Kernok le pirate - Eugène Sue - E-Book

Kernok le pirate E-Book

Eugène Sue

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Beschreibung

Un soir d'orage et de tempête, Kernok se rend au domicile de la sorcière de Pempoul. Celle-ci lit son passé, comment il devint mousse sur un navire négrier, comment il en tua le capitaine et s'empara du navire pour en faire un bateau corsaire, mais aussi son avenir, qui doit être court et tragique, pour lui comme pour sa bien-aimée... Osera-t-il reprendre la mer et combattre de nouveau?

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Kernok le pirate

Kernok le pirateL'ŒuvrePage de copyright

Kernok le pirate

 Eugène Sue

L'Œuvre

CHAPITRE PREMIER Le cacou et la sorcière

Les écorcheurs et fileurs de chanvre (cacous) vivent séparés du reste des hommes…

La présence d'un fou dans une maison défend ses habitants contre les maléfices des esprits malins.

Conam-Hek, Chronique bretonne

Par une nuit de novembre, sombre et froide, le vent de nord-ouest soufflait avec violence, et les longues lames de l'Océan venant se briser sur les bancs de granit qui couvrent la côte de Pempoul, les pointes déchirées de ces rocs tantôt disparaissaient sous les vagues, tantôt se découpaient en noir sur une écume éblouissante.

Placée entre deux rochers qui la protégeaient contre les efforts de l'ouragan, s'élevait une cabane de misérable apparence ; mais ce qui rendait vraiment son abord horrible et infect, c'était une multitude d'os, de cadavres de chevaux et de chiens, de peaux ensanglantées, et d'autres débris qui annonçaient assez que le propriétaire de cette masure était cacou, ou écorcheur.

La porte s'ouvrit, puis parut une femme couverte d'une mante noire qui l'entourait entièrement, et ne laissait voir que sa figure jaune et ridée, presque cachée par des mèches de cheveux gris. Tenant une lampe de fer d'une main, de l'autre elle tâchait d'en abriter la flamme, qui tournoyait, agitée par le vent. « Pen-Ouët ! Pen-Ouët ! cria-t-elle avec un accent de colère et de reproche ; où es-tu, maudit enfant ? Par saint Paul ! ne sais-tu pas que voici l'heure où les chanteuses des nuits vont errer sur la grève ? »

On n'entendit que le sifflement de la tempête qui redoublait de fureur.

– Pen-Ouët ! cria-t-elle encore.

Pen-Ouët enfin prêta l'oreille.

L'idiot était accroupi auprès d'un monceau d'ossements auxquels il donnait les formes les plus variées et les plus bizarres. Il tourna la tête, se leva d'un air mécontent, comme un enfant qui abandonne ses jeux à regret, et regagna la cabane, non sans emporter une belle tête de cheval aux os blancs et polis, à laquelle il tenait beaucoup, surtout depuis qu'il y avait introduit des cailloux qui résonnaient de la plus agréable manière, quand Pen-Ouët secouait cet instrument de nouvelle espèce.

– Rentre donc, maudit ! s'écria sa mère en le poussant avec tant de violence que sa tête heurta contre le mur : le sang jaillit. Alors l'idiot se prit à rire aux éclats, d'un rire stupide et convulsif, essuya sa blessure avec ses longs cheveux noirs, et fut se blottir sous le manteau d'une vaste cheminée.

– Ivonne, Ivonne, songe à ton âme, au lieu de répandre le sang de ton fils ! dit le cacou, qui était à genoux et paraissait absorbé dans une profonde méditation. N'entends-tu pas ?...

– J'entends le bruit des vagues qui frappent ce rocher, et le sifflement de la tempête.

– Dis plutôt la voix des trépassés. Par saint Jean du doigt ! c'est aujourd'hui le jour des morts, femme, et les naufragés que nous avons... - ici une pause -, pourraient bien venir traîner à notre porte le cariquet-ancou, avec ses draps blancs et ses larmes rouges, répondit le cacou d'une voix basse et tremblante.

– Bah ! que pouvons-nous craindre ? Pen-Ouët est idiot ; ne sais-tu pas que les mauvais esprits n'approchent jamais du toit qui abrite un fou ? Jan et son feu qui tourne avec autant de rapidité que le dévidoir d'une vieille femme, Jan et son feu s'enfuiraient à la voix de Pen-Ouët, comme une mouette devant le chasseur. Ainsi, que crains-tu ?

– Alors, pourquoi, depuis le dernier naufrage, tu sais, ce lougre qui échoua sur la côte, attiré par nos signaux trompeurs... pourquoi ai-je une fièvre ardente, des rêves affreux ? En vain j'ai bu trois fois, à l'heure de minuit, de l'eau de la fontaine de Krinoëk ; en vain je me suis frotté de la graisse d'un goéland tué un vendredi, rien, rien n'a pu me calmer. La nuit, j'ai peur ! Ah ! femme, femme, tu l'as voulu !

