Journal d’un jeune Français en pays balte - Jean-Cyril Vadi - E-Book

Journal d’un jeune Français en pays balte E-Book

Jean-Cyril Vadi

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Beschreibung

« Ce journal en pays balte est celui que j’ai tenu lors de mes années de jeunesse, alors que j’étais parti voir ailleurs si j’y étais, travaillant comme “prof assistant” dans des écoles. Je témoigne dans ce récit, au fil du temps, de cette immersion dans une culture et une langue totalement étrangères à mes yeux, ainsi que des rencontres et des fantasmes du jeune homme en exil que j’étais. »


À PROPOS DE L'AUTEUR


Pour Jean-Cyril Vadi, la littérature représente un miroir qui l’a guéri en le plongeant dans ses propres ténèbres. Alors qu’il se retrouve en terre inconnue, il écrit Journal d’un jeune Français en pays balte dans le but de converser avec lui-même.

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Seitenzahl: 231

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Jean-Cyril Vadi

Journal d’un jeune Français

en pays balte

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Cyril Vadi

ISBN : 979-10-377-6402-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Voici donc rassemblées les notes du journal que j’ai tenu, sans prétention intellectuelle ni littéraire, pendant 4 ans, de 1995 à 1999. J’avais alors un statut d’étudiant, et sortais en effet d’une année d’études inachevée, en Licence de Lettres.

J’étudiais comme d’autres vagabondent. Je n’avais pas envie de « devenir prof » depuis une expérience quasi initiatique à Argenteuil qui m’avait vacciné contre l’enseignement. Ou plutôt, pour être précis, qui m’avait vacciné contre cette forme d’enseignement ceinte dans cette machine très justement nommée Éducation Nationale, et qui n’a plus grand-chose à voir avec l’Instruction (publique). J’ai quitté la France, autant pour en finir avec mes études que, plus profondément ou communément, trouver un sens à ma vie. Je suis allé voir ailleurs si j’y étais. J’ai quitté la France comme on quitte une femme pour une autre. C’est toujours une mauvaise idée ce genre de rupture. On a toutes les chances de trimbaler ses problèmes avec soi. Ce que bien sûr je n’ai pas manqué de faire.

Paradoxalement, je suis parti enseigner (en saigner ?) car je n’avais alors pas envisagé d’autres voies, ou du moins d’alternatives rapides. J’avais cette proposition de donner des cours dans une école secondaire d’une ville du nord de la Lituanie. Et je me disais que ce travail-là serait une opportunité de rencontrer des gens que je ne pouvais pas croiser chez moi, de me confronter à une autre culture, à d’autres mentalités, d’autres mœurs. Je n’ai pas hésité longtemps. Je me souviens d’ailleurs m’être dit clairement « tu trouveras autre chose à faire plus tard, une fois installé ».

Avant toute chose, il faut au jeune lecteur d’aujourd’hui contextualiser ce qui va suivre.

Tout d’abord, une évidence – ce journal n’avait pas été écrit pour être lu par quelqu’un d’autre que son auteur. Ce n’est qu’aujourd’hui, 20 ans plus tard, sollicité par quelques amis qui voulaient en savoir davantage sur cette éclipse lituanienne, ainsi que par ma propre mémoire qui commençait à mélanger les lieux, les évènements et les gens, que j’ai décidé de le publier.

Je n’ai donc rien changé des lignes que j’ai écrites, j’ai simplement ajouté ci et là des notes utiles à la compréhension de ce récit heurté, de ce texte à trou.

Ensuite, ce journal a été écrit pendant une période qu’il est bon de situer, car il me semble que beaucoup de son intérêt réside dans cette période-là, qui commence en octobre 1995 et se termine en décembre 1999. Mais ce n’est pas seulement la fin d’une époque, c’est aussi la fin d’un siècle. Cette fin-là, nous la vivions sans téléphone mobile et sans internet. Deux détails en somme. Tout comme le téléphone mobile, internet n’est apparu dans ma vie qu’à mon retour en France, au début de l’année 2000 (sans doute, une minorité de Français avait déjà un téléphone mobile, et un accès à internet chez soi, avant).

Cette époque était à cet égard un paradis perdu. Elle permettait de couper les ponts et les liens sans être obligé d’aller vivre en pleine Amazonie ou au milieu de l’océan. Elle facilitait le voyage sans le réduire à un déplacement.

