Kenilworth - Walter Scott - E-Book

Kenilworth E-Book

Walter Scott

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Beschreibung

Sous la plume de Walter Scott, nous parcourons l'Angleterre des années 1575, sous le règne d'Élisabeth et nous côtoyons nombres de ses courtisans, par le biais de l'histoire romanesque d'une jeune fille qui quitte la maison paternelle pour faire un mariage secret avec le brillant comte de Leicester. Après un imbroglio d'intrigues menées par un homme des plus malfaisants, l'issue de ce roman sera tragique pour la pauvre fille.

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Walter Scott

KENILWORTH

1821Traduction de M. DEFAUCONPRET

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.

CHAPITRE II.

CHAPITRE III.

CHAPITRE IV.

CHAPITRE V.

CHAPITRE VI.

CHAPITRE VII.

CHAPITRE VIII.

CHAPITRE IX.

CHAPITRE X.

CHAPITRE XI.

CHAPITRE XII.

CHAPITRE XIII.

CHAPITRE XIV.

CHAPITRE XV.

CHAPITRE XVI.

CHAPITRE XVII.

CHAPITRE XVIII.

CHAPITRE XIX.

CHAPITRE XX.

CHAPITRE XXI.

CHAPITRE XXII.

CHAPITRE XXIII.

CHAPITRE XXIV.

CHAPITRE XXV.

CHAPITRE XXVI.

CHAPITRE XXVII.

CHAPITRE XXVIII.

CHAPITRE XXIX.

CHAPITRE XXX.

CHAPITRE XXXI.

CHAPITRE XXXII.

CHAPITRE XXXIII.

CHAPITRE XXXIV.

CHAPITRE XXXV.

CHAPITRE XXXVI.

CHAPITRE XXXVII.

CHAPITRE XXXVIII.

CHAPITRE XXXIX.

CHAPITRE XL.

CHAPITRE XLI.

Mentions légales

CHAPITRE PREMIER. 

« Je suis maître d’auberge, et connais mon métier :

« Je l’étudie encore, et veux, franc hôtelier,

« Qu’on apporte chez moi de joyeux caractères.

« Je prétends qu’en chantant on laboure mes terres ;

« Que toujours la gaîté préside à la moisson :

« Sans elle des fléaux je déteste le son. »

 

BEN JOHNSON, la Nouvelle Auberge.

 

C’est le privilège des romanciers de placer le début de leur histoire dans une auberge, rendez-vous de tous les voyageurs, où règne la liberté, et où chacun déploie son humeur sans cérémonie et sans contrainte. Cette manière d’entrer en scène est surtout convenable quand l’action se passe dans le bon vieux temps de la joyeuse Angleterre, où ceux qui se trouvaient dans une hôtellerie étaient en quelque sorte, non seulement les hôtes, mais les commensaux de mon hôte1, qui était ordinairement un personnage jouissant du privilège de la familiarité, bon compagnon et d’une joyeuse humeur. Sous son patronage, les divers membres de la société ne tardaient pas à se mettre en contraste ; et, après avoir vidé un pot de six pintes, les uns et les autres s’étaient dépouillés de toute contrainte, et se montraient entre eux et devant leur hôte avec la franchise d’anciennes connaissances.

 

Dans la dix-huitième année du règne d’Élisabeth, le village de Cumnor, situé à trois ou quatre milles d’Oxford, avait l’avantage de posséder une excellente auberge du bon vieux style, conduite ou plutôt gouvernée par Giles Gosling, homme de bonne mine, au ventre arrondi, comptant cinquante et quelques années, modéré dans ses écots, exact dans ses paiemens, prompt à la repartie, ayant une bonne cave et une jolie fille. Depuis le temps du vieux Harry Baillie, à l’enseigne de la Cotte d’armes de Southwark, nul aubergiste n’avait possédé à un plus haut degré que Giles Gosling le talent de plaire à tous ses hôtes ; et sa renommée était si grande, qu’avouer qu’on avait été à Cumnor sans se rafraîchir à l’Ours-Noir, c’eût été se déclarer indifférent à la réputation d’un vrai voyageur. Autant aurait valu qu’un provincial revînt de Londres sans avoir vu Sa Majesté. Les habitans de Cumnor étaient fiers de Giles Gosling, et Giles Gosling était fier de son auberge, de sa fille et de lui-même.

 

Ce fut dans la cour de l’auberge tenue par ce brave et digne hôtelier qu’un voyageur descendit à la chute du jour, et remettant son cheval, qui semblait avoir fait un long voyage, au garçon d’écurie, lui fit quelques questions qui donnèrent lieu au dialogue suivant entre les mirmidons du bon Ours-Noir.

 

– Holà ! hé ! John Tapster2 !

 

– Me voilà, Will Hostler, répondit l’homme du robinet, se montrant en jaquette large, en culottes de toile et en tablier vert, à une porte entr’ouverte qui paraissait conduire dans un cellier extérieur.

 

– Voilà un voyageur qui demande si vous tirez de la bonne ale, continua le garçon d’écurie.

 

– Malepeste de mon cœur3, sans cela, répondit le garçon du cellier, car il n’y a que quatre milles d’ici à Oxford, et si mon ale ne persuadait pas tous les étudians, ils convaincraient bientôt ma caboche avec le pot d’étain.

 

– Est-ce là ce que vous appelez la logique d’Oxford ? dit l’étranger en s’avançant vers la porte de l’auberge. Au même instant Giles Gosling se présenta en personne devant lui.

 

– Vous parlez de logique ? dit l’hôte. Écoutez donc une bonne conséquence :

 

Quand le cheval est à son râtelier,

Il faut donner du vin au cavalier.

 

– Amen ! de tout mon cœur, mon cher hôte, dit l’étranger ; donnez-moi donc un flacon de votre meilleur vin des Canaries, et aidez-moi à le vider.

 

– Vous n’en êtes encore qu’à votre mineure, monsieur le voyageur, s’il vous faut le secours de votre hôte pour avaler une telle gorgée. Si vous parliez d’un gallon, vous pourriez avoir besoin de l’aide d’un voisin, et vous donner encore pour un bon biberon.

 

– Ne craignez rien, mon hôte ; je ferai mon devoir en homme qui se trouve à quatre milles d’Oxford. Je n’arrive pas des champs de Mars pour me perdre de réputation parmi les sectateurs de Minerve.

 

Tandis qu’ils parlaient ainsi, l’aubergiste, avec l’air du meilleur accueil, le fit entrer dans une grande salle au rez-de-chaussée, où plusieurs compagnies se trouvaient déjà. Les uns buvaient, les autres jouaient aux cartes, quelques uns causaient ; et d’autres, dont les affaires exigeaient qu’ils se levassent le lendemain de grand matin, finissaient de souper, et disaient déjà au garçon de préparer leurs chambres.

 

L’arrivée de l’étranger fixa sur lui cette espèce d’attention indifférente qu’on accorde généralement en pareil cas à un nouveau venu, et voici quel fut le résultat de cet examen. – C’était un de ces hommes qui, quoique bien faits et d’un extérieur qui n’a rien de désagréable en lui-même, sont cependant si loin d’avoir une physionomie qui prévienne en leur faveur, que, soit à cause de l’expression de leurs traits, du son de leur voix, ou par suite de leur tournure et de leurs manières, on éprouve en somme une sorte de répugnance à se trouver en leur société. Il avait un air de hardiesse sans franchise, et semblait annoncer au premier abord de grandes prétentions aux égards et aux déférences, comme s’il eût craint de ne pas en trouver s’il ne faisait valoir à l’instant ses droits pour en obtenir. Son manteau de voyage4entr’ouvert laissait voir un beau justaucorps galonné, et un ceinturon de buffle qui soutenait un sabre et une paire de pistolets.

 

– Vous voyagez bien pourvu, monsieur, dit Giles Gosling en jetant un coup d’œil sur ces armes, tandis qu’il plaçait sur la table le vin que le voyageur avait demandé.

