Kalis Rastell - Tome 3 - Leslie Tanguy - E-Book

Kalis Rastell - Tome 3 E-Book

Leslie Tanguy

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Beschreibung

Après un tumultueux périple, Kalis, la fille d’un félon, Ermès, le démon aux origines mystérieuses et Bhiota, le jeune garçon ambitieux, parviennent enfin à Substellargen, la capitale du royaume du Nord. Kalis y retrouve le trouvère Sadorn, son protecteur. Ce dernier l’introduit auprès des rebelles qui tentent de renverser la reine-déesse à bas de son trône. Mais les partisans de Dilovran sont nombreux et puissants. Entre les intrigues de cour, les secrets et les complots, nos héros devront forger des alliances avisées pour se préparer au mieux aux batailles qui se préparent…


À PROPOS DE L'AUTRICE

Leslie Tanguy est née en 1991 à Pontivy, au cœur de la Bretagne. Après avoir obtenu un Master de Lettres modernes, elle est devenue professeure-documentaliste, métier auquel elle porte beaucoup d’intérêt et qu’elle exerce dans sa région d’origine. Elle possède depuis de nombreuses années un intérêt marqué pour le Moyen âge, le monde celtique et les diverses légendes qui ont de tout temps inspiré les écrivains et les conteurs. Les livres et l’imaginaire l’ont accompagnée depuis son enfance de même que ce désir de faire naître par l’écriture ce qui est peu à peu devenu une mythologie intérieure. La série "Kalis Rastell" est son premier projet littéraire.

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Ähnliche


Leslie Tanguy

 

 

 

Kalis Rastell

 

*

 

Tome 3 : L’Ordre du Magnolia

 

 

 

 

 

À tous les guerriers et guerrières du quotidien…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Résumé des tomes précédents…

 

Kalis est une jeune femme élevée loin des intrigues par des paysans et par un trouvère du nom de Sadorn. Le jour où son père, le seigneur Sovaj Rastell, meurt devant ses yeux, elle se met en quête d’élucider les circonstances de ce drame. Ses indices sont maigres, si ce n’est que son père a été tué par des amavasyens, un peuple vivant au Sud, par-delà les cascades-frontières.

Tout en menant son enquête, la jeune femme s’efforce de trouver sa place et de donner un sens à son existence. Elle sait toutefois qu’elle ne peut revendiquer son nom ni son héritage, car, par le passé, les Rastell se sont élevés contre la reine Dilovran, la mystérieuse déesse qui gouverne le royaume de Galiaquilonem par l’intermédiaire du Temple.

Lors de ses pérégrinations, la jeune femme est accompagnée de Bhiota, un petit garçon espiègle qui rêve de devenir marchand de gemmes, et d’Ermès, un démon aux pouvoirs effrayants et mystérieux qui n’a de cesse de vouloir découvrir les secrets de ses origines. Au fil des lunes passées ensemble, un lien solide se tisse entre les trois compagnons et plus encore entre Ermès et Kalis dont les destins semblent intimement liés.

Durant leur périple, Kalis, Ermès et Bhiota affrontent des fomores – de redoutables démons mangeurs d’hommes –, des brigands, des dromonems – des fanatiques de la déesse Dilovran –, ainsi que la magie des élémentaires et des sorciers. Ces épreuves les ébranlent tant que Kalis envisage de renoncer à retrouver les assassins de son père pour mener une existence paisible.

C’est alors que Sadorn le trouvère, et Dana – une magicienne qui a toujours été proche des Rastell –, apprennent à Kalis qu’un groupe de rebelles s’organise à Substellargen, la capitale, et qu’ils y attendent sa venue.

Mais cette perspective terrorise la jeune femme. L’idée de devoir affronter la déesse, le Temple, le connétable et les Cinq : les seigneurs les plus puissants du Nord, la paralysent. Elle refuse de rejoindre les insurgés et tente de mener une existence loin des intrigues à Ebbenepen en s’engageant comme servante au palais des Mavri, les seigneurs de la cité.

Mais par un concours de circonstances, Kalis, Ermès et Bhiota sont amenés à traverser le désert de sable rouge qui marque la frontière entre les royaumes de Galiaquilonem et d’Amavasya. Le prince suryen, Tarendra Saura, les recueille chez lui et devient leur protecteur. Des sentiments naissent entre le seigneur amavasyen et Kalis.

Mais la paix ne dure pas. Les tensions entre les différents peuples du Sud se multiplient et un coup d’État éclate. Le roi du Soleil, Bhanu Surya, est assassiné et le prince de la Lune, Sohma Candra, s’empare du trône du Sud. Le prince Tarendra Saura est arrêté et exécuté, brisant le cœur de Kalis. La jeune femme et ses compagnons retournent vers le Nord alors que les peuples du Soleil et de la Lune se déchirent et qu’Amavasya entame une ère de violence et de répression.

Désorientée et meurtrie, Kalis réenvisage la perspective de rejoindre les insurgés qui se font nommer « les incrédules », à Substellargen, la capitale du Nord.

 

Prologue

 

Ebbenepen, un an après la chute du roi Surya. Un an après la prise du trône d’Amavasya par Sohma Candra. Un an après la mort du prince suryen Tarendra Saura.

 

Entre autres denrées très recherchées, le cumin se faisait rare. Les galias du sud s’en plaignaient sans cesse. Pour en obtenir une once, Xène avait marchandé avec un truand versé dans le marché noir.

Au début de leur arrangement, le prix était parfaitement abordable, juste assez élevé pour ne pas éveiller la méfiance de la komavros. Seulement, le montant avait grimpé en flèche au fil des lunes, plaçant Xène dans l’embarras.

La servante du palais des Mavri ne souhaitait pas attirer l’attention de la gouvernante.

Si cette dernière découvrait l’identité de son fournisseur, la jeune femme se verrait immédiatement mettre à la porte.

Et puis, l’ancienne chambrière, passée mitronne, s’était un peu trop vantée de pouvoir dégoter n’importe quelle marchandise à un coût raisonnable malgré ces temps difficiles. Nul doute que si elle ne rapportait plus de cumin à la table des Mavri, Xène perdrait la face et peut-être aussi cette promotion qu’elle s’était évertuée à obtenir depuis des années.

D’autant que sa vanité avait suscité de la jalousie. De ce fait, elle ne pouvait demander de l’aide à personne au château.

C’est dans cette période contrariée que son chemin croisa de nouveau celui de Kalis et de Bhiota. Comme lors de leur première rencontre, c’est au marché que Xène les retrouva. En les repérant, elle crut d’abord s’être trompée. Elle se rapprocha un peu pour mieux voir en se faufilant entre un jongleur et un marchand de poteries.

Il s’agissait bien de ses deux amis.

Les deux voyageurs ne l’avaient pas encore aperçue. Au milieu des badauds, tous deux écoutaient un camelot d’une oreille distraite. En les observant, Xène constata que ses anciens compagnons avaient bien changé. Une épaisse balafre cisaillait le visage du jeune grarun. Quant à Kalis, elle avait définitivement fait la mue de l’enfance. Ses formes et sa musculature s’étaient développées. Mais surtout, ses yeux d’or demeuraient imprégnés de gravité et d’une sourde tristesse.

Xène se remémora le temps où ils étaient employés au palais des Mavri, comme elle. Les jours précédant leur mystérieuse disparition, cette même expression assombrissait déjà les traits de la terved et éteignait son regard. La komavros n’en avait jamais su la cause.

Elle ignorait que c’était la nouvelle de la mort du père de Kalis, le seigneur Sovaj Rastell, qui avait anéanti son amie. En revanche, Xène devinait sans mal que les lunes qui s’étaient succédé depuis leur dernière rencontre n’avaient pas dû être des plus sereines pour la jeune femme.

Xène décida de garder pour elle cette dernière réflexion. Kalis était plutôt secrète et ne se confiait que difficilement. Qu’à cela ne tienne, Xène, elle, n’était pas aussi pudique sur ses émotions. En quelques pas, la mitronne rejoignit ses deux anciens compagnons.

— Eh bien, eh bien, commença-t-elle sur un ton de reproche, regardez qui voilà après tout ce temps !

— Oh… Xène ! s’exclama Bhiota avec surprise en faisant pivoter sa tête dans sa direction.

