L'Afghanistan en partage - Régis Koetschet - E-Book

L'Afghanistan en partage E-Book

Régis Koetschet

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  • Herausgeber: Nevicata
  • Kategorie: Lebensstil
  • Sprache: Französisch
  • Veröffentlichungsjahr: 2023
Beschreibung

Régis Koetschet, ambassadeur de France à Kaboul de 2005 à 2008, tient dans la revue Les Nouvelles d’Afghanistan une rubrique intitulée « Un thé vert avec ». Des personnalités diverses – écrivains, archéologues, photographes, diplomates, mais aussi French doctors et réfugiés afghans – y racontent, avec sensibilité et érudition, « leur » Afghanistan. Ils se révèlent de passionnants « passeurs », dont les réflexions et les émotions éclairent une relation centenaire. Nourri d’imaginaire, porté par une histoire et une géographie des extrêmes, illustré par une population et un patrimoine exposeés à la violence, l’Afghanistan marque de façon indeélébile tous ceux qui y séjournent. Ce recueil puise à cette inspiration, littéraire, historique mais aussi politique, pour cheminer dans l’Afghanistan d’hier et d’aujourd’hui. Alors que la nuit des taleban est tombée sur Kaboul, ce recueil se veut aussi un rayon de lumière et le témoignage d’une fidélité.

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Couverture

Page de titre

Régis Koetschet, ancien diplomate, a été ambassadeur de France à Kaboul de 2005 à 2008. Il a gardé un fort engagement envers les populations d’Afghanistan comme membre de l’association Amitié franco-afghane (AFRANE) et contributeur régulier de sa revue Les Nouvelles d’Afghanistan.

Ce livre est dédié à la mémoire de Philippe Bertonèche, président d’AFRANE (Amitié franco-afghane) de 2013 à 2022, qui jusqu’au dernier jour aura porté haut les valeurs de solidarité et de fidélité de notre association.

Carte

Avant-propos

En cette année 2022, la France et l’Afghanistan commémorent un siècle de relations diplomatiques et culturelles. Le contexte n’est pas à la fête avec le retour au pouvoir à Kaboul du régime des tâlebân. Un malheur qui s’ajoute à la liste déjà longue des souffrances qu’endure le peuple afghan, notamment depuis l’intervention soviétique de la fin de l’année 1979.

Cent ans de relations d’amitié dont les pierres fondatrices ont été, en 1922, la création de la Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) et une contribution à la mise en place d’un système éducatif moderne, avec les lycées Esteqlâl et Malalai. Plus de quarante ans de relations de solidarité avec, dès 1980, l’engagement sur le terrain du mouvement humanitaire français.

La relation entre les deux pays s’inscrit dans ce double calendrier qui lui donne une coloration assez spécifique, teintée de culture et de proximité, d’empathie et d’humanisme. « Une relation romantique » dira l’ancien président Hâmed Karzai ; une relation « ancienne, affective, presque sentimentale » précisera Hubert Védrine, ancien ministre des Affaires étrangères.

Une revue, Les Nouvelles d’Afghanistan, relevant de l’Association d’amitié franco-afghane (AFRANE), porte et anime depuis quarante ans cette « intimité ». Quatre fois par an, avec les modestes moyens du bord, la revue explore cet étrange et attachant pays qu’est l’Afghanistan, d’une bouleversante beauté, situé pour son malheur « au centre du monde habité » selon l’empereur Babour, ses courageuses populations autant actrices que victimes de certains errements aux lourdes conséquences, enfin, la relation historique et multiforme que nous entretenons avec lui.

La revue m’a accueilli et j’y contribue avec bonheur par des articles ou des notes de lecture. Proche de ce pays depuis une affectation diplomatique au Pakistan dans les années 80 et comme ambassadeur à Kaboul de 2005 à 2008, j’ai souhaité ouvrir mon « carnet d’adresses » et ma bibliothèque pour « partager l’Afghanistan » de personnalités ou d’auteurs d’horizons divers.

Ces « thés verts » sont le récit de ces rencontres, amicales et gratifiantes. Ce recueil me donne l’occasion de remercier avec reconnaissance toutes celles et ceux qui ont partagé ces moments de souvenirs que nous voulons, ensemble, tournés vers l’avenir, au service de la dignité du peuple afghan.

1Les portraits de la mémoireUn thé vert en souvenir de personnalités afghanes et françaises

Cet article reprend une contribution faite lors du colloque du CEREDAF1 sur 90 ans de relations franco-afghanes, tenu à l’Assemblée nationale, le 16 mars 2012.

La relation entre la France et l’Afghanistan s’inscrit dans des parcours et des engagements. Elle porte des visages. C’est paradoxalement dans ces cheminements individuels, parfois jusqu’au sacrifice, qu’elle trouve sa cohérence et sa destinée. Il y a une sorte de fil conducteur qui trace une continuité étonnante, en dépit des graves aléas de l’histoire de l’Afghanistan depuis 90 ans.

Ce recours au temps long a inspiré ma démarche, comme ambassadeur à Kaboul, dans la réalisation, avec le groupe de presse citoyenne Killid, de deux recueils relatifs à l’Afghanistan d’auteurs francophones : Itinéraires afghans 1. Des auteurs et des lieux (2006) et Itinéraires afghans 2. Une ambassade à Kaboul (2008).