 

– Oui, mon hôte ; j’ai reconnu leur utilité dans le moment du danger, et je n’imite pas vos grands du jour, qui congédient leur suite du moment qu’ils croient n’en plus avoir besoin.

 

– Oui-dà, monsieur, vous venez donc des Pays-Bas, du sol natal de la pique et de la coulevrine ?

 

– J’ai été haut et bas, mon ami, d’un côté et puis d’un autre, près et loin ; mais je bois à votre santé un verre de votre vin. Emplissez-en un autre, et videz-le à la mienne. S’il n’est pas bon au superlatif, buvez-le encore tel que vous l’avez versé.

 

– S’il n’est pas bon au superlatif, répéta Gosling après avoir vidé son verre, en passant la langue sur ses lèvres avec l’air de satisfaction d’un gourmet, je ne sais ce que c’est que le superlatif. Vous ne trouverez pas de pareil vin aux Trois-Grues, dans le Vintry5 ; et si vous en trouvez de meilleur, même aux Canaries ou à Xérès, je consens à ne toucher de ma vie ni pot ni argent. Levez votre verre entre vos yeux et le jour, et vous verrez les atomes s’agiter dans cette liqueur dorée comme la poussière dans un rayon de soleil ; mais j’aimerais mieux servir du vin à dix paysans qu’à un voyageur. J’espère que Votre Honneur le trouve bon ?

 

– Il est propre et confortable, mon hôte ; mais, pour avoir d’excellent vin, il faut le boire sur le lieu même où croît la vigne. Croyez-moi, l’Espagnol est trop habile pour vous envoyer la quintessence de la grappe. Celui-ci, que vous regardez comme vin d’élite, ne passerait que pour de la piquette à la Groyne ou au Port Sainte-Marie. Il faut voyager, mon hôte, si vous voulez être profondément versé dans les mystères du flacon et du tonneau.

 

– En vérité, signor hôte, si je ne voyageais que pour me trouver ensuite mécontent de ce que je puis avoir dans mon pays, il me semble que je ferais le voyage d’un fou ; et je vous assure qu’il y a plus d’un fou en état de flairer le bon vin sans être jamais sorti des brouillards de la vieille Angleterre. Ainsi donc grand merci toujours à mon coin du feu.

 

– Ce n’est pas là penser noblement, mon hôte, et je garantis que tous vos concitoyens ne sont pas de votre avis. Je parie qu’il y a parmi vous des braves qui ont fait un voyage en Virginie, ou du moins une tournée dans les Pays-Bas. Allons, interrogez votre mémoire. N’avez-vous en pays étranger aucun ami dont vous seriez charmé d’avoir des nouvelles ?

 

– Non, en vérité. Il n’en existe aucun depuis que cet écervelé de Robin de Drysandford s’est fait tuer au siège de la Brille. Au diable soit la coulevrine dont le boulet l’a emporté, car jamais meilleur vivant n’a rempli et vidé son verre du soir au lendemain. Mais il est mort, et je ne connais ni soldat ni voyageur dont je donnerais la pelure d’une pomme cuite.

 

– Par ma foi, voilà qui est étrange. Quoi ! tandis qu’il y a tant de braves Anglais en pays étrangers, vous qui semblez être un homme comme il faut, vous n’avez parmi eux ni ami ni parent ?

 

– Si vous parlez de parens, j’ai bien un mauvais brin de neveu qui est parti d’Angleterre la dernière année du règne de la reine Marie ; mais mieux le vaut perdu que retrouvé.

 

– Ne parlez pas ainsi, mon cher hôte, à moins que vous n’ayez appris de ses tours depuis peu. Plus d’un poulain fougueux est devenu un noble coursier. Comment le nommez-vous ?

 

– Michel Lambourne ; un fils de ma sœur. On n’a pas grand plaisir à se rappeler ce nom ni cette parenté.

 

– Michel Lambourne ! dit l’étranger feignant d’être frappé de ce nom. Quoi ! serait-ce le vaillant cavalier qui se comporta avec tant de bravoure au siège de Venloo que le comte Maurice lui fit des remerciemens à la tête de l’armée ? On le disait Anglais, et d’une naissance peu relevée.

 

– Ce ne peut pas être mon neveu, dit Gosling, car il n’avait pas plus de courage qu’une poule, à moins que ce ne fût pour le mal.

 

– La guerre fait trouver du courage, répliqua l’étranger.

 

– Je crois plutôt qu’elle lui aurait fait perdre le peu qu’il en avait.

 

– Le Michel Lambourne que j’ai connu était un garçon bien fait ; il aimait à être mis avec élégance, et avait l’œil d’un faucon pour découvrir une jolie fille.

 

– Notre Michel avait l’air d’un chien avec une bouteille pendue à la queue, et il portait un habit dont chaque haillon semblait dire adieu aux autres.

 

– Oh ! mais dans la guerre on ne manque pas de bons habits.

 

– Notre Michel en aurait plutôt escroqué un à la friperie, tandis que le marchand aurait eu le dos tourné ; et, quant à son œil de faucon, il était toujours fixé sur mes cuillères d’argent égarées. Il a passé trois mois dans cette pauvre maison ; il était chargé, en sous-ordre, du soin de la cave, et, grâce à ses erreurs et à ses mécomptes, à ce qu’il a bu et à ce qu’il a laissé perdre, s’il était resté trois mois de plus… j’aurais pu abattre l’enseigne, fermer la maison, et donner au diable la clef à garder.

 

– Et, malgré tout cela, mon cher hôte, vous seriez fâché d’apprendre que le pauvre Michel Lambourne eût été tué à la tête de son régiment, en attaquant une redoute près de Maëstricht ?

 

– Fâché ! Ce serait la meilleure nouvelle que j’en pourrais apprendre, puisqu’elle m’assurerait qu’il n’a pas été pendu : mais n’en parlons plus. Je crains bien que sa mort ne fasse jamais honneur à sa famille. Dans tous les cas, ajouta-t-il en se versant un verre de vin des Canaries, de tout mon cœur, que Dieu lui fasse paix !

 

– Pas si vite, mon hôte ; pas si vite. Ne craignez rien, votre neveu vous fera encore honneur, surtout si c’est le Michel Lambourne que j’ai connu, et que j’aime presque autant… ma foi, tout autant que moi-même. Ne pourriez-vous m’indiquer aucune marque qui pût me faire reconnaître si nos deux Michel sont la même personne ?

 

– Ma foi, aucune qu’il me souvienne, si ce n’est pourtant que mon Michel a été marqué sur l’épaule gauche pour avoir volé un gobelet d’argent à dame Snort d’Hogsditch.

 

– Pour le coup, vous mentez comme un coquin, mon oncle, dit l’étranger déboutonnant son gilet, entr’ouvrant sa chemise, et faisant sortir son épaule ; – de par Dieu ! ma peau est aussi saine et aussi entière que la vôtre.

 

– Quoi ! Michel ! s’écria l’hôte, est-ce véritablement toi ? Oh ! oui, je devais m’en douter depuis une demi-heure ; je ne connais personne qui puisse prendre la moitié tant d’intérêt à toi. Mais, Michel, si ta peau est saine et entière comme tu le dis, il faut que Goodman Thong, le bourreau, ait été bien indulgent, et qu’il ne t’ait touché qu’avec un fer froid.

 

– Allons, mon oncle, allons, trêve de plaisanteries. Gardez-les pour faire passer votre ale tournée, et voyons quel accueil cordial vous allez faire à un neveu qui a roulé dans le monde pendant dix-huit ans, qui a vu le soleil se lever où il se couche, et qui a voyagé jusqu’à ce que l’occident devînt l’orient pour lui.

 

– À ce que je vois, Michel, tu en as rapporté un des talens du voyageur, et bien certainement tu n’avais pas besoin de faire tant de chemin pour l’acquérir. Je me souviens qu’entre toutes tes bonnes qualités, tu avais celle de ne jamais dire un mot de vérité.