— Oui… Xène. Celle que vous avez oublié de prévenir le jour où vous avez fui Ebbenepen comme des voleurs. Celle à qui vous n’avez offert qu’une couronne de fougère pour toute explication. Celle que vous avez laissée sans nouvelle pendant des années.

Bhiota serra les dents tandis que Kalis affichait un air contrit.

— Tu as raison d’être en colère. Mais il s’est passé tellement de choses… Nous espérions te revoir en revenant à Ebbenepen et…

— Vous ne croyez quand même pas que vous allez vous en tirer comme ça. Je veux tout savoir, répondit Xène avec un trait d’espièglerie dans l’œil. Vous me devez bien ce récit.

— Ça risque de prendre un certain temps, observa Kalis en roulant des yeux. Mais tu as raison : on te doit quelques explications.

— Voilà qui est sage. Je connais une taverne où ils mitonnent une excellente soupe de haricots blancs. Je vous autorise à m’y inviter pour me raconter vos aventures. En attendant, c’est moi qui parlerai, fit crânement la mitronne. Même si je constate que vous n’êtes pas pressés de savoir comment je vais.

Un sourire en coin détendit un peu l’expression de Kalis.

— Tu n’as rien perdu de ta vigueur. J’imagine que tu te portes bien.

— Pas franchement, figure-toi, rétorqua-t-elle en faisant voler ses mèches roux sombre autour de son visage anguleux. Comme vous me voyez, j’ai de sérieux ennuis.

— De quel genre ? s’enquit Bhiota.

Xène leur raconta ses mésaventures et les pressions qu’elle subissait de la part des trafiquants. Kalis et Bhiota comprirent que si l’anxiété n’entachait en rien le dynamisme ni le bagou de leur amie, ses soucis étaient pourtant bien réels, et d’envergure.

— Je pense pouvoir te sortir de ce mauvais pas, déclara Kalis en dévoilant la garde de sa dague de sous sa cape-loup. Ce sera ma manière à moi de m’excuser pour mon trop long silence. Marché conclu ?

Xène se troubla.

— Je n’oublie pas que tu m’as tirée d’embarras par le passé, bafouilla-t-elle. Mais cette fois-ci, il te faudra plus qu’un stratagème pour intimider ces malotrus. Ce ne sont pas des tendres !

— J’ai des ressources et ce sera l’occasion de voir si mes entraînements ont porté leurs fruits. Quand dois-tu les rencontrer ?

— À la tombée du jour, mais…

— Je t’accompagnerai au rendez-vous, la coupa Kalis sans ciller.

Bhiota se retint de répliquer. Son amie semblait tellement renfermée depuis un an qu’il n’osa souffler cette étincelle d’enthousiasme qui s’était soudain mise à l’animer, même si c’était pour se mesurer à des brigands.

Le jeune garçon devinait qu’elle avait l’espoir de noyer sa tristesse dans le combat et dans le sang. Il renonça à la mettre en garde sur le péril auquel elle s’exposait. Il avait appris à faire confiance à l’adresse de son amie. À force d’entraînement, la fille de Rastell était à présent aguerrie à l’escrime et à la lutte.

La rencontre eut lieu dans une ruelle d’un faubourg de la cité d’Ebbenepen, à la lumière d’un brasero et du soleil déclinant. Une lueur carmine éclairait les visages burinés des trafiquants.

Pour éviter que Kalis ait à intervenir, Xène tenta tout d’abord de négocier, sans recevoir que des rires narquois en retour. Les brigands la bousculèrent et l’intimidèrent, ce qui, au vu du caractère de la komavros, n’était pas une mince affaire.

Kalis sortit de l’ombre quand les pourparlers échouèrent. Mais ses adversaires étaient entraînés au maniement des armes et ne manquaient pas d’habileté. Leur force physique leur offrait également un avantage de taille. Kalis avait appris à batailler comme le font les écuyers. Elle avait reproduit cent fois les mêmes mouvements pour les maîtriser au mieux, et les soldats qu’elle affrontait au palais de Tarendra avaient reçu une formation similaire. Mais les brigands se battaient de manière beaucoup moins prévisible. Leurs coups étaient portés par l’instinct. Ils étaient désordonnés et difficiles à prédire. De plus, leurs poignards étaient plus longs que la dague de Kalis, leur offrant une meilleure allonge. La jeune femme parvint néanmoins à toucher l’un d’eux lors d’une grossière ouverture. Mais elle réveilla la colère de ses ennemis et perdit aussitôt l’avantage.

Réfugiée derrière un pressoir, Xène observait avec effroi la réactivité de son amie diminuer dangereusement. Les deux malfrats attaquaient cette dernière sans relâche. Elle se dérobait et tentait de reprendre le dessus, mais ses efforts ne payaient pas.

Bhiota était, quant à lui, parti depuis de longues minutes à la recherche d’Ermès. Durant ce temps, Kalis s’épuisait et ses assauts perdaient en force. Xène ne savait que faire pour lui venir en aide.

— Va-t’en ! lui cria la combattante en évitant de peu une nouvelle estocade.

Mais la komavros ne put amorcer un mouvement que son amie fut transpercée au flanc par un coup de poignard. Le temps se suspendit. Xène regarda avec horreur Kalis s’écrouler sur le pavé avec un hoquet de stupeur.

C’est à cet instant que Bhiota déboula d’une ruelle, le souffle court. Il était accompagné d’un curieux jeune homme que Xène n’avait jamais vu. Fiévreux, le corps parcouru de tremblements, l’homme à la tête blonde et à la peau dorée se rua sur les agresseurs de Kalis, fondit sous leurs lames et leur brisa la nuque. Puis, il se précipita vers Kalis qui sombrait dans l’inconscience et tomba à genoux devant elle.

Et soudain, le monde bascula.

Lugendril masqua les lueurs écarlates du couchant et les deux astres se fondirent l’un en l’autre. L’éclipse happa la lumière vespérale et la peau du démon se mit à luire comme un soleil. Son épiderme transpirait une épaisse fumée blanche, comme s’il était sur le point de prendre feu et à se consumer.

Cette vision fabuleuse s’imprégna au fond de la rétine de Xène et de Bhiota. Tous deux en garderaient le souvenir jusqu’à leur dernier souffle.

Dans les rues de la cité, les badauds pointaient le ciel du doigt, subjugués par le spectacle. Nombre d’entre eux se prosternèrent en direction de l’éclipse tout en murmurant le nom de la déesse. Pourtant, Dilovran n’était pour rien dans ce phénomène exceptionnel.

Au même instant, au royaume des élémentaires, un sentiment d’effroi terrible saisit les elfes, les ondins, les fulenns et les sylphes. Chacun d’eux perçut en sa chair que le monde dans lequel ils s’étaient réfugiés s’écroulait. Les grandes portes de corne et d’ivoire vacillèrent, menaçant de s’effondrer. Le lien entre les deux terres était en passe de se rompre. Le temps de l’isolement prenait fin. Pour les esprits de la nature, il fallait de nouveau gagner le territoire des Hommes, ou périr.

 

1

 

Le prêtre Dhéode émergea de sa litière avant l’aube en se massant les reins après six jours à voyager sur les routes cahoteuses de la province Gelltiriad. Assisté par son serviteur, l’homme du Temple posa le pied sur les pavés recouverts de givre. En laissant derrière lui les chevaux fumants et le cocher épuisé et tout crotté, il émit un bref soupir.

Son valet de pied, un garçon courtaud au visage grêlé, l’invita à traverser la cour éclairée par une vingtaine de laquais porte-flambeaux.

— Avez-vous fait bon voyage, votre Éminence ?

— Fort mauvais, Mensa, marmonna-t-il en affrontant le vent glacé venant de l’océan.

Au nord-est du royaume, sur les terres merghs, Dhéode avait rassemblé les chefs des dromonems afin de faire le point sur les derniers événements et d’éclaircir certaines affaires.

Ces défenseurs de la parole divine n’avaient de cesse de se montrer soucieux. Ils nourrissaient mille soupçons, croyaient déceler un complot derrière chaque murmure et doutaient de la loyauté et de la foi de tous. C’est donc à leur pressante demande que le prêtre avait entrepris ce voyage pour recueillir leurs inquiétudes et juger de leur bien-fondé.

