À Kaboul rêvait mon père - Régis Koetschet - E-Book

À Kaboul rêvait mon père E-Book

Régis Koetschet

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Beschreibung

Plongez-vous dans le récit d'une relation fascinante et ambiguë entretenue par André Malraux avec l'Afghanistan.

La curiosité intellectuelle d’André Malraux a toujours été aimantée par l’Afghanistan et ses abords. Mais pour ardente et consacrée qu’elle soit par la « beauté suprême » du Gandhâra, la relation de Malraux avec l’Afghanistan est encombrée de fausses pistes, d’outrances et d’occasions manquées, comme s’il avait eu des comptes à régler avec ce pays qu’il qualifia de «fantomatique et absurde».

Ce livre s’attache à éclairer ce « mystère afghan » de Malraux en remontant le fil de sa vie : ses visites de jeunesse au musée Guimet, la préparation de l’équipée au temple de Banteay Srei, son voyage à Kaboul avec son épouse Clara à l’été 1930, ses initiatives de ministre chargé des Affaires culturelles.

« À Kaboul rêvait mon père » écrit Malraux dans les Antimémoires. C’est à ce voyage dans l’intime enfoui qu’invite cette traversée du siècle, confrontée aux tourments du monde.

Un périple captivant à travers l'Afghanistan des années 1930, un épisode peu connu de la vie de Malraux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Régis Koetschet, ancien diplomate, a été ambassadeur de France à Kaboul de 2005 à 2008. Il a gardé un fort engagement envers les populations d’Afghanistan comme membre du conseil d’administration de l’association Amitié franco-afghane (AFRANE) et contributeur régulier de sa revue Les Nouvelles d’Afghanistan.

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Couverture

Page de titre

Prologue

En lignes

Acheté en « poche » à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle, je me suis plongé dans la lecture des Noyers de l’Altenburg d’André Malraux au cours du vol de la compagnie aérienne afghane me conduisant à Kaboul. Je rejoignais l’Afghanistan dans mes nouvelles fonctions de chef de la mission diplomatique française. En cet automne 2005, la guerre contre les talebân faisait rage. Les passagers étaient en grand nombre des sous-traitants privés des forces de la coalition internationale. Cheveux ras et tatouages débordants. Le jour se levait sur les montagnes de l’Hindou Kouch. Quelques traînées vertes marquaient les vallées dans un paysage minéral. Les pages du roman m’entraînaient vers le désert et ses seigneurs, les villes couleurs d’ossuaire, les steppes bleuies par la lavande.

Et voilà que Malraux lui-même s’invitait dans ce vaisseau fantôme. En couverture de la collection Folio, je le retrouvais dans ses habits de colonel Berger, chef de la légendaire Brigade Alsace-Lorraine, avec son béret et ses bottes. Dans le roman, je découvrais l’autre Berger, Vincent – le père du narrateur – « mon père ». Il était, lui aussi, en route pour l’Afghanistan et me sautait au visage. Il avait laissé derrière lui, en Alsace, à l’ombre des majestueux noyers, la bibliothèque de l’Altenburg, avec ses odeurs de bois et d’alcool de prune. Ses rayonnages chargés de livres, grimpant jusqu’au plafond, dessinaient un dernier havre silencieux. Loin du fracas des armes qui m’attendait. J’imaginais mon chemin dans les sinuosités déroutantes de ce roman.

Les retrouvailles avec Malraux étaient comme un clin d’œil d’encouragement avant de plonger dans le grand bain d’un poste diplomatique exposé. Que venait-il faire avec la destinée flamboyante qu’il donnait à Vincent Berger au seuil de cette mission pas comme les autres, dans un pays habité de rêves et désormais offert à la violence des hommes ? La plénitude que trouvait Joseph Kessel dans l’écriture des Cavaliers, les photographies délicates et presque trop belles de Roland et Sabrina Michaud, et puis, à Noël 1979, le déferlement des chars soviétiques. En deux décennies, le destin de l’Afghanistan avait basculé.

Affecté au début des années 80 à Islamabad au Pakistan, j’avais été au contact des moudjahidines, armés et enturbannés, des French doctors, écrivant une page fondatrice du mouvement humanitaire, des réfugiés accueillis par centaines de milliers et des intellectuels engagés comme Jean-François Deniau, un autre ministre romancier, ou le philosophe et poète Sayed Bahoudine Majrouh, en exil à Peshawar où il avait fondé un centre d’information. Le virus afghan avait frappé. Il me restait encore à fouler cette terre de légende, celle qui « appelle les farfelus », selon la phrase boussole des Antimémoires. À bord de cet avion filant vers Kaboul, dans le ciel bleu des miniatures, l’échéance était proche. Bienvenue au club.

Vincent Berger résidait à Ghazni, je m’installerai pour ma part à l’ambassade, forcément dans la capitale. L’hiver est vite arrivé avec ses longues soirées silencieuses, étouffées par la neige. J’avais apporté mes livres sur l’Afghanistan, d’autres traînaient dans les armoires d’une chancellerie qui se réveillait d’un long sommeil. Le Centre culturel français avait rouvert sa bibliothèque à l’étage du bâtiment prolongeant le lycée Esteqlâl, dont Georges Pompidou, alors Premier ministre, avait posé la première pierre lors de sa visite en mai 1968. La Délégation archéologique française en Afghanistan (DAFA), sous l’impulsion de son impétueux directeur et ami Roland Besenval, avait disposé son fonds documentaire, en caisse durant dix ans, dans deux pièces étroites et froides. L’électricité manquait. On piochait les vieilles reliures sur les étagères en bois, à la lueur de lampes de poche.

Ces livres renvoyaient à l’histoire mouvementée de l’Afghanistan, à la richesse de son patrimoine et à la fascination qu’il a exercée. Ils m’ont donné l’envie de réaliser un recueil de textes d’auteurs francophones sur une cinquantaine de lieux d’Afghanistan. Ce sera Itinérairesafghans 1. Des auteurs et des lieux, publié avec l’aide de Shahir Zahine, patron de Killid, un groupe de presse citoyenne. Premier livre en français édité à Kaboul depuis des décennies de guerres. Des textes d’André et de Clara Malraux y figurent. La couverture est élégante. Sur fond de bouddhas de Bâmiyân et de cavaliers du bozkachi sont dessinés trois portraits d’écrivains, respectivement celui d’André Malraux, de Joseph Kessel et d’Ella Maillart. La postface sera la mise en pages d’un dialogue, digne de la bibliothèque de l’Altenburg, auquel l’écrivain Atiq Rahimi et Nadjib Manalai, conseiller du ministre afghan de la Culture, ont eu la gentillesse de se livrer – en français – par une soirée glaciale au Centre culturel français de Kaboul.