La force de l’écriture

Je souhaite commencer cette évocation par Bahodine Majrouh, le penseur, poète, philosophe – l’ami, assassiné, le 12 février 1988, à Peshawar. Il a été pour nombre d’entre nous celui qui nous a ouvert la porte de l’Afghanistan, dans la légèreté virevoltante des landays des femmes pachtounes, dans la gravité sombre à laquelle se heurte son Voyageur de minuit. Certains l’ont connu dans ses différentes fonctions, gouverneur, diplomate, universitaire. Je garderai, pour ma part, le souvenir de l’animateur infatigable du « Centre d’information afghan » de Peshawar et de son bulletin, couvrant avec minutie la résistance d’un pays occupé par les forces soviétiques. Dans son livre Le Malheur des autres, Bernard Kouchner évoque « un philosophe boiteux et joyeux, un intellectuel, un homme libre, un homme d’action et de fierté »2.

J’associe à son nom, celui d’un autre fils qui se réclame de la Kunar, Djamâl-ad-din al-Afghâni, le réformiste musulman. Il a donné son nom au Centre de formation des professeurs de Kaboul, réhabilité pendant ma mission par la coopération française au terme d’un travail architectural remarquable. Peut-être aussi, via le soufisme, celui de Serge de Beaurecueil, père dominicain, spécialiste reconnu du poète mystique Ansari et qui fut longtemps conseiller pédagogique au lycée Esteqlâl. Comme il l’a écrit, en référence à son accueil des enfants des rues : « Le soufisme m’a conduit en Afghanistan et l’Afghanistan m’a contraint de l’abandonner pour d’autres recherches dans le service banal et quotidien des hommes. »

Une considération également pour la Communauté des Petites sœurs de Jésus, si discrète et si fidèle aux Afghans.3

Au côté de Kessel, Malraux, Deniau et de tant d’autres, repris dans Itinéraires afghans 1 et 2, les auteurs afghans contribuent, eux aussi, à façonner et irriguer la relation bilatérale. Je pense bien sûr à Atiq Rahimi, né en 1962 et Prix Goncourt en 2008 pour Syngué sabour. Pierre de patience, dont il tourne actuellement l’adaptation cinématographique, ainsi qu’à Spojmai Zariab et Ces Murs qui nous écoutent.

La postface d’Itinéraires afghans 1 est un dialogue ente Atiq Rahimi et un autre intellectuel afghan, Nadjib Manalai. Je cite Atiq : « Pour moi, l’espoir repose aussi paradoxalement dans ces trente dernières années de guerre et le regard que nous sommes forcés de porter sur notre passé. Nous avons tant d’histoires, tant de choses à raconter : faire des films, écrire des romans et des pièces de théâtre. Oui, c’est que l’Afghanistan, dans la brutalité de son histoire, est devenu comme une sorte de miroir du monde. »

Le vecteur culturel et linguistique

La Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA) a déjà été évoquée. J’y reviens d’un mot pour dire qu’en me plaçant du point de vue du diplomate, les contributions d’Alfred Foucher, de Joseph Hakin et de Daniel Schlumberger, pour ne citer qu’eux, vont au-delà de l’archéologie. Il y a « le rêve accompli » pour reprendre les mots de Roland Besenval et Philippe Marquis sur le « chaînon grec », « l’Occident à la rencontre de l’Orient » selon le titre d’un recueil de textes de Daniel Schlumberger, récemment publié par l’Institut français du Proche-Orient (IFPO).4 Une démarche scientifique mais aussi humaniste, rayonnante et majeure dans la place et le rôle de la France en Afghanistan. Je sais d’expérience ce qu’ont représenté la préparation et la réalisation de l’exposition sur les Trésors retrouvés au musée Guimet. Je me souviens de sa visite pleine d’émotion par les présidents Chirac et Karzai, le 19 mars 2007.

Outre la DAFA, on rappellera la belle destinée des lycées Esteqlâl et Malalai et du centre culturel. Il y a, dans cette salle, de nombreux élèves et enseignants des deux lycées. La relation entre nos deux pays leur doit beaucoup. Mohamed Ali Raonaq et sa Méthode de persan parlé en ont maintenu l’esprit.

S’agissant de la reconstruction de l’identité culturelle afghane, je souhaite rendre hommage à la mémoire de Séverin Blanchet, disciple de Jean Rouch et cofondateur des Ateliers Varan, formateur de documentaristes afghans, mort à Kaboul, le 26 février 2010, dans un attentat terroriste. Sa démarche, exemplaire de qualité et de sensibilité, est appelée à se poursuivre.

Le témoignage dans la résistance

Le fil de la relation bilatérale n’a jamais été rompu au niveau des peuples. Il y a là une spécificité forte.

On sait l’attachement que certains dirigeants de la résistance afghane contre l’occupant soviétique ont porté à notre pays. Le plus connu est Ahmad Châh Massoud, mort dans un attentat suicide le 9 septembre 2001, à la veille de l’attaque des tours jumelles de New York. Il est inhumé à Djangalak dans sa chère vallée du Panjshir. Il avait été reçu, le 4 avril 2001, au Quai d’Orsay par Hubert Védrine qui lui avait exprimé « au nom du peuple français un message de sympathie pour le peuple afghan dont les épreuves se prolongent depuis tant d’années, et d’admiration pour son courageux combat ».

