentatives consciencieuses de ressusciter la manière de vivre des premiers disciples ne se justifient ni au point de vue économique ni à celui de l’histoire de l’Eglise. Il faut remarquer tout d’abord qu’elles n’apportent aucune solution au problème de la vie économique moderne, car elles se bornent à l’esquiver. Comment des communautés de cette sorte pourraient-elles jamais rivaliser avec les procédés de la grande industrie, et fournir les produits indispensables soit à leur propre existence soit à celle de la société au milieu de laquelle elles vivent ? Le communisme religieux en tant qu’il se montre hostile à l’ordre économique régnant, reste emprisonné dans son étroit domaine, et il arrive alors que ce sont les usines, les chemins de fer, les grandes villes et les échanges commerciaux qui rendent possible la vie calme et retirée d’un certain nombre de privilégiés. Il en était de même du temps des couvents, du moins pour un certain nombre d’entre eux. Les affaires poursuivaient leur cours et ces saints vivant dans l’oisiveté étaient pour la plupart entretenus par les travailleurs peu croyants qui demeuraient autour de ces monastères. Le communisme chrétien, même le meilleur, n’est donc pas un progrès, mais un recul ; ceux qui le professent s’illusionnent eux-mêmes en s’imaginant avoir vaincu le monde alors qu’ils n’ont fait que de le fuir. Le seul moyen de faire cesser les désordres et les imperfections de la vie économique c’est de descendre dans la mêlée, et de nos jours la vie chrétienne ne doit pas consister à retourner en arrière vers un passé chimérique mais à chercher le moyen de préparer un meilleur avenir.

Ces soi-disant reproductions du christianisme primitif ne se légitiment d’ailleurs pas davantage au point de vue scripturaire. La vie sociale des premiers disciples lorsqu’on l’examine de près, nous apparaît comme un état de choses entièrement différent à la fois de la vie monastique avec ses vœux de pauvreté et de la société moderne avec le contrôle qu’elle exerce sur l’industrie et la vie de famille. C’est méconnaître absolument l’esprit qui régnait à cette époque primitive que de nous représenter les premiers disciples comme des hommes préoccupés de l’idée d’établir un système économique ou de réglementer la vie sociale. Il n’est d’ailleurs nullement prouvé que ce qui nous est raconté de la petite communauté de Jérusalem ait été pratiqué d’une manière générale, car il n’est fait mention dans le livre des Actes d’aucun autre essai de communisme, et nous pouvons y constater que la mère de Marc continue à habiter une maison à Jérusalem 3 et que l’Eglise d’Antioche envoie un secours, chacun agissant selon son pouvoir.4 L’apôtre Paul ne fait aucune allusion à une réglementation du communisme. « Que chacun, dit-il, donne selon qu’il l’a résolu « en son cœur, non à regret ni par contrainte. 5« Que chaque premier jour de la semaine « chacun de vous mette à part chez soi et ras- « semble ce qu’il pourra selon sa prospérité.6« Nous les conjurons, dit-il, de la part de notre « Seigneur Jésus-Christ de travailler et de man- « ger leur pain paisiblement. »7 Il faut conclure de là que le communisme du jour de la Pentecôte a été comme le don des langues décrit dans le même chapitre, un fait spontané, unique, une manifestation momentanée de cet esprit de ferveur et de communion spirituelle qui a marqué la petite communauté de son empreinte lors de l’éclosion première de sa nouvelle foi. Et puis il ne faut pas oublier non plus que cette égalité des biens qui à un moment donné a été un symptôme de fraternité parfaite n’avait aucun caractère obligatoire. Le récit mentionne tout de suite après un disciple nommé Barnabas, qui « ayant un fonds de terre le vendit, en apporta le prix et le mit aux pieds des Apôtres »8 ce qui semblait vouloir dire qu’il avait déployé une extraordinaire générosité. Dans le cas relatif à Ananias et à Saphira9 ce n’est pas le fait d’avoir gardé une part du prix du champ qui est l’objet d’un blâme, mais celui d’avoir menti au Saint-Esprit. « Si tu l’eusses gardé, ne te demeurait-il pas, et l’ayant vendu n’était il pas en ton pouvoir d’en garder le prix ? » 10 Cet homme et cette femme voulaient faire croire qu’ils avaient fait un très grand sacrifice comme Barnabas et c’était leur dissimulation seule et non le fait de garder une propriété privée qui donnait à leur péché un caractère si vil.