Rendre hommage à l’attractivité littéraire de l’Afghanistan, de Gobineau à Malraux, de Loti à Kessel. En faire une arme au service d’un Afghanistan en reconstruction. Je récidiverai avec Itinéraires afghans 2. Une ambassade à Kaboul, qui comprend un extrait des Bruits de nos pas de Clara Malraux. Ces Itinéraires ont constitué un outil de rayonnement pour la francophonie.

Dans un contexte de sortie de crise, les mots et les images ont leur importance. Le patrimoine et l’art peuvent être des vecteurs de dialogue, de liberté, de créativité, mais aussi d’appropriation d’un passé partagé et de confiance en l’avenir. Il convient de s’inspirer des idées formulées par Malraux, ministre, sur l’accès à la culture et son rôle de médiateur. L’exercice ne va bien sûr pas de soi pour une population afghane qui, dans sa grande majorité, n’a connu que conflits et violences. La coopération française avec ses partenaires européens s’est, pour autant, engagée dans ces défis. Elle en paiera le prix avec l’attentat-suicide visant, le 11 décembre 2014, l’Institut français pendant une représentation théâtrale.

De retour en France après mon séjour à Kaboul, j’ai souhaité poursuivre ce compagnonnage avec Malraux et avec l’Afghanistan. La visite effectuée par André et Clara au tournant des années trente était peu documentée, s’égarant parfois sur de fausses pistes. J’ai été tenté de mener une sorte d’enquête littéraire. La recherche a permis de préciser les modalités de ce voyage et d’identifier certains « personnages de roman » croisés par les Malraux au fil de leur parcours, des steppes de l’Asie centrale aux arcanes plus tortueux des milieux intellectuels parisiens.

Se dégage un Malraux fasciné par ces confins tartares. Après tout, ses « grands hommes » – Alexandre le Grand, Tamerlan, Lawrence d’Arabie – ont, tous, connu l’air enivrant des Pâmirs. D’une manière étonnante, au regard de la brièveté de la visite, l’Afghanistan irriguera, largement et brillamment, son œuvre littéraire, des romans aux Écrits sur l’Art. Malraux est comme happé par la statuaire gréco-bouddhique, celle de la « beauté suprême par la sagesse suprême ». Il se voit aussi confronté à la dualité timouride, entre dévastation totale et précieuse conservation. Il doit, enfin, sur le terrain, faire avec les passes d’arme d’un « Grand Jeu » revitalisé par la révolution russe. Comme me le confiera Alain Malraux, « la curiosité intellectuelle de Malraux aura jusqu’au bout été aimantée par cette région du monde ».

Cette aventure a ses versants plus obscurs : les mensonges provocateurs qui entourent l’origine des objets archéologiques exposés, en 1931, à la Galerie de la NRF ; le « refus de l’obstacle » devant l’archéologue Joseph Hackin, dont la confiance a probablement été trahie dans la préparation de l’équipée cambodgienne au temple de Banteay Srei. Dans la forme, parfois, une sévérité extrême à l’égard d’un pays qualifié « d’absurde » comme si Malraux se défendait de l’attrait que l’Afghanistan exerçait sur lui.

Apparaît, dans le même temps, un couple aventureux – voyager en Asie centrale et en Afghanistan, en 1930, demande du culot et un brin de folie – curieux du monde, mais aussi quelque part en tension sinon en souffrance. J’ai eu, une fois, l’occasion d’évoquer ma recherche avec Florence Malraux. J’ai indiqué qu’il me semblait que ce voyage en Afghanistan avait été important pour son père. « Et pour ma mère ! » a-t-elle marqué avec vivacité. Tant il est vrai que la contribution de Clara à ce déplacement, son ressenti, son amertume portent une ombre qui n’en finira plus de s’étendre.

Malraux ne retournera pas en Afghanistan. Mais demeure dans la steppe une empreinte. LesNoyers de l’Altenburg, les Écrits sur l’art ou les songes de Vincent Berger inscrivent un attachement culturel que je crois fécond à l’égard de ce pays et que certains porteront jusqu’au sacrifice.

Je n’ai pas souvenir d’avoir parlé de Malraux avec le philosophe et poète Sayed Bahoudine Majrouh, auteur du visionnaire Ego Monstre, ni avec le cinéaste Séverin Blanchet, disciple de Jean Rouch et cofondateur des Ateliers Varan. Mais il est clair que pour ces deux amis, l’art était une conquête et l’engagement le chemin d’un destin.

Bahoudine sera assassiné, le 11 février 1988, à Peshawar. Séverin sera tué à Kaboul, le 26 février 2010, dans un attentat terroriste alors qu’il animait une session de formation de documentaristes afghans.

Je dédie à leur mémoire le fruit de cette recherche sur l’Afghanistan d’André Malraux.

Carte

1

À bord du Cambodge

Été 1965

Mer calme et température de saison en ce deuxième jour de l’été 1965. Sur un quai du terminal passagers du port de Marseille, le paquebot Cambodge des Messageries maritimes accélère la préparation de son appareillage prévu pour la fin de l’après-midi.

Le Cambodge est un paquebot entre deux âges. Mis à l’eau en 1952 par les Chantiers de France à Dunkerque, il assure comme ses deux « sœurs », le Vietnam et le Laos, la liaison d’Extrême-Orient qui, en passant par les ports de l’océan Indien, pousse en trente-deux jours jusqu’à Yokohama au Japon. La ligne vit, traversée après traversée, un effacement qui annonce une mort prochaine. Le temps colonial s’achève et les quelques confettis restants près de s’envoler. Les mers et les escales sont désormais offertes à la concurrence de l’air.

Alors que près de deux cents passagers sont déjà à bord, le commandant Roger Gaude, en haut de la coupée, attend un voyageur de marque. D’un pas raide mais assuré – « comme un mât » a dit de sa démarche sa première épouse – il gravit la passerelle, le visage serein, chemise blanche, cravate sombre et costume clair, une gabardine au bras. Il est suivi par son fidèle chef de cabinet, Albert Beuret, au physique plus passe-partout. Ancien coiffeur et sergent-chef pendant la drôle de guerre, c’est l’admirateur éperdu et l’homme des missions de confiance, les grandes comme les plus ingrates. Il a été choisi comme accompagnateur et confident – on oserait dire « anneau de sauvetage » – pour cette navigation au long cours et à la météo incertaine.