 

– Voyez-vous ce païen de mécréant, messieurs, dit Michel Lambourne en s’adressant à ceux qui étaient témoins de cette étrange entrevue de l’oncle et du neveu, et dont quelques uns, nés dans le village même, n’ignoraient pas les hauts faits de sa jeunesse ; c’est sans doute là ce qu’on appelle à Cumnor tuer le veau gras. Mais sachez, mon oncle, que je ne viens pas de garder les pourceaux. Je me soucie fort peu de votre accueil bon ou mauvais. Je porte avec moi de quoi me faire bien recevoir partout.

 

En parlant ainsi il tira une bourse assez bien remplie de pièces d’or dont la vue produisit un effet remarquable sur la compagnie. Quelques uns secouèrent la tête, et chuchotèrent entre eux ; deux ou trois des moins scrupuleux commencèrent à le reconnaître comme concitoyen et camarade d’école, tandis que d’autres personnages plus graves se levèrent, et sortirent de l’auberge en disant, entre eux à demi-voix que, si Giles Gosling voulait continuer à prospérer, il fallait qu’il chassât de chez lui le plus tôt possible son vaurien de neveu. Gosling se conduisit lui-même comme s’il partageait cette opinion, et même la vue de l’or fit sur le brave homme moins d’impression qu’elle n’en produit ordinairement sur un homme de sa profession.

 

– Mon neveu Michel, lui dit-il, mets ta bourse dans ta poche ; le fils de ma sœur n’a point d’écot à payer chez moi pour y souper ni pour y coucher une nuit ; car je suppose que tu n’as pas envie de rester plus long-temps dans un endroit où tu n’es que trop connu.

 

– Quant à cela, mon oncle, répondit le voyageur, je consulterai mon inclination et mes affaires. En attendant, je désire donner à souper à mes braves concitoyens, qui ne sont pas trop fiers pour se souvenir de Michel Lambourne. Si vous voulez me fournir un souper pour mon argent, soit ; sinon, il n’y a que deux minutes de chemin d’ici au Lièvre qui bat du tambour, et je me flatte que mes bons voisins voudront bien m’y accompagner.

 

– Non, Michel, non, lui dit son oncle ; comme dix-huit ans ont passé sur ta tête, et que je me flatte que tu as un peu amendé ta vie, tu ne quitteras pas ma maison à l’heure qu’il est, et tu auras tout ce que tu voudras raisonnablement demander ; mais je voudrais être sûr que cette bourse que tu viens d’étaler a été aussi légitimement gagnée qu’elle semble bien remplie.

 

– Entendez-vous l’infidèle, mes bons voisins ? dit Lambourne en s’adressant de nouveau à l’auditoire. Voilà un vieux coquin d’oncle qui veut remettre au jour les folies de son neveu, après qu’elles ont une vingtaine d’années de date. Quant à cet or, messieurs, j’ai été dans le pays où il croît, où l’on n’a que la peine de le ramasser ; j’ai été dans le Nouveau-Monde, mes amis, dans l’Eldorado, où les enfans jouent à la fossette avec des diamans, où les paysannes portent des colliers de rubis, et où les maisons sont couvertes de tuiles d’or, et les rues pavées en argent.

 

– Sur mon crédit, ami Michel, dit Laurent Goldthred, qui figurait au premier rang parmi les merciers d’Abingdon, ce serait un excellent pays pour y trafiquer. Combien rapporteraient les toiles, les rubans et les soieries, dans une contrée où l’or est si commun ?

 

– Un profit incalculable, répondit Lambourne, surtout si un jeune marchand bien tourné y portait sa pacotille lui-même ; car les dames de ce pays sont des égrillardes, et, comme elles sont un peu brûlées par le soleil, elles prennent feu comme de l’amadou quand elles voient un teint frais comme le tien, avec des cheveux tournant un peu sur le roux.

 

– Je voudrais bien pouvoir y commercer, dit le mercier avec un gros rire.

 

– Rien n’est plus facile, si tu le veux, dit Michel, et si tu es encore le gaillard déterminé qui m’aidas autrefois à voler des pommes dans le jardin de l’abbaye. Il ne faut qu’un procédé chimique fort simple pour transmuter ta maison et tes terres en argent comptant, et faire ensuite de cet argent un grand navire garni de voiles, d’ancres, de cordages et de tous ses agrès. Alors tu emmagasines toutes tes marchandises à fond de cale, tu mets à bord cinquante bons garçons, j’en prends le commandement ; nous mettons à la voile, et vogue la galère ! nous voilà en chemin pour le Nouveau-Monde.

 

– Tu lui apprends là un secret, mon neveu, dit Giles Gosling, pour transmuter, si c’est là le mot, ses livres en sous et ses toiles en fils. Écoutez l’avis d’un fou, voisin Goldthred. Ne tentez pas la mer, car c’est un élément qui dévore volontiers tout ce qui le cherche. Que les cartes et les femmes fassent de leur pire, les balles de votre père dureront un an ou deux avant que vous alliez à l’hôpital, mais la mer a un appétit insatiable ; en une matinée elle avalerait toutes les richesses de Lombard-Street6 aussi aisément que j’avalerais un œuf poché ou un verre de bordeaux. Quant à l’Eldorado de Michel, ne vous fiez jamais à moi, s’il n’est pas vrai qu’il l’ait trouvé dans les poches de quelque oison de votre espèce. Allons, ne bourre pas ton nez de tabac pour cela ; assieds-toi, tu es le bienvenu : aussi bien, voilà le souper qui arrive, et j’y invite tous ceux qui voudront en prendre leur part, en l’honneur du retour d’un neveu si promettant, et dans l’espoir qu’il revient tout autre qu’il n’est parti. En conscience, mon neveu, tu ressembles à ma pauvre sœur, comme jamais fils n’a ressemblé à sa mère.

 

– Il ne ressemble pas tant au vieux. Benoît Lambourne son mari, dit le mercier. Vous souvenez-vous, Michel, de ce que vous dîtes à votre maître d’école un jour qu’il levait sur vous la férule, parce que vous aviez fait tomber les béquilles sur lesquelles votre père s’appuyait ? – C’est un enfant bien habile, dîtes-vous, que celui qui peut connaître son père. Le docteur Bricham rit tant qu’il en pleura, et ses pleurs vous empêchèrent d’en verser d’autres.

 

– C’était reculer pour mieux sauter, dit Lambourne, il me l’a bien fait payer depuis ce temps. Et comment se porte le digne pédagogue ?

 

– Mort, répondit Giles Gosling, et il y a déjà bien du temps.

 

– Mort, répéta le sacristain de la paroisse ; j’étais près de son lit quand il mourut, et il mourut comme il avait vécu. – Morior, – mortuus sum vel fui, – mori, – telles furent ses dernières paroles ; et il eut à peine la force d’ajouter : Voilà mon dernier verbe conjugué.

 

– Eh bien, que la paix soit faite avec lui, dit Michel ; il ne me doit rien.

 

– Non vraiment, dit Goldthred, et il avait coutume de dire que chaque coup de lanière qu’il te donnait était autant de besogne qu’il épargnait au bourreau.

 

– On aurait cru, reprit le sacristain, qu’il ne voulait lui laisser rien à faire, et cependant on sait que Goodman Thong n’a pas eu une sinécure avec notre ami.

 

La patience sembla échapper à Lambourne. Il prit son chapeau sur la table, et l’enfonça sur ses sourcils de manière que l’ombre de son large bord donnait à des traits et à des yeux qui naturellement ne promettaient rien de bon, l’expression de physionomie sinistre d’un spadassin espagnol. – Voto à Dios7, messieurs, s’écria-t-il, tout est permis entre amis et entre soi, et je vous ai déjà laissés tous, ainsi que mon digne oncle, vous divertir aux dépens des espiègleries de ma jeunesse ; mais songez pourtant que je porte le sabre et le poignard, et que j’ai la main légère dans l’occasion. Depuis que j’ai servi en Espagne, je suis devenu chatouilleux sur le point d’honneur ; et je serais fâché que vos provocations me portassent à quelque extrémité.

