Jours tranquilles à l’Est - Marc Capelle - E-Book

Jours tranquilles à l’Est E-Book

Marc Capelle

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Beschreibung

Après la chute du mur de Berlin, le monde a changé et des peuples entiers ont dû s'adapter. Est alors venu le temps des déconvenues, des désillusions et de la nostalgie, voire de l’Ostalgie.

De 1989 à 2000, le monde a changé. Après la chute du Mur de Berlin, des peuples entiers ont dû s’adapter pour survivre. Beaucoup ont cru aux lendemains qui chantent, aux délices de la liberté retrouvée. Puis vint le temps des déconvenues, des désillusions et de la nostalgie, voire de l’Ostalgie. On mesure mal aujourd’hui l’atmosphère de cette décennie particulière. Pendant ces dix années, Marc Capelle, responsable de programmes pour professionnaliser et démocratiser les médias des ex-pays de l’Est, a séjourné et travaillé dans ce que l’on appelait autrefois « l’Autre Europe », mais aussi dans le Caucase, au Vietnam ou sur le continent africain. Il restitue dans ces chroniques la vie quotidienne de ces hommes et femmes de Bucarest, Sofia, Sarajevo ou Hanoi qui devaient se préparer à entrer dans le XXIe siècle.
Aujourd’hui le « bloc de l’Est » a disparu et l’heure est à la mondialisation. L’intégration de la Croatie dans l’Union européenne ne suscite guère d’intérêt et on commémore le centenaire de la Grande Guerre qui a fracassé l’Europe. Dans ce contexte, Jours tranquilles à l’Est invite à revisiter les deux dernières décennies et à réfléchir aux succès et aux errements de la réunification du Vieux Continent.

Les chroniques de Jours tranquilles à l’Est invitent à revisiter les deux dernières décennies et à réfléchir aux succès et aux errements de la réunification du Vieux Continent.

EXTRAIT

Durant cette période, j’ai conçu et accompagné des programmes de formation au journalisme dans de nombreux pays, ce qui m’a permis de beaucoup circuler dans un monde qui, après la chute du Mur de Berlin, vivait cette profonde recomposition et bien des interrogations. Après des années de communisme et de “démocratie populaire”, les hommes et les femmes de ces pays devaient s’adapter à de nouvelles règles du jeu. Les dirigeants devaient se montrer capables de changer de discours ou céder la place à de nouveaux responsables. Pas simple pour tout le monde manifestement.
Je livre ici mes notes et impressions de l’époque. J’explique un peu en quoi consistait mon travail. J’essaie surtout de restituer les images, les ambiances qui m’ont accompagné pendant dix ans.
Ces chroniques sont regroupées en fonction des villes découvertes pendant ces dix années. Berlin ouvre la série, parce que à l’évidence c’est là que tout a commencé, même si je ne me suis rendu sur place qu’assez tardivement. Certaines de ces villes m’ont marqué durablement. C’est particulièrement le cas de Bucarest, où je suis resté trois ans (et trois hivers !) et de Sarajevo où j’ai eu la chance de vivre trois autres années, de 2000 à 2003 (je n’évoque dans cet ouvrage que mes premières missions sur place, de 1996 à 2000). Pour des raisons différentes, je me suis attaché à ces deux villes d’Europe orientale. La première m’a initié à ce que l’on appelait autrefois “l’Autre Europe”, la seconde m’a sensibilisé à la notion de résistance.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Marc Capelle est né en 1958 à Roubaix. Journaliste, il a dirigé l’Ecole supérieure de journalisme de Lille et piloté les activités internationales de l’établissement pendant plusieurs années. Il a également été conseiller de la faculté de journalisme de Bucarest et attaché audiovisuel pour les Balkans au ministère des Affaires étrangères.