Je citerai aussi Amin Wardak qui a fortement personnifié en France cette résistance. Ses Mémoires de guerre sont un témoignage, intéressant et vivant, où on retrouve Amin, combattant, conteur et ami de la France5.

Au-delà de son titre, La Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, je renvoie également au livre de Jean-Christophe Notin qui constitue une étude fouillée et passionnante sur ce soutien, entre aventure et solidarité.6

Je rappellerai enfin l’engagement de deux personnalités, fortes et ardentes : Jean-François Deniau, homme de la mer, brûlant de la terre afghane qu’il foule dans les neiges de la Kunar. Ministre, académicien, familier des combats des peuples. Et puis, bien sûr, Christophe de Ponfilly. L’Afghanistan va constituer le fil conducteur de son œuvre, tant littéraire que cinématographique. Atiq Rahimi a préfacé le dernier livre posthume de Christophe qui relate le tournage de L’Étoile du soldat : « Les films de Christophe, leur défi, m’ont incité à revenir au pays. Je l’ai rencontré en 1993. J’entre dans son bureau, tout mouillé. Lui rentre d’Afghanistan, tout poussiéreux. L’Armée rouge a déjà quitté l’Afghanistan. Nadjibullâh et son gouvernement fantoche ont été chassés. Les modjahedin ont pris le pouvoir. Le pays tombe déjà sous la terreur de l’obscurantisme. La liberté se perd dans l’horreur de la guerre fratricide. Les ‘ego-monstres’, assoiffés de vengeance, font oublier aux Afghans leur fierté et leur honneur. Christophe s’indigne de l’indifférence du monde vis-à-vis d’un peuple qui s’est battu contre l’Armée rouge. Maintenant délaissé et condamné à une guerre sans nom ! Je reste silencieux, mon regard passe des affiches de films aux cassettes vidéo, et s’arrête sur l’homme assis en face de moi, tête retenue en arrière, buste penché en avant. Sa voix est ferme. Ses yeux sont mélancoliques ».7

La mort de Johanne Sutton de RFI et de Pierre Billaud de RTL, tués par des tâlebân, le 11 novembre 2001, rappelle s’il en était besoin le prix du témoignage.

L’engagement humanitaire

L’Afghanistan est un théâtre fondateur de l’action humanitaire française. Il reste un lieu majeur de référence sur son évolution – mais aussi de questionnement – sur sa professionnalisation et son environnement civilo-militaire. Olivier Weber a consacré un long travail à ces French Doctors.8 Pour son livre sur ces Vies clandestines, Christophe de Ponfilly s’est entretenu avec nombre d’entre eux, comme Laurence Laumonier ou Alain Boinet.9 Certains ont connu la détention, notamment Philippe Augoyard et Alain Guillo. D’autres ne sont pas revenus. Et nos pensées vont vers Thierry Niquet, Châh Bazgar, Habib Rostam et tant d’autres, avec leurs accompagnateurs, disparus anonymes.

J’ai, au nom de Bernard Kouchner, ministre des Affaires étrangères, apposé au début du mois d’avril 2008 une plaque au cimetière pour étrangers de Kaboul « en hommage aux victimes de l’engagement humanitaire ». Elle est fixée au mur à proximité de la tombe où repose notre compatriote, Bettina Goislard, tuée le 16 novembre 2003 à Ghazni, où elle travaillait pour le HCR.

L’engagement des ONG françaises, au plus près des besoins des populations et en étroite coordination avec celles-ci, ne s’est jamais interrompu.

Syed Bahodine Majrouh.

L’action publique

Des principes et des personnalités ont porté la relation entre les deux États et leurs institutions.

Le droit a été fondateur. On sait le rôle qu’a joué Louis Fougère dans la rédaction de la constitution afghane de 1964 et celui de Guy Carcassonne dans celle de 2004. Aujourd’hui se poursuit un projet dit de « renforcement des systèmes de sécurité » (RSS) qui a trait à la bonne gouvernance et au développement de l’état de droit. Il s’inscrit dans une coopération juridique à laquelle des juristes des deux pays contribuent. Ce programme contient un volet parlementaire et la formation du personnel technique des assemblées.

La grande diplomatie afghane est souvent passée par Paris depuis Mahmoud Tarzi. De nombreux et prestigieux diplomates afghans sont dans cette salle. Ravan Farhadi, Saadollah Ghaussy, Mohamed Kacem Fazzeli, Homayoun Tandar, Zalmaï Haquani, Omar Samad et, bien sûr, Assad Omer, actuel ambassadeur. Je les salue confraternellement. Je souhaiterais également citer Zalmai Rassoul, interlocuteur précieux et disponible pour notre poste de Kaboul.

Itinéraires afghans 2 porte le titre Une ambassade à Kaboul et rappelle l’action des collègues qui se sont succédé depuis Maurice Fouchet, en 1923. Il est dédié à la mémoire de trois personnels afghans du poste, Rahmudine, Mehrajodine et Nabi, tués le 24 août 1992, dans l’exercice de leur fonction par le tir d’une roquette.