 

– Et que feriez-vous ? demanda le sacristain.

 

– Oui, monsieur, que feriez-vous ? dit le mercier en se rengorgeant de l’autre côté de la table.

 

– Je vous couperais le sifflet, monsieur le sacristain, ce qui vous gênerait pour faire des cadences à l’église le dimanche. Et vous, mon digne marchand de toiles, de rubans et de soieries, je vous bâtonnerais de manière à vous empaqueter dans une de vos balles.

 

– Allons, allons, dit l’hôte jugeant à propos d’intervenir, point de bruit dans ma maison. Mon neveu, il ne faut pas être si prompt à vous offenser, et vous, messieurs, vous feriez bien de songer que, si vous êtes dans une auberge, vous êtes en ce moment les convives de l’aubergiste ; par conséquent vous devez épargner l’honneur de sa famille. Diable ! tout ce tapage me fait perdre la tête à moi-même. J’oublie mon hôte silencieux, comme je l’appelle, car voilà deux jours qu’il est ici, et il n’a pas encore ouvert la bouche, si ce n’est pour demander ce qu’il lui faut et ce qu’il doit payer. Il ne donne pas plus d’embarras que si c’était un paysan, et cependant il paie comme un prince du sang royal. Il ne regarde que le total de sa carte, et il ne sait pas quand il partira. C’est un bijou qu’un tel hôte. Et moi, en vrai chien à pendre, je le laisse assis là-bas dans un coin, comme une brebis galeuse, sans lui faire la politesse de lui demander s’il veut souper ou boire un coup avec nous. Il ne me traiterait que comme je le mérite s’il s’en allait au Lièvre avant que la nuit soit plus avancée.

 

Arrangeant avec grâce une serviette blanche sous son bras gauche, et tenant de la main droite son plus beau flacon d’argent, il ôta un instant son bonnet de velours, et s’avança vers l’individu solitaire dont il venait de parler, et sur qui les yeux de toute la compagnie se fixèrent à l’instant.

 

C’était un homme de vingt-cinq à trente ans, d’une taille au-dessus de la moyenne, vêtu avec simplicité mais avec décence, ayant un air d’aisance qui tenait de la dignité, et qui semblait prouver que ses vêtemens n’étaient pas ceux qui auraient convenu à son rang. Il avait l’air pensif et réservé, les cheveux bruns, et des yeux noirs qui brillaient d’un éclat peu commun lorsqu’une vive émotion l’animait momentanément, mais qui, en toute autre occasion, annonçaient, comme tous ses autres traits, un homme tranquille et réfléchi. Les curieux du village avaient travaillé de leur mieux à découvrir son nom, sa qualité, et l’affaire qui l’avait amené à Cumnor, sans que rien eût transpiré qui pût les satisfaire. Giles Gosling, qui était le coq de l’endroit, zélé partisan de la reine Élisabeth et de la religion protestante, fut d’abord tenté de soupçonner son hôte d’être un jésuite, un prêtre, tel qu’il en venait alors un assez grand nombre de Rome et d’Espagne pour figurer sur un gibet en Angleterre ; mais il ne lui était guère possible de conserver une telle prévention contre un hôte qui donnait si peu d’embarras, qui payait son écot avec tant de régularité, et qui semblait se proposer de faire quelque séjour à l’auberge de l’Ours-Noir.

 

– Tous les papistes, pensa Giles Gosling, sont, unis comme les cinq doigts de la main. Si cet homme en était un, il aurait trouvé à se loger chez le riche squire de Bessellsley, ou chez le vieux chevalier à Wooton, ou dans quelque antre de leurs cavernes romaines, au lieu de venir dans une maison publique, en honnête homme et en bon chrétien. D’ailleurs, vendredi dernier, il mangea du bœuf aux carottes, quoiqu’il y eût sur la table des anguilles grillées aussi bonnes qu’on en pêcha jamais dans l’Isis8.

 

L’honnête Giles Gosling, qui s’était convaincu par de semblables raisonnemens que son hôte n’était pas catholique, s’avança donc vers lui avec toute la courtoisie possible, et le pria de lui faire l’honneur de boire un verre de vin frais, et d’assister à une petite collation qu’il donnait à son neveu en l’honneur de son retour, et, comme il s’en flattait, de sa réformation. L’étranger fit d’abord un signe de tête comme pour refuser son invitation ; mais l’hôte insista en employant des argumens fondés sur l’honneur de sa maison et sur les soupçons que pourrait faire naître dans l’esprit des habitans de Cumnor une humeur si peu sociable.

 

– Sur ma foi, monsieur, lui dit-il, il y va de mon honneur que chacun soit joyeux dans mon auberge. D’ailleurs, nous avons parmi nous, à Cumnor, de mauvaises langues ; et où n’y en a-t-il pas ? On n’y voit pas de bon œil les gens qui enfoncent leur chapeau sur leur front, comme s’ils regrettaient le temps passé, au lieu de jouir du bonheur que la faveur du ciel nous a accordé en nous donnant pour maîtresse la bonne reine Élisabeth, que Dieu bénisse et conserve.

 

– Eh quoi, mon hôte ! répondit l’étranger, un homme doit-il paraître suspect parce qu’il se livre à ses pensées sous l’ombre de son bonnet ? Vous qui avez passé dans le monde deux fois autant de temps que moi, vous devez savoir qu’il existe certaines idées qui s’attachent à nous en dépit de nous-mêmes, et que c’est en vain qu’on se dit : Chassons-les, et soyons joyeux.

 

– Sur ma foi ! si telles sont les pensées qui vous tourmentent l’esprit, et que le bon anglais ne suffise pas pour les faire déguerpir, je ferai venir d’Oxford un des élèves du père Bacon, qui les en chassera à force de logique et d’hébreu. Mais que n’essayez-vous plutôt de les noyer dans une mer de bon vin des Canaries ? Excusez ma liberté, monsieur, je suis un vieil aubergiste, et il faut que j’aie mon franc-parler. Cette humeur mélancolique ne vous sied point. Elle ne s’accorde pas avec une botte luisante, un chapeau de fin castor, un habit de bon drap, et une bourse bien garnie. Qu’elle aille au diable ! Envoyez-la à ceux qui ont les jambes entourées de paille, la tête couverte d’un vieux feutre, un justaucorps mince comme une toile d’araignée, et une poche où il n’y a pas une seule pièce de métal pour empêcher le démon de la tristesse de s’y loger. De la gaieté, monsieur, de la gaieté, ou, de par cette bonne liqueur, nous vous bannirons de l’allégresse d’une joyeuse compagnie, pour vous condamner aux brouillards de la mélancolie, dans le pays du malaise. Voilà une troupe de bons vivans qui ne songent qu’à s’égayer ; ne froncez pas le sourcil en les voyant, comme le diable qui regarde au-dessus de Lincoln9.

 

– Vous parlez bien, mon digne hôte, dit l’étranger avec un sourire qui, tout mélancolique qu’il était, donnait une expression, très agréable à sa physionomie ; vous parlez bien, mon jovial ami, et ceux dont l’esprit se trouve dans la situation du mien ne doivent pas troubler par leur mélancolie la gaieté de ceux qui sont plus heureux. Je prendrai place de tout mon cœur avec vos convives plutôt que de passer pour un trouble-fête.

 

À ces mots il se leva pour joindre la compagnie, qui, encouragée par les préceptes et l’exemple de Michel Lambourne, et composée, pour la majeure partie, de gens disposés à profiter de l’occasion de faire un bon repas aux dépens de l’hôte, avait déjà fait une excursion hors des limites de la tempérance, comme on pouvait le voir d’après le ton avec lequel Michel demandait des nouvelles de ses anciennes connaissances, et d’après les éclats de rire qui suivaient chaque réponse. Giles Gosling lui-même se trouva un peu scandalisé de leurs bruyans ébats, d’autant plus qu’il sentait involontairement un certain respect pour son hôte inconnu. Il s’arrêta donc à quelque distance de la table autour de laquelle étaient assis ces joyeux convives, et commença une espèce d’apologie de leur conduite.

