L’Afrique noire sur l’écran blanc - Floréal Jiménez Aguilera - E-Book

L’Afrique noire sur l’écran blanc E-Book

Floréal Jiménez Aguilera

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Beschreibung

Les chapitres de cet ouvrage examinent la représentation de l’Afrique subsaharienne dans le cinéma occidental. Ils mettent en lumière des thèmes tels que l’aventure, l’exotisme, l’héroïsme de l’homme blanc et la simplification de l’univers africain. Au-delà d’un voyage à travers l’histoire, c’est une analyse précise et chronologique de la société.

À PROPOS DE L'AUTEUR 

Docteur de l’École des hautes études en sciences sociales, Floréal Jiménez Aguilera a pour domaine d’étude l’imaginaire cinématographique dans ses relations avec les aspects et les fonctionnements culturels des sociétés. Il a participé à de nombreux congrès et colloques internationaux, et publié de nombreux textes, dont des ouvrages collectifs et revues. Son parcours professionnel s’est principalement effectué au sein du ministère de la Culture.

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Floréal Jiménez Aguilera

L’Afrique noire sur l’écran blanc

L’Afrique subsaharienne

dans le cinéma occidental

Essai

© Lys Bleu Éditions – Floréal Jiménez Aguilera

ISBN : 979-10-422-1888-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Nouvelle édition revue et augmentée

Introduction

L’idéologie et l’imaginaire suppléent à la méconnaissance, tantôt vulgairement avec l’imagerie des « sauvages », tantôt légèrement en inspirant des modes, tantôt profondément en contribuant à la transformation des manières de voir et de créer. Lorsque le colonisé fait irruption et recouvre ses libertés, des vérités surgissent ; mais, de ce que la relation coloniale a produit, subsistent, de part et d’autre, plus que des traces. L’histoire immédiate n’en finit pas de congédier l’histoire plus lointaine.1

Georges Balandier

Le cinéma est le reflet de toutes les multiplicités humaines, il est un miroir d’humanité, et ce miroir d’humanité est l’invention intégrale de l’humanité, un phénomène humain total.2

Edgar Morin

Le substantif « Noir » serait choquant parce qu’il implique en particulier un héritage colonial qui définit les habitants de l’Afrique subsaharienne3 par leur couleur de peau4, qui détermine aussi leur infériorisation. Ce qualificatif de couleur dans le titre de cet ensemble d’études est d’abord adopté dans ce sens, car il correspond encore aux préjugés pérennes inhérents à l’image des deux tiers environ du continent africain dans sa partie sud et de ses habitants. Cette image est évidente dans le cinéma, au-delà de l’évolution qui contredit progressivement cette appréhension, sans effacer le racisme toujours effectif et présent dans les sociétés occidentales. Il s’agit aussi d’éviter les considérations « politiquement correctes ». Elles sont souvent des révélatrices subtiles d’une autre forme de racisme ou de discrimination, en indiquant une nouvelle différence qualificative ou d’autres caractérisations sujettes à caution. Homme de couleur ou Black en sont des exemples significatifs. Ils tentent d’esquiver l’évocation péjorative de la couleur, de l’humaniser, veulent faire oublier des qualificatifs comme nègre, négro, nigger ou essaient de les neutraliser par une autre expression ou une autre dénomination, sans en effacer sa caractérisation ni le préjugé qu’elle véhicule. Pourtant « negro » est aussi la traduction espagnole de « noir » en français et n’a rien (ou presque, comme en français) de péjoratif dans la langue de Cervantes, mais devient l’équivalent d’une insulte en anglais, surtout aux États-Unis. Dans les textes qui vont suivre, les dénominations de Noir, d’homme noir, d’Africain, d’Afrique noire sont utilisées au même niveau d’égalité et d’appréciation que celles de Blanc, d’homme blanc, d’Européen, d’Occidental, d’Europe ou d’Occident, sans aucune connotation hiérarchique de valeur, de respect, de considération culturelle ou humaine. Il faut donc écarter les origines péjoratives du qualificatif « noir », utilisé dès les débuts de l’intérêt porté au continent africain par l’Occident, et focalisé ensuite par la colonisation, sur des origines antérieures, tout en ayant conscience de leur persistance. Déjà, à l’époque médiévale, les géographes arabes désignaient les territoires subsahariens de « pays des Noirs » (bilad as-sudan)5. Les colonisateurs ultérieurs reprennent ce qualificatif, depuis l’époque des Lumières6, critiqué par Elisée Reclus7 en 1885. Il est généralisé par le capitaine Elisée Trivier et le commandant Octave-Frédéric Meynier8. Les Anglais préfèrent employer les expressions « Tropical Africa » ou de Colonial Africa, ce qui montre bien le rattachement de cette expression à l’image mentale que l’on se fait de ce continent.9 Dans l’introduction de sa thèse10, David Bédouret en présente un historique probant, où la colonisation apparaît encore comme un élément déterminant de toute étude sur l’Afrique noire.