L’instant où André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles, « prend passage » est immortalisé par René Simon, un ancien du quotidien communiste La Marseillaise, devenu le photographe attitré des Messageries. Le journal Le Soir du groupe Le Provençal annonce que « M. Malraux part ce soir à 17 heures pour le Japon en visite privée à bord du Cambodge ». Le Rapport général du voyage, sous la signature du commandant Gaude, indique pour sa part que « M. André Malraux qui, par sa présence, a rehaussé la qualité des passagers, a embarqué à destination de Hong Kong »1. Le ministre brouille-t-il les pistes ou ne sait-il tout simplement pas, à l’appareillage de Marseille, quelle sera sa destination finale ? Peu importe, une longue traversée s’annonce.

Le printemps a vu un Malraux dépressif et éprouvé, inquiétant son entourage jusqu’au général de Gaulle. Après la fraternité virile et les années de lutte au grand vent de l’histoire, le quotidien rétréci des « Trente glorieuses », avec son lot de frustrations, semble certains jours étouffant et absurde. L’action culturelle du ministre, en dépit de prestigieuses avancées, bute sur des querelles de nomination et des batailles perdues avec la Rue de Rivoli. À l’Assemblée nationale, des députés ont décrété que « 25 kilomètres d’autoroute valaient plus qu’une maison de la culture », mettant les rieurs et les automobilistes de leur côté. À quoi bon répondre ?

Et puis surtout, il y a la mort qui n’en finit pas de rôder depuis le suicide de son père, à l’automne 1930, peu après le retour d’un voyage en Afghanistan d’André et de son épouse Clara. Elle frappe tour à tour ses deux frères, Josette Clotis, sa compagne après sa rupture avec Clara, ainsi que Gauthier et Vincent, leurs deux enfants. « Je viens d’Asie centrale. La vie des musulmans est un hasard dans un destin universel » fait dire Malraux à l’un de ses personnages – son « père » – dans la bibliothèque alsacienne de l’Altenburg au début des Antimémoires2.

Le 7 février 1962, au milieu de la journée, l’OAS a placé une bombe sur une fenêtre de la belle villa de Boulogne que la famille Malraux partage avec les propriétaires, installés au rez-de-chaussée. Le ministre était visé mais c’est la fille de ces derniers, la petite Delphine Renard, qui est gravement blessée. Elle perd graduellement la vue et entame une « traversée nocturne » comme elle l’écrit dans Tu choisiras la vie. « Les éclats des souvenirs éparpillés, petites taches luminescentes, miroitent à la surface de l’oubli comme le plancton sur l’océan Indien »3. Malraux, muré dans sa propre douleur de père maladroit et indisponible, ne trouve pas les mots de la compassion. Il feint de se satisfaire de la fascination qu’il exerce sur le père de Delphine. « On ne dérange pas André. »

À l’arrivée à bord du ministre, une petite réception de bienvenue est organisée par le directeur de l’agence de Marseille des Messageries. Puis, un peu intimidé, le commandant Gaude conduit Malraux et Beuret à leurs cabines avant de regagner sa passerelle pour l’appareillage. L’espace de première classe, avec son fumoir et ses salons de conversation et de correspondance, est distribué par un hall et un grand escalier. Il a été décoré par la maison Leleu avec un travail en céramique de Luc et Marjolaine Lanel. Ces artistes avaient fait sensation lors de l’Exposition coloniale de 1931 par l’installation de jarres monumentales. Malraux retrouve des repères.

Il est 17 heures, le Cambodge appareille à l’horaire prévu. Du pont supérieur, Malraux se laisse pénétrer par l’agitation du départ. Les sirènes qui se répondent, les remorqueurs qui virevoltent au plus près de la coque, les gestes d’adieu alors que le quai s’éloigne. Partir sur un paquebot pour l’Asie lointaine, laisser sur le terminal passagers une France ingrate, remonter le temps. Le panorama de Marseille se découvre graduellement en ce début de soirée d’été. Blanc et échancré, parsemé d’îlots et de voiles de plaisance auxquels on voudrait se retenir, y décharger quelques angoisses. Claude Mauriac, dans Malraux ou le mal du héros, voit pour le romancier la cité phocéenne comme l’endroit du « retour dans le temps », de la « libération de l’Orient ».

Dans le roman Les Noyers de l’Altenburg, écrit par Malraux pendant la guerre et publié en 1948, le retour à Marseille du personnage de Vincent Berger, après son long séjour à Constantinople et en Afghanistan, donne lieu à des pages éblouissantes. À l’instigation d’Enver Pacha, chef Jeune-Turc, Berger est allé en Afghanistan pour mobiliser les populations et les tribus autour d’un projet touranien, fédérateur de l’ensemble des segments ethniques du Turkestan. Mais le mirage d’une « grande Turquie » s’est perdu dans le dédale afghan. Berger rentre fatigué et désillusionné.

Avant de regagner l’Alsace, il passe la nuit dans un hôtel du Vieux-Port. « Monté dans sa chambre, il commença sa toilette au gant de crin, pour dissiper son malaise ; par la fenêtre ouverte derrière les volets entrait le chahut de la Canebière d’été, les cris des marchands de journaux, le tintamarre métallique des trams – et des airs inconnus qui tenaient de la valse et de la romance tzigane, comme les chants d’une procession sinueuse, toujours remise en marche et toujours suspendue ; jamais il n’avait entendu un tango. Il s’habilla en hâte. Combien de fois, en Afghanistan, avait-il rêvé de ce qu’il voudrait d’abord retrouver ! Odeur de fumée des trains, de l’asphalte sous le soleil, des cafés dans le soir, ciel gris sur les cheminées, salles de bains ! Après quelques mois d’Asie centrale, endormi ou au trot sans fin des chameaux et des chevaux afghans, il rêvait de palissades bariolées d’affiches ou de musées inépuisables couverts de peintures jusqu’au plafond […] »4. Et puis il y a l’impudeur des robes collantes et l’absence du voile musulman. Renoncer aux « premières dynasties de Bactres et de Babylone », aux « oasis dominées par les Tours du silence » et retrouver l’odeur du pain chaud. Mais ce soir, c’est vers l’Orient que fait route Malraux à bord du Cambodge.