La situation était plutôt stable ces derniers temps. Seulement, quelques rebelles s’étaient présentés çà et là, haranguant la foule pour tenter de la détourner de Dilovran. Il n’en avait pas fallu davantage pour enflammer les dromonems. Parmi ces frondeurs isolés, quatre avaient été pris. Sans s’embarrasser d’un procès, l’institution les avait fait écarteler et l’affaire avait été conclue malgré l’indignation de quelques magistrats.

Dhéode soupira de nouveau. Ce conseil secret qui l’avait conduit aussi loin de Substellargen pour finalement peu de choses avait quelque peu assombri son humeur. Tout ceci aurait pu être mis en ordre par une ou deux missives portées par un coursier privé.

Le prêtre se pinça l’arête du nez en passant les portes de son hôtel particulier. Les dromonems, cette armée de fanatiques prêts à mourir pour la reine Dilovran, représentaient une carte maîtresse dans son jeu. Dhéode était grand chancelier du royaume, et bien que cet office occupât la majeure partie de son temps, il ne se prévalait que rarement de ce titre, soucieux d’apparaître en premier lieu comme un humble serviteur de la reine-déesse.

Dhéode était responsable de l’administration de la justice royale et tenait le rôle de chef du conseil restreint où siégeaient les Cinq. De ce fait, il était l’un des hommes les plus influents de Galiaquilonem. Or, quand les pairs du royaume ne font figure que de simples valets auprès de la reine, l’ordre et le respect des institutions s’en trouvent davantage renforcés. C’était là son credo et la raison première de son apparente humilité.

Cardéa, quant à elle, dirigeait le Temple. Par conséquent, la hiérarchie la plaçait comme cheffe de tous les prêtres, de ceux des plus petits bourgs jusqu’aux puissants ecclésiastiques des grandes cités. Elle et lui étaient les seuls à posséder le privilège de pénétrer dans la tour où résidait la déesse souveraine.

Dhéode marcha jusqu’à son cabinet et tendit sa lourde cape de voyage et son manteau doublé de vair à un valet avant de détendre les muscles de son dos étroit. La grande prêtresse, Cardéa, regardait les dromonems avec méfiance. Elle craignait le désordre et avait transmis ses inquiétudes au chancelier.

Dans l’intimité de sa conscience, Dhéode songea qu’elle n’avait pas tort. Les dromonems étaient des fous. Il se trouvait à la tête d’une bande d’illuminés dangereux. Cette pensée dessina un sourire cynique sur son maigre visage. Il possédait, par ces hommes et ces femmes, ardents et intraitables défenseurs de la foi, une armée d’irraisonnés sans peur, capables de tout et fort heureusement, manipulables à loisir.

Cependant, la masse des dromonems ne faisait qu’enfler de jour en jour. Il lui fallait donc veiller à ce qu’ils ne deviennent pas une menace.

Le connétable Defer, le premier officier de l’armée royale, admirait leur ferveur mais redoutait l’impulsivité de ces fanatiques.

Ces dévots plaçaient la parole de la déesse au-dessus de la justice des Hommes. De ce fait, ils s’octroyaient parfois un pouvoir qu’ils ne possédaient pas. Mais, bien que prudent, Dhéode préférait s’en réjouir.

Que ces exaltés outrepassent les lois si cela arrangeait ses affaires et faisait trembler les ennemis du Temple. Les puissants parvenaient toujours à s’accommoder avec les lois. D’ailleurs, pour le cas des quatre écartelés, quelques pots-de-vin bien distribués avaient suffi à faire taire les contestations.

— Mensa ! appela soudain Dhéode.

Le petit homme apparut d’un pas pressé avant de se fendre d’une profonde révérence.

— Votre Éminence…

— Qu’on me remplisse l’étuve et qu’on m’apporte ma cape grenat, ordonna le chancelier avant de tourner les talons. Veille aussi à ce que la litière soit prête dans une heure.

Au service de la déesse et du royaume, la vie privée n’avait pas lieu d’être et les instants d’intimité et de repos s’avéraient extrêmement rares et fugaces. Le prêtre s’était voué à une existence de servitude, entièrement soumise à la monarque et aux intérêts de Galiaquilonem.

La reine.

La procession de Dilovran se déroulerait dans trois semaines et avant de se pencher sur la gestion des affaires courantes qui avait pris du retard à cause de ce voyage, Dhéode se devait encore de vérifier que tout était en ordre pour l’événement le plus attendu de l’année.

 

*

 

Le jour tombait au ponant. Le brouillard affluait des bas-fonds, suintait de la terre froide des champs et s’échappait en volutes saccadées du souffle des voyageurs.

Après deux années d’errance et de doutes, Ermès, Kalis et Bhiota émergèrent des bois et franchirent les dernières lieues qui les séparaient de la capitale.

Chevauchant en tête, Bhiota plissait les yeux pour tenter d’apercevoir la montagne se détacher de l’horizon brumeux. Baigné de la lumière rose orangé du soleil d’hiver, le jeune grarun appréhendait de retrouver son foyer.

Voilà presque cinq ans qu’il avait quitté Malvina, sa mère adoptive, pour répondre à son ambition de s’assumer seul et de se rapprocher de son rêve de devenir marchand de gemmes. Bhiota n’avait pas dix ans quand il avait franchi les remparts de Substellargen pour s’élancer sur les routes.

Aujourd’hui, à presque quatorze ans, il se trouvait enrichi par le voyage, les expériences et les rencontres. Mais le jeune garçon savait qu’il revenait surtout chez lui amoché par les déconvenues et durement muri par les épreuves. Physiquement aussi.

Il craignait de voir l’effroi dans le regard de sa mère et de ses amis quand ceux-ci découvriraient cette balafre hideuse laissée par un fomore, voilà trois ans, dans la province Nigris. Bhiota respira avec peine. L’appréhension et le froid oppressaient sa poitrine. Une épaisse buée blanche s’échappa de ses lèvres. Machinalement, le jeune garçon resserra sa capuche sur sa joue.

Soudain, la capitale se dévoila dans le brouillard glacé. Au loin, de l’autre côté de la vallée, sur les hauteurs, Substellargen apparut à Kalis et Ermès comme une cité fabuleuse, semblablement née de l’union de la montagne et de l’océan. En ce jour brumeux, on devinait à peine la tour du palais royal et son pinacle qui pointaient droit vers le ciel, fendant les premiers nuages rougis par le crépuscule.

À l’étage inférieur se dessinait une coupole en verre aux teintes nacrées. Les remparts de granit de Substellargen couraient loin vers le ponant pour rattraper les falaises surplombant la mer. En direction du levant, ils se fondaient sur un versant rocheux inaccessible.

L’entrée principale, flanquée de deux tours de guet épaisses de plusieurs toises, saillait sur le devant.

Deux autres voies, toutes deux trop étroites pour qu’un cheval puisse y passer, se dessinaient aux extrémités est et ouest.

Par temps clair, on pouvait deviner les cinq tertres sur lesquels se dressaient les châteaux des Cinq : les murs qui les entouraient, les bastions et les courtines.

Des remparts délimitaient les districts des princes, complexifiant encore toute tentative d’invasion de la capitale du Nord.

Kalis posa une main en visière sur son front pour mieux distinguer les bannières qui flottaient dans la brise marine.

Elle repéra celles des Léanos, des Céphée, des Tarvos, des Ormrun et des Erzylas, dominées par l’étendard royal : une fleur d’hélianthe stylisée sur un fond amarante.

— Finalement… je ne suis pas si mécontent d’être arrivé, soupira Bhiota en se massant pour la énième fois l’arrière-train, en équilibre sur ses étriers.

Ses iris noir et or comme perçant le brouillard, le démon Ermès, gardait les yeux rivés sur la capitale. Malgré la distance qui l’en séparait, il en percevait déjà la rumeur et les prémices d’une atmosphère vive et grouillante de vie.

— Allons-y avant que les portes ne ferment pour la nuit, fit Kalis en faisant avancer son cheval gris fer d’un leste mouvement de bassin.

Ses deux compagnons la suivirent vers la grand’route où se succédaient marchands, coursiers et vagabonds.

À cette heure, on se bousculait devant l’accès principal. Les colporteurs et les négociants pestaient et le bétail était nerveux. Si bien que les premiers en venaient parfois aux coups quand les deuxièmes envoyaient force ruades et bourrades.