L’image de l’Afrique noire et des habitants qui peuplent ce territoire est indissociable de la colonisation, tout en dépassant cette période. Avec ses apports particuliers, elle détermine et couvre les interstices décelables d’une présence africaine imposante, mais aléatoire dans le concert des nations, des cultures, des échanges économiques, par-dessus et malgré les problèmes de société profonds de la plupart des pays africains. Les histoires coloniales et post-coloniales africaines, issues d’historiens d’origines les plus diverses, en particulier africaines, continuent de paraître avec une acuité complémentaire et novatrice. L’Université Cheikh Anta Diop de Dakar y occupe une place prépondérante11. Si elles démontent les préjugés pluriséculaires, sans parvenir à s’en éloigner, elles gardent encore presque une priorité sans doute logique, liée à la période coloniale et à la nature des rapports imposés par le monde occidental, et maintenant par la Chine12, aux nations africaines. Ils continuent à influencer et à marquer la contemporanéité africaine qui en subit toujours des effets nocifs, tout en naviguant sur une mer houleuse, sans couler, parmi les récifs qu’ils représentent. Au-delà des pressions et des préjugés qu’ils doivent affronter, les Africains affirment leur personnalité et leurs compétences, leur dynamisme et leur vivacité créatrice, sans complexes et sans réticence dans tous les domaines. Ils appliquent et développent autant qu’ils le peuvent leur esprit d’initiative et leur autonomie politique et économique restreinte. Il est évident que ces qualités ne sont pas nouvelles. Autant que celles des autres cultures, elles remontent aux plus lointaines origines des peuples africains et s’inscrivent dans le concept d’ensemble culturel humain. Elles constituent, avec leurs idées et leur production, un apport, inévitable, obligatoire, nécessaire, évident et normal d’une richesse et d’une originalité extraordinaires dans la composition des caractéristiques de cet univers, avec ses variantes aussi indispensables que celles des autres cultures dans leurs différences. Le proverbe africain Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, les histoires de chasse continueront de glorifier les chasseurs prend, a pris toute sa valeur. Mais ces historiens existent depuis longtemps, et deviennent de plus en plus évidents, tels Joseph Ki-Zerbo, Cheikh Anta Diop, Elikia M’Bokolo ou Ibrahima Thioub13, parmi beaucoup d’autres. Le cinéma a suivi la même évolution avec les films réalisés par des metteurs en scène africains, et s’insère ainsi dans l’univers cinématographique international. De nombreux films « occidentaux » sont coproduits par des pays africains. Plusieurs sont présents dans la filmographie en rapport avec cette étude14, et certains de ces films sont aussi à l’origine de la nouvelle image et considération de l’Afrique et des Africains à l’écran… Chaque culture ne peut exister et s’exprimer que si les autres existent et s’expriment. Ces réflexions peuvent se situer dans un prolongement du concept de « négritude »15, créé et défini principalement par Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor et Léon-Gontron Damas16. Pour Léopold Sédar Senghor : La négritude est un fait, une culture. C’est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie, d’Europe et d’Océanie.17 Quelques lignes du poème L’ombre gagne d’Aimé Césaire y apportent une connotation humaine décisive : (…) Nous savons que le salut du monde dépend de nous aussi… Nous savons que la terre a besoin de n’importe lequel de ses fils. De ses fils les plus humbles. Pourtant le racisme et la xénophobie continuent d’œuvrer, sinon de progresser avec des violences verbales et physiques constantes, héritières des passés les plus lointains, comme le résultat d’un instinct irréductible, niant la personne et la culture noires, en l’occurrence. L’homme noir subit sans doute un rejet particulier, mais le rejet de l’autre, de la différence, l’opposition entre êtres humains pour de multiples raisons, même les plus fallacieuses s’avèrent être un comportement fondamental de l’homme auquel il n’échappe pas… confirmant ainsi son égalité absolue avec ses multiples congénères.