En ce début d’été, Ernst Jünger, grand lecteur de Malraux qu’il considère comme l’un des rares observateurs lucides du siècle et du « panorama de guerre civile » qu’il porte, a ressenti le même besoin d’iode et de vents marins. L’auteur de Sur les falaises de marbre, livre emblématique et annonciateur de la guerre, embarque le 29 juin à Gênes à bord d’un cargo mixte, le Hamburg. Il suivra Malraux d’une semaine, tout au long des escales de Port-Saïd et de l’océan Indien. Sous le titre Soixante-dix s’efface, il tient son journal de bord : « 30 juin, la mer étalait aujourd’hui un bleu tel que je n’en ai jamais aperçu, sauf dans les visions de la mescaline – lisses et souples, les ondes montaient et remontaient ; la force de ce mouvement ne naissait pas de lui-même, mais de la couleur. »5

Marseille disparaît dans les brumes vespérales. Le ministre regagne sa cabine, son port d’attache pour plusieurs semaines. Cette retraite maritime, dont il écrira qu’elle porte la marque de ses médecins, l’apaise et l’intrigue. Il pense à de Gaulle. Ces derniers temps, le Général s’est tenu informé de l’état de santé de son « ami génial », fervent des hautes destinées, au jugement fulgurant, celui qui à sa droite le protège du terre à terre, comme il l’a écrit dans ses Mémoires d’espoir. On lui a rapporté que Malraux avait posé sur son bureau un livre de Drieu la Rochelle. Certains y ont vu une allusion au suicide. Provocation ou défi ? La semaine précédente, le 20 juin, retrouvant des forces, le ministre a accompagné le Général à la cathédrale de Chartres pour la première audition publique d’Et exspecto resurrectionemmortuorum, l’œuvre pour orchestre commandée à Olivier Messiaen, pour rendre hommage aux victimes des deux guerres mondiales. « Ils ressusciteront glorieux, avec un nom nouveau – dans le concert joyeux des étoiles et les acclamations des fils du ciel. »

De Gaulle a l’expérience de ces croisières où le temps est comme immobile dans le grand vent de la mer, relâchant le corps et dénouant l’esprit. À l’été 1956, il est allé dans l’océan Pacifique à bord du Calédonien. Jean Mauriac, qui l’accompagnait pour l’Agence France-Presse, a raconté les petits rituels d’un quotidien fait de lectures et de marches dans les coursives, au bruit régulier des machines : « Passant par la passerelle, il rentrait dans le poste radio et regardait le petit drapeau indiquant chaque jour la position du navire. »6 Le Général a-t-il pressenti que l’alchimie de cette croisière allait sortir Malraux du trou dans lequel il se débattait ? C’est la conviction de l’écrivain François Nourrissier dans Le Cycliste du lundi : « Le général de Gaulle envoyant son ministre, pour cause de fatigue, voguer vers l’Asie de ses songes et de sa jeunesse, a joué un rôle comparable à celui du directeur de Chateaubriand lui imposant, à titre de pénitence, d’écrire une vie du fondateur de la Trappe »7. Au fils Mauriac, stupéfait, de Gaulle récitera par cœur les phrases mises en exergue des Chemins de la mer par Mauriac père : « La vie de la plupart des hommes est un chemin mort qui ne mène à rien. Mais d’autres savent, dès l’enfance, qu’ils vont vers une mer inconnue. Déjà l’amertume du vent les étonne, déjà le goût du sel est sur leurs lèvres – jusqu’à ce que, la dernière dune franchie, cette passion infinie les soufflette de sable et d’écume. Il leur reste de s’y abîmer ou de revenir sur leur pas. »8

La nuit est tombée, le Cambodge file dans l’obscurité. Malraux s’apprête à passer sa première nuit à bord. Il aime le bord. Il l’inspire. Les cabines de luxe sont réparties de part et d’autre d’un étroit couloir. Chacune dispose d’un petit salon propice au travail. Peut-être a-t-il une pensée pour son ami japonais Kiyoshi Komatsu qui était cinq ans auparavant, lui aussi, à bord du Cambodge. « Enfin sur le navire, écrivait-il le 8 janvier 1960 à Malraux. Arriverai demain à Hong Kong. Dès le départ de Yokohama, je me suis mis au travail, c’est-à-dire retouchage de mes premières traductions des Conquérants et de La Voie royale pour qu’elles puissent paraître bientôt comme traductions définitives, attentivement revues et corrigées au besoin. Celle de L’Espoir fut terminée avant mon départ. Je suis content de faire ces travaux avec la conscience du traducteur-ami. Le jour même de mon départ de Yokohama, j’ai appris avec autant de tristesse que de stupéfaction la mort si inattendue d’Albert Camus. C’est une grande perte pour la France et pour l’Humanité. »9

Au début de ce mois de juin 1965, Paris a accueilli en visite officielle le roi d’Afghanistan, Zâher Châh, et son épouse Homaira. Le souverain connaît bien la France, dont il manie la langue avec aisance et précision. Il est grand, sec, distingué, arborant une petite moustache. La brochure préparée par le protocole afghan indique que la reine Homaira « possède une grâce naturelle, une beauté sereine qui donnent à sa présence un charme fait de chaleur et de simplicité ». Zâher Châh a été élève au lycée Janson de Sailly puis au lycée Pasteur. Il logeait alors dans la famille Danielou, dont les parents comme les enfants auront un parcours prestigieux. L’un des fils, Alain, deviendra un indianiste et un musicologue de premier plan. En 1932, il se rendra contre l’avis des autorités afghanes dans la province du Nouristan, l’ancien Kafiristan, à l’équilibre instable et aux risques sécuritaires avérés. Il en tirera un reportage publié dans Monde et Voyages sous le pseudonyme transparent de Dunoeli. Dans ses Souvenirs d’Orient et d’Occident publiés en 1981 sous le titre Le Chemin dulabyrinthe, Alain Danielou évoque un Malraux « brillant, intelligent, assez fascinant mais terriblement égocentrique ». S’il s’intéressait « avec passion aux arts de l’Asie », il ne pouvait « accepter de la réalité que ce qu’il pouvait manier à sa guise »10. Leur dialogue tournera court.