Délesté d’une bonne somme d’argent pour pouvoir passer l’arche d’entrée, Bhiota soupira en renouant sa besace. Cette taxe instituée par le Temple était particulièrement impopulaire. Du temps du roi Artus, seules les marchandises qui entraient dans les villes étaient soumises à l’octroi. Mais aujourd’hui, chaque tête humaine et animale devait également payer pour passer les portes de la capitale.

Au terme d’une longue attente, les trois voyageurs franchirent la haute arcade hérissée de gargouilles aux crocs, ailes et serres déployées avant de pénétrer dans l’enceinte de Substellargen.

Immédiatement, les odeurs transpirant de la vieille cité les assaillirent en un savant mélange d’urine, de chair pourrissante, de crasse et d’excréments.

— Je n’ai qu’à poser un pied dans les villes pour aussitôt regretter les forêts, se plaignit Kalis en plissant le nez.

— Nous nous habituerons à cette odeur, la rassura le démon qui s’était mis à analyser chaque effluve. L’atmosphère d’Austrigreii était bien plus étouffante que celle-ci.

Les quartiers les plus pauvres bordaient les remparts. Ici, des tavernes sombres et crasseuses et des cabanes sommaires où survivaient des familles pleines d’une marmaille bruyante s’alignaient à perte de vue. La faim et l’ivresse se mêlaient dans les yeux de ces pauvres hères qui allaient et venaient dans les rues.

Kalis fronça tristement les sourcils. Elle n’avait pas tant marché, traversé tant de provinces, parcouru tant de lieues pour se retrouver dans un endroit si misérable où elle et ses compagnons risquaient à tout instant de se faire dépouiller ou d’être pris à partie dans une rixe. L’air nauséabond et la saleté ambiante l’écœurèrent.

À chaque fois qu’elle s’y confrontait, cette pauvreté-ci lui paraissait effrayante et bien étrangère à celle qui avait été la sienne.

Elle songea à son enfance chez les paysans Ehan et Enyse, à son travail pénible mais honnête à la ferme des Ausare. Toute petite déjà, elle avait éprouvé les suées qui font tanguer le corps et embrouillent l’esprit.

Elle avait enduré le froid glacial qui vous transit jusqu’à l’os et inflige des gelures et des onglées. Elle connaissait la poussière des champs qui assèche la gorge, l’odeur âcre des animaux, les muscles endoloris et l’épuisement.

Elle était familière de ces journées interminables, de ces nuits trop vite achevées et des blessures ainsi que des fièvres qui font délirer. Mais cette pauvreté-ci n’y ressemblait en rien.

D’une pression sur le ventre de sa monture, la jeune femme s’écarta. Un homme à qui il manquait une oreille traversa la voie dans le sens inverse.

À l’opposé, une fille au corsage ouvert apparut à la porte d’une taverne, aguichant les passants en veillant à ce qu’aucun sergent ne traîne dans les parages.

— Substellargen… railla Kalis en resserrant machinalement sa cape-loup autour d’elle.

La jeune femme se trouvait à la fois rompue de fatigue et angoissée. Il paraissait curieux à Ermès que cette misère l’effraie alors qu’elle avait déjà traversé tant d’orages, affronté tant d’ennemis.

— Pourquoi te montres-tu si farouche tout à coup ? l’interrogea-t-il en remarquant les jointures blanches de ses doigts qui comprimaient nerveusement les rênes.

— J’ai hâte de m’éloigner d’ici. Cette atmosphère me fait froid dans le dos et me désole… lâcha-t-elle sans pouvoir expliquer davantage son ressenti. Quand serons-nous à l’auberge ?

— Nous avons trois districts à traverser, annonça Bhiota en évitant de justesse deux bœufs poussés par un boucher. Le double à pied. Substellargen est une ville immense. Imagine cinq grandes cités rattachées les unes aux autres. À ce rythme, on doit donc en avoir pour…

— Pour trop longtemps, le coupa la jeune femme. Le jour va tomber et ces lieux ne sont pas sûrs. Trouvons un endroit où passer la nuit avant que nos vêtements et nos montures n’attirent l’œil des brigands, si ce n’est déjà fait.

 

 

2

 

Dans la grande salle du palais du Serpent, un feu flambait en faisant éclater la résine d’un châtaignier. Plantés dans deux cathèdres, le prince Nagendor Ormrun et la grande prêtresse Cardéa conversaient tous deux, les genoux recouverts d’une fourrure de loup gris.

Leur discussion, au début portée sur quelques points précis de dogmes sibyllins, n’avait pas manqué, comme à chacune de leurs entrevues, de dévier vers la politique. Ils parlaient à présent d’Amavasya et plus particulièrement de son nouveau souverain que le Nord ne cessait de considérer depuis deux ans d’un œil perplexe.

— Il n’est pas aisé de déloger un monarque de son trône, fit le vieux prince, deux doigts tapotant sa tempe grise. Il paraît évident que certains voulaient voir la Lune effacer le Soleil. Mais, par la reine, pourquoi ? Candra est un homme vaniteux, imprévisible et belliqueux. Qui a pu trouver un intérêt à le suivre ou à le mettre là ?

— Je ne compte plus les fois où l’on m’a posé cette question, soupira la grande prêtresse. Malheureusement, nous l’ignorons. Toujours est-il que la déesse l’a reconnu comme suzerain et gouverneur d’Amavasya. Le Sud a besoin d’ordre. Nous traversons une période troublée. Les récoltes ont été mauvaises et certaines denrées font défaut. Il n’aurait pas été judicieux de contester la légitimité de Candra.

— Le Nord et le défunt roi Surya étaient en bons termes. Pourtant, son assassinat est demeuré impuni. La chose n’a pas manqué de surprendre. Beaucoup en furent outrés. Les corporations marchandes et la cité de Turromo en furent particulièrement mécontentes. Le commerce extérieur en a pâti.

— Il est vrai, admit simplement Cardéa en buvant une gorgée de vin épicé. Mais n’oublions pas que Dilovran a fermement condamné le coup d’État. Le roi Candra a été sanctionné pour le désordre qu’il a occasionné. Durant la première année qui a suivi sa prise de pouvoir, il a dû expier ses fautes et ses crimes par la prière, le jeûne, l’abstinence et la modération. Le prêtre Radheor de Susumna y a veillé et vous connaissez sa sévérité et son intransigeance…

Nagendor hocha la tête.

— Les trouvères et les bardes décrivent avec beaucoup de poésie la panse du roi qui s’est réduite au fil des jours comme la lune décroissante, railla Nagendor.

— J’ai ouï dire que la lune a de nouveau enflé, fit la grande prêtresse avec un sourire amusé, ses doigts potelés pianotant sur son propre ventre gras. Ne vous tordez pas tant les boyaux, Nagendor ! Ce genre de satire ne représente pas un pouvoir bien menaçant.

— Je vous l’accorde, cela paraît plutôt innocent. Pourtant, certains de ces chanteurs véhiculent de curieuses idées sur les routes et dans les villages. Je les soupçonne d’avoir rejoint ce groupe de rebelles que l’on nomme les incrédules.

Je crains qu’ils cherchent à infiltrer tous les milieux de notre société, à gagner en influence dans les corporations, dans les universités, dans les communes libres et peut-être même dans les cours seigneuriales. Je crains que ces oiseaux de malheur ne tentent de corrompre les esprits des galias pour les détourner de la reine.

— Vous êtes toujours trop soucieux, Nagendor. Si la chose était avérée, nous en aurions eu vent. Tenez, par exemple : l’interrogatoire de messire Kroken n’a pas donné grand-chose. En dépit des pressions qu’il a reçues, le chevalier grarun a toujours fermement réfuté les accusations qui étaient portées contre lui.

— Malgré tout, je pense qu’il a réellement confié à sa femme et à son écuyer qu’il faisait partie des incrédules. Pourquoi ces deux-là auraient-ils inventé une pareille histoire ?

Cardéa haussa les sourcils.

— Imaginez que dame Kroken et le gentilhomme soient amants. Quel meilleur moyen de se débarrasser d’un mari ou d’un rival qu’en le faisant accuser de félonie ? Si tel est le cas, ces deux-là peuvent être satisfaits : malgré l’absence de preuve de sa culpabilité, messire Kroken n’a pas réussi à convaincre le juge de sa bonne foi.