Enfin, s’agissant de nos compatriotes qui ont marqué jusqu’au sacrifice la relation franco-afghane, je souhaite saluer la mémoire des 82 soldats morts en Afghanistan, dans le cadre de l’engagement de nos forces au service des valeurs de paix et de sécurité.10

J’ai la conviction que nous devons nous réjouir que la relation entre la France et l’Afghanistan soit de la sorte marquée par des personnalités, engagées, souvent passionnées, venant d’horizons si différents, porteuses d’exigence et soucieuses de proximité.

Dans les Antimémoires, André Malraux, en faisant référence au Yémen et à l’Afghanistan, écrit que « ces terres légendaires appellent les farfelus ». Sous sa plume, ce terme est chargé de connotations positives, alliant la curiosité à la générosité, la fantaisie au tragique. Vous êtes, nous sommes tous, des « farfelus ».

[Les Nouvelles d’Afghanistan n° 137, juin 2012]

1 Centre d’Études et de Recherches Documentaires sur l’Afghanistan.

2 Bernard Kouchner, Le Malheur des autres, Éditions Odile Jacob, 1991.

3 Les Nouvelles d’Afghanistan, numéros 160 (mars 2018) et 161 (juin 2018).

4 Mathilde Gelin Daniel Schlumberger. L’Occident à la rencontre de l’Orient, Presses de l’IFPO, 2010.

5 Amin Wardak, Mémoires de guerre, Éditions Arthaud, 2009.

6 Jean-Christophe Notin, La Guerre de l’ombre des Français en Afghanistan, Fayard, 2011.

7 Christophe de Ponfilly, Caméra au poing, Éditions Arthaud, 2009.

8 Olivier Weber, French Doctors, Robert Laffont, 1999.

9 Christophe de Ponfilly, Vies clandestines, Éditions Florence Massot, 2001.

10 Le chiffre de 90 morts est aujourd’hui retenu.

2Les Antimémoires afghanes de MalrauxUn thé vert en hommage à André et Clara Malraux

Cet article reprend en substance le contenu d’une conférence faite à l’ambassade de France à Kaboul, au printemps 2015, à l’occasion d’une mission effectuée au titre de MADERA (Mission d’aide au développement des économies rurales en Afghanistan). Elle s’inscrivait dans le cadre d’une série de causeries sur la culture afghane, initiée par notre ambassadeur, Jean-Michel Marlaud. J’étais, pour ma part, à mi-parcours de ma recherche sur Malraux et l’Afghanistan qui débouchera, à l’été 2021, sur la publication d’un livre, À Kaboul rêvait mon père, André Malraux en Afghanistan, aux Éditions Nevicata. Ce livre obtiendra le Prix du Nouveau Cercle de L’Union.

Empruntant un vol d’Ariana Airlines à partir de Dubaï, j’ai lu le roman d’André Malraux Les Noyers de l’Altenburg, acheté à Roissy CDG. On y trouve le récit des aventures afghanes du « père du narrateur » : « Il fallait entrer en contact avec les Turcs d’Asie centrale, établir un lien direct avec les Kurdes, les émirs de Bokhara et d’Afghanistan, les khans du Turkestan russe. ‘L’Afghanistan d’abord…’ suggéra l’ambassadeur d’Allemagne. C’était plus près des Indes. Et chacun jugea mon père tout désigné : les Allemands, Enver11 – et lui-même. Deux mois plus tard, il était à Ghazni. »

Lors d’un déplacement à Delhi, j’ai trouvé à la résidence de notre ambassadeur, Dominique Girard, un exemplaire du beau livre réalisé conjointement par le poste et l’écrivain Jean-Claude Perrier, intitulé Malraux et la tentation de l’Inde. Quelques pages concernent la relation du romancier ministre avec l’Afghanistan.

Je tenais mon sujet. D’autant que cette relation est peu documentée, sujette à confusions dans la mesure où les biographes ne sont pas d’accord sur son calendrier, et parfois entourée de polémiques, certains, en référence à l’équipée de Banteay Srei12, la ramenant à « une histoire de statues ».

Le projet était de préciser le contexte et le déroulé de cette ou ces visites en Afghanistan et d’éclairer l’intérêt de l’écrivain pour ce pays. On connaît les nombreuses photographies où Malraux pose « en dialogue » avec les statues du Gandhara, chez lui, au ministère de la Culture, et jusqu’au dernier jour où, disposées à Verrières-le-Buisson, elles l’accompagneront pour son ultime voyage.

La visite en Afghanistan

Elle est rapportée dans les Antimémoires : « En 1929, je ne vis, à l’exception de Bénarès, que l’Inde musulmane. J’étais arrivé en Afghanistan (celui que l’on retrouve dans l’Altenburg) par Tachkent, déjà soviétisée, et Termès où les caravaniers de Samarcande ou de Boukhara, turbans en potiron et robes à fleurs, accroupis dans l’ombre maigre des arbres épineux, semblaient abandonnés par l’Orient des rêves devant le champ de l’aviation russe. »

Malraux retient deux destinations : « Kaboul, encore presque interdite, était ouverte aux Indiens qui en avaient fait un faubourg, en tôle ondulée, de Lahore ou de Peshawar (…) Mais dès Ghazni agglomérée dans ses murailles d’argile, commençaient les steppes de lavande dont le bleu fin s’accordait si bien, dans le petit matin, à celui du ciel sur les contreforts du Pâmir. »

