L’abbé Délétoile - Christine Arquembourg - E-Book

L’abbé Délétoile E-Book

Christine Arquembourg

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Beschreibung

Le thème du voyeurisme se faufile entre les pages de ce recueil qui peut se lire comme une initiation teintée de fraîcheur et d’humour : une jeune narratrice effarée par les frasques de l’abbé Delétoile et troublée ailleurs d’avoir surpris des ébats amoureux. Ou bien encore son père, émoustillé comme un jeune homme d’avoir assisté, à son corps défendant, à une scène de vie très intime.

Quant au lecteur, son privilège est de pouvoir lorgner, par le trou de la serrure, ce que l’un des personnages de ce recueil définit quelque part comme : “ Le fabuleux spectacle de la vraie vie.”

À PROPOS DE L'AUTEURE

Christine Arquembourg est née dans le nord de la France où elle a grandi jusqu’à sa majorité. À vingt ans, elle épouse un Suisse rencontré à Londres et réside depuis à Berne. Parallèlement à l’éducation de ses deux enfants, elle a repris des études de lettres jusqu’à l’obtention d’un doctorat à Fribourg en Suisse et enseigné la littérature française et romande à l’université.

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Table des matières
Du même auteur
DISPARU
UNE LETTRE IMPOSSIBLE À ÉCRIRE
À TON TOUR, FILS
CARNETS D’OR, SUITE
FERNANDE
LA GARDIENNE DU SQUARE DE L’IMPASSE
SCÈNE DE COUPLE
APRÈS LA RUPTURE
LES LEÇONS DE PIANO
Cet ouvrage a été converti par

 

 

Christine Arquembourg

L’ABBÉ DELÉTOILE

et autres nouvelles

Du même auteur

– Les péchés capiteux, roman

5 Sens Editions, 2016

À tous ceux qui m’ont aimée

 

Il s’appelait l’abbé Delétoile et cela ressemblait déjà à une plaisanterie. Car si l’étoile de cet ecclésiastique brillait, c’était au ciel de la grivoiserie et même de la franche grossièreté.

Grâce à Dieu, ce prêtre ne desservait pas notre paroisse mais celle de villages avoisinants. Et nous savions que, le dimanche, il terrorisait ses paroissiens en les apostrophant nommément du haut de la chaire. Il n’hésitait pas à leur prédire l’enfer pour avoir « forniqué comme des bêtes ». Et de fournir des détails scabreux tout droit venus des secrets chuchotés dans le confessionnal ou de l’imagination de l’abbé. À force, les malheureuses victimes des foudres de l’abbé Delétoile avaient fini par prendre leur parti des imprécations et autres anathèmes sortis de la bouche de leur curé. Ils s’étaient habitués à cela et à bien d’autres incongruités d’un prêtre que le Très-Haut, un jour de distraction, leur avait, par malheur, attribué.

De temps à autre, il lui arrivait de débarquer chez nous à l’improviste, un peu avant midi. Mon père que l’originalité de ce personnage hors normes amusait lui lançait alors avec bonhomie :

– Alors l’abbé, on vous fait rajouter un couvert ?

– C’est pas d’refus, mon brave.

Nous, les enfants, dans notre prime jeunesse, nous étions alors relégués pour le repas à la cuisine. Ma mère – contrainte au silence par l’état ecclésiastique de l’abbé Delétoile – exécrait franchement tout le comportement de cet individu. Elle craignait aussi que nos jeunes oreilles ne soient contaminées par les plaisanteries douteuses de Monsieur le curé. Petits, nous pensions qu’il ressemblait à un ogre, tout prêt à avaler l’un de nous. Plus tard, lorsque je découvris les peintures de Breughel, je trouvais qu’avec ses traits grossiers et ses affreuses grimaces, l’abbé Delétoile ressemblait à l’un ou l’autre de ces personnages effrayants.