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Couverture

Page de titre

Remerciements

Ce livre doit beaucoup à de belles rencontres et à quelques personnes qui m’ont fait confiance. Mes remerciements vont d’abord à celles et ceux, à Bucarest, à Sarajevo, à Hanoi et ailleurs, dont le regard, la connaissance du terrain, la complicité m’auront aidé à ouvrir les bonnes portes et à éviter quelques erreurs de jugement ou de parcours. Merci donc à Nguyen Xuan Luong, Nguyen Thi Huong, Huyen Dao, Dang Duc Tué, Laurent Passicousset, Franck Renaud, Jean-Marc Vantournhoudt, Mihai Coman, Mirela Lazar, Rossitza Nikolova, Frédéric Jugeau, Zoran Udovicic, Enes Musabasic, Ljiljana Zurovac, Remzo Pehlivanovic, Dubravka et Adnan Kreso, Francis Bueb, Ziba Galijasevic, Benisa Boric, Ilhana Tucovic, Tara Schneider, Arnaud Appriou.

Je veux aussi remercier Hervé Bourges, qui était président de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille lorsque je suis parti en Roumanie et Patrick Pépin, directeur de l’école à mon retour et qui m’en a confié la direction internationale.

Ma reconnaissance va également à mes anciens collègues du ministère des Affaires étrangères, avec une mention spéciale pour Robert Perseil, diplomate facétieux et passionné par le journalisme.

Je veux dire aussi toute ma gratitude à Gilles Kraemer qui m’a incité à retravailler ces chroniques qui patientaient depuis quelques années dans mes tiroirs.

Enfin, je remercie Anne, mon épouse, lectrice attentive et conseillère avisée.

Carte

Préface

Un mur tombe, les coups de marteau et de masse se mêlent aux coups d’archet d’un violoncelliste virtuose, et c’est la Démocratie qui triomphe avec une naïveté qui fait peur.

Aux quatre coins du monde, partout, le XXe siècle s’achève avec onze ans d’avance.

Le monde a basculé et les jours tranquilles à l’Est peuvent commencer…

L’ironie du titre du livre de Marc Capelle est à prendre très au sérieux.

Ses chroniques, vives et acérées, efficacement rythmées par des séquences d’informations brutes, ouvrent un champ d’exotisme inimaginable pour la grande majorité des habitants de cette planète. Des décombres d’un monde peu lisible et souvent caricaturé (manichéisme de bipolarité oblige), surgissent de nouveaux visages, anges auto proclamés prêts à se vautrer dans les bras du Libéralisme triomphant. De Bucarest à Sofia, Budapest, Sarajevo (villes que l’on confondait allègrement encore peu de temps avant), en passant par Varsovie, Istanbul, Hanoï (l’Est va loin), et même Dakar (très très loin), Capelle, le journaliste, se confronte à la chair d’une humanité d’abord surtout vulnérable, proie facile pour les mafias, les obscurantistes, et toutes sortes d’autres vautours que les décombres excitent.

Peu à peu, la lucidité ternit pourtant le tableau et fait place à la rancœur et au désespoir.

Marc Capelle n’oublie pas dans ces moments là que l’indépendance du journalisme est une arme qu’il faut transmettre. Il s’y consacre. C’est le sens de son périple (combat ?).

Les grandes orientations du monde, orchestrées par nos dirigeants les plus puissants (Américains en tête), vont faire le reste (le jeu de la Finance et du terrorisme notamment, qui nous exploseront au nez plus tard)… C’est une autre histoire, certes, mais qui découle directement de celles présentes dans ce livre.

Ce livre qui laisse une saveur particulièrement troublante. Et la partie « balkanique », celle de l’éclatement de la Yougoslavie, « ma » Yougoslavie, en est un des maillons forts.

Le trouble dont je parle a forcément à voir avec le mot « exotisme », évoqué plus haut. Ce mot, qui prend une valeur sacrée à l’heure où un formatage global, donc régressif, règne avec mollesse sur notre monde, claque dans nos mémoires comme un vin puissant en bouche.

Et nous dit : c’était hier à peine, au siècle dernier.

Enki Bilal

Introduction

En 2003, à l’occasion de la sortie de “Good bye Lenin !”, le film de Wolfgang Becker, le cinéma parisien Le Balzac distribuait aux spectateurs une petite note expliquant ce qu’avait été le Mur de Berlin afin d’éclairer la lanterne des plus jeunes. Passé un moment de surprise, il m’avait fallu admettre que les moins de 25 ans pouvaient être passés à côté des événements qui, en 1989, ont changé le monde.