La France a voulu accueillir les souverains afghans avec égards. Elle a mis la Caravelle présidentielle au service de la délégation afghane depuis Kaboul. À Orly, le général de Gaulle souhaite la bienvenue à son illustre visiteur en des termes articulant amitié et coopération. « Si la situation de l’Afghanistan a pu longtemps nous paraître lointaine, nous n’en étions pas moins proches de lui par la culture et le sentiment. »

Le soir, lors du dîner offert à l’Élysée, le chef de l’État développe sa pensée. Après avoir salué le souverain d’un pays « noble, tenace et courageux », il le situe dans l’histoire, au cœur de l’Asie centrale, exposé par « un décret de la nature » à des ambitions et dominations face auxquelles il saura préserver sa « personnalité propre ». Puis il marque, d’une phrase assez inhabituelle, le primat de la culture dans la relation bilatérale : « Bien entendu, c’est par la culture que le mouvement a commencé car tout procède de l’esprit. Ainsi sous la conduite d’Alfred Foucher, encouragé par le gouvernement de Kaboul, un groupe de savants archéologues de chez nous fut tout de suite attiré par une contrée remplie de ces vestiges et monuments par lesquels de grands empires passagers ont, tour à tour, attesté sur le sol leurs ambitions, fondations, illusions, tandis que les Afghans eux-mêmes y imprimaient partout leur propre marque. »

« En même temps, se félicite le Général, nos universitaires, nos juristes, nos médecins prenaient contact avec les élites afghanes et celles-ci faisaient à la France l’honneur d’utiliser sa langue, de pénétrer son génie et d’accueillir son enseignement. »

Le roi Zâher Châh, qui dans l’après-midi a visité le musée Guimet, répond sur le même registre : « Fondée en 1922 par Monsieur Foucher, la Délégation archéologique française en Afghanistan devait donner l’occasion d’exercer leurs talents à des savants français d’une compétence et d’une probité remarquables. Joseph Hackin, André Godard, Jean Carl, Roman Ghirshman, Daniel Schlumberger, autant de noms prestigieux qui ont contribué à mettre en relief les liens économiques et culturels plus que millénaires de notre pays avec le monde gréco-romain, l’Europe de jadis. »11

Malraux a-t-il entendu ce raccourci un peu audacieux ? Il est bien sûr invité avec son épouse Madeleine au dîner de l’Élysée, mais il est douteux, compte tenu de son état de santé et de la dégradation des relations au sein du couple, qu’ils aient été présents. Le programme officiel de la visite prévoit qu’ils offriront ensemble, le lendemain, un déjeuner dans la galerie Louis XIII du château de Versailles. Malraux a baptisé ainsi une salle à proximité de la galerie des Glaces. Il est maître de ce protocole « royal » instauré quelques années auparavant à l’occasion de la visite des souverains thaïlandais.

Point de vue. Images du monde publiera le menu du déjeuner offert au roi Zâher Châh et à son épouse Homaira, mais Malraux n’en sera pas l’hôte. Fatigué, il est remplacé au pied levé par Louis Joxe, un autre ministre d’État. Dans un courrier adressé peu après à Anthony Crosland, ministre britannique pour l’Éducation et la Science, il reviendra sur cette absence : « Malheureusement, mon état de santé m’a interdit de recevoir les souverains d’Afghanistan comme le prévoyait le protocole de leur visite à Paris. »12

Dans sa cabine du Cambodge, Malraux pense peut-être à cette occasion manquée avec l’Afghanistan. Qui s’ajoute à d’autres.

Le passager Malraux semble avoir vite trouvé ses marques. Dans son rapport annexé à celui du commandant Gaude, le commissaire se félicite du succès de la discothèque classique du bord. « Nos concerts ont connu, en la présence de M. André Malraux, un auditeur assidu qui n’a pas caché sa satisfaction. » Les odeurs épicées qu’exhalent les cuisines, les grands oiseaux qui, au large de l’Etna, jouent de leurs ailes à la verticale du paquebot, les vapeurs chargées d’effluves salins, l’agitation colorée du pont des économiques éveillent le sens et la mémoire du romancier, qui aime le mouvement vu d’en haut ou au ras des flots. Il observe avec curiosité ce petit théâtre flottant loin des ors de la République. « Qu’est-ce que je fais ici ? » se demande le poète Arthur Rimbaud. « Qu’est-ce que je fais là ? » lui répond l’écrivain voyageur Bruce Chatwin. Malraux ne se sent pas concerné par un tel questionnement. Plutôt réinventer que se retourner. Il se surprend à jeter quelques phrases, dans sa cabine ou au salon des correspondances. Les mots prennent la file arrondie des souvenirs. La plume glisse sur un dyable matelot.

Malraux date le début de l’écriture des Antimémoires : « 1965 au large de la Crète ».

L’Orient approche. Malraux se souvient avoir envoyé à Marcel Arland sur la route de l’Indochine, dans les années vingt, une lettre à l’escale de Port Saïd : « Depuis Marseille, j’ai écrit une dizaine de pages qui en feraient quinze dans la typo Grasset, j’en suis très content. L’ensemble est aussi bien que ces quelques pages sur la Grèce et Rome que je vous ai lues avant mon départ… être sur ce bateau ne m’ennuie même plus. Je crois que je suis en train de devenir nomade, c’est assez troublant. »13

Ce n’est que le 17 juin que le Quai d’Orsay a été informé des dates du voyage du ministre. Un télégramme circulaire est adressé aux postes diplomatiques concernés. Des éléments d’analyse sur la situation internationale seront régulièrement remis à Malraux lors des escales.

Au mitan des années cinquante, un jeune Suisse, Nicolas Bouvier, fait route en compagnie de son copain Thierry Vernet vers l’Afghanistan à bord d’une petite Fiat Topolino. Le récit de ce périple deviendra le livre culte L’Usage du monde. On ne se lasse pas d’en citer une phrase fétiche : « Lorsque le voyageur venu du sud aperçoit Kaboul, sa ceinture de peupliers, ses montagnes mauves où fume une fine couche de neige, et les cerfs-volants qui vibrent dans le ciel d’automne au-dessus du bazar, il se flatte d’être arrivé au bout du monde. Il vient au contraire d’en atteindre le centre. C’est même un empereur qui l’affirme. »14 Cet empereur, c’est Babour, fondateur de la dynastie moghole.

Mais après un tel nomadisme, le corps est fatigué, la tête déborde et le cœur se brise. La fiancée, restée au pays, lui a envoyé son fairepart de mariage. « Désolée, ciao et bon voyage ». Nicolas descend à Ceylan marier son compère Thierry, soigner son spleen et mettre un peu d’ordre dans ses idées. « La musique bosniaque ou le Grand Mogol, Gobineau ou les guêpes de Kandahar, les tulipes sauvages du printemps kurde ou Montaigne. J’ai tout ce foutoir vidéo culturel à réduire par alchimie dans cet incubateur » écrit-il joliment dans LePoisson-Scorpion15. « Scolopendres, engoulevents, araignées, lézards, couleuvres, tout ce joli monde d’assassins16 » ont pris possession de son cerveau.