Puis, il réitère la date de 1929 : « L’Afghanistan de 1929, dans ma mémoire, c’est la guerre civile, l’usurpateur ébouillanté. »

Clara évoque cette visite dans ses mémoires Voici que vient l’été : « En 1931, nous sommes les seuls passagers avec un jeune Afghan qui rend tripes, boyaux et dignité (…) Le pilote se retourne, un signe, je m’approche : en dessous de nous, un immense jardin, une verdure qui semble comme la vie. Montrant l’oasis lovée dans le cirque où aboutissent les rivières, il dit en riant ‘Kaboul’. »

Mais, 1929, c’est trop tôt. En février, la légation a été évacuée du fait de l’accession au pouvoir d’Habibullâh Kalakani, dit le Batcha-e Saqao, le fils du porteur d’eau. Et 1931, c’est trop tard, car sont présentées au début de cette même année les statues gréco-bouddhiques rapportées.

Il convient donc de se concentrer sur l’année 1930. Plusieurs indices d’ailleurs y conduisent. Une lettre pleine de malice d’Aline Mayrisch de Saint Hubert à la « petite dame » de Gide, en date du 25 mars 1930 : « Dans les milieux de la NRF, on me dit que Malraux s’apprête à partir pour l’Afghanistan. Je suppose néanmoins que les bouddhas de Bâmiyân sont à l’abri de possibles convoitises. » Des correspondances d’archéologues, Alfred Foucher, Joseph Hackin, Albert Finot, René Grousset, conservées au musée Guimet. La mention suivante, en date du 10 septembre 1930, dans le journal d’Hélène Hoppenot, épouse d’un diplomate à Beyrouth : « Les André Malraux ! Ils reviennent d’un voyage de trois mois à travers la Perse et l’Afghanistan. Maigre et blafard, les yeux globuleux, cent pour cent cérébral. »

La visite, d’une douzaine de jours, s’est très probablement déroulée en juillet 1930. Son programme comprend Kaboul, Ghazni en compagnie du chargé d’affaires, Charles Gaire, Djalalabâd et la passe de Khyber, au début de troubles tribaux.

Malraux évite Bâmiyân où fouille Joseph Hackin. Ce dernier, conservateur au musée Guimet dans les années vingt, a pu apporter son soutien au voyage à Angkor des Malraux. Après la découpe des statues au temple de Banteay Srei, il s’est senti trahi. Il regrette que Malraux ne soit pas venu « s’expliquer » auprès de lui.

Au sortir d’Afghanistan, les deux voyageurs acquièrent à Rawalpindi, sur financement de Gaston Gallimard, un lot de têtes gréco-bouddhiques, comme le raconte en détail Clara. André prétendra, pour sa part, que c’est le résultat de leurs propres fouilles dans les Pâmirs. Ce matériel archéologique sera exposé à Paris, à la Galerie de la NRF, et à New York. C’est la fameuse Collection Malraux, photographiée par Germaine Krull, et dont on trouve de belles pièces à Guimet.

Un contexte de tensions

À la Délégation archéologique française (DAFA), les relations sont difficiles entre Joseph Hackin et Jules Barthoux. Hackin forme avec sa femme Ria un couple rayonnant et reconnu, introduit auprès des autorités afghanes et des cercles parisiens. Il accompagnera la Croisière jaune et dirigera la Maison franco-japonaise à Tokyo. Barthoux, géologue de formation et volontiers râleur, n’est pas du sérail. Il ne se sent pas reconnu. Sa mémoire sera brillamment réhabilitée par le professeur Zemaryalaï Tarzi, en 1996, dans une conférence hommage à l’Académie des inscriptions et belles lettres : « Jules Barthoux, l’archéologue mal-aimé, oublié de ses confrères, mais qui fut le premier à ouvrir la voie à la prospection archéologique française en Afghanistan. »

Au sein de la petite communauté française perdurent, par ailleurs, chez les enseignants quelques récriminations sur leur statut et leur hébergement.

Charles Gaire assure à la légation un long intérim. Début 1931, arrive à Kaboul le nouveau chef, Albert Bodard – père de Lucien, journaliste-romancier – qui reprochera à Gaire d’avoir trop bien traité les Malraux.

L’Afghanistan dans l’œuvre littéraire

L’essentiel se trouve dans les Antimémoires et Les Noyers de l’Altenburg. Dans ce roman, écrit pendant la guerre, Malraux relate notamment le parcours de Vincent Berger, père du narrateur, qui au côté d’Enver Pacha, tente de mobiliser en Asie centrale, à partir de Ghazni, un grand mouvement touranien. Berger sera le nom de guerre de Malraux, à la tête de la Brigade Alsace-Lorraine. Quant au père de Malraux, il se suicidera, fin 1930, l’année du voyage d’André en Afghanistan.

Une Suite persane, non publiée et constituée de nouvelles, prolonge Les Noyers de l’Altenburg. Un récit très enjoué se passe près d’Hérat et apparaît comme une transposition des Amants de Kandahar de Gobineau.

La Tartarie est un espace qui fascine Malraux. On en retrouve des références dès les œuvres de jeunesse, comme L’Expédition d’Ispahan et La Tentation de l’Occident.