 

– À les entendre parler, dit-il, vous croiriez qu’il n’y en a pas un qui n’ait été habitué à faire le métier de la bourse ou la vie ; et cependant vous verrez demain que ce sont des artisans laborieux, des marchands aussi honnêtes qu’on peut l’être en mesurant une aune de drap trop courte d’un pouce, ou en payant sur un comptoir une lettre de change en couronnes un peu légères de poids. Celui que vous voyez avec son chapeau de travers sur des cheveux hérissés comme les poils d’un barbet, qui a son justaucorps débraillé, qui porte son habit tout d’un côté, et qui veut se donner l’air d’un vrai garnement, eh bien ! c’est un mercier d’Abingdon, qui, dans sa boutique, est, depuis la tête jusqu’aux pieds, aussi soigné dans sa mise que si c’était un lord-maire. Il parle de battre le grand chemin et de forcer la grille d’un parc, de manière à faire croire qu’il passe toutes les nuits sur la grande route de Hounslow à Londres10, tandis qu’il dort paisiblement sur un lit de plumes, une chandelle d’un côté et une Bible de l’autre pour chasser les esprits.

 

– Et votre neveu, mon hôte, ce Michel Lambourne qui est le roi de la fête, a-t-il aussi le désir de passer pour un tapageur ?

 

– Vous me serrez le bouton d’un peu près, monsieur ; mon neveu est mon neveu, et, quoiqu’il ait été un vrai enragé dans sa jeunesse, il peut s’être amendé comme tant d’autres, n’est-il pas vrai ? Je ne voudrais pas même que vous crussiez que tout ce que j’en disais tout à l’heure fût paroles d’Évangile. J’avais reconnu le gaillard, et je voulais mortifier un peu sa vanité. Mais à présent, sous quel nom dois-je présenter mon respectable hôte à la compagnie ?

 

– Sous le nom de Tressilian, s’il vous plaît.

 

– Tressilian ? c’est un nom qui sonne bien et qui vient, à ce que je crois, du comté de Cornouailles ; vous connaissez le proverbe :

 

By Pol, Tre and Pen

You may know the Cornish men.

 

Lorsque devant un nom on trouve Pol, Pen, Tré,

Qu’il vient de Cornouailles on peut être assuré.

 

Ainsi donc, dirai-je M. Tressilian de Cornouailles ?

 

– Ne dites que ce que je vous ai autorisé à dire, mon cher hôte, et vous serez sûr de ne dire que la vérité. Un homme peut avoir son nom précédé d’une de ces syllabes honorifiques, et être né bien loin du mont Saint-Michel11.

 

Giles Gosling ne poussa pas plus loin la curiosité, et présenta l’étranger, sous le nom de M. Tressilian, à son neveu et à ses amis ; et ceux-ci, après avoir bu à la santé du nouveau convive, reprirent la conversation assaisonnée de maintes rasades.

 

CHAPITRE II. 

« Parlez-vous du jeune Lancelot ? »

 

SHAKSPEARE, le Marchand de Venise.

 

Après un léger intervalle, le mercier Goldthred, à la prière de l’hôte, appuyée par ses joyeux convives, régala la société des couplets suivans :

 

De tous les oiseaux de la terre

Le hibou seul me plaît, à moi !

Ce sage oiseau que je révère

Des francs ivrognes suit la loi.

Aussitôt que le jour s’efface.

On l’entend sortir de son trou,

Et chanter quelque temps qu’il fisse.

Buvons, amis, à l’honneur du hibou.

 

Que la paresseuse alouette,

Ne s’éveille que le matin !

Mon ami le hibou répète

Toute la nuit son vieux refrain.

Buvons avec persévérance,

Et chantons le sage hibou !

Si quelqu’un imposait silence,

Couvrons sa voix par le bruit des glou-glou.

 

– Parlez-moi de cela, camarades, s’écria Michel quand le marchand eut cessé de chanter ; voilà une chanson, et je vois qu’il reste encore du bon parmi vous ; mais quel chapelet vous m’avez défilé de tous mes anciens camarades ! je n’en trouve pas un au nom duquel ne s’attache quelque histoire de mauvais augure. Ainsi donc Swashing Will de Wallingford nous a souhaité le bonsoir.

 

– Oui, dit un de ses amis, il est mort, comme un daim, d’un coup d’arbalète que lui a tiré Thatcham, le vieux garde-chasse du duc, dans le parc de Donnington.

 

– Il avait toujours aimé la venaison, dit Michel, et il n’aimait pas moins la bouteille : c’est une raison de plus pour boire un coup à sa mémoire. Allons, mes amis, faites-moi raison.

 

Lorsqu’on eut rendu hommage au défunt, le verre à la main, Lambourne demanda ce qu’était devenu Prance de Padworth.

 

– Absent. – Immortel depuis dix ans, répondit le mercier. – Demandez pourquoi et comment à Goodman Thong, qui l’a décoré au château d’Oxford avec dix sous de corde.

 

– Quoi ! le pauvre Prance est mort en plein air, entre ciel et terre ! Voilà ce que c’est que d’aimer les promenades au clair de lune. Allons, à sa mémoire, camarades ! tous les bons vivans aiment le clair de lune. Et quelles nouvelles me donnerez-vous de Hal au long plumet, celui qui demeurait près d’Yattenden… ? J’oublie son nom.

 

– Quoi Hal Hempseed ? demanda le mercier. Vous devez vous rappeler qu’il se donnait des airs de gentilhomme, et qu’il voulait se mêler des affaires de l’État. Il s’est mis dans le bourbier avec le duc de Norfolk12, il y a deux ou trois ans, s’est enfui du pays ayant un mandat d’arrêt sur les talons, et depuis ce temps on n’en a point entendu parler.

 

– Après de tels désastres, dit Michel Lambourne, c’est tout au plus si j’ose prononcer le nom de Tony Foster. Au milieu d’une telle pluie de cordes, d’arbalètes et de mandats d’arrêt, il n’est guère possible qu’il se soit échappé.

 

– De quel Tony Foster veux-tu parler ? demanda l’aubergiste.

 

– Parbleu ! de celui qu’on appelait Tony Allume-Fagots13, parce qu’il avait apporté une lumière pour allumer le bûcher de Latimer et de Ridley14, quand, le vent ayant éteint la torche de Jack Thong15, personne ne voulait lui donner de feu pour la rallumer, ni pour amour ni pour argent.

 

– Ce Tony Foster vit et prospère, dit l’aubergiste. Mais, mon neveu, ne t’avise plus de le nommer Tony Allume-Fagots, je t’en avertis, à moins que tu ne veuilles faire connaissance avec sa dague.

 

– Comment ! il est honteux de ce surnom ? Je me souviens qu’il s’en faisait gloire. Il disait que voir rôtir un hérétique ou un bœuf, c’était la même chose pour lui.

 

– Sans doute, mon neveu, mais c’était bon du temps de la reine Marie, quand le père de Tony était ici l’intendant de l’abbé d’Abingdon ; mais depuis il a épousé une pure précisienne16, et je vous le garantis aussi bon protestant que personne au monde.

 

– Et il a pris un air important, dit Goldthred ; il marche la tête bien haute, et méprise ses anciens compagnons.

 

– Cela prouve assez qu’il a prospéré, dit Lambourne, Quand on a une fois de l’argent à soi, on ne se trouve pas volontiers sur le chemin de ceux dont la recette est dans la bourse des autres.

 

– Prospéré ! Vous souvenez-vous de Cumnor-Place, ce vieux manoir près du cimetière ?