Ainsi le communisme de l’Eglise primitive n’était pas autre chose qu’une relation fraternelle, joyeuse, expansive, familiale de bons services mutuels telle que toute Eglise de notre temps doit s’efforcer d’en créer de nos jours ; elle ne supprimait en aucune façon la distinction entre le riche et le pauvre, et n’entrait nullement en concurrence avec l’industrie telle qu’elle existait alors ; sa règle économique était celle d’une famille où l’on s’aime ; chacun pouvait garder ses biens mais « personne ne disait que ce qu’il possédait fût à lui ». Les cœurs des premiers croyants débordaient d’oubli d’eux-mêmes, d’esprit de sacrifice ; l’Eglise de Jérusalem n’avait pas tardé à devenir un lieu d’asile pour les pauvres ; mais il n’y a aucune raison de penser que la foi chrétienne se soit jamais identifiée avec une méthode économique particulière. Si le Christ a approuvé cette fraternité qui « avait toutes choses communes », comme il le ferait encore pour l’amour désintéressé dont fait preuve plus d’une humble Eglise d’aujourd’hui, le communisme envisagé comme un moyen de résoudre la question sociale telle qu’elle se pose dans le Nouveau Testament n’en est pas moins une utopie insoutenable au point de vue historique ; mais fort heureusement pour nous, Jésus n’a pas emprisonné la vie chrétienne dans les limites restreintes d’une théorie sociale ou d’un programme inconciliable avec l’organisation du monde actuel.

Un second essai, plus facile à appliquer, de solution de la question sociale sur le terrain de l’Evangile est celui de la philanthropie chrétienne. Ici, il n’est plus question d’une imitation chimérique de la vie sociale primitive, car le rôle assigné à la religion en face des besoins urgents auxquels il faut répondre, consiste à projeter sur le monde le jet de lumière d’œuvres de bienfaisance et de relèvement. « A cela on connaîtra que vous êtes mes disciples si vous avez de l’amour les uns pour les autres. »11 Cette mission-là est apparue avec raison comme un devoir positif pour le croyant. Jamais on n’a insisté autant qu’aujourd’hui sur la responsabilité sociale de ceux qui se disent chrétiens ; jamais on n’a vu se multiplier comme de nos jours les œuvres philanthropiques chrétiennes de tout genre et tous sont d’accord sur ce point que le grand critère religieux invoqué à nôtre époque, c’est la puissance inspiratrice du christianisme en ce qui concerne les œuvres de charité.

En 1849, le pasteur Wichern, le fondateur de la Mission Intérieure en Allemagne adressait un message à la nation pour mettre sur la conscience des croyants le souci des grands problèmes actuels, afin de prouver d’une manière irréfutable que la religion chrétienne peut faire ce qu’aucune sagesse et puissance humaine ne peuvent accomplir sans elle ; et cette manière de prouver l’efficacité du christianisme par ses œuvres est devenue un des traits caractéristiques du christianisme de notre temps. Une centaine de modes d’assistance très variés, des visites à domicile, des secours matériels, des œuvres de tempérance et de moralisation, de vastes établissements avec des lieux de culte appropriés sont le produit de cette influence religieuse s’exerçant dans le domaine de l’activité sociale. Et toutefois ce grand déploiement d’action chrétienne, si beau et fécond qu’il soit et qui fournit une si belle preuve de la vitalité du christianisme, ne peut être considéré comme une solution de la question sociale telle qu’elle se pose de nos jours, car cette question, nous l’avons déjà vu, s’étend au-delà de l’horizon de la philanthropie et ne peut être résolue par des paroles de compassion à l’égard des malheureux, ou des aumônes faites aux pauvres ; ce qu’elle réclame, c’est la justice, une modification dans la condition du pauvre plutôt que des témoignages de pitié et dès lors, il est évident que l’esprit de charité chrétienne, quels que soient les progrès qu’il a accomplis ne donne pas satisfaction aux revendications modernes.

Il en est à cet égard comme d’un médecin qui s’occuperait de cas spéciaux de maladie alors qu’il y aurait des recherches plus approfondies à faire sur les causes du mal et les moyens propres à en empêcher le retour. Pour être à la hauteur de la question sociale telle qu’elle se présente à nous aujourd’hui, la religion a quelque chose de plus à faire que de se montrer simplement compatissante et généreuse ; elle doit se faire sa place au soleil dans cette grande enquête d’amélioration économique qui s’impose à l’attention de tous.