En 2013, les traces de ces bouleversements sont encore plus lointaines. La Pologne, la République Tchèque, la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie sont membres de l’Union européenne. Ces pays ont choisi la voie de la démocratie et personne ne songerait aujourd’hui à le contester. La liberté de la presse, la liberté d’expression, sont en particulier devenues une réalité. Plus loin encore, sur le continent africain et jusqu’en Asie, le pluralisme des médias s’est imposé en maints endroits, conséquence directe ou indirecte de la chute du Mur de Berlin.

Des experts, des chercheurs, ont déjà beaucoup écrit sur ces années 1990, période tellement importante de l’histoire contemporaine. Mais, aujourd’hui elles peuvent sembler lointaines ou un peu gommées par l’usure du temps. On mesure mal, par exemple, à quel point les populations de ces pays sont passées en dix ans de l’espoir aux désillusions et parfois à l’amertume. L’enthousiasme et la légèreté des premières années de l’ère post-communiste ont, pour des dizaines de millions de personnes, cédé la place à l’apprentissage, souvent difficile, de la compétition économique et sociale. L’atmosphère de la décennie 1990-2000 est, de ce point de vue particulière.

Durant cette période, j’ai conçu et accompagné des programmes de formation au journalisme dans de nombreux pays1, ce qui m’a permis de beaucoup circuler dans un monde qui, après la chute du Mur de Berlin, vivait cette profonde recomposition et bien des interrogations. Après des années de communisme et de “démocratie populaire”, les hommes et les femmes de ces pays devaient s’adapter à de nouvelles règles du jeu. Les dirigeants devaient se montrer capables de changer de discours ou céder la place à de nouveaux responsables. Pas simple pour tout le monde manifestement.

Je livre ici mes notes et impressions de l’époque. J’explique un peu en quoi consistait mon travail. J’essaie surtout de restituer les images, les ambiances qui m’ont accompagné pendant dix ans.

Ces chroniques sont regroupées en fonction des villes découvertes pendant ces dix années. Berlin ouvre la série, parce que à l’évidence c’est là que tout a commencé, même si je ne me suis rendu sur place qu’assez tardivement. Certaines de ces villes m’ont marqué durablement. C’est particulièrement le cas de Bucarest, où je suis resté trois ans (et trois hivers !) et de Sarajevo où j’ai eu la chance de vivre trois autres années, de 2000 à 2003 (je n’évoque dans cet ouvrage que mes premières missions sur place, de 1996 à 2000). Pour des raisons différentes, je me suis attaché à ces deux villes d’Europe orientale. La première m’a initié à ce que l’on appelait autrefois “l’Autre Europe”, la seconde m’a sensibilisé à la notion de résistance.

1. De 1990 à 1993, j’ai été conseiller de la faculté de journalisme de Bucarest et de 1993 à 2000 j’ai dirigé les activités internationales de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille.

Chroniques

Berlin

Le monde sans le Mur

“Die Mauer ist weg !” (le Mur est tombé) titraient mes étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille en 1989, en “une” de leur journal de fin d’année. Le hasard voulait qu’ils se trouvent à Berlin en voyage d’études la fameuse semaine où l’Histoire de l’Allemagne, celle du monde aussi, allait basculer. C’est vrai, le Mur est tombé, mais dix ans plus tard il en reste encore un morceau. Un pan de huit cents mètres, couvert de graffitis plus ou moins inspirés, comme cette caricature de Leonid Brejnev qui embrasse à pleine bouche Erich Honecker.