C’était une époque bénie, où à 20 ans il n’était pas scandaleux de ne pas savoir situer la Lituanie sur la carte de l’Europe, et n’en avoir aucune représentation.

S’il est possible au lecteur de fermer les yeux un instant, et d’imaginer cette époque, il jouira d’une certaine liberté de penser. Vivre sans ce déferlement d’images, sans cette accumulation d’informations, sans que tout soit en permanence à disposition... sans les réseaux sociaux et ces multiples cordons ombilicaux reliés à son nombril.

C’était une époque où le temps comptait car tout prenait du temps. Beaucoup. Il me fallait chiner un vinyle dans les brocantes pour découvrir un album ou un artiste, et souvent c’était le fruit du hasard, et souvent aussi j’ai cherché sans succès quelque livre ou quelque ami.

Une époque où l’accumulation d’informations ne se confondait pas avec l’apprentissage. Une époque, en somme, encore faite pour apprendre. Une époque où l’on pouvait passer brusquement de l’adolescence à l’âge adulte.

J’en appelle à l’indulgence du lecteur – ce journal a été écrit par un jeune homme, dont je n’ai pas voulu trahir les états d’âme ou la pensée. Puisse le lecteur d’aujourd’hui lui pardonner ses maladresses et tenir compte de son immaturité.

Pour finir, je n’ai pu m’empêcher de commenter ce que j’ai recopié. Manque d’humilité. Mais aussi : il me semble que ces commentaires qui viennent d’aujourd’hui complètent très bien ce qui a été écrit hier. Un dialogue avec soi, une perspective, une tendresse d’adulte envers le jeune homme qu’il était et qui n’est plus. Je me suis fait discret.

1995 – 1996

Dimanche 29 octobre

Qu’est-ce que je fais là ? C’est incompréhensible. Ma fenêtre donne sur la gare. Devant la gare, il y a un petit champ avec une vache. Je la regarde, immobile à ma fenêtre, aussi immobile qu’elle, qui regarde les gens. Comment raconter le temps qui ne passe pas, et tout ce que j’aperçois dans le cadre de la fenêtre ?

Dimanche 5 novembre

Pourquoi n’ai-je pas écrit plus tôt ? Je suis là depuis plusieurs semaines déjà. J’ai pu poster des lettres et même en recevoir – de ma famille, de mes amis Phil et M. Je confie beaucoup de choses à travers ces correspondances, mais tout de même pas tout... M., je le comprends maintenant, a dû se sentir bien seul il y a deux années, lorsqu’il est arrivé en Lituanie, en pionnier. Il m’a donné le nom d’un couple de médecins, les Bekeris, sans doute d’origine allemande vu leur nom, à qui je me suis promis de rendre visite afin de leur transmettre ses amitiés et de faire connaissance avec eux. M. était très lié à eux, et leurs enfants, dont le jeune Rokas. Je n’envie pas M., et pourtant je le jalouse : il a tout de même eu la présence d’esprit d’initier ces échanges.

La chambre dans laquelle j’écris fait partie, paraît-il, des plus grandes du foyer. Il y a une pièce de quinze mètres carrés environ, avec un lit, un canapé, un bureau, une table, deux chaises. Le mobilier est laqué, marron foncé. Les couleurs du canapé et du lit hésitent entre le marron et l’orange, sans beaucoup d’enthousiasme pour l’une et l’autre de ces couleurs. Contigus à cet espace, un W.C. et un lavabo. La cuisine collective est dans le couloir, les douches aussi. Mais je n’ai pas à me plaindre, car nous sommes deux ou trois, à ce qu’on m’a dit, au rez-de-chaussée. Les étudiants sont une centaine, et je ne crois pas qu’ils aient plus de quatre douches...

En fait, si, je me plains. Du froid. Quel bourgeois je fais ! Je viens d’un pays où l’eau chaude coule sans effort des robinets, où les caprices des radiateurs sont aussi rares et anecdotiques que ceux du ciel. Ici, il fait 16 degrés dans ma chambre – je ne sais pas ce qu’il va en être cet hiver ! Et... pour le moment, il n’y a pas d’eau chaude. J’ai d’abord pris des douches froides, en m’échauffant avant comme un dingue, je transpirais sous la douche, mais depuis quelques jours, je me suis mis au diapason des étudiants, je ne me lave plus. Enfin, je ne me douche plus. Je me lave par petits bouts, par étapes, comme un rituel – au lavabo des toilettes. L’eau couleur rouille coule sur le lino, couleur rouille lui aussi. Comme il n’y a pas de tout-à-l’égout, le papier toilette emplit la poubelle. On dirait que je suis le personnage d’un roman noir d’après-guerre.