 

– Si je m’en souviens ! à telles enseignes que j’ai volé trois fois tous les fruits du verger. Mais qu’importe ! c’était la résidence de l’abbé toutes les fois qu’il régnait une maladie épidémique à Abingdon.

 

– Oui, dit l’aubergiste, mais aujourd’hui c’est la demeure de Tony Foster, en vertu de la concession qui lui en a été faite par un grand de la cour à qui la couronne avait octroyé tous les biens de l’abbaye. C’est son château, et il ne fait pas plus d’attention aux pauvres habitans de Cumnor que s’il était devenu chevalier.

 

– Il ne faut pas croire, dit le mercier, que ce soit tout-à-fait par orgueil. Il y a une belle dame dans cette affaire, et Tony permet à peine à la lumière du jour de l’entrevoir.

 

– Comment, dit Tressilian, qui pour la première fois prit alors part à la conversation, ne venez-vous pas de nous dire que ce Foster était marié, et marié à une précisienne ?

 

– Sans doute, et à une précisienne rigoriste comme on n’en vit jamais. Tony et elle vivaient comme chien et chat, à ce qu’on dit. Mais elle est morte, laissons-la en paix ; et comme Tony n’a qu’un petit brin de fille, on pense qu’il a dessein d’épouser cette inconnue qui fait ici tant de bruit.

 

– Et pourquoi ? demanda Tressilian. Je veux dire pourquoi fait-elle tant de bruit ?

 

– Parce qu’on dit qu’elle est belle comme un ange, répondit Gosling ; parce que personne ne sait d’où elle vient, et qu’on voudrait savoir pourquoi elle est si étroitement renfermée. Quant à moi, je ne l’ai jamais aperçue ; mais je crois que vous l’avez vue, M. Goldthred ?

 

– Oui, mon vieux garçon ; c’était un jour que je venais à cheval d’Abingdon ici. Je passai sous la fenêtre cintrée du manoir, sur les vitraux de laquelle on a peint je ne sais combien de saints et de légendes. Je n’avais pas pris la route ordinaire, car j’avais traversé le parc. Trouvant que la porte n’en était fermée qu’au loquet, j’avais cru pouvoir user du privilège d’un ancien camarade, et passer par l’avenue, tant pour profiter de l’ombre des arbres, attendu qu’il faisait bien chaud, que pour éviter la poussière, parce que j’avais mon pourpoint couleur de pêche avec des galons d’or.

 

– Et que vous n’étiez pas fâché, dit Michel, de faire briller aux yeux d’une belle dame. Mauvais garnement, ne renoncerez-vous donc jamais à vos anciens tours ?

 

– Ce n’est pas cela, Michel, ce n’est pas cela, dit le mercier en souriant d’un air content de lui-même. C’était la curiosité, un mouvement de compassion intérieure ; car la pauvre dame ne voit du matin au soir que Tony Foster avec ses gros sourcils, sa tête de bœuf et ses jambes cagneuses.

 

– Et vous lui auriez montré volontiers un gaillard bien bâti, un justaucorps de soie, une jambe bien tournée dans une botte de Cordouan, une figure ronde, souriant sans trop savoir pourquoi, et semblant dire : – Que vous faut-il ? un beau bonnet de velours, une plume de Turquie, et une épingle d’argent doré. – Ah ! mercier, mon ami, ceux qui ont de belles marchandises aiment à en faire étalage. Eh bien ! messieurs, allons donc, que les verres ne chôment point ! je bois aux longs éperons et aux bottes courtes, aux bonnets bien remplis et aux têtes vides.

 

– Je vois bien que vous êtes jaloux, Michel, dit Goldthred ; mais si le hasard m’a favorisé, il n’a fait pour moi que ce qu’il aurait pu faire pour vous ou pour tout autre.

 

– Ah ! s’écria Lambourne, que le ciel confonde ton impudence ! Oses-tu bien comparer ta face de pouding et tes manières de boutiquier avec l’air guerrier et le ton comme il faut d’un homme tel que moi ?

 

– Mon cher monsieur, dit Tressilian, permettez-moi de vous prier de ne pas interrompre ce brave marchand. Il raconte une histoire si agréablement, que je l’écouterais volontiers jusqu’à minuit.

 

– C’est de votre part plus de faveur que je n’en mérite, dit Goldthred ; mais puisque mon récit vous amuse, digne M. Tressilian, je le continuerai, en dépit des railleries et des sarcasmes de ce vaillant soldat, qui a peut-être gagné plus de coups que de couronnes dans les Pays-Bas. Ainsi donc, monsieur, comme je passais sous cette grande fenêtre, ayant laissé les rênes sur le cou de mon palefroi, tant pour être plus à l’aise qu’afin d’être plus libre pour regarder autour de moi, j’entendis ouvrir la croisée ; et ne me croyez jamais, monsieur, s’il n’est pas vrai que j’y vis la plus belle femme qui se fût jamais offerte à mes yeux. Or, je crois que j’ai vu autant de jolies filles que qui que ce soit, et je suis fait pour en juger aussi bien qu’un autre.

 

– Pourriez-vous nous en faire la description ? demanda Tressilian.

 

– Oh ! monsieur, je vous assure qu’elle était mise en femme comme il faut. Sa toilette était riche et recherchée, et aurait pu convenir à une reine. Sa robe, son corsage et ses manches étaient de satin couleur de gingembre ; à mon jugement, cette robe pouvait coûter trente shillings l’aune ; elle était doublée de taffetas moiré, et garnie de deux larges galons d’or et d’argent. Et son chapeau, monsieur, c’est ce que j’ai vu de meilleur goût dans nos environs ; il était de soie jaune, bordé d’une frange d’or avec une broderie de scorpions de Venise. Je vous assure, monsieur, qu’il était magnifique, et qu’il surpassait tout ce qu’on peut en dire. Quant au bas de sa robe, il était taillé à l’ancienne mode de Pas-devant.

 

– Je ne vous demandais pas quel était son costume, dit Tressilian, qui avait montré quelque impatience pendant que le marchand entrait dans tous ces détails. Parlez-nous de son teint, de ses traits, de la couleur de ses cheveux.

 

– Quant à son teint, je ne puis en rien dire de bien positif ; mais j’ai remarqué qu’elle tenait un éventail monté sur un manche d’ivoire curieusement damasquiné ; et, pour la couleur de ses cheveux, je puis vous garantir que, brune ou blonde, elle portait par-dessus un réseau de soie verte, tissé avec de l’or.

 

– Voilà bien une mémoire de mercier, dit Lambourne. On lui demande des détails sur la figure d’une femme, et il vous parle de sa parure.

 

– Je vous dis, répliqua Goldthred un peu déconcerté, que j’ai à peine eu le temps de la regarder ; car, comme j’allais lui souhaiter le bonjour en me préparant à un sourire…

 

– Semblable à celui d’un singe qui convoite une châtaigne, dit Lambourne.

 

– Tout-à-coup, continua le mercier sans s’inquiéter de cette interruption, Tony Foster parut lui-même, un bâton à la main…

 

– J’espère, dit l’aubergiste, qu’il t’en fendit la tête pour te récompenser de ton impertinence.

 

– Cela est plus facile à dire qu’à faire, répondit Goldthred d’un ton d’indignation. Non, non, il n’y eut rien de semblable. Il est vrai qu’il s’avança vers moi le bâton en l’air et qu’il me dit quelques gros mots, me demandant pourquoi je ne suivais pas la grande route, et d’autres choses semblables : de sorte que je me sentis tellement courroucé, que je lui aurais brisé le crâne du manche de mon fouet sans la présence de la dame, que je craignais de voir s’évanouir de frayeur.

 

– Fi ! cœur de poule, fi ! dit Lambourne ; quel brave chevalier a jamais songé à la frayeur d’une dame quand, pour la délivrer, il va combattre en sa présence géant, magicien ou dragon ? Mais pourquoi parler de dragon à un homme qui se laisserait chasser par un hanneton ? Tu as manqué l’occasion la plus belle.