Les Berlinois ont modérément fêté hier les dix ans de la chute de leur mur, érigé en 1961 par la RDA pour tenter de contenir l’exode des Allemands de l’Est vers Berlin-Ouest, territoire de la République fédérale d’Allemagne. C’est pourtant ici que tout a commencé (ou que tout s’est terminé pour d’autres). Sans la chute du Mur de Berlin, je ne serai jamais parti à Bucarest en 1990. Le changement d’époque, la chute des régimes communistes, a profondément modifié le paysage médiatique des pays concernés. Nouveaux journaux, créations de stations de radio, de chaînes de télévision… Les jeunes voulaient devenir journalistes “pour dire la vérité”. Les anciens espéraient le rester pour dire leur vérité. Très vite des centaines, des milliers d’étudiants ou de professionnels déjà en place, en Europe dite “de l’Est”, mais aussi en Afrique et en Asie, ont eu besoin d’apprendre un métier : le journalisme. Des centres de formation, des experts, ont été sollicités pour monter des programmes de coopération. Les gouvernements occidentaux, les fondations américaines, ne lésinaient pas sur les moyens. Les médias étaient un domaine “sensible”, comme aiment le dire avec gourmandise les diplomates, et on trouvait toujours un ministre ou un ambassadeur pour affirmer qu’investir dans la formation des futurs journalistes était une priorité.

Par la suite les uns et les autres ont un peu déchanté. D’une part parce qu’ils se sont rendus compte que former un journaliste roumain, bulgare ou russe n’en fait pas pour autant un allié indéfectible de la France (ou des Etats-Unis, ou de la Suède, etc.). D’autre part parce qu’il a bien fallu admettre également que la formation demande du temps et donc un engagement sur la durée, souvent peu compatible avec les aléas de la politique internationale et les restrictions budgétaires qui suivent toujours les grandes déclarations et les belles promesses.

Difficile de ne pas penser à tout cela, ici à Berlin, où je mets les pieds pour la première fois. Ce coup d’œil dans le rétroviseur me permet de mesurer un peu le chemin parcouru depuis 1990, par moi-même certes, mais surtout par tous ces pays. Un peu de prudence quand même : dans la plupart des cas, je suis resté dans les capitales des pays concernés. Or, comparer les capitales entre elles n’est pas toujours pertinent. Il faut s’efforcer de comparer les capitales au reste du pays, ce que je n’ai que trop rarement pu faire. Seule exception notable : la Roumanie.

Mais revenons à nos moutons berlinois. Côté est, on réhabilite à tours de bras les immeubles de l’époque communiste. A quelques centaines de mètres de quartiers jumeaux de ceux de Csepel (banlieue ouvrière de Budapest), les Galeries Lafayette se sont insolemment installées dans un bâtiment de verre, sur la Friedrichstrasse, à deux pas de l’ancien Checkpoint Charlie. C’était une rue triste d’un pays communiste. C’est maintenant une avenue que l’on imaginerait sans peine à Paris où à New York. Même pas en fait : ici, du passé on essaye de faire table rase. Tout est neuf, tout brille, tout est propre. Le Berlin d’autrefois, bombardé pendant la guerre, a été remplacé par un Berlin moderne, un peu colossal par endroits, dans le secteur ouest. Maintenant – avec quarante ans de retard – c’est au tour du secteur est d’être livré aux grues, pelleteuses et autres machines infernales. La Postdamer Platz est un chantier gigantesque. Sony a installé là son siège européen. Des tours de verre et d’acier vont bientôt couvrir les cinquante hectares du terrain où, au début du siècle, circulaient les tramways.

Le “Volk” allemand fait la queue devant le Reichstag. Une heure d’attente dans le froid piquant pour accéder à l’étonnante coupole de verre, au sommet du bâtiment, qui offre une vue imprenable sur la ville, à commencer par la porte de Brandebourg, toute proche. Après les députés, le gouvernement a quitté Bonn et vient de s’installer à Berlin et tout n’est pas encore vraiment en place.

La ville ne semble pas vraiment agitée. Les larges avenues ne sont pas encombrées de voitures et, sur les trottoirs, une voie est réservée aux vélos. Sur l’Alexanderplatz, des hommes, des femmes, des enfants aussi, écrivent un vœu pour les dix ans de la chute du Mur et l’affichent sur un panneau. Je m’approche et tente de déchiffrer certains de ces messages, bouteilles à la mer. Tout de suite un mot se détache. Formidable. Terrible. “Ostalgia”.