Il s’en faudrait de peu. Ce voyage dans l’espace est en vérité un voyage dans le temps.

Je me souviens de ces premières impressions. Il y avait dans la rue piétonne de Šiauliai, qui s’appelle la Rue de Vilnius, un studio photo. Et le photographe de cet atelier faisait des portraits en noir et blanc incrustés dans des cadres rétro très kitch. Je n’ai pas pu résister et je suis allé me faire tirer le portrait. Je me souviens de cette photo qui semblait tout droit sortie des années 50. Je me souviens qu’il y avait aussi un photographe ambulant, qui allait et venait, infatigable, arpentant cette unique rue piétonne, centrale, de la ville. Il avait un vieil appareil, ce genre d’appareil que les collectionneurs s’arrachaient déjà en France, à l’époque. Il cachait son visage sous un bout de drap noir et tirait ensuite je ne sais comment une photo, qu’il apportait au client patientant sur un banc. Je me suis souvent répété : tu vis aujourd’hui ici une époque qui ressemble plus à celle de tes parents qu’à la tienne. Les jeunes sont insouciants, il y a peu de distractions, un unique cinéma avec en prime des affiches peintes à la main reproduisant les affiches originales des films étrangers. Les théâtres sont pleins, il y a peu de voitures, pas de diesel, le camion du laitier passe régulièrement livrer dans la cour de l’immeuble, il existe deux ou trois stations de radio, à l’école les élèves se lèvent pour saluer collectivement leur professeur, à la cantine on sert des plats cuisinés sur place, et il y a çà et là des terrains vagues, de ces terrains où l’on s’aventure à tous âges, et qui manquent tant à l’enfant français d’aujourd’hui pour être un enfant accompli. C’est-à-dire pour jouer complètement. Car qu’est-ce qu’un enfant sans terrain vague ?

Lundi 6 novembre

Ce foyer, débordant d’étudiantes, ce foyer bruyant, empli d’une énergie incontrôlable, ce foyer dans lequel je vis n’est pas bon pour être seul, faire le point avec soi-même, encore moins se recueillir. Mais est-ce le recueillement qui est source de mon désir d’écrire ? Qui est nécessaire à mon écriture ? Non, je n’ai pas écrit plus tôt parce qu’il m’a fallu quelques semaines pour prendre vraiment conscience de mon départ de Grenoble. Ou plutôt de mon arrivée, ici – à Šiauliai (prononcez à quelque chose près Cholet). Et sans cette prise de conscience, à quoi bon écrire, pour quelles raisons et à quel propos ? Souvenons-nous de ce qui s’est passé avant... Et comment je suis (j’en suis ?) arrivé là aujourd’hui...

Je n’ai jamais rêvé d’être là. La Lituanie était jusqu’à ce que je pose le pied sur son sol, terra incognita. M. m’en avait parlé. Pas qu’en bien. Et si Guichard, ce prof de Fac aux allures de hibou ahuri, ne m’avait pas croisé à la sortie de cette agence de voyages dans laquelle j’étais allé pour me renseigner sur les vols pour l’Argentine... si Guichard, un prof gentil entre nous soit dit, ne m’avait pas parlé de ce programme Erasmus, du lien particulier qu’il avait avec Šiauliai, avec l’Institut Pédagogique qui rêvait de s’appeler Université, si je n’étais pas tombé nez-à – nez sur Guichard à la sortie de cette agence de voyages de la Place Grenette (comme elle me semble loin à présent)... à l’heure actuelle, je serais sans doute à Buenos Aires, sur les traces de Gombrowicz, vivant la vie d’un autre, celle que je m’étais imaginé vivre. Par procuration comme dirait notre philosophe Jean-Jacques Goldman. Mais voilà, Guichard m’adresse la parole – j’aurais dû me méfier. « Vous savez, Jean-Cyril, il n’y a que vous qui puissiez partir à Šiauliai » « Ah ? Pourquoi ? » « Parce qu’aucun étudiant ne veut partir ! Ils veulent aller au soleil, en Espagne, en Italie, ou bien au Royaume-Uni pour apprendre l’anglais, mais pas en Lituanie ». « Je ne connais rien à la Lituanie ». « Votre ami M. ne vous a rien dit de son séjour ? ».