Si la tenue dont il était revêtu attirait l’attention, c’était d’abord par la bizarrerie de ce qu’il portait aux pieds. Toujours chaussé de sabots noirs remplis de paille en guise de chaussettes, cet étrange prêtre ne les quittait que pour dire la messe. Mais toujours à regret. Quant au reste du vêtement, il était à l’avenant. Une soutane noire pleine de taches graisseuses et portée à même le corps. Par les nombreux boutons manquants et qu’il n’avait demandé à personne de remplacer, on pouvait voir le torse très velu de Monsieur le curé. Il se le grattait de temps à autre mais surtout les jours de grande chaleur. Il semblait, dans ces moments-là, s’acharner furieusement contre un ennemi imaginaire :

– Vous avez des puces, l’abbé ? lui demandait alors gentiment Papa.

– Penses-tu ! J’ai même pas d’chien. Mais quand y fait chaud, j’aime mieux dormir dans l’foin qu’ dans mon lit. C’est pour ça qu’ça gratte.

Quant à ses larges mains d’ouvrier en plein chantier, elles étaient pour le moins crasseuses. C’étaient de vrais battoirs avec de gros doigts aux ongles mal coupés et en deuil perpétuel.

Un jour que ma mère, en prévision du repas, lui avait proposé :

– Monsieur le curé, voulez-vous vous laver les mains avant de passer à table ?

Il les avait alors contemplées de pile et de face, sincèrement ahuri :

– Mais pourquoi diable faut-y que j’les lave si elles sont propres ?

Je me souviens particulièrement de ce jour-là parce que l’abbé Delétoile qui ne s’adressait à table qu’à Papa, n’avait pas cessé, depuis le début du repas, de dévider des plaisanteries plus graveleuses les unes que les autres. Avec un rire gras et tonitruant en guise d’accompagnement. Et tandis qu’il parlait, il malaxait la mie des deux morceaux de pain dont il s’était servi. J’observais, avec beaucoup d’intérêt, cette boulette qui roulait sous les doigts de l’abbé. Elle devenait aussi grosse qu’une balle de ping-pong mais couleur béton. Puis tout à coup ma mère, désireuse de mettre fin à ces propos de corps de garde, se tourna vers moi. Elle me tendit la corbeille de pain vide :

– Peut-on demander à la cuisine d’y remettre un peu de pain ?

L’abbé sembla enfin s’apercevoir de la présence de ma mère pourtant assise à ses côtés. Il lui offrit alors son infâme boulette grise en disant :

– Tenez, si vous voulez du pain, y a qu’à prend’ mes restes.

Ma mère demeura interdite par la proposition et resta sans voix. Mais Papa, en souriant malicieusement insista :

– Mais prenez donc, Hortense, puisque Monsieur le curé vous le propose.

Lorsque la bonne arriva peu après pour débarrasser, ma mère glissa subrepticement dans son assiette, l’infâme boulette sous le camouflage des couverts habilement disposés. Avec un soulagement muet mais que nous pouvions facilement imaginer. Comme nous savions aussi que Papa ne perdait rien pour attendre. Après le départ de l’abbé Delétoile, il serait payé, par notre mère, à l’aune de l’audace qu’il avait manifestée et de l’humiliation qu’elle lui reprocherait de lui avoir fait subir :

– Et devant les enfants, qui plus est. Décidément, vous ne respectez rien ! Mais enfin Jacques, vous perdez la tête !

Sous le feu de l’attaque, notre père se taisait pour ne pas augmenter la colère de sa femme. Mais quant à moi, si j’étais un peu désolée pour Papa, j’étais aussi ravie en repensant à l’histoire de la boulette et, au fond, contente des suites que prenait ce drôle de repas partagé avec l’abbé Delétoile. Certaine, en revanche, que ma mère veillerait à ce que ces « festivités dignes d’un régiment de soldats » ne se reproduisent plus avant longtemps.

 

Durant les grandes vacances scolaires de l’été, je raffolais des voyages en voiture avec mon père. Rien que nous deux à goûter, dans cet habitacle protégé, une complicité qui rendait uniques (du moins pour moi), tous les moments que nous passions ensemble. Les transformait en fête improvisée. Aussi, quand je l’entendais dire à Julia, notre cuisinière :

– Julia, à midi, je ne serai pas là.