Berlin, le 10 novembre 1999

2 mai 2001 – La chancellerie allemande emménage dans ses nouveaux locaux à Berlin, redevenue capitale de l’Allemagne depuis 1990. Le 19 avril 1999, le Bundestag s’était réuni pour la première fois à Berlin dans le bâtiment rénové du Reichstag.

Bucarest

17 décembre 1989 – Des manifestations démarrent à Timisoara pour protester contre l’expulsion d’un pasteur hongrois, Laszlo Tökes. Les forces de l’ordre ouvrent le feu sur les manifestants.

21 décembre 1989 – A Bucarest, une importante manifestation initialement destinée à soutenir le régime, vire à l’émeute anti-communiste. Nicolae Ceausescu doit interrompre son discours au balcon du siège du Comité central. Le lendemain la foule envahit le bâtiment et le couple Ceausescu s’enfuit en hélicoptère, lequel sera contraint de se poser en pleine campagne à quelques kilomètres de la capitale. Nicolae Ceausescu et sa femme, Elena, sont arrêtés. L’armée fraternise avec le peuple qui est dans la rue.

25 décembre 1989 – A la suite d’un procès improvisé à Tirgoviste, à 50 km de Bucarest, Elena et Nicolae Ceausescu sont déclarés coupables de génocide et immédiatement fusillés.

Tintin en Roumanie

Le regard soupçonneux et les mitraillettes des militaires, les doigts graisseux du douanier sur mon passeport, le vol des moineaux dans la salle de débarquement, le grincement du tapis autrefois roulant sur lequel arrivera peut-être ma valise, les étranges pylônes sur le tarmac décorés d’un damier rouge et blanc qui évoque “Tintin objectif Lune”… Décor et ambiance d’une autre époque pour ce premier séjour à Bucarest.

J’accompagne un groupe d’étudiants de l’Ecole supérieure de journalisme de Lille à qui j’ai proposé de réaliser un journal sur le thème “Avoir 20 ans en Roumanie”. Comme moi, ils débarquent à Bucarest pour la première fois. En décembre 1989, j’avais assisté comme tout le monde à la “révolution roumaine” à la télévision. J’avais vu les gesticulations de Mircea Dinescu, “poète national”, chantre de la révolution et la fin du couple Ceausescu, exécuté après une étonnante chasse à l’homme et un simulacre de procès, diffusé dans le monde entier, au cours duquel on voyait notamment un général fabriquer des avions en papier. A aucun moment je n’avais pensé que quelques mois plus tard, je me retrouverai ici.

Je suis logé au Bucuresti, grand hôtel de type soviétique, en plein centre-ville, de même que Pierre-Emmanuel Pessemier, journaliste et formateur venu comme moi encadrer les étudiants. Nous retrouvons là le directeur de l’école de journalisme, arrivé quelques jours plus tôt. Fatigué, agité, il a craqué nerveusement, victime peut-être de la folie qui règne en ville où rien ne semble fonctionner normalement. Avec l’aide de mon collègue j’organise son retour à Paris.

Les élections législatives et présidentielles roumaines doivent avoir lieu dans deux jours et l’ambiance est électrique. Les violences et les zones d’ombre qui entourent la chute de Nicolae Ceausescu, la part d’inconnu liée à la fermeture du pays pendant tant d’années, alimentent les attentes des nombreux journalistes étrangers qui ont aussi en tête les erreurs d’interprétation commises dans la couverture des événements de 1989. Toute la presse internationale est là pour assister en direct à l’accession au pouvoir du successeur du “Génie des Carpates”.

Bucarest, le 18 mai 1990

20 mai 1990 – Ion Iliescu (Front de Salut National) remporte l’élection présidentielle avec 85,1 % des voix, face à Radu Campeanu (Parti National Libéral), 10,6 % et Ion Ratiu (Parti National Paysan – Chrétien Démocrate), 4,3 %. Aux élections législatives, le Front de Salut National, obtient la majorité absolue avec 66,3 % des voix et 263 sièges sur 396.

La dame du télex

Arrivé au pouvoir en décembre 1989 par la volonté de la “révolution” ou par un coup d’Etat, Ion Iliescu est donc désormais le président élu de la Roumanie. Derrière son sourire béat on devine un homme madré, habitué des intrigues en tout genre.