L’expression du Serpent s’assombrit.

— Croyez bien que l’idée qu’un de mes plus braves chevaliers soit exécuté demain ne m’enchante guère, soupira Nagendor. Pourtant, les incrédules…

— Je vous le répète, la coupa fermement Cardéa, si les incrédules existent, ils ne représentent pas une menace sérieuse. Les dromonems du prêtre Dhéode les traquent sans relâche, ainsi que le connétable Defer. Nous n’avons jusqu’ici obtenu aucun résultat probant, ce qui laisse à penser que vos soupçons n’ont pas de fondement. Sachez que ces doutes qui vous taraudent plus que n’importe qui commencent à peser lourdement sur le Trésor, tiqua la grande prêtresse en dodelinant de la tête. Sans compter que la seule réelle menace, le seul vieil ennemi que nous pouvions réellement craindre a disparu, voilà quatre ans.

— Un vieil ennemi ?

Le coin des lèvres de Cardéa s’étira avec malice.

— Vous n’avez pu l’oublier… Mais je vous laisse la surprise de le découvrir par vous-même. La rumeur a enfin atteint Substellargen et ne manquera pas de vous réjouir.

Nagendor hocha distraitement le menton. De la cour du palais lui parvenaient des coups de heurts.

Remarquant que ces bruits de fer croisé avaient happé l’attention de son interlocuteur, la grande prêtresse se rengorgea :

— Sont-ce vos murs qui sont attaqués, Ormrun ?

— La chose eût été préférable, grogna le vieux prince. Veuillez m’excusez, votre Excellence.

— Je vous quitte de toute façon. La reine m’attend.

Le Serpent s’inclina. Quand la grande prêtresse eut disparu avec ses hommes, Nagendor se laissa guider par le tumulte des chocs métalliques.

Le cri des lames le mena sur la haute cour où Dracène, sa fille aînée, prenait sa séance d’entraînement à l’escrime.

Une pléthore d’écuyers et de chevaliers ainsi que quelques courtisans se réjouissaient devant le spectacle.

Les assauts de la géante ne cessaient de faire reculer son mestre d’armes dont la garde faiblissait dangereusement. Aucune feinte ne parvenait à la contrer.

Sa lourde épée à deux mains dansait avec aisance, sifflant dans l’air pour finalement venir frapper avec force son adversaire. Quand les deux combattants aperçurent le prince, les pointes des lames retombèrent vers le sol.

À l’instar du public qui s’était formé, le mestre d’armes s’inclina et quitta la place.

— Par la reine, cesseras-tu un jour d’agir contre ta nature ? maugréa Nagendor.

Dracène retira son heaume pour laisser apparaître un visage anguleux dégoulinant de sueur. Elle posa son épée contre un coffre et se saisit d’un tissu pour éponger son front et sa nuque avant de secouer ses cheveux courts. La fille du Serpent ne prit pas la peine de relever la pique et entreprit de tâter le tranchant de sa lame qu’elle jugea trop émoussée.

— J’ai aperçu les gardes de la grande prêtresse en bas des remparts. Leurs armures sont rutilantes à souhait. Voilà des impôts qui n’ont pas été jetés dans la rigole. Je suis d’avis d’investir dans des cottes à écailles qui protégeraient davantage nos hommes des flèches et des coups d’estoc.

Le visage de Nagendor s’était encore refermé après ces dernières paroles.

— Est-ce là tout ce qu’une princesse a à dire à son père ? maugréa-t-il. Ne me parleras-tu jamais que de haubert et de camaille ?

Dracène claqua rudement mais sans colère la caisse qui renfermait le matériel de guerre et se laissa tomber dessus. Les coudes sur ses genoux arqués, elle reprit :

— Un drôle de bruit court. Les soldats racontent qu’il y a de cela plusieurs années, Cassandre Céphée aurait affronté un seigneur rebelle du nom de Sovaj Rastell.

Nagendor pâlit brusquement à l’évocation de ce nom et sa lèvre inférieure se mit à trembler.

— Quoi ? cracha le Serpent.

— Qui est ce Rastell ? l’interrogea Dracène en entreprenant d’affûter sa lame.

— Un diable, vociféra Nagendor en postillonnant. Un démon que je craignais de voir ressurgir du passé. Sovaj est-il sorti vivant de la confrontation ? Comment cette information est-elle parvenue à la capitale ?

— Je l’ignore. Il est même probable qu’il n’y ait pas eu de réelle altercation. Certains disent que Céphée n’a fait que le poursuivre. Mais d’autres, comme Milo Mavri et Pyrite Adaman, le fils du grand mestre des orfèvres, affirment qu’ils se sont affrontés durant des heures, jusqu’au seuil de la mort, sans pouvoir se départager.

Nagendor pivota sur ses talons. Sa lourde cape noire décrivit un arc de cercle. Le Serpent s’en alla contrarié.

 

*

 

Après qu’un écuyer l’ait aidée à faire la mue de son armure, Dracène marcha vers la tour de la Couleuvre. La chevaleresse escalada l’escalier à vis de son pas lourd de soldat et pénétra dans la salle la plus haute du bâtiment. Quand elle et sa sœur étaient enfants, toutes deux passaient le plus clair de leur temps dans cet endroit, le moins austère de tout le château. Sa cadette était assise sur une chaise à haut dossier, le regard perdu dans les flammes qui brûlaient dans l’âtre.

— Linda ? l’interrogea Dracène en tentant d’étouffer sa brusquerie habituelle.

La jeune fille ne bougea pas d’un cil. Dracène s’agenouilla et posa sa main sur la tête de serpent qui ornait le bout des accoudoirs. Elle observa longuement sa cadette. Les éclats rouges des flammes se reflétaient sur ses cheveux d’argent. Linda tenait un coffret entre ses doigts et ses grands yeux verts étaient voilés d’inquiétude.

— Tu ne devrais pas être si anxieuse. Père est persuadé que tu sauras t’imposer à la cour des Mavri, et je suis aussi de cet avis. Tu es forte, Linda. S’il-te plaît, souris, petite couleuvre. Je n’aime pas te voir triste.

— Ce n’est pas pour moi que je me fais du souci, mais pour toi, la corrigea calmement Linda.

Elle balaya ses larmes par quelques battements de cils et tourna enfin son regard vers sa sœur.

— La blessure que tu t’es faite à la chasse a bien guéri et la cicatrice est belle. Mais je ne serai pas là pour soigner la prochaine. Tiens, prends ceci, dit-elle en tendant l’écrin qu’elle gardait toujours entre ses deux mains. À l’intérieur, tu trouveras des fioles pour soulager tes migraines, mais aussi de l’oxycrat et de la propolis pour traiter les plaies…

Dracène sourit. Cette petite sorcière préparait elle-même toutes sortes de potions et d’onguents. Mais plus qu’une koadienne, Linda était une bonne fée pour elle. Dracène s’était souvent demandé si la tache de naissance rouge qui traversait le visage de sa cadette était le signe physique de ses dons magiques.

La chevaleresse se morigéna intérieurement. Elle aurait dû deviner que sa sœur se faisait du souci pour elle avant de s’inquiéter pour son propre devenir. Après un accident de chasse qui avait eu lieu au printemps dernier, les panseurs avaient jugé que Dracène Ormrun était condamnée. Finalement, son état s’était peu à peu stabilisé, mais les médecins s’étaient montrés sceptiques quant à son rétablissement. Linda les avait contredits et grâce aux bons soins qu’elle lui prodiguait infailliblement, jour et nuit, la petite sorcière leur avait prouvé qu’elle avait eu raison de s’entêter.

— Il faut faire confiance aux panseurs, tenta de la rassurer Dracène. La plupart du temps, ils savent ce qu’ils font. Et quand ce n’est malheureusement pas le cas, je me dis que, de toute façon, personne n’est plus instruit qu’eux.

Linda claqua la langue pour signifier son agacement.

— J’ai conscience que, pour l’heure, ils sont bien plus érudits et habiles que moi, concéda-t-elle. Mais ils ne semblent pas réaliser que l’hygiène doit être absolument parfaite autour du malade.