Les études postcoloniales/Postcolonial Studies18impliquent un vaste champ d’études, au-delà du champ littéraire auquel elle s’applique généralement. Elles se définissent dans un ensemble de réflexions conceptuelles et intellectuelles, en une approche qui détermine un courant historique et théorique. Elles désignent à la fois une démarche d’analyse, un projet politique, une périodisation historique19 qui atteint l’actualité, d’autres espaces que l’espace africain, en rapport avec l’importance grandissante de l’Afrique dans l’évolution du monde. D’autres domaines et d’autres éléments disciplinaires s’y intègrent vers une synthèse épistémologique fonctionnelle, où il est possible et opportun d’inclure une lecture cinématographique. L’étude de la représentation cinématographique de l’Afrique s’intègre dans l’imaginaire vers une conjonction historique et sociétale, et dans une perspective à la fois coloniale et post-coloniale, et révèle des aspects de la personnalité africaine et de sa perception occidentale.

Les contributions (livres, articles, colloques)20 incessantes sont teintées par les perspectives et les idées traditionnelles ou apportant des analyses basées sur les résultats de nouvelles explorations d’archives, d’autres réflexions qui continuent d’alimenter l’historiographie du domaine africain21. Elles témoignent de l’intérêt suscité par la colonisation et ses alentours passés et actuels, de son impact sur les sociétés qui l’ont pratiquée et sur celles qui l’ont supportée. Elles sont aussi une preuve que les contentieux humains et matériels entre les univers africains et occidentaux ne sont pas réglés, paraissent permanents, en une amertume, sans doute saine, qui existe dans ces deux univers, dans leurs consciences et leurs rapports les plus divers. Contestation des bénéfices économiques22, bienfaits du colonialisme et persistance de la « mission civilisatrice de la France » ou de l’Occident, parfois à un degré aussi primaire et simpliste que dans les années 1930, se côtoient et s’immiscent dans les courants historiques les plus contemporains. La nostalgie coloniale pointe toujours son nez : Bref, ces Annamites, ces noirs, ces Arabes, ils ont joué un rôle aussi. Il convient de leur donner la parole, car, s’ils se souviennent des forfaits qu’on a dits, ils se rappellent aussi avec émotion leur instituteur et leur toubib, la malaria et les Pères blancs.23 La supériorité européenne est ainsi encore une fois confirmée et consacrée, en une vision à sens unique, mais elle est atténuée parce qu’elle serait d’abord reconnue par les indigènes « reconnaissants et émus de tant de bienfaits ».

L’histoire occidentale s’est peu préoccupée de l’histoire précoloniale24 de l’Afrique, surtout celle des territoires subsahariens. Les sociétés africaines sont d’abord cantonnées dans l’anthropologie et l’ethnologie. La richesse des sociétés colonisées, leur savoir et leur histoire, aussi riches que les autres histoires dans leur originalité, sont évacués pour laisser la place à l’égocentrisme occidental25. En imposant sa vision culturelle, sa présence et sa gestion, il les a étouffées. Cependant, dans cet égocentrisme, des auteurs, des journalistes et des politiciens ont considéré et défendu ces sociétés sans que cela atteigne une reconnaissance généralisée de leurs valeurs et de leur somme culturelle. Ainsi, quelques hommes se sont élevés contre le colonialisme et détonnent sur les discours colonialistes et leurs colorations racistes, parmi lesquels Georges Clémenceau, Albert Londres, André Gide26. Si les ethnologues et les anthropologues ont eu des positions analogues, ils ont aussi contribué à figer les sociétés africaines dans une permanence temporelle située dans un passé jugé primitif. Les communautés étudiées, en particulier celles habitant les forêts vierges, apparaissent comme une généralité de l’univers humain africain, en minimisant ou en ignorant leur richesse culturelle27. Jean Rouch apparaît comme une exception. Dans ses documentaires et ses ouvrages28, presque entièrement consacrés à l’Afrique, il a mis en valeur ses caractères culturels, en décrivant notamment les mythes et les symbolismes significatifs des pensées africaines, en particulier celle des Dogons, à l’égal de nombreux mythes et croyances des sociétés occidentales. La contemporanéité de la vie quotidienne africaine est aussi une de ses préoccupations, déclinée en de multiples facettes et autant de personnages dans ses films de fiction, dont plusieurs ont été coproduits avec le Niger. Jean Rouch est considéré comme le créateur de « l’ethnofiction ». Il est aussi un des théoriciens de « l’anthropologie visuelle »29. Leo Viktor Frobenius (1873-1938), ethnologue, archéologue et africaniste allemand, est également une exception. Il ne cautionne pas les fondements idéologiques du colonialisme, en niant notamment le qualificatif de « sauvages » attribué par les Européens aux peuples africains30. Le documentariste allemand Hans Schomburgk (1880-1967) est difficile à situer. Ses premières images reproduisent les clichés coloniaux et la supériorité de l’homme blanc sur l’homme noir, il se complaît à les véhiculer, à vivre dans les contrées africaines qu’il parcourt comme ses congénères européens. Il pratique la chasse aux animaux sauvages, qu’il abat par dizaines. Mais il s’intéresse aussi aux Africains, souligne leur vie quotidienne, met en valeur leurs gestes et leurs sentiments. Au fur et à mesure de son expérience et de ses tribulations africaines, il change progressivement de point de vue pour mettre en valeur leur culture et leur personnalité31, et condamne finalement le massacre des animaux tout en agissant pour les protéger.