Mes étudiants ont fait la connaissance de ceux de la nouvelle faculté de journalisme de Bucarest. Les échanges entre ces jeunes du même âge mais au vécu évidemment fort différent sont des moments forts. Par petits groupes, ils partent ensemble en reportage. Les étudiants roumains ont, comme leur compatriotes en général, un gros besoin de parler, de s’exprimer, de raconter ce que fut leur vie sous la dictature. Gabi, une étudiante grande et brune, calme et triste à la fois, détaille avec beaucoup d’émotion ses lectures en cachette de Freud dès l’âge de dix-sept ans. La psychanalyse était une pratique rigoureusement interdite sous le régime communiste. Gabi espère maintenant pouvoir y accéder et trouver les réponses aux questions – nombreuses ! – qu’elle se pose.

Chaque jour je me rends au guichet spécialement installé dans l’hôtel Bucuresti pour envoyer un télex à l’école de journalisme de Lille, histoire de donner quelques nouvelles. Le télex est le moyen de communication le plus sûr et le plus économique. Les deux ou trois premières fois j’ai rédigé mon texte et je l’ai donné à l’employée, une dame d’un certain âge, charmante, mais qui avait manifestement du mal à déchiffrer mon français et à le dactylographier. Aussi avant-hier, je lui ai proposé de prendre sa place, ce qu’elle a accepté sans faire d’histoire. Sous son regard amusé, j’ai donc tapé directement mon texte sur le clavier du télex et je lui ai demandé de valider l’envoi. Deux ou trois manipulations plus tard, mon rapport était arrivé à Lille ! Cet après-midi je suis retourné voir mon opératrice préférée et, pour la remercier de son amabilité, je lui ai offert une cassette d’Edith Piaf et une autre de Gilbert Bécaud. Avant de partir pour Bucarest, j’avais pris soin d’emporter quelques souvenirs “bien de chez nous” car on m’avait expliqué que la culture française représentait beaucoup de choses pour les Roumains. A voir la réaction de mon interlocutrice, j’ai vite compris que j’avais visé juste. Rouge de contentement, elle ne savait que dire et j’étais moi-même un peu gêné de provoquer autant d’émotion. Je me suis rendu compte aussi que si j’avais choisi une cassette de Patricia Kaas ou de Jean-Jacques Goldman j’aurais eu nettement moins de succès. Fermeture des frontières oblige, les Roumains ont une connaissance de la chanson française qui s’arrête aux années 1960.

Bucarest, le 24 mai 1990

Jos Iliescu !

La place de l’Université, entourée du Théâtre National, du bâtiment historique de l’Université de Bucarest et des vingt et un étages de l’Hôtel Intercontinental, est occupée depuis le mois d’avril par des centaines d’étudiants, d’enseignants, de jeunes, qui craignent de voir la “révolution” de décembre 1989 confisquée par un petit groupe de comploteurs, tous communistes sous l’ancien régime, le nouveau président Iliescu en tête. Les guillemets s’imposent à “révolution” car d’importantes zones d’ombres demeurent sur les événements qui ont conduit à la chute de Ceausescu, et notamment sur leur caractère spontané. Beaucoup préfèrent parler de coup d’Etat.

Au cri de “Jos Iliescu !” (A bas Iliescu !), les manifestants interpellent les nouvelles autorités du pays sous les objectifs des caméras des chaînes internationales, et réclament l’application du point 8 de la proclamation de Timisoara, adoptée en mars 1990, qui stipule que les communistes devraient être empêchés d’exercer des fonctions officielles.

La place est ainsi devenue l’épicentre de l’opposition. Les contestataires, qualifiés de hooligans par le pouvoir et surveillés de près par la police, campent jour et nuit sur ce qui est en fait un immense carrefour au cœur de la ville.