La Condition humaine, roman pour lequel Malraux obtiendra le Goncourt en 1933, se déroule dans la Chine révolutionnaire. Mais un paragraphe renvoie explicitement à l’Afghanistan et la cruauté supposée de ses mœurs. Une histoire de viol et de vengeance. « On ne se venge vite que sur les corps. »

Portrait d’André Malraux par Charles Leirens.

L’Afghanistan occupe bien sûr une place significative dans les Écrits sur l’art et notamment Les Voix du silence. Comme l’avait fait Hackin avant lui, Malraux rapproche dans une même page, photo à l’appui, le Sourire de Reims et l’expression d’une tête du Gandhara. « Les premiers bouddhas d’Afghanistan sont des copies d’Apollon auxquelles ont été ajoutés les signes de la sagesse. »

Clara Malraux, outre ses mémoires, va consacrer un roman à l’Afghanistan. Il s’intitule Par de plus longs chemins et paraît en 1953. C’est l’expression d’une frustration à l’égard d’un compagnon archéologue qui ne la reconnaît pas, dans ses aspirations et ses actes, dont il s’arroge d’ailleurs le bénéfice. Le roman est transparent et tend à indiquer que ce voyage fut une épreuve pour le couple. Il contient un « avertissement » qui fait explicitement référence à Barthoux et ses fouilles à Hadda : « Les personnages de ce récit sont imaginaires ; les situations aussi, malgré un léger appui sur le réel – c’est-à-dire sur ce que l’on sait qui advint aux fouilles de Barthoux. »

Quelques compagnons de route

Trois « grands hommes » de Malraux – Alexandre le Grand, Tamerlan et Lawrence d’Arabie – ont respiré l’air enivrant des Pâmirs. Cette relation à l’Afghanistan génère une alchimie « timouride » entre fièvre de la conquête, grands espaces et point de bascule.

Malraux a écrit une biographie non publiée de son vivant de Lawrence, intitulée Le Démon de l’absolu. Elle relate son séjour à Miranshah et les rumeurs colportées sur son implication dans le renversement du roi Amanullâh par Habibullâh Kalakani. « Quand la révolution afghane se préparait, ne se trouvait-il à la frontière afghane, au moment de la marche des rebelles sur Kaboul, que pour nettoyer des moteurs et traduire Homère ? » On aura, par ailleurs, noté les « rapprochements » entre le père du narrateur des Noyers de l’Altenburg et l’auteur des Sept piliers de la sagesse.

Joseph Hackin est la mauvaise conscience de Malraux. Outre l’affaire de Bantea Srei, il y a l’engagement exemplaire d’Hackin durant les deux guerres mondiales. De Kaboul, en compagnie de sa femme Ria, de Jean Carl, architecte de la DAFA et d’André Beaudoin, enseignant, il rallie immédiatement la France libre et rejoint Londres. Le couple Hackin périra en mer, en février 1941, en mission vers l’Orient. Joseph et Ria seront parmi les premiers Compagnons de la Libération.

Paul Nizan, tout comme avant lui Pierre Vaillant-Couturier, se rend sur la frontière afghane à l’invitation des autorités soviétiques. Il en fera un récit étonnant intitulé Vive le Tadjikistan, voyant en cette frontière une véritable cassure, entre modernité et arriération, liberté et esclavage. « Deux mondes politiques, deux mondes humains. »

Annemarie Schwarzenbach est l’écrivaine suisse qui accompagnera Ella Maillart jusqu’à Kaboul par la route à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La Voie cruelle sera le récit d’Ella, Où est la terre des promesses ? celui d’Annemarie. Cette dernière avait rencontré Malraux à Moscou, à l’été 1934, à l’occasion du Congrès des écrivains soviétiques. Un témoignage tout en mélancolie.

Bruce Chatwin sera l’un des derniers interlocuteurs de Malraux avec lequel il évoquera l’Afghanistan. L’écrivain-voyageur britannique est reçu, en 1974, à Verrières-le-Buisson. « Nous avons terminé la conversation en parlant de l’Afghanistan avec ses rivières aux eaux vert pâle et ses monastères bouddhistes, où les aigles tournoient dans le ciel au-dessus de forêts de déodars, où les hommes des tribus portent des haches de guerre en cuivre et s’enroulent la tête de feuilles de vigne comme ils le faisaient du temps d’Alexandre » écrit-il dans le Sunday Times.

Malraux ministre et l’Afghanistan : les occasions manquées

En 1958, le général de Gaulle revient « aux affaires ». Malraux est nommé aux Affaires culturelles. Il commence sa mission par une tournée en Iran, Inde et Japon qui conduira à l’organisation à Paris de grandes expositions. Des pièces relatives à l’Afghanistan seront présentées à ces occasions.

Un deuxième périple en « Asie musulmane » (Indonésie, Pakistan, Afghanistan) était prévu, il n’aura jamais lieu. En juin 1965, le roi Zâher Châh est invité en France, en visite officielle. Le programme prévoit un déjeuner à Versailles offert par le ministre et madame Malraux. Mais, malade et dépressif, il sera remplacé à la dernière minute.

Une quinzaine de jours plus tard, André Malraux embarque pour une longue traversée maritime vers l’Orient de sa jeunesse et de ses songes. Au large de la Crète, il entreprend l’écriture des Antimémoires. Le livre sort en 1967, la même année que Les Cavaliers de Kessel.