Dès le 16e siècle résonne une remise en cause de l’infériorisation de certains êtres humains par rapport à d’autres. Le Padre Las Casas (1474-1566) considère et affirme comme moralement équivalents tous les systèmes sociaux connus et tous les hommes, sans aucune hiérarchie naturelle entre eux. Cette hiérarchie, qui place les autochtones au plus bas de son échelle de valeurs, justifierait et légitimerait la domination coloniale32. Le principe évident révélé par le Padre Las Casas est resté impuissant face à la violence de la colonisation espagnole33 et des autres colonisations vouées à l’exploitation des territoires conquis et à la soumission brutale de leurs habitants. Lors de la controverse de Valladolid (1550 et 1551) entre Las Casas et le théologien Juan Ginés de Sepùlveda, et d’autres intervenants, le prêtre espagnol obtient la reconnaissance de la qualité humaine des Amérindiens, et d’être autant que les autres hommes des « enfants de Dieu », en voie de disparition après les mauvais traitements infligés par les colons. En 1526, Charles Quint avait déjà interdit l’esclavage des Indiens, et en 1542, il avait promulgué les lois nouvelles qui proclamaient la liberté naturelle des Indiens. En 1537, le pape Paul III condamnait également leur esclavage. Mais les colonisateurs ont besoin de main-d’œuvre. Les Africains étant exclus de la même reconnaissance, ils pourront être utilisés comme esclaves, et seront amenés de force en Amérique34. C’est le début de la traite et de son inhumanité dès le 16e siècle, avec la complicité des potentats africains déjà rodés à ce commerce. L’expérience américaine initiale de Bartolomé de Las Casas en 1503, serait en contradiction avec sa pensée ultérieure. Une encomienda (grande propriété), située sur l’île d’Hispaniola, actuels Saint-Domingue et Haïti, lui est attribuée sur des terres indigènes avec les habitants qui y vivent, pour l’exploiter. Il en tire de substantiels profits durant 10 ans avec un ami, Pablo de la Renteria. Auparavant, son père a fait partie du deuxième voyage de Christophe Colomb, et lui a ramené un esclave indigène. De retour en Espagne, Las Casas est ordonné prêtre en 1512, et retourne en Amérique. Il entend prêcher le père dominicain Antonio de Montesinos (environ 1475-1540), son prédécesseur, moins connu, dans la défense des Indiens, avec d’autres prêtres dominicains. Montesinos menace les encomenderos (grands propriétaires) d’excommunication et de leur refuser les sacrements quand ils mourront, s’ils maltraitent les indigènes. Les autorités locales se plaignent au roi qui convoque le prêtre dominicain. Sensible à ses paroles, le monarque réunit des théologiens et des juristes dont le travail aboutit aux lois de Burgos (1512). Elles imposent de meilleures conditions de labeur pour les Indiens, mais leur application est aléatoire.

La Controverse de Valladolid (1991)35, téléfilm interprété par Jean-Pierre Marielle (Padre Bartolomé de Las Casas), Jean-Louis Trintignant (Juan Ginés de Sepùlveda36, 1490-1573, son contradicteur) et Jean Carmet (le légat du Pape), est structuré sur les débats au sujet de la qualité humaine des Amérindiens. Traducteur de La Politique d’Aristote, Sepùlveda adopte les théories du philosophe grec, qui préconise de contrôler et gérer les civilisations jugées comme moins développées, pour justifier et légitimer la conquête de l’Amérique par les Espagnols, et d’inculquer aux Indiens les valeurs chrétiennes et humanistes tout en les asservissant. L’appréhension des concepts varie avec le temps et l’évolution qu’il génère. Ainsi, il apparaît qu’ils sont très relatifs, en fonction des hommes, des intérêts et des époques. Le film montre la souffrance morale et le désarroi de Las Casas, provoqués par l’aboutissement des débats. À la même époque, le Padre Francisco de Vitoria (1483 ou 1486-1546), par ailleurs fondateur des premières règles diplomatiques encore effectives, dénonce dans son ouvrage De Indis les excès des conquistadors et des colons. Il affirme que les Indiens ne sont pas des êtres inférieurs, et ont les mêmes droits que tout être humain. Avec Las Casas, il exerce une influence sur Charles Quint lors de l’adoption des Nouvelles lois sur les Indes sans que cela change le cours de l’histoire en matière d’exploitation coloniale et de droits de l’homme. Mais les deux prêtres, sans oublier Montesinos, ont posé et enraciné les premiers jalons de l’anticolonialisme37 et des droits de l’homme en tant que principes universels.