Bref, Nicolas Bouvier déprime. Mais autant, se dit-il, soigner le mal par le mal, poursuivre la route de l’Orient et tenter de passer par le fond ce « joli monde d’assassins ». Nicolas trouve un embarquement. Le 17 octobre 1955, il écrit à Vernet : « J’ai ma place et j’irai payer cet aprèm. C’est une bonne gâche à cultiver, ces Messageries ; on y voyage vraiment pour rien et j’ai l’idée que si on connaît des gens du bateau, on doit pouvoir y vivre pas trop mal. Il y aura de la troupe en pont jusqu’à Saïgon. Ensuite, je serai seul ou pratiquement. Mardi matin, j’embarque ; il y a une semaine jusqu’à Saïgon puis une autre jusqu’à Hong Kong ; au début de novembre, je serai à Tokyo. Mon bateau s’appelle le Cambodge17 ».

Deux hommes dans un bateau. Deux écrivains admirés soignant un mal-être à bord du même paquebot à dix ans d’écart. Les coursives du Cambodge ouvraient un jeu de piste. Au Havre, aux Archives des Messageries, la traversée du 22 juin 1965 dispose de son carton, ses listes et ses registres : Gaude et son équipage, le quotidien parfois cocasse du bord, le ministre en passager presque ordinaire. À Dunkerque, ville où fut construit le Cambodge, le Musée portuaire présente désormais dans ses collections permanentes une superbe maquette du paquebot. L’occasion aussi de faire un pèlerinage malrucien dans la ville de l’enfance du romancier. La rue Hoche à Malo-les-Bains où la famille Malraux se retrouvait pour le carnaval, la rue du Jeu de Paume et ses maquettes de bateaux où André venait pour les vacances, la rue Jean-Bart où est mort Alphonse, le grand-père révéré, en 1909. « Le vieux viking, ce flamand de Dunkerque » comme il le décrit dans les Antimémoires. Le carnaval est une institution à Dunkerque depuis le Moyen Âge avec ses défilés de masques et ses cortèges colorés. Émile Bouchet, historien de Dunkerque, évoque « des tableaux où se mêlaient le burlesque et le sacré, la mythologie et la religion : défilés bizarres où se confondaient les anges, les saints, les fous et les diables »18. Ils resteront les compagnons de route et de plume de Malraux, devenant parfois un obsédant « joli monde d’assassins » façon Bouvier. Sans doute ne faut-il pas exagérer l’influence de Dunkerque, mais avec André Vandegans, spécialiste belge de la jeunesse littéraire de Malraux, « on ne saurait refuser à la ville d’avoir excité l’esprit de l’enfant en lui proposant des images de cavalcades somptueuses et burlesques ; ni d’avoir soumis à son regard interrogateur le petit monde figé des poupées et des masques. »19

Nicolas Bouvier réussit à se faire embaucher aux cuisines. Cette macération dans les entrailles du navire à dégraisser au tranchoir et au jet de vapeur des turbotières « de la taille d’un cercueil », en compagnie de deux acolytes dont l’unique sujet de conversation est « la pénétration du pénis dans le vagin », va faire merveille. Le voilà débarrassé de son cortège d’envahisseurs. « L’air de Yokohama s’avalait comme du champagne. »

Le Cambodge ayant Malraux à son bord accoste à Port-Saïd, le 26 juin au petit matin. Il doit lui paraître loin le temps des escales hautes en couleurs décrites par Roland Dorgelès dans Partir : « Cireurs de bottes, marchands de loukoums, fleuristes, rabatteurs pour maisons louches, cela fait une horde sordide qui vous abasourdit et ne vous lâche plus. »20 La ville a perdu de ses maléfices. En 1956, le président Gamal Abdel Nasser a, selon ses mots, « pris » le canal. La statue de Ferdinand de Lesseps qui ouvrait la voie d’eau est déboulonnée. Cette nationalisation entraîne l’expédition militaire franco-britannique, contraignant le poète égyptien francophone Georges Henein, proche des surréalistes et brillantissime touche-à-tout, à « procéder à l’autodafé de ses rêves ». Mais il se reprend, tient bon et ajoute : « Des isolés résistent à l’envoûtement, assez vite rejoints par ceux qui reprennent leur esprit et qui n’ont plus honte de penser, selon Toynbee, Jünger ou Malraux. »21 Malraux gardera affection et sollicitude pour Henein qu’il décrira comme l’homme le plus intelligent rencontré en Égypte.

En cet été 1965, la relation entre la France et l’Égypte, qui avait également été ébranlée par l’arrestation en 1961 de quatre diplomates dont l’arabisant André Miquel, futur professeur au Collège de France, tend à retrouver son cours normal. La coopération culturelle a fortement contribué à cette mise à niveau et le ministre Malraux y a pris sa part. Le 8 mars 1960, il lance du siège de l’UNESCO, l’appel pour sauver les monuments de Haute-Égypte menacés par la construction du barrage d’Assouan. « Votre appel n’appartient pas à l’histoire de l’esprit, parce qu’il veut sauver les temples de Nubie, mais parce qu’avec lui, la première civilisation mondiale revendique publiquement l’art mondial comme son invisible héritage. »

Un certain mystère entoure le déroulement de cette journée égyptienne du 26 juin. Selon Albert Beuret, rencontré par le professeur Marius-François Guyard pour l’édition en Pléiade du Miroir des Limbes, c’est au pied des pyramides que Malraux a, une nouvelle fois, ressenti un choc émotionnel, violent et libérateur « métamorphosant l’ami vieillissant en jeune homme qu’il fut aux mêmes lieux ». « Désormais, nous étions trois : Malraux, moi et l’auteur rajeuni du livre naissant » dira joliment Beuret22.

Malraux s’en expliquera lui-même avec le journaliste Michel Droit : « Je ne prévoyais pas du tout que j’écrirais ce livre qui s’appelle Antimémoires. Il y a là quelque chose d’assez rare et d’assez saisissant car, en définitive, pour mes autres livres, j’ai toujours écrit ce que je voulais écrire et quand je le voulais. Mais là, il y a eu ‘l’accident absolu’. »23 Coquetterie de romancier ou vibration intense nourrie de la puissance du site, de la lumière de l’Égypte et de la prégnance des souvenirs ? De Gaulle avait vu juste. « Oui, je crois que matériellement mon livre part de là » notera Malraux, faisant autant référence au fil d’une « jeunesse métamorphosée » qu’au battement régulier des machines.