— Je veillerai à le leur rappeler, je te le promets. Mais peut-être qu’il vaudrait mieux que je ne leur révèle pas d’où me viennent ces consignes.

Dracène se souvenait que Linda avait ridiculisé les plus éminents médecins en arguant qu’elle se rétablirait. Depuis, certains lui témoignaient une extrême froideur et refusaient de lui transmettre leur savoir.

En entendant cette promesse, Linda parut un peu plus détendue.

— Après la procession de la reine-déesse, je devrai me rendre au palais des Lions où réside actuellement le seigneur Milo Mavri. De là, il m’escortera chez lui, à Ebbenepen pour que j’apprenne à me comporter comme la princesse que je suis.

— Souhaites-tu que je t’accompagne au château des Léanos ? demanda Dracène en se redressant.

Un rictus étira les lèvres de Linda.

— Je t’épargnerai ces mondanités. Et puis, je ne voudrais pas te faire manquer la chasse.

Dracène lui rendit un sourire complice et lui tapota l’épaule.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

3

 

Au petit matin, dans les écuries d’une auberge où ils avaient trouvé refuge pour la nuit, Kalis s’éveilla avant les autres. La discrétion lui semblait de mise et la compagnie des chevaux préférable à celle des vagabonds qui fréquentaient cette auberge miteuse. En retirant les épis de blé de ses cheveux, elle posa le regard sur Ermès et Bhiota, emmitouflés dans leur cape de voyage, les yeux clos.

Étendu sur les escarcelles comme un dragon sur un tas d’or, le démon fronçait les sourcils dans son sommeil. Le jeune garçon, quant à lui, ouvrait impudiquement la bouche, sa joue gauche écrasée contre son avant-bras. Kalis sourit en se mordant la lèvre, songeant qu’il y avait quelque chose d’attendrissant dans cette scène. Ermès et Bhiota étaient sa famille, ce qu’elle avait de plus cher. Ces dernières années ensemble les avaient pour toujours reliés les uns aux autres.

Quand l’astre du jour éclipsa Lugendril et la lune rouge, les trois amis sortirent par la porte cochère en tenant leur cheval par la bride. Leur silhouette se baigna d’une chaude teinte orangée.

Ils marchèrent quelque temps puis pénétrèrent dans le vaste quartier marchand des graruns. Malgré l’heure matinale, la foule affluait déjà dans les étroites ruelles. Bhiota confia sa monture à Kalis et s’élança entre les badauds avec un cri d’enthousiasme. La jeune femme sourit. En s’éloignant des secteurs mal famés, la peur l’avait quittée pour de bon.

Elle avançait d’un pas assuré et considérait Ermès avec tendresse. Le démon humait l’air comme un animal arrivé sur un territoire nouveau. Ses narines frémissaient tandis que sa nuque se tournait vers l’étal ouvert de l’apothicaire-épicier. Il sentait les herbes, les épices, le sucre et la graisse.

Kalis observait ses prunelles noir et or suivre le mouvement de la lancette du barbier-chirurgien qui sculptait la barbe d’un grand homme aux cheveux gris. Puis, le tailleur qui cousait un épais tissu carmin attira son attention. Il entendait le bruit du fil glisser dans la futaine. Enfin, son ouïe fine engloba le brouhaha dans son ensemble : les cris des marchands, les deux chiens qui grondaient en montrant les crocs et les matrones qui houspillaient le boulanger qui n’avait plus de pain de seigle.

Kalis songeait aux deux dernières années qui s’étaient écoulées. Depuis qu’ils avaient quitté Amavasya, Ermès s’était davantage laissé aller à l’écoute de ses sens. La jeune femme attribuait ce changement à l’influence de Mayanka Balendu, le sorcier amavasyen. Le démon et le tanien n’avaient jamais cessé d’entretenir une correspondance. Ermès avait recueilli ses tourments après l’accident qui avait coûté la vie à sa sœur et le tanien avait écouté les questionnements du démon, toujours en quête de réponses quant à son identité.

Auparavant, Ermès craignait son essence magique. Il la refoulait au plus profond de son être par crainte qu’elle le submerge et qu’il ne perde le contrôle de lui-même. S’il gardait toujours enfermée en lui la part destructrice et sauvage de ce pouvoir, le démon était néanmoins parvenu, par l’influence du sorcier Mayanka, à laisser tomber une de ces murailles qui le tenait à l’écart des Hommes.

Ermès était un conquérant sensationnel. Un pressant besoin de voir, de toucher et de sentir l’habitait continuellement depuis sa naissance. Mais ce n’est que récemment qu’il s’était autorisé à y répondre. Kalis ne l’en trouvait que plus fascinant. Dans ces moments-là, elle prenait un secret plaisir à l’observer.

Le démon plongea son avant-bras dans le fond d’un sac de grain. Sa peau en ressortit poudrée et adoucie. Il poursuivit son chemin, caressa le soyeux des étoffes, la croûte rugueuse du pain et le dos osseux d’une chèvre. Se retournant soudain, il se trouva nez à nez avec Kalis.

Celle-ci lui souriait. Un éclat nouveau habitait ses yeux d’or. Il le remarqua et lui rendit son sourire. Ermès passa ses doigts dans ses mèches brunes légèrement ondulées, ignorant les effluves d’agrumes et de basilic qui baignaient sa gorge, souvenir amavasyen. Il l’entraîna plus en avant en enlaçant ses doigts dans les siens.

 

*

 

Dans un quartier voisin, sur le comptoir d’une boutique, Bhiota dévorait bruyamment un bol de bouillie de millet en s’imprégnant de l’accent rocailleux et de la mine un peu austère des graruns. Même s’il n’y résidait pas, le jeune garçon connaissait chaque venelle du district du Serpent. D’un œil nostalgique, il avisa les runes anciennes gravées dans les pierres et les rochers ainsi que les maisons aux toits de chaume dans lesquelles vivaient des familles élargies.

— Bhiota ?

Le jeune garçon fit pivoter sa tête, les joues pleines de gruau. Face à lui, le trouvère, Sadorn, le considérait avec surprise.

— Par les elfes de nacre ! fit-il en déglutissant. Beau sire ! C’est bien vous ?

— Comme tu as grandi ! s’exclama joyeusement le musicien en le prenant par les épaules. Que je suis heureux de te revoir ! Comment te portes-tu ? Je t’en prie, dis-moi que Kalis t’accompagne !

Non loin de là, Ermès et la jeune femme tentaient de retrouver leur ami au milieu de toutes ces têtes aux longs cheveux d’argent. Kalis considérait avec intérêt les capes des graruns retenues par une fibule. Le fermoir de celle qu’elle avait achetée, voilà trois ans, à Vabalt, ce village mergh de la province Melynas, était abîmé et menaçait à chaque instant de se casser. La jeune femme flâna quelques instants devant la boutique d’un bronzier qui s’attelait à la fabrique d’attaches de métal, de boucles de ceintures et de clous.

Kalis aimait ce quartier des forgerons qui côtoyait les murailles du district de son peuple, les terveds. Des braseros brûlaient çà et là, les coups de marteau résonnaient continuellement et l’omniprésence du feu qui nimbait les murs gris d’un éclat chaud parvenait à réchauffer un peu l’hiver glacé.

Alors qu’elle levait la tête à la recherche d’Ermès, Kalis se rendit compte que le démon avait disparu. Loin de s’en affoler, elle monta lestement à dos de cheval afin de mieux repérer ses amis et de se faire voir d’eux. Elle n’avait pas quitté le quartier qu’une voix claire la héla :

— Kalis !

Le visage de la jeune femme s’éclaira soudain. La silhouette de Sadorn émergea de la presse. Le cœur battant, elle sauta de sa monture et attrapa chaleureusement les mains que le musicien lui tendait.

— Messire Sadorn !

— Te voilà enfin, soupira le trouvère en posant tendrement sa paume sur sa joue. Je t’attends depuis des lunes.

— La route a été longue et harassante, fit-elle sans se départir de son sourire. Mais nous sommes là.