Je suivais mon père à la trace de peur de le manquer.

– Dis, Papa, tu m’emmènes ? Il ne disait ni oui ni non mais à son sourire, je savais que c’était oui. J’en profitais aussitôt sans vergogne :

– On prend la 2CV ?

– Aujourd’hui, je ne crois pas. D’abord je n’aimerais pas être en retard à mon rendez-vous et avec ce « bolide »… En plus, le temps n’est pas fameux. Si ça tourne à l’orage…

– Papa, s’il te plaît !

– Et puis, tu vas peut-être t’ennuyer entre-deux.

– Moi, jamais ! D’ailleurs, je vais prendre un livre. Tu sais, celui que j’adore : Tintin au Congo. Avec ça, je suis parée.

– Bon, c’est d’accord. Mais je t’embarque dans une demi-heure. Nous partirons à 9 h 30 pétantes.

Papa avait dit qu’il « m’embarquait » et c’était déjà pour moi le signe d’une aventure. Mais ni lui ni moi ne pouvions alors imaginer le genre d’aventure qui nous attendait ce jour-là. Si ma mère nous reprocha d’avoir « comme d’habitude » tout arrangé « dans son dos », je me fichais bien des récriminations d’une mère qui faisait passer le bien-être de ses invités avant celui de ses enfants.

À l’heure dite, je pris place en voiture à côté de mon père, devant, avec mon K-Way et le fameux Tintin au Congo. Le grand portail de la maison franchi, et notre petite ville traversée, nous étions arrivés au bas de la côte, à la limite de l’agglomération. Mais Papa, avisant de loin une silhouette sombre qui secouait les bras pour attirer l’attention, me dit soudain :

– Regarde là-bas, on dirait l’abbé Delétoile.

Et c’était bien lui, hirsute comme d’habitude et la soutane débraillée. Je remarquai pourtant, lorsqu’il fut plus proche de nous, qu’il était chaussé ce jour-là, de godillots au lieu de ses traditionnels sabots. Il portait aussi sur l’épaule un gros bâton au bout duquel était suspendu un baluchon emballé dans un vulgaire torchon à carreaux rouges et blancs qui avaient viré au gris. Voyant arriver notre voiture, il s’agitait comme un désespéré. Faisait des moulinets avec ses bras en poussant de grands cris. Arrivé à sa hauteur, mon père baissa sa vitre ou plutôt en souleva la moitié :

– Eh bien l’abbé, où est-ce que vous allez comme ça ?

– À Constantinople.

– Ah ! je ne vais pas si loin, fit mon père en riant. Mais je peux vous emmener jusqu’à Lille.

– T’es bien gentil, ça m’avancera déjà un bout.

De très mauvaise grâce, je lui laissai ma place à côté de Papa et m’installai à l’arrière de la 2CV.

J’étais dégoûtée par le bagage que Monsieur le curé avait jeté sur le siège à côté de moi. Lui-même sentait mauvais et je compris que sa présence allait ruiner tous mes projets. Pour échapper aux cris, à la gouaille, mais aussi à l’affreuse odeur d’ail que répandait l’abbé, je me forçai à regarder intensément le paysage. Le vent s’était levé. Nous traversions la campagne, et je voyais les plants de pommes de terre tentant de résister à la brise légère tels de vaillants petits soldats. Plus loin, les blés mûrs ondoyaient avec élégance. Cette miraculeuse mer dorée épousait gracieusement la caresse du vent.

Chaque été, je m’émerveillais du fabuleux spectacle que nous offrait, avant la moisson, la richesse de nos terres cultivées dans le nord de la France. Elles s’étendaient à perte de vue et me conféraient toujours une sorte de vertige heureux et une idée confiante en l’éternité.

Mais, aujourd’hui, je me sentais soudainement triste. Et fâchée aussi parce que la présence de ce grossier personnage à l’avant de la voiture me gâchait tout cela. Je pensais : que reste-t-il de nos rêves quand un rien suffit à les saccager ?