« Je ne sais pas même où se trouve la Lituanie. » « Vous savez ouvrir un dictionnaire ». « Je voulais partir en Argentine sur les traces de Gombrowicz » « Il n’est pas polonais ? C’est pas très loin ». « Je tiens tellement à ce partenariat avec la Lituanie, ils ont vraiment besoin de nous, que faire pour vous convaincre ? » « Non, je ne partirai pas, à moins que » « à moins que ? » « À moins que vous me donniez cette UV que j’ai ratée pour obtenir ma Licence » « Non mais ça ne va pas ? Nous ne sommes pas au Marché aux puces ! ». Trois jours après cet échange, Guichard téléphonait chez mes parents pour me parler. Mes parents étaient d’ailleurs impressionnés qu’un prof de fac appelle chez eux pour me parler. « J’ai réfléchi, voilà ce que je vous propose... ». Ils l’étaient beaucoup moins ensuite, quand ils apprirent que j’avais réussi à troquer ma licence contre une année de lecteur à l’Université... Non pas tant pour la démarche qui, c’est vrai, les a amusés à moitié, mais parce qu’ils n’avaient pas imaginé que je parte. Je suis l’aîné.

C’est ainsi qu’un soir d’octobre, je me suis retrouvé à Vilnius, après avoir pris un bus qui traversait l’Allemagne et la Pologne, encombré de deux valises, l’une pleine de livres et l’autre de vêtements. J’avais tenté l’avion, mais le surpoids de mes bagages m’avait contraint de préférer la route, au dernier moment. Une bonne chose en définitive, qui m’a permis de traverser une partie de l’Europe progressivement, presque à la manière du « passant » que je devenais. Mon bus s’arrêtait à Varsovie, et de là, j’embarquais pour une deuxième partie du voyage, encore plus pittoresque si c’était possible, au milieu de gens dont je ne comprenais pas la langue, ou les langues plus exactement... Si le passage à la première frontière polonaise se passa tranquillement, avec une fluidité toute relative évidemment, le second fut épique, car mon visa temporaire pour la Lituanie semblait les déranger. Nous avons dû rester bloquer plus d’une heure, durant laquelle il m’a fallu argumenter, avant que je comprenne que quelques dollars en billets mettraient un terme à notre attente. Nous étions une vingtaine de personnes. Mais j’étais le seul européen « de l’Ouest ». J’avais vingt ans et on m’en donnait seize. Mais ce n’est que bien plus tard que j’ai compris quels effets cela pouvait provoquer autour de moi, dans cet étrange pays que je découvrais...

N’empêche, maintenant que j’y pense, il était beau ce visa, un chevalier dessiné à la main. Plus tard, lorsqu’il s’est agi de refaire mon passeport j’ai voulu le récupérer, j’avais demandé à ce qu’on le coupe et me le rende, mais on ne l’a pas fait. Au guichet de la préfecture de Grenoble, on m’a dit qu’il avait été détruit. Mais je me souviens parfaitement du regard émerveillé mais envieux de l’homme qui me l’avait pris, lorsqu’il s’est posé sur ce pittoresque visa. Je suis sûr qu’il l’a gardé, pour parfaire sa petite collection. Il doit le regarder encore, de temps en temps, maintenant qu’il est retraité, en rêvant d’une autre vie que la sienne. Je ne le blâme pas. Mais il m’a volé une partie de mon histoire.

Mercredi 8 novembre

Depuis que je suis ici, je n’ai d’autres moyens pour faire des courses que de sortir avec un dictionnaire lituanien-français, sans doute pas très bon du reste, mais le seul qui existe ici. C’est un dictionnaire soviétique et j’adore les exemples qu’il utilise : ils ont tous un rapport à la Paix, au Bien, aux Pionniers qui, si je le comprends bien, sont les scouts d’U.R.S.S.