— Et comme je m’en réjouis ! fit-il en l’étreignant, les yeux humides. J’ai tout d’abord rencontré Bhiota. Ton ami m’a raconté vos aventures à Amavasya, déclara le musicien en scrutant la réaction de la jeune femme. Un prince suryen s’est constitué votre protecteur. Vous étiez à Susumna durant la chute du roi Bhanu Surya et la prise de pouvoir de Sohma Candra. Quelle chance que vous soyez tous trois sortis indemnes de cette guerre civile ! Mais comment se fait-il que vous ayez mis tant de temps à rejoindre Substellargen ? s’enquit le trouvère. Deux ans ! Est-ce à cause de ces richesses encombrantes que vous transportiez ?

Kalis fronça piteusement les sourcils. Comme toujours, Bhiota se montrait trop bavard.

— Le retour a été compliqué. Il nous a fallu passer par Turromo pour confier l’or de Taren… du prince Saura, se reprit-elle en sentant sa poitrine se serrer, aux banquiers Ara. J’ai dû ouvrir un compte sous un faux nom pour obtenir des lettres de change. Tout ça ne s’est pas fait sans mal.

Sadorn nota comme la voix de la jeune femme avait flanché à l’évocation du nom du prince suryen. Il avait aussi remarqué comme elle lui paraissait changée. Non pas tant par son allure. Cette même épaisse chevelure brune encadrait toujours son joli visage où brillaient ses grands yeux d’or. Son corps, sous sa robe bleu pâle, laissait en revanche deviner des rondeurs plus féminines. Par l’exercice, sa musculature s’était également renforcée. De même, le trouvère nota une assurance nouvelle dans sa posture et dans son expression. L’enfance s’en était allée et Sadorn posa discrètement une main sur son cœur pour en réprimer le pincement.

— Nous sommes restés quelque temps dans une auberge d’Ebbenepen où se trouve une amie à moi du nom de Xène, poursuivit Kalis. En voulant lui venir en aide, j’ai été gravement blessée… Trois lunes plus tard, nous avons enfin pu quitter la cité komavros. Mais du fait de mon état, notre progression était lente. Ensuite nous avons rencontré quelques difficultés pour passer les portes à péage. Heureusement, Bhiota a pu se faire reconnaître par un client de l’hostellerie, un riche marchand de lin, qui s’est porté garant pour nous.

— Alors vous preniez cette fois les grands chemins ? J’ai cru comprendre que ce n’était pas le cas avant Amavasya. Et moi qui ai envoyé des hommes vous chercher sur les routes secondaires…

— Auparavant, nous fuyions les postes à péage parce que nous n’avions pas un sou et ne pouvions que difficilement payer l’octroi des villes.

— Je vois. Ce n’était donc pas toujours par crainte que l’on vous questionne sur votre identité que vous contourniez les tours de garde sur la grand’route.

— Non, bien sûr. Les garnisons qui y sont postées protègent les voyageurs des brigands et des détrousseurs. Mais pas sans contrepartie…

— Ces dernières années ont été pénibles pour toi, se désola Sadorn en notant le cynisme qui perçait sa voix. Mais à présent, ton périple prend fin ici, à Substellargen.

— Je n’en suis pas mécontente, sourit piètrement la jeune femme.

— Il faut que je te prévienne… Pour préparer ton arrivée, je t’ai brodé une couverture.

— Merci. Il me paraît évident qu’à Substellargen, je ne peux pas m’appeler Rastell.

— En effet. C’est pourquoi, si cela te convient, tu porteras le nom de Fazan. Kalis Fazan.

— Fazan ?

Kalis remarqua le trouble qui brouilla soudain le visage de Sadorn.

— Oui… C’est mon nom, précisa-t-il. Les gens te connaissent ici comme ma fille, continua le trouvère. J’ai laissé entendre auprès des curieux qu’il y a peu, ta mère a été emportée par la variole. C’était une charmante fille bien élevée, rencontrée non loin du lac Gerilenn. La région est instable et personne ne pourra vérifier l’information. Cette histoire… te convient-elle ?

Kalis mit quelques secondes à en intégrer le contenu.

— Oui, bien sûr… je serai donc ta fille, murmura-t-elle avec émotion, redoublant par la même celle de Sadorn.

Durant ces dernières années, les souvenirs ravis par l’amnésie étaient revenus à Kalis avec plus de netteté. Elle savait combien le trouvère l’aimait, combien il avait pris soin d’elle quand elle était enfant. La jeune femme s’était imaginée comme il avait dû être difficile pour lui qu’elle le regarde comme un étranger à Ebbenepen.

Comment Kalis avait-elle pu oublier cette voix claire, ce visage si expressif et bienveillant ? La jeune femme aurait voulu lui dire combien elle était reconnaissante pour le rôle qu’il avait joué dans sa vie et combien elle tenait à lui. Mais comme toujours, la pudeur la retenait de dévoiler ses sentiments.

Soudain, les traits de Sadorn se tendirent. Le trouvère entraîna subitement Kalis dans une venelle.

— Qu’y a-t-il ? le questionna-t-elle en pressant son cheval derrière elle.

— Kalis… Tu vois cet homme ?

La jeune femme hocha la tête avec nervosité. Entouré d’une bardée de gardes, l’homme que Sadorn désignait était affublé d’une lourde cape sombre et d’un bonnet de feutre.

— Fuis-le comme la peste.

— Qui est-ce ?

— Le connétable Defer.

Kalis se raidit et saisit machinalement le manche de sa dague pendue à sa ceinture. En songeant à la haine que vouait cet homme aux elfes de nacre et aux massacres dont ses ancêtres s’étaient rendus coupables, la bile lui monta à la gorge.

— L’un de nos compagnons, Thorkel Kroken, va être exécuté ce matin, murmura Sadorn d’une voix enrouée. Le connétable l’a fait arrêter il y a deux semaines. Heureusement, notre ami possède une volonté de fer et a appris à faire face à la douleur. Malgré les mauvais traitements qu’ils lui ont infligés, il n’a rien révélé de nos plans à nos ennemis.

— Pourquoi ne pas tenter de le sauver ? demanda Kalis.

— Nos agissements seraient découverts, souffla Sadorn d’une voix pleine de dépit. Avant de te retrouver, j’étais venu dans le district des graruns pour me rendre sur la place du Serpent où son exécution va avoir lieu. Accompagne-moi, si tu penses être capable d’endurer un tel spectacle.

Kalis sentit son estomac se contracter. Malgré elle, ses jambes devinrent cotonneuses.

La seule idée d’assister à la mise à mort de cet homme lui renvoyait les images de Tarendra dans ses derniers instants de vie.

Elle hocha simplement la tête et retint difficilement ses mains de trembler en emboîtant le pas au trouvère.

 

 

4

 

Sur la place du Serpent, un tribunal avait été organisé. Au centre d’une estrade, un homme en armure était à genoux, les mains liées dans le dos. À sa droite, des membres du Temple, comptant le chancelier Dhéode et la grande prêtresse Cardéa, le détaillaient avec mépris. Sur son flanc gauche, une vingtaine de chevaliers et d’écuyers graruns observaient la scène avec une mine embarrassée. Voir un chevalier, titre des plus honorables, être dégradé ainsi aux yeux de tous était un spectacle navrant. Tout autour, bourgeois, artisans et ouvriers affluaient avec des expressions curieuses.

Un héraut s’avança, déplia un parchemin et lut l’inculpation suivante :

— Sire Thorkel Kroken, chevalier au service du seigneur et prince souverain : Nagendor Ormrun. Vous êtes accusé de compter au rang des traîtres à la reine Dilovran, aussi nommés Incrédules.

L’homme en question releva un visage boursouflé par les coups vers les témoins. Parmi eux se trouvait l’un de ses écuyers qu’il instruisait depuis cinq ans ainsi que sa femme, Inga, qui ne cessait de verser des larmes et refusait de croiser son regard.

Les disciples du Temple entamèrent un chant sinistre. Durant ce temps, les gardes avancèrent vers sire Kroken et entreprirent de lui délier les mains afin de le dévêtir en commençant par son casque.

— Ceci est le heaume du chevalier déloyal ! déclara-t-il avec emphase.

Le condamné subit cette lente humiliation jusqu’à ce qu’il ne porte plus qu’une chemise et des braies. Puis, un héraut disposa son écu au sol, souleva une masse et le fracassa. Sire Kroken eut un léger sursaut au premier coup, un tressaillement au deuxième et versa une larme discrète au dernier.