Trois pistes

Malraux passe à côté de l’islam afghan qui, dans son soufisme et ses passerelles avec la poésie, aurait dû le ravir. Reste une phrase sans échappatoire : « Un islam ossifié était la seule carcasse qui maintint debout ce peuple somnambule parmi ses ruines, entre la nudité de ses montagnes et le tremblement solennel du ciel blanc. » Elle sonne comme un cri.

On peut faire une lecture géopolitique des écrits de Malraux sur l’Afghanistan et tout particulièrement des Noyers de l’Altenburg. Il n’y avait pas d’Afghanistan. L’émir n’était que l’émir de Kaboul. Il faisait installer le téléphone, reliait la ville aux Indes par une ligne télégraphique ; mais, à cinquante kilomètres commençait l’islam primitif.

Chaque khan payait le tribut s’il était faible, l’imposait s’il était fort. Et rien n’unissait la poussière nomade ou sédentaire qui s’étendait, de la Perse à Samarcande, que la loi coranique. Autant de phrases visionnaires.

Malraux participe de cette spécificité si féconde de la relation franco-afghane qui accorde une place prééminente à la culture. « Bien entendu, c’est par la culture que le mouvement a commencé car tout procède de l’esprit » dira de Gaulle à Zâher Châh.

[Les Nouvelles d’Afghanistan n° 154, septembre 2016]

Le 30 mai 2022, je reçois pour mon livre sur Malraux et l’Afghanistan le Prix littéraire du Nouveau Cercle de l’Union et remercie le président et les membres du jury en ces termes :

« Merci de la belle et bienveillante lecture que vous avez faite de mon livre sur Malraux et l’Afghanistan à l’image de la stimulante présentation de Christian Destremau.

Elle me touche infiniment comme elle ravit Paul-Erik Mondron, fondateur des éditions belges Nevicata, qui m’a fait confiance dans cette aventure. L’Afghanistan a inspiré nombre d’écrivains francophones et votre choix rejoint cette intimité, longue et énigmatique, dont témoigne la commémoration, cette année, du centenaire des relations franco-afghanes.

Vous avez vu dans mon livre une invitation au voyage : pas n’importe où, en Afghanistan, au ‘centre du monde habité’ comme l’ont localisé l’empereur moghol Babour et l’écrivain-voyageur Nicolas Bouvier. Pas avec n’importe qui, avec André Malraux, le jeune homme, l’écrivain, le ministre qui restera toute sa vie comme aimanté par cet Orient de beauté et de violences, ‘une haute Asie qui monte si haut qu’elle rejoint l’imaginaire’ dit le poète André Velter.

Ou plutôt cet ‘imaginaire de vérité’ dont l’Afghanistan est l’une des terres naturelles. Le romancier ira jusqu’à y situer une sorte de saga familiale. À Kaboul rêvait mon père. La phrase figure dans Les Noyers de l’Altenburg et sera reprise dans les Antimémoires. Je l’ai choisie comme titre pour mon livre.

En janvier13, j’avais prévu pour ces mots de remerciement de vous faire faire un beau voyage. Nous serions partis tout naturellement d’ici, du 33 rue du Faubourg Saint-Honoré.

Le 1er décembre 1930 – un lundi déjà –, Malraux de retour d’Afghanistan depuis quelques semaines, se voit en effet décerner, en ces lieux, un prix littéraire par un jury de journalistes pour son roman La Voie royale. Paris Soir décrit le romancier : grand, pâle, mince, la chevelure rebelle, il conte des anecdotes sur ses voyages, ses fouilles, ses découvertes. C’est donc de ces salons où nous sommes réunis que la carrière littéraire d’André Malraux a connu son premier élan.

Puis, nous aurions fait un crochet par un lieu chargé d’imaginaire où l’enfant Malraux a rencontré l’Orient, le musée Guimet. Le grand escalier jusqu’au premier étage, à gauche la bibliothèque en rotonde où Clemenceau a participé à des cérémonies bouddhiques et où Mata Hari s’est dévêtue sur des danses dites brahmaniques ; à droite, les salles afghanes dédiées à l’art gréco-bouddhique du Gandhara, ‘la beauté suprême par la sagesse suprême’ pour Malraux. Au fond, la splendide statue rapportée par André et Clara du voyage de 1930. Elle ne quittera pas le romancier jusqu’à son dernier souffle. Sa fille Florence a souhaité qu’elle rejoigne les collections permanentes du musée. Avec elle, c’est le regard complice et presque amoureux de Malraux qui accompagne l’œuvre, en ces lieux, désormais pour toujours. Mais Guimet, c’est aussi le fantôme du grand archéologue Joseph Hackin et de son épouse Ria, tous deux parmi les premiers Compagnons de la Libération à titre posthume. Entre André et Joseph, une histoire d’hommes dans le siècle avec ses grandeurs et ses défaillances.

Le musée accueillera cet automne une grande exposition sur cent ans d’archéologie française en Afghanistan, sous le titre malrucien d’Ombres et Légendes.

Puis, d’un saut d’avion, nous aurions filé à Peshawar, escale mythique au pied de la passe de Khyber. C’est là que comme tant d’autres, lecteurs de Kipling, humanitaires, journalistes – et même membres de ce jury littéraire – je suis tombé dans le chaudron. Mais si la potion est magique, exaltante et gratifiante, elle peut aussi avoir le goût amer d’un Orient perdu.