Il faut oublier Le Caire et ses magiciens et gagner au plus vite Suez à l’entrée de la mer Rouge. Le Cambodge vient de quitter son poste ; un canot est mis à l’eau et, dans l’obscurité tombante, les deux retardataires remontent à bord par une échelle de coupée.

La route de l’Asie s’ouvre. « À gauche Babylone, et tout le bazar, les fleuves qui descendent de l’Arménie. À droite, l’Équateur et l’Afrique. Eh bien, vous voyez tout de suite le commerce ? Les gros boutres à la mousson du Nord, cinglant de Saba, cinglant des ports de Salomon, cinglant de Mascate et d’Inde, cinglant de la boucle des deux fleuves » s’écrie l’Amalric du Partage du midi de Paul Claudel24.

Le Cambodge s’enfonce dans la nuit chaude et humide. « La géographie de Malraux est le contraire d’un esthétisme gratuit, a écrit Georges Henein. Ces lieux qui reviennent dans sa vie sont, tous, des moments de la création du monde, la vraie, ciselée par l’épée des conquérants. Sous des terres inactives, il perçoit des volcans éteints du passé, et pressent les remous qu’ils imprimeront au sol. »25

Les Antimémoires empruntent les premières marches de cette initiation géographique : l’Alsace, l’Égypte, le Yémen, l’Afghanistan.

1 Quelques extraits de presse et d’un rapport des Messageries maritimes, Centre de documentation au Havre.

2 André Malraux, Antimémoires, La Pléiade, t. 2, Gallimard, p. 124.

3 Delphine Renard, Tu choisiras la vie, Grasset, 2013, p. 327.

4 André Malraux, Les Noyers de l’Altenburg, La Pléiade, t. 1, Gallimard, p. 653.

5 Ernst Jünger, Soixante-dix s’efface I, Gallimard, 1984, repris dans Voyager avec Ernst Jünger.Récits de voyages, La quinzaine littéraire / Louis Vuitton, p. 214.

6Ibidem.

7 François Nourrissier, Le Cycliste du lundi, La Grande Ourse, 2012, p. 274.

8 François Mauriac Les Chemins de la mer – épigraphe 1939, cité par Bertrand Le Gendre dans De Gaulle et Mauriac. Le héros et son héraut, Fayard, 2015, ou Christine Clerc, De Gaulle –Malraux. Une histoire d’amour, 2012.

9 Kiyoshi Komatsu, lettre de 1960 reproduite dans Le Japon d’André Malraux de Michel Temman, Éditions Philippe Picquier, 1997.

10 Alain Danielou, Le Chemin du labyrinthe, Souvenirs d’Orient et d’Occident, Éditions du Rocher, 1993, p. 260.

11 Extraits des discours de Charles de Gaulle et de Zâher Châh, sites publics.

12 Charles-Louis Foulon, André Malraux ministre de l’irrationnel, Gallimard, 2010, p. 200.

13 André Malraux, lettre adressée à Marcel Arland, enchères Artcurial, 3 mai 2010.

14 Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963 / Petite Bibliothèque Payot, p. 369.

15 Nicolas Bouvier, Le Poisson-Scorpion, Bertil Galland / Gallimard, 1982, Folio, 1996, p. 37.

16Ibidem, p. 96.

17 Nicolas Bouvier – Thierry Vernet, Correspondance des routes croisées, Éditions Zoé, 2010, p. 745-746.

18 Émile Bouchet, Histoire populaire de Dunkerque, J. Liénard, 1871, p. 82 (cité par André Vandegans).

19 André Vandegans, La jeunesse littéraire d’André Malraux, Jean-Jacques Pauvert, 1964, p. 186.

20 Roland Dorgelès, Partir, Albin Michel, 1926 / Poche p. 81.

21 Georges Henein, Études méditerranéennes, numéro 1, été 1957, cité dans La Réhabilitation du métis, Pascale Cassuto-Roux.

22 Albert Beuret, notice du Miroir des Limbes, La Pléiade, t.2, Gallimard, p. 1120.

23 Michel Droit, Entretien avec Malraux in Figaro Littéraire, numéro 1120, 23 octobre 1967.

24 Paul Claudel, Partage de midi, 1905.

25 Georges Henein, Le Choix royal in L’Express, septembre 1971.

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Paris, musée Guimet

Années de jeunesse

Malraux est né avec le siècle. À vingt ans, il vit avec les livres pour les lire, en faire commerce ou les éditer. Lecteur boulimique, doté d’une mémoire hors du commun, il se gave de connaissances. Les pages et les illustrations seront ses premiers voyages, souvent lointains. Georges d’Alexandre Dumas l’incite à voguer sur l’océan Indien et découvrir les injustices et la révolte. Dans une rare confession sur sa jeunesse qu’il dit ne pas avoir aimée, il en fait l’un de ses livres d’initiation préférés. Le jeune homme arpente le bitume et les quais de la Seine, les librairies et les bouquinistes en quête de trouvailles autant pour l’esprit que pour les affaires. Le livre et son imaginaire tracent une géométrie personnelle en forme de triangle, à la base les musées et les bibliothèques, le troisième angle filant loin vers l’Orient, ses steppes et ses mythes. Malraux admire Jules Michelet et l’on peut penser que sa Bible de l’humanité a stimulé le jeune homme. Une fresque de folie où s’épanchent les peuples de la lumière et ceux de la nuit, où la bonté du Râmayana de l’Inde répond à l’ingratitude d’Alexandre le Grand et l’arbre de vie de la Perse à l’infinitude mortuaire de l’Égypte. Et puis, cette invitation tendue : « Laissez-moi un peu regarder du côté de la Haute-Asie, vers le profond Orient. J’ai là mon immense poème, vaste comme la mer des Indes, béni, doué de soleil, livre d’harmonie divine où rien ne fait dissonance. »26 Ce paradis jouxte le jardin persan, mais plus au nord sévit « l’affreux pasteur tartare », « l’informe chaos des Mongols, démons centaures dont les petits chevaux, d’un instinct diabolique, font partout du champ la prairie. C’est l’empire maudit du Touran ». Malraux a trouvé ses personnages et ses espaces. Avec l’Afghanistan comme un centre orographique ou le pivot de courses légendaires.