Je sors avec un dictionnaire car il n’y a pas de self-services ici. Seulement des magasins où l’on ne peut pas se servir soi-même et d’ailleurs ce sont des magasins d’État. Les vendeuses ont des tabliers blancs sur des blouses violettes, que ce soit dans un salon de coiffure, un magasin d’alimentation générale ou une librairie. Elles se ressemblent toutes. C’est pas gênant parce que les boutiques aussi se ressemblent toutes.

Les premiers jours, sans être paniqué, j’étais assez bloqué en entrant dans ces magasins. Et d’abord par le regard des vendeuses. Et des gens en général. J’avais de suite compris qu’ils n’avaient pas vu d’étrangers depuis longtemps et que nous étions deux Français, et un Américain dans la ville – qui plus est, ce dernier ne sortait jamais, pas plus que la jeune Française. Les gens me dévisageaient avec ostentation. En même temps, je ne peux pas leur en vouloir. Je dois être le seul brun à des dizaines kilomètres à la ronde, et le seul de ce type italien, petit et vif. On dirait Al Pacino perdu au milieu des Vikings. Du peu que je comprends déjà, on me croit arabe - et une dame m’a même demandé si je venais d’Afrique ! C’est drôle. Ils n’ont jamais vu d’Arabes, d’Africains... je ne sais pas comment c’est possible...

Bref. Je suis dans les magasins, et je montre ce que je veux, puis pour me faire mieux comprendre, je tourne les pages du dictionnaire. Saucisses ? Desros. Pain ? Duona. Je dis quand même les mots de politesse d’usage : labai diena – dekoju – viso gero – puisqu’ils existent, bien qu’ils ne soient que très rarement utilisés en fait. Moins des mots d’usage que des mots tout court. Comment ne me ferais-je pas remarquer avec un dictionnaire à la main ? J’imagine, à Grenoble, un étranger qui ne parlerait ni français, ni anglais, ni italien... et qui tâcherait de faire ses courses à l’aide d’un dictionnaire... Sauf qu’en France le client se sert lui-même et n’a guère besoin de parler, à part justement pour dire bonjour, merci, au revoir...

Cette question de la politesse, que je croyais alors liée à la dictature du prolétariat soviétique, je l’ai retrouvée prégnante à chacun de mes séjours en Lituanie. Mais ce qui a changé, c’est qu’à Šiauliai en 1995, on me trouvait provocateur à dire « bonjour, s’il vous plaît, merci, au revoir » et je le comprends. Il en allait de même lorsque je souriais. Pas seulement en photo sur mon passeport (car alors c’était autorisé) mais dans la vie, en croisant les regards, en saluant les gens. Aujourd’hui, avec le nombre de touristes qui est passé par-là, avec la présence de la Lituanie dans la CE, sourire n’est plus tellement une provocation – même si les Lituaniens sourient peu – et la politesse appartient au champ de l’éducation, plus de la culture. Pourtant, il n’est pas rare qu’aujourd’hui encore on méprise ce comportement « bourgeois » qui consiste à être poli et à sourire, ce qui revient à laisser entendre qu’on n’a pas à se plaindre, qu’on est loin des soucis quotidiens des prolétaires...

Jeudi 9 novembre

Je pense de nouveau à cette sortie qu’on a faite avec les membres du Centre Culturel français. Lorsque nous sommes arrivés au hameau où nous étions attendus pour monter à cheval, tous étaient surexcités. N’allons pas nous imaginer qu’ils gambadaient en tous sens, ce serait mal connaître l’enthousiasme lituanien. Ils l’étaient, à leur manière, intériorisée, mais cela se percevait. Et je me suis demandé pour quelles raisons, je ne l’étais pas, moi, surexcité. Par quel sortilège je n’arrivais pas à vivre les choses, simplement à les regarder de l’extérieur, au mieux, les penser...

Combien de fois, en France, lors des soirées étudiantes, j’ai cédé à l’envie d’aller me coucher plutôt que de supporter le manège et chaque fois cela a été un problème pour tout le monde, c’est-à – dire que ça n’était finalement jamais acquis d’aller se coucher, de dire au revoir les gars, bonne nuit à tous, non. C’était comme si, en m’excluant de la petite société, je la jugeais, et comme si disparaître était un crime abominable. D’ailleurs, en quittant la France il y a un mois, j’ai ressenti les mêmes reproches, affronté les mêmes tentatives que chacun a déployées pour me retenir.