Enfin, à bord de ces camions aux couleurs vives, nous aurions rallié Kaboul, dernière étape de ce voyage initiatique. Mais Malraux trouve la ville ‘moche’. Il est en fait désemparé. Même sur le toit du monde, le souffle de l’imaginaire et l’étroitesse du quotidien ne font pas toujours bon ménage.

J’avais prévu de vous faire faire un beau voyage.

Mais, à la fin du mois de février, je suis parti à Istanbul, invité par notre ambassadeur en Turquie pour présenter mes deux livres À Kaboul rêvait mon père et Diplomate dans l’Orient en crise, Jérusalem et Kaboul 2002-2008. La guerre venait de commencer en Ukraine. À Istanbul, sur les bords du Bosphore et de la mer Noire, on la sent proche, tout comme l’on ressent plus fortement les malheurs de l’Orient, des Kurdes aux Ouïghours.

Dans l’avion pour Istanbul, j’ai relu Les Noyers de l’Altenburg. Avec une émotion renouvelée. J’oserai dire : tout y est. Page 135 du Folio : ‘Il y avait quarante ans que l’Europe n’avait pas connu la guerre.’ Des noms de lieux à consonance ukrainienne, les Russes et le front de l’Est.

Dans les sapes où se terrent les combattants, ces propos échangés, inquiets, désabusés, révoltés : ‘Y a pas de grandes personnes, y a jamais de grandes personnes.’ Et puis l’évocation des gaz, des atrocités, des viols.

L’Ukraine tout comme l’Afghanistan sont des routes de migration des oiseaux. ‘Très haut, la grande migration des oiseaux continuait’ nous dit Malraux. ‘Et sous elle, l’espèce humaine plaquée sur ces prés livides dans l’attente du pilonnage russe avait l’unité complexe de ces nuits d’été, cette unité de cris lointains, de rêves, de présences, d’odeur profonde d’arbres et de blés coupés, de sommeils inquiets à la surface de la terre sous l’immense nuit immobile.’

Ce détour par l’Ukraine m’a aidé à mieux aborder les phrases très lourdes de Malraux sur l’Afghanistan : un pays qui n’existe pas ; un pays fantomatique et absurde ; une poussière nomade et sédentaire dans une Asie centrale, menteuse et idiote.

Je crois qu’il faut les entendre comme un appel, comme un cri.

Dans son essentielle anthologie des poétesses afghanes, intitulée Le Cri des femmes afghanes, qu’elle vient de publier, Leili Anvar rappelle qu’en persan afghân signifie à la fois ‘relatif à l’Afghanistan’ et ‘cri’.

Comme nombre d’entre nous, comme nos diplomaties, Malraux a buté en Afghanistan sur de multiples antinomies : beauté et cruauté, sagesse et violence, honneur et prévarication, richesse de l’imaginaire et rudesse du réel.

Mais Malraux veut croire en une permanence, en une force profonde – de la vie de la terre à l’engagement des hommes. Les noyers qui, en Alsace, s’élancent vers le ciel comme ces poèmes des femmes d’Afghanistan dans leur irréductible liberté, lucidité, sensualité.

Paradoxalement, Malraux sera un ‘passeur d’Afghanistan’. Jean d’Ormesson lui attribue sa découverte de cette région du monde. Les grands photographes Roland et Sabrina Michaud font, pour leur part, de la phrase des Noyers de l’Altenburg décrivant descendant des Pâmirs, ‘les chameaux perdus qui appellent à travers les nuages’, la boussole de toute leur œuvre.

Un très grand merci pour avoir distingué mon livre et, à travers lui, une invitation au voyage et à la solidarité.

Il témoigne de mon admiration pour Malraux, l’aventurier de l’Orient et du Prêtre Jean dont, moi aussi, je cherche le royaume, de l’Abyssinie au Turkestan chinois, du Yémen à l’Afghanistan. »

11 Enver Pacha, né en 1881, est une figure controversée de l’histoire turque, membre du triumvirat des Jeunes Turcs. Après la défaite de 1918, considéré comme responsable des massacres des Arméniens, il tente de mobiliser les courants turcs d’Asie centrale autour d’un projet touranien. Il est tué, en 1922, devant Douchanbé.

12 Banteay Srei est un temple relevant du site d’Angkor. En 1923, André Malraux procède à la découpe de quelques statues. Il est arrêté et condamné avec sursis. Il rentre en France en novembre 1924 avant de repartir lancer le journal anticolonialiste L’Indochine qui deviendra L’Indochine enchaînée.

13 La cérémonie de remise du prix, prévue initialement en janvier 2022, avait dû être reportée du fait de l’épidémie de covid. Elle se tiendra finalement le 30 mai 2022.

3Le tour d’Afghanistan en 80 pagesUn thé vert en hommage à Jules Verne

Du temps de Jules Verne, l’Afghanistan est officiellement un « pays interdit ». État tampon entre deux empires, tsariste et anglo-indien, on lui reconnaît pour autant une « centralité ».

Le géographe anarchiste Élisée Reclus, proche et inspirateur de Verne, s’est plu, dans sa Nouvelle géographie universelle