Le désir de mettre fin au désordre et à l’imperfection qui règnent dans le monde industriel a donné naissance dans le sein de l’Église chrétienne à de nombreux projets et à des essais de tout genre, qu’on peut faire rentrer dans un petit nombre de types déterminés. Il faut mentionner en premier lieu, sur les confins de ces divers programmes, ce qu’on peut appeler l’œuvre prophétique. Le prophète n’est pas plus, au point de vue social qu’en religion, un faiseur de systèmes ou un homme qui prédit l’avenir ; il est l’avocat de la justice, dévoile les péchés du peuple, prononce sur eux un jugement ; il formule les principes de l’équité et de la paix et promet à la justice une récompense. C’est là une des missions qui incombent au prédicateur de l’Évangile ; il n’a pas besoin en effet de faire l’apprentissage de l’économie sociale pour flageller les péchés sociaux, et la passion pour la justice qui se manifestait chez les prophètes hébreux a sa raison d’être et sa place marquée dans le ministère chrétien. Le prophète peut ignorer quelle forme revêtira cet avenir meilleur, et passer quand il le décrit pour un visionnaire épris de rêves chimériques ; son rôle n’en consiste pas moins à proclamer la loi éternelle de la justice et les conséquences désastreuses du péché pour l’individu et pour les peuples. « Le « prophète a eu un songe, s’écrie-t-il ; ma parole « n’est-elle pas comme un feu, dit l’Éternel, et « comme un marteau qui brise le roc ? Voici, « j’en veux à ceux qui prophétisent des songes « faux ; je vous rejetterai vous et la ville que j’avais « donnée à vous et à vos pères »12 et au prophète fidèle il dit ceci : « Je leur donnerai un cœur « pour qu’ils connaissent que je suis l’Éternel ; « ils seront mon peuple et je serai leur Dieu ; je « les regarderai d’un œil favorable et les ramè- « nerai dans ce pays. »13

Parmi les prophètes sociaux de notre temps, il y en a deux qui ont exercé sur la conscience chrétienne une influence extraordinaire : ce sont Carlyle qui a fait une magnifique satire de l’amour de l’argent, du dilettantisme de la vie moderne et dépeint le monde tel qu’il serait si l’on y voyait refleurir la paix et la tranquillité d’autrefois, et Ruskin qui a dénoncé l’économie politique actuelle comme un état anormal, illusoire, et proposé de lui substituer un ordre social tout différent basé sur le sentiment de l’honneur et qui ferait couler dans le sein de l’humanité « le sang pur et coloré d’êtres humains vraiment heureux sur la terre ». Il est impossible de lire ce qu’ils ont écrit tous deux sur l’injustice sociale sans être en sympathie avec eux, et s’adresser des reproches de conscience. Pour plus d’un esprit engourdi dans la satisfaction de ses aises et d’une richesse mal acquise, les appels de Carlyle ont été comme ceux d’un nouveau Moïse plaçant devant le peuple un idéal moral supérieur, et pour plus d’un homme d’aujourd’hui dégoûté des laideurs et dés défectuosités de la civilisation moderne, Ruskin a été le révélateur de trésors de beauté et d’harmonie. Au lieu d’une Angleterre de commerçants impitoyables et de politiciens bavards, Carlyle a conçu la pensée d’une Grande-Bretagne héroïque, de grands industriels capables d’entreprendre une sainte croisade ; à la richesse qui dégrade et entraîne un homme au fond de la mer comme le naufragé portant de l’or sous sa ceinture, Ruskin propose d’en substituer une autre d’un genre bien différent : « La seule « richesse véritable, dit-il, est la vie, tout le « reste n’est pas un bien, mais un mal ; j’aime « à saluer de loin le jour où l’Angleterre aban- « donnant aux nations barbares toute préten- « tion de posséder les trésors qui leur appar- « tenaient à l’origine, leur enverra ses fils en « leur disant : voilà mes joyaux ! »

Mais ces prophètes du devoir et de la beauté, dès qu’ils abandonnent le terrain de l’inspiration pour se placer sur celui de l’enseignement économique nous révèlent les côtés faibles de l’œuvre qu’ils ont entreprise. Carlyle propose d’échanger la liberté de la vie industrielle contre l’esclavage de l’ancienne féodalité. « Je suis, « dit-il, pour la permanence des institutions « en toute chose. Gurth, le serf de i, avec « son collier de cuivre jaune autour du cou n’est « peut-être pas ce qu’on pourrait appeler un « type de félicité humaine, mais il me paraît « heureux si je le compare à plus d’un homme « de notre temps qui n’est l’esclave de personne. « La liberté de mourir de faim n’a rien de « divin. » Ruskin, à son tour, imagine un système d’échanges destinés à faire disparaître toutes les différences provenant de l’habileté ou de la probité commerciales et à produire l’égalité dans le travail, chose qu’il déclare d’ailleurs impossible. Il n’y a rien de plus bizarre dans l’histoire de la littérature que le rôle joué par Carlyle et Ruskin en matière de réforme sociale ; ils se sont montrés l’un comme l’autre nettement hostiles à la tendance démocratique de la politique et de l’industrie modernes ; tous deux ont été des aristocrates, des réactionnaires n’éprouvant aucune sympathie pour le programme socialiste, se rangeant du côté de l’autorité, de l’ordre, de l’obéissance passive ; Ruskin s’est donné lui-même pour un antilibéral et Carlyle a parlé en termes de mépris de l’agitation anti-esclavagiste ; ils ont cherché dans les institutions du moyen-âge un dérivatif aux maux de la société actuelle, mais le caractère utopique de leurs théories économiques ne détruit en rien la magnificence de l’œuvre qu’ils ont conçue sur le terrain de l’esthétique et de la morale.