Bucarest, le 25 mai 1990

15 juin 1990 – Les forces de l’ordre, assistées par des milliers de mineurs descendus de la vallée du Jiu et dirigés par leur leader, Miron Cosma, interviennent avec une exceptionnelle brutalité pour chasser les occupants de la Place de l’Université. Cette répression a duré trois jours – du 13 au 15 juin -­ et fait officiellement 7 morts (une centaine selon les ONGs) et plus de 1000 blessés. A l’issue de l’opération, les mineurs ont reçu les félicitations du chef de l’Etat, Ion Iliescu, qui les avait appelés pour “sauver le régime démocratique assiégé”.

La rotative de la liberté

Bucarest aime la démesure architecturale. La “Maison du Peuple” décroche en la matière le premier prix toutes catégories, mais je n’ai pas encore pu visiter ce bâtiment pharaonique, planté à quelques centaines de mètres de la place de l’Université. Ce matin j’ai en revanche eu la chance de m’aventurer dans les immenses couloirs de Casa Scîntea (la Maison de l’Etincelle), rebaptisée Maison de la Presse Libre depuis quelques mois. Dans un style très soviétique, cet énorme bâtiment abritait jusqu’en 1989 le quotidien du parti, Scîntea, et ses diverses déclinaisons y compris bien des maisons d’éditions nécessairement aux ordres du pouvoir. Dans les entrailles de ce monstre de pierre et de béton, de vieilles rotatives transformaient la pensée des propagandistes en journaux, livres, brochures et autres affiches.

J’ai rendez-vous avec Petre Mihai Bacanu, patron du quotidien Romania Libera. Après un parcours pratiquement à l’aveuglette tellement le bâtiment est sombre et mal éclairé, j’arrive dans un petit bureau encombré de journaux. Bon nombre de quotidiens “post-révolutionnaires” sont abrités ici et doivent se partager les services de l’imprimerie commune. Bacanu affiche un air fatigué. Il explique que ses moyens actuels ne permettent pas à sa rédaction de travailler en toute indépendance et il multiplie les démarches pour obtenir une rotative à l’étranger, et notamment en France. Comme je dois rentrer à Lille dans deux jours, il espère que je serai, comme d’autres, son messager auprès de groupes de presse français.

J’avais rencontré une première fois Petre Mihai Bacanu en avril 1990 à Paris, où il était venu participer à un colloque organisé par le Nouvel Observateur et Reporters Sans Frontières sur le thème “Roumanie, qui a menti ?”. Les médias, occidentaux notamment, avaient été sérieusement mis en cause pour leur couverture des événements de décembre 1989. Victime de manipulations mais aussi de sa propre course à l’information, la presse avait, par exemple, affirmé qu’un charnier avait été découvert à Timisoara et avait, en guise de preuve, publié la photo d’une mère morte portant son bébé, mort également, sur le ventre. Cette terrible image avait fait le tour du monde et bouleversé l’opinion publique. Or, il est apparu par la suite que cette femme et cet enfant étaient décédés à l’hôpital plusieurs jours auparavant et qu’il n’y avait jamais eu de charnier, mais simplement des cadavres exhumés du cimetière des pauvres et exhibés pour faire croire à un massacre. De même, les médias annonçaient que la “révolution roumaine” avait fait dans l’ensemble du pays plusieurs dizaines de milliers de victimes, alors que le bilan réel fut de 1 100 tués et 3 300 blessés. Ces dérives journalistiques, ces égarements professionnels, furent donc passés en revue lors de ce colloque parisien. Il faut souligner qu’à l’époque, c’est la presse elle-même qui avait fini par reconnaître ses erreurs et par présenter ses excuses.

J’ai quitté cet après-midi Petre Mihai Bacanu en sachant qu’après ce premier séjour en Roumanie, je reviendrai. Le paysage médiatique est ici en pleine transformation, une faculté de journalisme est en train de naître, le besoin d’une expression libre et d’une information fiable est palpable, les gens font la queue pour acheter les journaux qui s’empilent sur les trottoirs, et les espoirs de partenariat avec la France sont très importants. Sans savoir encore exactement quelle forme cela pourra prendre, j’aimerais participer à cette aventure.

Bucarest, le 26 mai 1990

3 octobre 1990 – La réunification de l’Allemagne devient effective. Bonn perd son statut de capitale fédérale au profit de Berlin.

Petit Paris, grande Maison du Peuple