 

– Eh bien, tâche d’en mieux profiter, fanfaron. Voilà le château enchanté ; le dragon et la dame sont à ton service, si tu oses t’y présenter.

 

– Je le ferais pour une pinte de vin des Canaries. Mais un instant. J’ai besoin de linge : veux-tu gager une pièce de toile de Hollande contre ces cinq angelots d’or ? et demain matin je vais chez Tony Foster, et je le force à me présenter à sa belle.

 

– J’accepte la gageure ; et, quoique tu aies l’impudence du diable, je réponds que je la gagnerai. Notre hôte gardera les enjeux, et je déposerai cinq angelots d’or entre ses mains, en attendant que je lui envoie la pièce de toile.

 

– Je ne veux pas tenir les enjeux d’une telle gageure, dit Gosling. Mon neveu, buvez tranquillement votre vin, et ne cherchez pas de pareilles aventures. Je vous réponds, que M. Foster a assez de crédit pour vous faire recevoir au château d’Oxford, et décorer vos jambes avec les ceps de la ville.

 

– Michel ne ferait que renouveler une vieille connaissance, dit Goldthred ; ce ne serait pas la première fois qu’il se verrait au château. Mais il ne peut plus reculer, à moins qu’il ne convienne qu’il a perdu la gageure.

 

– Perdu ! s’écria Lambourne ; non, sur ma foi ! Je ne me soucie pas plus de la colère de Tony que d’une cosse de pois ; et qu’il le veuille ou non, par saint Georges ! je verrai son Hélène.

 

– Je serais volontiers de moitié avec vous dans la gageure, dit Tressilian, si vous vouliez me permettre de vous accompagner dans cette aventure.

 

– Et quel avantage y trouveriez-vous ? lui demanda Lambourne.

 

– Aucun, monsieur, si ce n’est le plaisir d’admirer l’adresse et le courage que vous montrerez dans cette entreprise. Je suis un voyageur qui cherche les rencontres extraordinaires et les hasards bizarres, avec autant d’empressement que les anciens chevaliers cherchaient les aventures et les prouesses.

 

– Si vous trouvez du plaisir à voir harponner une truite, je consens bien volontiers que vous soyez témoin de mon adresse. Et maintenant je bois au succès de mon entreprise ; et si quelqu’un refuse de me faire raison, je le tiens pour un coquin, et je lui coupe les jambes à la hauteur des jarretières.

 

Le verre que Michel Lambourne vida en cette occasion avait déjà été précédé par tant d’autres, que sa raison chancela sur son trône. Il jura deux ou trois fois, en s’emportant contre le mercier, qui soutint assez raisonnablement qu’il ne pouvait boire à la perte de sa gageure.

 

– Est-ce que tu veux, faire de la logique avec moi ? s’écria Michel ; toi dans la tête duquel il n’y a pas plus de cervelle que dans un écheveau de soie mêlé. De par le ciel ! je ferai de ton corps cinquante aunes de ruban.

 

Mais à l’instant où il tirait son sabre pour exécuter sa menace, le garçon chargé de la cave et celui à qui était confié le soin des lits le saisirent, le conduisirent dans sa chambre, et le mirent au lit pour qu’il y cuvât son vin à loisir.

 

Chacun alors se leva de table, et la compagnie se sépara à la grande satisfaction de l’hôte, mais non pas à celle de toute la société, dont quelques individus n’avaient pas envie de renoncer au bon vin qui ne leur coûtait rien, tant qu’il leur restait la force de lever le coude. Ils se trouvèrent pourtant obligés de se retirer, et ils partirent enfin, laissant Gosling et Tressilian en possession de l’appartement.

 

– Par ma foi, dit le premier, je ne sais quel plaisir trouvent nos grands seigneurs à donner des fêtes et des dîners, et à jouer le rôle de Mon Hôte, sans avoir ensuite l’avantage de présenter sa carte à chacun des convives. C’est ce qui m’arrive rarement, et, par saint Julien, à contre-cœur. Chacun de ces pots que mon neveu et les ivrognes ses camarades viennent de vider devait rapporter un profit à un homme de mon état, et les voilà dans mes comptes à pure perte. Je ne conçois pas quel plaisir on peut trouver au bruit, au tapage, à l’ivrognerie, aux querelles qui s’ensuivent, à la débauche et aux blasphèmes, quand on ne peut qu’y perdre au lieu d’y gagner : et cependant c’est comme cela qu’on a inutilement mangé plus d’un beau domaine, au grand détriment des aubergistes ; car qui diable voudra venir payer son écot à l’Ours-Noir, quand il peut s’asseoir gratis à la table de Milord ou à celle du Squire ?

 

La déclamation de notre hôte contre l’ivrognerie prouva à Tressilian que le vin avait fait quelque impression même sur le cerveau aguerri du digne Giles Gosling. Comme il s’était ménagé lui-même, il voulut profiter de la franchise qu’inspire le vin, pour tirer de l’aubergiste quelques nouveaux renseignemens relativement à Tony Foster et à la dame que le mercier avait vue chez lui ; mais ses questions n’aboutirent qu’à produire une nouvelle déclamation contre les ruses du beau sexe, dans laquelle Gosling appela toute la sagesse de Salomon au secours de la sienne. Enfin l’aubergiste dirigea son attention vers ses garçons, qui s’occupaient à desservir, leur donna des ordres, gronda ; et, voulant joindre l’exemple au précepte, ne réussit qu’à briser un plateau et une demi-douzaine de verres, en cherchant à leur montrer comment le service se faisait aux Trois-Grues, dans le Vintry, qui était alors la plus fameuse taverne de Londres. Cet accident le rappela si bien à lui-même, qu’il gagna sa chambre sur-le-champ, se mit au lit, dormit profondément, et se réveilla un nouvel homme le lendemain matin.

 

CHAPITRE III. 

« Non, vous prêchez en vain ; je tiendrai la gageure ;

« Je ne recule point en pareille aventure.

« J’étais, en la faisant, dites-vous, un peu gris ?

« N’importe ! on fait à jeun ce qu’ivre on a promis.

 

La Table de jeu.

 

– Et comment va votre neveu, mon bon hôte ? dit Tressilian le lendemain matin, quand Giles Gosling descendit dans la grand’salle, théâtre de l’orgie de la veille. Est-il bien portant ? tient-il encore sa gageure ?

 

– Bien portant ! oh ! oui. Il a déjà couru pendant deux heures, monsieur, et visité je ne sais quels repaires de ses anciens camarades. Il vient de rentrer, et déjeune avec des œufs frais et du vin muscat. Quant à sa gageure, je vous conseille en ami de ne pas vous en mêler, ni de toute autre chose que puisse proposer Michel. Ainsi donc, vous ferez bien de prendre pour votre déjeuner un coulis chaud, qui donnera du ton à votre estomac, et de laisser mon neveu et M. Goldthred se tirer de leur gageure comme ils l’entendront.

 

– Il me semble, mon hôte, que vous ne savez trop comment vous devez parler de ce neveu, et que vous ne pouvez ni le blâmer ni le louer sans quelque reproche de conscience.