– Toujours craintif. Ne fallait-il pas vivre ! ton état ne te rend-il pas l'horreur de tout Saint-Pol, et sans mes prédictions, où en serions-nous réduits ? L'entrée de l'église nous est défendue ; c'est à peine si les boulangers veulent nous vendre du pain. Pen-Ouët ne va pas une fois à la ville qu'il ne revienne meurtri de coups, le pauvre idiot. Tiens, s'ils osaient, ils nous donneraient la chasse comme à une bande de loups des montagnes d'Arrès ; et parce qu'en ramassant le goémon sur les rochers, nous profitons de ce que Teus's nous envoie, tu t'agenouilles comme un sacristain de Plougasnou, tu es aussi pâle qu'une fille qui, sortant de la veillée, rencontre le Teus's-Arpoulièk, avec ses trois têtes et son œil flamboyant !

– Femme...

– Plus craintif qu'un homme de Cornouailles », dit enfin Ivonne exaspérée.

Or, comme le plus sanglant outrage que l'on puisse faire à un Léonais est de le comparer à un habitant de Cornouailles, le cacou prit sa femme à la gorge.

– Oui, reprit-elle d'une voix rauque et strangulée, plus lâche qu'un enfant de la plaine !

La rage du cacou ne connut plus de bornes ; il saisit une hache, mais Ivonne s'arma d'un couteau.

L'idiot riait aux éclats, en agitant sa tête de cheval remplie de cailloux qui rendaient un bruit sourd et bizarre.

Heureusement on frappa à la porte de la cabane, car un malheur fût arrivé.

– Ouvrez, sacrebleu ! ouvrez donc ! Le nord-ouest souffle d'une force à décorner des bœufs, dit une voix rude.

Le cacou laissa tomber sa hache, Ivonne rajusta sa coiffe, en jetant sur son mari un regard encore étincelant de colère.

– Qui peut venir à cette heure nous déranger ? dit celui-ci ; puis il se hissa jusqu'à une fenêtre étroite, et regarda.

CHAPITRE II Kernok

Got callet deusan Armoriq. C'était un homme dur de l'Armorique.

Proverbe breton

C'était lui, c'était Kernok qui frappait à la porte. Voilà un digne et brave compagnon, jugez-en.

Il naquit à Plougasnou ; à quinze ans il se sauva de chez son père, s'embarqua sur un négrier, et là commença son éducation maritime. Il n'y avait pas à bord de mousse plus agile, de matelot plus intrépide, nul n'avait le coup d'œil plus perçant pour découvrir au loin la terre voilée par la brume. Nul ne serrait un hunier avec plus de prestesse et de grâce. Et quel cœur ! Un officier laissait-il négligemment errer sa bourse, le jeune Kernok la ramassait avec soin, mais ses camarades avaient part au contenu ; volait-il du rhum au capitaine, il partageait encore scrupuleusement avec ses intimes.

Et quelle âme ! Combien de fois, lorsque les nègres que l'on transportait d'Afrique aux Antilles, engourdis par le froid humide et pénétrant de la cale, ne pouvaient se traîner jusque sur le pont pour humer l'air pendant le quart d'heure qu'on leur accordait à cet effet, combien de fois, dis-je, le jeune Kernok ne rappela-t-il pas la moiteur et la transpiration sur leur peau glacée en hâtant leur marche à coups de corde ! Et M. Durand, canonnier-chirurgien-charpentier du brick, remarquait judicieusement qu'aucun des congos soumis à la surveillance de Kernok n'était atteint de cette somnolence, de cette torpeur qui affectait les autres nègres. Au contraire, les siens, à la vue du menaçant bout de corde, étaient toujours dans un état d'agitation, d'irritabilité nerveuse, comme disait M. Durand, d'irritabilité nerveuse fort salutaire.

Aussi, Kernok obtint-il bientôt l'estime et la confiance du capitaine négrier, capable heureusement d'apprécier ces rares qualités. Ce bon capitaine affectionna le jeune matelot, lui donna quelques leçons de théorie, et un beau jour le fit second du navire. Lui se montra digne de cet avancement rapide par son courage et son habileté ; il découvrit surtout une manière de caser les nègres dans le faux-pont tellement avantageuse que le brick, qui jusque-là n'en pouvait contenir que deux cents, put en porter trois cents, à la vérité en les serrant un peu, - et en les priant de se mettre sur le côté, au lieu de se goberger sur le dos comme des pachas -, ainsi disait Kernok.

De ce jour, le négrier prédit à son protégé la plus haute destinée. Dieu sait s'il accomplit cette prédiction !

À quelques années de là, un soir qu'il cinglait vers la côte d'Afrique, le digne capitaine de Kernok ayant bu un peu plus de tafia que de coutume, était de bonne et joviale humeur. Assis sur sa fenêtre, fumant sa longue pipe, il s'amusait à suivre la direction des épais tourbillons de fumée qu'il lançait gravement, ou à regarder d'un œil fixe le sillage rapide du navire, hâtant de ses vœux le moment où il reverrait la France.