Ci-fait, on lui entrava de nouveau les poignets. Durant ce temps, le chancelier Dhéode se leva et pointa sur lui un doigt accusateur.

— Thorkel Kroken. Par la reine, je te maudis, toi et ton nom, pour ta félonie et ton insoumission envers la divinité. Que tes enfants et ta femme, salis par ta faute, te suivent bientôt sous la terre. Que tes ennemis les chassent de vos fiefs, les dépouillent, et que personne ne les prenne en pitié. Que ton fils meure sans descendance afin que ta lignée s’éteigne. Par le pouvoir de la reine-déesse, je te condamne au trépas.

Le visage du prince Nagendor se troubla. Ce genre de spectacle faisait bouillir son sang derrière sa peau diaphane. Homme de grande foi, il éprouvait une certaine satisfaction à voir disparaître ceux qui refusaient de faire allégeance à la divine. Mais aujourd’hui, ce n’était pas le procès d’un quelconque brigand qui se déroulait devant ses yeux. Celui que l’on s’apprêtait à exécuter était l’un de ses chevaliers, un des hommes d’honneur qui fortifiait son armée et son pouvoir.

Nagendor renouvela sa salive et déglutit avec peine. Cette exécution avait décidément un goût amer.

— N’est-ce pas se tirer une flèche dans le pied que de faire occire un de ses propres vassaux ? souffla un tonnelier à un menuisier.

Ce murmure n’échappa point à l’ouïe fine de la damoiselle Linda Ormrun qui se tenait à la droite de l’ombre immense de sa sœur. Pour elle, ce genre d’acte n’était qu’humiliation et cruauté. Pour la Couleuvre, la vie humaine prévalait sur toute autre chose et ces exécutions officielles n’avaient rien de différent d’un meurtre. Le fait de devoir regarder passivement l’agonie d’un homme sans tenter d’y remédier lui était intolérable.

Dans la foule, aux côtés de Sadorn, Kalis partageait le même sentiment d’impuissance. Pourtant, malgré la nausée qui lui tordait l’estomac, la jeune femme commençait à comprendre ce qu’avait voulu lui expliquer Dana lors de leur dernière entrevue, à Ebbenepen. Malgré l’horreur du spectacle, les rebelles ne devaient pas intervenir, au risque de mettre leurs projets en péril. Thorkel Kroken avait gardé le silence alors qu’on le soumettait à la torture. Ses compagnons devaient donc être capables de ravaler leur rage.

Kalis jeta un coup d’œil discret vers le connétable. Au premier rang, face à l’estrade, messire Defer affichait une mine glaciale. Se sentant épié, il fit pivoter son visage vers la jeune femme. L’espace d’un bref instant, leurs regards se rencontrèrent. Kalis se sentit chanceler et s’empressa de détourner la tête. Leurs yeux ne s’étaient croisés qu’un fragment de seconde. Pourtant, un long frisson lui courut le long de l’échine pour remonter comme une lame froide jusqu’à sa gorge.

Elle se rendit compte que chaque personne qui avait le malheur d’échanger un regard avec le connétable avait la même réaction qu’elle. Leurs yeux s’agrandissaient d’effroi et le plus innocent des êtres pensait avoir autant à se reprocher que le pire des criminels. Chacun avait le sentiment que le moindre mot maladroit pouvait conduire au gibet et que le moindre geste pouvait passer pour un aveu de culpabilité.

Soudain, Kalis sentit Sadorn se tendre sur son flanc.

— Veille à ne jamais attirer l’attention du connétable, souffla-t-il.

La gorge sèche, la jeune femme hocha le menton.

— Parle-moi de lui.

Le trouvère se pencha un peu plus vers elle et murmura :

— Eh bien… Defer a participé à de nombreuses batailles. Son adresse et sa tactique sont reconnues de tous. Sa fonction accapare tout son être et toute sa vie.

Il mène une existence d’ascète, ne boit jamais de vin, d’hydromel ou de bière et ne fait jamais ripaille.

Il vit seul avec un cuisinier et une vieille servante, ne fréquente ses semblables que pour les affaires du royaume et n’a visiblement jamais songé à se marier.

Hormis la reine, le chancelier et la grande prêtresse, personne n’a sa confiance. Il est d’une méfiance maladive. Sa seule raison d’être est de maintenir l’ordre établi. Il apprécie la subordination, l’autorité et l’idée d’une divinité éternelle, supérieure et culpabilisante. Il aime la souffrance qui paye les crimes et ne connaît pas la pitié.

Les minutes qui suivirent confirmèrent à Kalis la justesse du portrait que venait de lui faire Sadorn. Quand la tête du chevalier félon Thorkel Kroken tomba, fauchée par le bourreau, un sourire s’apparentant à une grimace tordit le visage du connétable.

Après l’exécution, Defer se rendit au grand licideo de Substellargen, l’un des édifices les plus remarquables de Galiaquilonem, situé dans le district du Cygne. L’ensemble architectural suivait le tracé d’une étoile à sept branches couronnée d’une coupole. Celle-ci était surmontée d’une flèche qui pointait haut vers les cieux.

Pour purger son âme du sang qui avait coulé sous son autorité, le connétable alla se recueillir devant l’une des reliques les plus célèbres de la reine : une mèche blonde protégée par un coffret serti de gemmes.

Les yeux fixés sur l’objet, Defer entendit soudain des pas qui se rapprochaient. Il nota que l’allure était outrageusement franche et bruyante pour un tel lieu, ce qui lui permit de tirer quelques conclusions sur le caractère du nouveau venu avant même d’avoir découvert son identité.

— Salut à vous, connétable Defer, fit en s’inclinant le jeune homme qui arrivait dans son dos.

— Messire Milo Mavri, répondit l’autre d’une voix mécanique en se retournant. Que faites-vous à Substellargen ?

— Je viens me présenter en tant que nouveau seigneur d’Ebbenepen.

— J’ai eu vent de la nouvelle. Et la sirielle Mavri ?

— Son moral est fragile et son humeur changeante. Depuis la mort de sa fille, ma mère s’est retirée au licideo et passe le plus clair de ses journées dans la prière et le recueillement. Quand nous nous croisons, elle me regarde avec mépris, comme si j’étais responsable du drame. Mais qu’y puis-je si ce satané canasson s’est emballé et que, dans sa chute, il a écrasé ma sœur ? J’ai dû affronter nombre de pleurs et de cris. Voyant que son état ne s’améliorait pas, j’ai jugé que le temps était venu que je lui succède. Après moult tergiversations et une lutte acharnée, je suis finalement parvenu à lui arracher son consentement.

— J’en ai été mis au courant. Mais la possibilité que vous veniez le chanter à la capitale ne me semblait que peu probable. Autre chose vous amène-t-il ici ?

— Je souhaitais rencontrer le prêtre Dhéode afin qu’il transmette l’assurance de mon hommage lige à la reine. En tant que nouveau seigneur d’Ebbenepen, je ne pouvais m’y soustraire. Ce petit pèlerinage est le lot de tous les nouveaux vassaux, n’est-ce pas ? fit-il mi-arrogant, mi-frivole.

— Messire Mavri, intervint le prêtre Dhéode en débouchant de derrière une colonne, sa longue cape rouge sur les épaules, veuillez user d’un ton moins léger quand il s’agit de votre devoir envers la déesse. Que ce soit sur vos terres ou à la capitale, adaptez votre langage quand vous parlez de près ou de loin de sa Majesté. Je ne tolérerais pas cette nonchalance effrontée.

Le connétable s’était incliné. Milo Mavri baissa le menton avec un sourire goguenard.

 

*

 

Le cœur alourdi par le spectacle auquel ils venaient d’assister, Sadorn et Kalis rejoignirent Ermès et Bhiota dans les ruelles. Dans un silence recueilli, la compagnie traversa les portes dans les remparts intérieurs, longea l’Eridan pour finalement parvenir à l’extrême ouest du district du Taureau.

Le trouvère tenait à s’enquérir de l’endroit où le petit groupe prendrait ses quartiers afin de pouvoir y retrouver aisément Kalis. La jeune femme devinait sans mal les projets que Sadorn formait pour elle. Mais pour l’heure, se rendre à l’auberge de Malvina, la mère adoptive de Bhiota, était son seul objectif.