L’histoire et la géographie vont noircir la jeune page blanche aux allures de dandy qui a dédaigné le baccalauréat et l’université. Tout y « imprime » avec bonheur. Les grands mouvements de l’histoire, la fièvre des conquérants, la force des spiritualités. S’imposent de puissantes figures avec lesquelles Malraux aimera cheminer : Alexandre le Grand mais aussi les chefs parthes et mongols sur leurs petits chevaux, déchaînant domination et destructions. « J’ai vu les clôtures de rondins des villages moghols s’ouvrir comme les portes de corral, les cavaliers de Gengis Khan foncer sur leurs petits chevaux hirsutes l’avant du crâne rasé d’une oreille à l’autre, et leur chevelure longue comme celle des femmes, horizontales dans le vent des steppes sous le ciel livide »27 écrit-il dans les Antimémoires.

Le musée Guimet est un lieu qui va vite compter. Au soir de sa vie, Malraux a « légendé » pour l’hebdomadaire Elle des photos d’objets d’art auxquels il tenait et qui constituaient en quelque sorte son musée personnel. Il a, dans ce cadre, évoqué ses visites de jeunesse : « J’ai commencé d’aimer l’art oriental au musée Guimet. Quand j’étais enfant, on m’y conduisait parfois. Guimet était encore un capharnaüm de dieux orientaux dont les bras déployés comme des tentacules me retenaient… Le gardien inventait pour moi le sens des gros caractères peints sur des soieries jaune serin. Je rêvais devant les poussahs dorés, les porcelaines japonaises qui me semblaient le sommet du raffinement, et les sourires inconnus des visages khmers. »28 Ces annotations reprennent en partie celles figurant dans La Tête d’obsidienne qui en ajoutent une importante : « J’ai assisté plus tard à la présentation des œuvres khmères, dans la première salle moderne, conçue par Hackin. »29 Le musée est encore largement une friche, un entassement. On saute d’une civilisation à l’autre dans cette fabrique d’imaginaire. Mais Malraux trouve dans toutes ces statues, ces poteries et ces tentures de quoi satisfaire sa soif de connaissances et de sensations. Georges Clemenceau a été un habitué des lieux, assistant à des cérémonies bouddhiques organisées dans la bibliothèque. Certaines régions restent des terres assez méconnues ou interdites, notamment l’Afghanistan et les confins de la Haute-Asie. André aime aussi traîner au musée ethnographique du Trocadéro encore sclérosé en cabinet de curiosités.

À Guimet, Malraux fait la connaissance de ce Joseph Hackin, d’une quinzaine d’années son aîné. Il a été repéré par l’industriel collectionneur Émile Guimet, qui l’a chargé de son secrétariat avant de lui confier des responsabilités au musée. Hackin est issu d’une modeste famille luxembourgeoise installée en France, son père est cocher. Il suit des études secondaires au moule des frères lasalliens de Dreux et obtient son baccalauréat en 1903. On le retrouve à l’École libre des sciences politiques dont il sort diplômé en 1907. Il s’oriente alors vers l’École pratique des hautes études comme élève de Sylvain Lévi en tibétain et sanscrit. Il soutient sa thèse sur la légende du Bouddha historique en s’appuyant sur une collection de thangka tibétaines. Naturalisé français en 1912, il est mobilisé en 1914 comme soldat de deuxième classe. Sa guerre est héroïque. Il combat sur les fronts de la Marne, du Pas-de-Calais et de Verdun avant de rejoindre en Serbie l’armée d’Orient. Blessé à trois reprises, il est décoré de la Légion d’honneur et de la Croix de guerre. Durant toute cette période, il tient des Carnets de guerre. « Tenir, tout est là, jusqu’à l’abolition de nos dernières facultés intellectuelles, jusqu’à la mort de notre dernière pensée, jusqu’à ce que, les dents serrées, nous restions peut-être en vertu d’un sentiment de brute, mais tenir pour la collectivité, pour le sourire d’un ami, pour notre Paris, pour tout ce que nous demandons de la vie française, pour que nos promenades, nos jardins, nos paysages restent ordonnés suivant notre esprit, nos défauts. »

Hackin est démobilisé en juin 1919. Il retrouve Guimet comme conservateur et procède à des premiers aménagements. Il établit un catalogue des collections fondé sur les expressions du bouddhisme. À côté du Tibet vont désormais figurer les pièces du Gandhâra.

Joseph Hackin est une forte personnalité. Il trouve en Malraux un partenaire en érudition, en confrontation d’idées, en ambition. Deux pur-sang, beaux parleurs et connaisseurs, grisés par leurs références livresques et la magie des noms. Ils savent regarder et écouter les objets. Ils baignent dans un Orient où ni l’un ni l’autre ne se sont encore rendus. Hackin reviendra sur cette période dans un entretien accordé, en 1936, à la revue Beaux-Arts : « J’ai fait la guerre à vingt-six ans et n’y ai trouvé aucune source d’enchantement. En revanche, la philosophie hindoue m’a apporté un bien très précieux […] Il faut se contraindre à reprendre la voie de l’aventure ; c’est une bonne règle de vie que le danger […] Pour vivre, il faut hasarder. »30 Le mot doit à la fois amuser et interpeller André Malraux.

Les livres, les revues, les albums constituent le pain quotidien du jeune Malraux qui semble encore chercher sa voie. Il lit en amateur de beaux textes, romans comme poésie, mais aussi en professionnel de l’édition, ce qu’il rêve de faire. Il se régale de récits de voyageurs qui ont couru l’Orient. L’esthète André n’est pas exclusif et il parvient à détecter dans un compte rendu de militaire ou le plaidoyer d’un missionnaire des indications pertinentes à associer ou à opposer. André Vandegans, auteur de La Jeunesse littéraire de Malraux, note qu’il « faisait ses délices de vieilles relations de pérégrinations lointaines. Il s’amusait à y découvrir comme dans dictionnaires et encyclopédies toutes sortes de singularités sur quoi travaillait la part farfelue de son imagination »31. Il accordait beaucoup d’importance aux récits de voyages et aux témoignages des premiers explorateurs. Son ami Pascal Pia se souvient : « L’amour de l’art et le goût du voyage l’ont tourmenté dès sa jeunesse. Avant même qu’il se rendît en Extrême-Orient, Marco Polo, Rubruquis et Plan Carpin nourrissaient ses rêves. Au sortir de la Bibliothèque nationale, nous nous interrogions, mi-sérieux, mi-bouffons, sur l’identité du Prestre Jehan. Qui avait-il été ? Prince ou diable ? Grand Mogul ou négus ? Si on allait voir sur place ? »32

Malraux écrit une introduction au texte établi par son compère Chevasson sur la Lettre du Prestre Jehan à l’Empereur de Rome. Il reviendra à plusieurs reprises sur cette « utopie médiévale » annonciatrice d’un certain orientalisme, la dernière fois dans L’Homme précaire et la littérature