Je n’arriverai jamais à exprimer clairement ce que je perçois de ces gens ici... cette mentalité qui mêle l’orgueil à la modestie, ou plutôt cette apparente modestie qui cache un orgueil démesuré. Souvent, j’ai pensé à cette citation « ne te fais pas si petit, tu n’es pas si grand », et j’ai souvent envie de la lancer à la face de mes interlocuteurs. Quand je leur en parle, ils me disent à peu près tous que les Lituaniens sont comme ça parce qu’ils ont subi le joug soviétique et qu’opprimés, ils ont passé des décennies à sinon à se terrer, à se taire. Mais je crois que c’est bien plus profond que cela. Du reste, leur vie n’est pas non plus un roman de Zola. Je ne crois pas une seconde qu’elle fut sans joie et sans soleil toutes ces années. D’ailleurs, leur vision de l’histoire en dit long sur eux-mêmes : cette façon dont ils se sont approprié la grandeur de l’époque du Grand-Duché de Lituanie, simplement parce qu’on l’appelait ainsi, faisant fi de la Biélorussie, de la Pologne, les reléguant au rang de personnages secondaires... Comme si Gediminas ne s’appelait pas Gedymin. Comme si Vilnius n’avait pas été biélorusse. Ils en gardent une fierté déconcertante, tout comme leurs deux richesses : l’ancienneté de leur langue « plus vieille que le sanscrit ! » et l’ambre, cet « or » qui vient de la mer. Du reste, la mer, si proche, semble une lointaine destination, quasi fantasmagorique pour moi… comme pour tous les Lituaniens d’ici avec qui je discute. Comme si la mer, c’était un autre pays que le leur.

Je prends conscience ici, depuis quelques semaines, seulement ici, que je suis français, de ma francité, qui m’échappait complètement en France, où, je me considérais tantôt italo-grenoblois, tantôt de nulle part, pour je ne sais quelle raison. Je prends conscience ici, à l’étranger de ma nature profonde, et de ma culture, de ma langue qui sans doute a structuré en partie ma vision du monde, de mon sens de l’humour – arriverais-je un jour à comprendre le leur ? Comme je suis français, ici ! Jusqu’au bout des ongles, et je défendrai ce sang-là jusqu’à ce que mort s’ensuive !

Beaucoup de choses étant différentes culturellement, il est normal que je m’accroche à ce que je suis, d’où je viens, mon inconscient collectif français, mon histoire comme preuve de mon exil. Ma Patrie vient à mon secours malgré moi, sans que je l’invite à le faire. Elle vient aussi entre les Lituaniens et moi. Tout simplement parce que je suis français, parle, pense français, et par-dessus tout je le suis aux yeux des gens d’ici. Je représente la France, je représente mon pays, comme un ambassadeur, arborant sans le vouloir mon drapeau. Si un Lituanien m’adresse la parole, il l’adresse d’abord à un Français, s’il exige une réponse, il me faut la donner en tant que Français, si l’on me pose des questions, c’est d’abord sur mon pays, et sans cesse, on interroge à travers moi sur la culture, les habitudes, les mœurs des Français. On me demande souvent de comparer la situation ici, et celle d’en France, les filles d’ici et celles de France, etc. Et l’on n’est pas seulement gentil avec moi pour ce que je suis mais parce que je suis français. Et d’ailleurs, je me souviens des dernières recommandations de Guichard, à Grenoble, pleines de sous-entendus à mon endroit du reste : « j’espère que vous donnerez une bonne image de nous là-bas ! »

« Nous ? L’Université ? » « Oui, nous, l’université, Grenoble, la France, quoi ! »

Samedi 10 novembre

J’ai voulu téléphoner à ma mère, depuis le seul téléphone du foyer. Mais il y a tous les jours une telle queue devant cet unique lien avec le lointain, que c’est décourageant. Pourtant, je devrais me moquer de ceux qui attendent car au moins, me concernant ils ne comprendront rien à ce que je raconte. Car ils écoutent tout, c’est assez troublant. Le téléphone, il faut dire, n’est pas dans une cabine. Il est simplement accroché au mur, au rez-de-chaussée appelé ici premier étage, dans un léger renfoncement. Il y a d’ailleurs principalement des filles qui téléphonent à leurs proches, demandent des nouvelles, donnent des leurs... Les premiers soirs, quand je rentrais de l’école Medelynas et que je voyais cette concentration d’étudiantes en peignoir attendre leur tour, j’étais saisi d’une sorte de vertige.