 

– Vous dites vrai, M. Tressilian. L’affection naturelle me dit à une oreille : Giles ! Giles ! pourquoi nuire à la réputation du fils de ta sœur ? pourquoi diffamer ton neveu ? pourquoi salir ton propre nid ? pourquoi déshonorer ton sang ? Mais arrive ensuite la justice qui me crie à l’autre oreille : Voici un hôte aussi respectable qu’il en vint jamais à l’Ours-Noir, un homme qui n’a jamais disputé sur son écot ; je le dis devant vous, M. Tressilian, et ce n’est pas que vous ayez jamais eu lieu de le faire ; – un voyageur qui, autant qu’on peut en juger, ne sait ni pourquoi il est venu, ni quand il s’en ira ; et toi qui es aubergiste ; toi qui, depuis trente ans, paies les taxes à Cumnor ; toi qui es en ce moment Headborough17, souffriras-tu que ce phénix des hôtes, des hommes et des voyageurs, tombe dans les filets de ton neveu, connu pour un vaurien, un chenapan, un brigand, qui vit grâce aux cartes et aux dés, un professeur des sept sciences damnables, si jamais personne y a pris ses degrés ? Non, de par le ciel ! Tu peux fermer les yeux quand il tend ses rets pour attraper une mouche comme Goldthred ; mais, pour le voyageur, il doit être prévenu, et, armé de tes conseils, s’il veut t’écouter, toi, son hôte fidèle…

 

– Eh bien ! mon bon hôte, vos avis ne seront pas méprisés ; mais je dois tenir dans cette gageure, puisque je me suis avancé jusque là. Donnez-moi pourtant, je vous prie, quelques renseignemens. Qui est ce Foster ? Que fait-il ? Pourquoi garde-t-il une femme avec tant de mystère ?

 

– En vérité, je ne puis ajouter que bien peu de choses à ce que vous avez appris hier. C’était un des Papistes de la reine Marie ; et aujourd’hui c’est un des Protestans de la reine Élisabeth. Il était vassal de l’abbé d’Abingdon, et maintenant il est maître d’un beau domaine qui appartenait à l’abbaye. Enfin il était pauvre, et il est devenu riche. On dit qu’il y a dans cette vieille maison des appartemens assez bien meublés pour être occupés par la reine ; que Dieu la protège ! Les uns pensent qu’il a trouvé un trésor dans le verger, les autres qu’il s’est donné au diable pour obtenir des richesses, quelques uns prétendent qu’il a volé toute l’argenterie cachée par le prieur dans la vieille abbaye lors de la réformation. Quoi qu’il en soit, il est riche, et Dieu, sa conscience et le diable peut-être, savent seuls comment il l’est devenu. Il a l’humeur sombre, et il a rompu toute liaison avec les habitans de la ville, comme s’il avait quelque étrange secret à garder, ou comme s’il se croyait pétri d’une autre argile que nous. Si Michel prétend renouer connaissance avec lui, je regarde comme très probable qu’ils auront une querelle, et je suis fâché que vous, mon digne M. Tressilian, vous songiez à accompagner mon neveu dans cette visite.

 

Tressilian lui répondit qu’il agirait avec la plus grande prudence, et qu’il ne fallait avoir aucune inquiétude relativement à lui. En un mot, il lui donna toutes ces assurances que ne manquent jamais de prodiguer ceux qui sont décidés à faire un acte de témérité en dépit des conseils de leurs amis.

 

Cependant il accepta l’invitation de son hôte, et il venait de finir l’excellent déjeuner qui lui avait été servi ainsi qu’à Gosling par la gentille Cicily, la beauté du comptoir, quand le héros de la soirée précédente, Michel Lambourne, entra dans l’appartement. Il avait donné quelques soins à sa toilette, car il avait quitté ses habits de voyage pour en prendre d’autres taillés d’après la mode la plus nouvelle ; et l’on remarquait une sorte de recherche dans tout son extérieur.

 

– Sur ma foi, mon oncle, dit-il, vous nous avez bien arrosés la nuit dernière ; mais je trouve le matin bien sec. Je vous ferai volontiers raison le verre à la main. Comment ! voilà ma jolie cousine Cicily ! je vous ai laissée au berceau, et je vous retrouve en corset de velours, aussi fraîche qu’aucune fille d’Angleterre. Reconnaissez un ami et un parent, Cicily, et approchez-vous pour que je vous embrasse et que je vous donne ma bénédiction.

 

– Un moment, un moment, mon neveu, dit Giles Gosling ; ne vous inquiétez pas de Cicily, et laissez-la songer à ses affaires ; quoique votre mère fût ma sœur, il ne s’ensuit pas que vous deviez être cousins.

 

– Quoi, mon oncle ! me prenez-vous pour un mécréant ? Croyez-vous que je voudrais oublier ce que je dois à ma famille ?

 

– Je ne dis rien de tout cela, Michel, mais j’aime à prendre mes précautions ; c’est mon humeur. Il est vrai que vous voilà aussi bien doré qu’un serpent qui vient de changer de peau au printemps ; mais, malgré cela, vous ne vous glisserez pas dans mon Éden ; je veillerai sur mon Ève ; comptez sur cela, Michel. Mais comme vous voilà brave ! en vous regardant, et en vous comparant avec M. Tressilian que voici, on croirait que vous êtes le gentilhomme, et que c’est lui qui est le neveu de l’aubergiste.

 

– Il n’y a que des gens de votre village, mon oncle, qui puissent parler ainsi, parce qu’ils n’en savent pas davantage. Je vous dirai, et peu m’importe qui m’entende, qu’il y a dans le véritable gentilhomme quelque chose qui n’appartient qu’à lui, et qu’on ne peut atteindre sans être né dans cette condition. Je ne saurais dire en quoi cela consiste ; mais quoique je sache entrer dans une table d’hôte d’un air effronté, appeler les garçons en grondant, boire sec, jurer rondement, et jeter mon argent par les fenêtres, tout aussi bien qu’aucun des gentilshommes à éperons dorés et à plumet blanc qui s’y trouvent, du diable si je puis me donner leur tournure, quoique je l’aie essayé cent fois. Le maître de la maison me place au bas bout de la table, et me sert le dernier ; et le garçon me répond : On y va, l’ami, sans me témoigner ni égards ni respect. Mais que m’importe ? Je m’en moque, laissons les chats mourir de chagrin. J’ai l’air assez noble pour damer le pion à Tony Foster, et assurément c’est tout ce qu’il me faut aujourd’hui.

 

– Vous tenez donc à votre projet d’aller rendre visite à votre ancienne connaissance ? dit Tressilian.

 

– Oui sans doute, répondit l’aventurier. Quand une gageure est faite, il faut la tenir jusqu’au bout. C’est une loi reconnue dans tout l’univers. Mais vous, monsieur, à moins que ma mémoire ne me trompe, et je conviens que je l’ai hier presque noyée dans le vin des Canaries, il me semble que vous risquez aussi quelque chose dans cette aventure.

 

– Je me propose de vous accompagner dans cette visite, répondit Tressilian, si vous consentez à m’accorder cette faveur, et j’ai déjà déposé entre les mains de notre digne hôte la moitié du montant de la gageure.

 

– C’est la vérité, dit Giles Gosling, et en nobles d’or dignes d’être échangés contre un excellent vin. Ainsi donc je vous, souhaite beaucoup de succès dans votre entreprise, puisque vous êtes déterminés à faire une visite à Tony Foster. Mais, croyez-moi, buvez encore un coup avant de partir, car je crois que vous aurez chez lui une réception un peu sèche ; et si vous vous trouvez exposés à quelque danger, n’ayez pas recours à vos armes, mais faites-m’en avertir, moi Giles Gosling, le constable de Cumnor : tout fier qu’est Tony, je puis encore être en état de le mettre à la raison.

 

Michel, en neveu soumis, obéit à son oncle en buvant une seconde rasade, et dit qu’il ne se trouvait jamais l’esprit si ouvert qu’après s’être bien rincé le gosier dans la matinée ; après quoi il partit avec Tressilian pour se rendre chez Tony Foster.

 

Le village de Cumnor est agréablement situé sur une colline ; dans un parc bien boisé qui en était voisin se trouvait l’ancien édifice qu’habitait alors Tony Foster, et dont les ruines existent peut-être encore. Ce parc était, à cette époque, rempli de grands arbres, et surtout de vieux chênes dont les rameaux gigantesques s’étendaient au-dessus des hautes murailles qui entouraient cette habitation, ce qui lui donnait un air sombre, retiré et monastique. On y entrait par une porte à deux battans, de forme antique, en bois de chêne très épais, et garnie de clous à grosses têtes, comme la porte d’une ville.