Puis il pensait avec amour aux belles campagnes de la Normandie, où il était né ; il croyait voir encore la chaumière dorée par les derniers rayons du soleil, le ruisseau limpide et frais, le vieux pommier, et sa femme, et sa mère, et ses tout petits enfants, qui attendaient son retour, soupirant après les beaux oiseaux dorés et les tissus aux vives couleurs qu'il leur apportait de ses courses lointaines. Il croyait voir tout cela, le pauvre homme ! Sa pipe, sa pipe que le temps avait rendue noire comme l'aile d'un alcyon, sa pipe était tombée de sa bouche entrouverte. Il ne s'en était pas aperçu ; ses yeux se mouillaient de larmes ; son cœur battait avec violence. Peu à peu les efforts de son imagination tendue vers un même point, peut-être aussi l'influence du tafia, donnèrent à cette vision fantastique une apparence de réalité ; et le bon capitaine, avisant, dans son ivresse, que la pleine mer était cette riante prairie tant regrettée, eut la folle idée de vouloir aller s'y ébattre. Pour ce faire, il s'avança sur le bord de sa croisée, et tomba à l'eau.

D'autres disent qu'une main invisible le poussa, et que le sillage argenté du navire fut un moment rougi.

Le fait est qu'il se noya.

Comme le brick se trouvait près des îles du Cap-Vert, la houle était forte, la brise fraîche : aussi le matelot du gouvernail n'entendit-il rien. Mais Kernok, qui était venu rendre compte de la route au capitaine, dut s'apercevoir le premier de l'accident auquel il n'était peut-être pas étranger.

Kernok avait une de ces âmes fortement trempées, inaccessibles aux mesquines considérations que les hommes faibles appellent reconnaissance ou pitié. Or, il parut sur le pont sans qu'on pût remarquer en lui la plus légère émotion.

– Le capitaine s'est noyé, dit-il avec calme au contremaître, et c'est dommage, car c'était un brave. Ici Kernok ajouta une épithète que nous nous abstenons de répéter, mais qui termina d'une manière pittoresque l'oraison funèbre du défunt.

Oh ! Kernok était laconique !

Puis s'adressant au pilote : « Le commandement du navire m'appartient comme second du bord ; ainsi tu vas changer de route. Au lieu de gouverner au sud-est, tu mettras le cap au nord-ouest, car nous allons virer de bord et gagner Nantes ou Saint-Malo. »

Le fait est que Kernok avait en vain tâché de dégoûter le défunt capitaine du trafic des nègres, non par philanthropie, non ! mais par un motif bien plus puissant aux yeux d'un homme raisonnable.

– Capitaine, lui disait-il sans cesse, vous faites des avances qui vous rapportent tout au plus trois cents pour cent ; à votre place, moi, maître, je gagnerais autant, et même davantage, sans débourser un sou. Votre brick marche comme une dorade ; armez-le en course, je réponds de l'équipage ; laissez-moi faire, et à chaque prise vous entendrez la chanson du corsaire.

Mais l'éloquence de Kernok n'avait jamais ébranlé la volonté du capitaine, car il savait parfaitement que ceux qui embrassaient cette noble profession finissaient tôt ou tard par se balancer au bout d'une vergue ; aussi l'inexorable capitaine était-il tombé à la mer par accident.

À peine Kernok se vit-il maître du navire qu'il retourna à Nantes pour recruter un équipage convenable, armer son bâtiment, et mettre à exécution son projet favori.

Et voyez s'il n'y a pas une Providence : à peine arrivé en France, il apprend que l'Angleterre nous a déclaré la guerre ; il obtient une lettre de marque, sort, donne la chasse à un trois-mâts marchand, et rentre avec sa prise à Saint-Pol-de-Léon.

Que dirais-je de plus ? Le bonheur favorisa toujours Kernok ; car le ciel est juste : il fit mainte prise aux Anglais. L'argent qu'il en retirait s'écoulait rapidement dans les tavernes de Saint-Pol ; et c'est au moment de se remettre en mer pour battre monnaie, comme il disait dans son naïf langage, que nous le voyons arriver au sein de la respectable famille de l'écorcheur.

– Mais, sacrebleu ! ouvrez donc, répéta-t-il en secouant vigoureusement la porte. Vous restez tapis comme des goélands dans le creux d'un rocher.

On ouvrit.

CHAPITRE III La bonne aventure

La sorcière dit au pirate : « Bon capitaine, en vérité, Non, je ne serai pas ingrate, Et vous aurez votre beauté. »

Victor Hugo, Cromwell

Dis-moi la bonne aventure, ô gué. La bonne aventure.

Il entra, se dépouilla d'une capote de toile cirée qui ruisselait de pluie, l'étendit près du foyer, secoua son large chapeau de cuir verni, et se jeta sur un méchant escabeau.