J’avais l’impression de me promener comme un passant au milieu d’un film documentaire, qui aurait raconté une époque révolue, celle de mes parents, que j’ai connue grâce aux photos, au cinéma, et qui montre des corps qui ressemblent à ces corps que je frôle à cause de la promiscuité, des filles qui se tiennent comme ces filles, qui regardent les hommes qui les regardent comme elles me regardent les regarder... toute cette sensualité et cette distance, cette grâce et en même temps cette paysannerie dans les yeux. Ah ! Si j’étais écrivain, comme je décrirais bien cette scène ! Elles sont là, dignes et pourtant familières (elles sont en chaussons, en peignoir ou en pyjama, en nuisette parfois). Elles sont chez elles dans ce foyer, elles se sont démaquillées, ont des bigoudis dans les cheveux, elles bavardent, je passe et traverse cet essaim bourdonnant. Je sens leurs odeurs, la chaleur de leurs corps, moi qui viens de l’extérieur, et qui viens de loin, et qui n’ai pas cette coutume qu’ont aussi les garçons. Je traverse, habillé de mes habits de ville, avec aux pieds mes souliers de cuir, je fais comme si de rien n’était, comme si je ne les observais pas, comme si je n’étais pas dévisagé... où nous mènera ce manège ? Dans leurs lits ou bien dans le mien ?

Je suis donc le « petit français » de Šiauliai et de la région. Il y en a d’autres à Vilnius, paraît-il, et il paraît qu’une Française devrait occuper la chambre à côté de la mienne. Mais « les Français sont-ils tous comme vous : petits, bruns, vifs, mignons ? Ressemblent-ils tous à Alain Delon ? », « aiment-ils tous écouter Jo Dassin et Mireille Mathieu ? »

J’ai parlé du manque d’entrain, du manque d’enthousiasme des Lituaniens que je vois et côtoie. Les Lituaniens sont croyants, plutôt pratiquants même, or donc, pourquoi ne sourient-ils presque jamais, pourquoi ne rient-ils presque jamais, pourquoi ne chantent-ils pas quand ils sont heureux ou malheureux ? Quand rencontrerai-je le chant traditionnel lituanien ?

Lorsque je suis arrivé à la gare de Vilnius, D. m’attendait. Nous avons fait un trajet en microbus jusque Šiauliai – plus de deux heures et demie pour moins de 200 kms. Elle est professeur de français à l’école numéro 2, dans le quartier de Medelynas. C’est là que je vais travailler, en attendant que commence mon boulot à l’Institut Pédagogique. Le nom de D. est Sarkunaite. J’ai appris qu’elle n’est pas mariée, et que c’est pour ça que son nom se termine en – aite. Si elle avait été mariée, son nom, décliné à partir de celui de son mari se terminerait en – iéné.

J’ai aussi appris que le verbe se marier n’est pas le même pour les hommes ou les femmes. Les hommes « mènent » et les femmes « suivent ». Tout un programme...

Je me rappellerai toute ma vie de la fois où j’ai vu D. au cimetière, pour la fête de la Toussaint.

Ce jour-là, je rentrai dans ma chambre, au bendrabutis numéro 4, et dans la rue j’ai vu une file de gens qui marchaient dans une même direction, et j’ai eu une drôle d’impression. J’avais rendez-vous avec D. Elle passe me chercher et voilà que nous aussi nous empruntons cette route et je lui demande, où allons-nous ? Qu’allons-nous faire, tu ne m’as pas dit. « Nous allons au cimetière, c’est la fête des morts Jean-Cyril ». Et nous avons suivi la foule des gens qui marchait en direction du cimetière, un peu en dehors de la ville. Il faisait froid, et il pleuvait. C’est là que j’ai appris que le nom Lituanie – Lietuva – venait probablement du mot pluie : Lietus. D., qui était toujours très grave ne manquait pourtant pas de sourire ce jour-là. Elle était heureuse que je sois à ses côtés, je crois, mais je n’ai pas su si elle l’était parce qu’elle avait besoin de soutien ou parce qu’elle tenait à me montrer le renouveau de la tradition catholique et de sa ferveur, ou bien encore parce qu’