Peu de films pénètrent dans la traite négrière et dans les souffrances qu’elle a générées : « Souls at Sea » (Âmes à la mer, 1937, 92 minutes, États-Unis, Henri Hathaway), « Slave Ship » (Le Dernier négrier, 1937, 92 minutes, États-Unis, Tay Garnett), « Stand Up and Fight » (Trafic d’hommes, 1939, 97 minutes, États-Unis, Woodridge Strong Van Dyke), Tamango (1958), Roots (1977), Slavers (1978), surtout Amistad (1997), et « The Book of Negroes » (2015, 6 épisodes/265 minutes, série TV, États-Unis, Clement Virgo), Roots (2016)38. Par contre, l’esclavage a produit une quantité infinie de films, souvent paternalistes avec quelques nuances racistes : « Uncle Tom’s Cabin » (La Case de l’oncle Tom, 1927, 144 minutes, États-Unis, Harry A. Pollard)39. Beaucoup d’autres vont suivre, dont « Gone With the Wind » (Autant en emporte le vent, 1939, 222 minutes, États-Unis, Victor Fleming, Sam Wood, George Cukor), « Stand Up and Fight » (1939, 97 minutes, États-Unis, W.S. Van Dyke), « Band of Angels » (L’Esclave libre, 1957, 125 minutes, États-Unis, Raoul Walsh), « Mandingo » (1975, 127 minutes, États-Unis, Richard Fleischer), à nouveau Roots (1977), Passage du milieu (1999), Roots (2008, nouvelle adaptation), jusqu’à « Django Unchained » (2012, 165 minutes, États-Unis, Quentin Tarentino), « Twelve Years a Slave » (2013, 134 minutes, États-Unis, Steve MacQueen) et encore Roots (2016), « Underground » (2016-2017, 20 épisodes/956 minutes, série TV, États-Unis, création : Misha Green, Joe Pokaski/réalisation : Anthony Hemingway, Kate Woods, Tim Hunter, Romeo Tirone, Christopher Meloni, Salli Trilling, Greg Yaitanes). La traite des esclaves en Afrique apparaît dans trois films cités dans la filmographie : Drums of Africa (1963) où l’héroïne est enlevée par des trafiquants d’esclaves, Un Capitàn de quince años (Un Capitaine de 15 ans, 1974), inspiré par le roman homonyme de Jules Verne, et L’Enfant lion (1993) qui fait l’objet d’une étude dans ce recueil.

L’esclavage existait déjà en Afrique depuis l’antiquité, pratiqué par les Arabes, les roitelets et autres chefs africains40, et se poursuit encore de nos jours vers les pays de la péninsule arabique sans trop émouvoir les pourfendeurs de la traite occidentale41. Il est « officiellement » abrogé au cours du 20esiècle par de nombreux pays qui continuaient à le pratiquer : Maroc, Irak, Mauritanie, Soudan, Afghanistan, Iran. Il sévit toujours en Afrique, principalement à partir de la Mauritanie. De jeunes filles, enfants ou adolescentes, sont « exportées » vers des pays occidentaux ou du Moyen-Orient, pour servir de « domestiques » auprès de familles riches qui les font travailler dans les pires conditions, sans les déclarer et après avoir confisqué leur passeport. Ce nouveau courant tout à fait qualifiable d’esclavagiste a également des extensions en Amérique du Sud et aux Philippines. Par ailleurs, une autre forme de trafic d’esclaves a vu le jour, lié aux migrants africains. Beaucoup parmi ceux, innombrables, qui espèrent rejoindre l’Europe, sont souvent retenus par la Libye et vendus comme esclaves aux amateurs locaux de l’arrière-pays ou d’autres territoires plus lointains. Une « traite » contemporaine, organisée par différentes mafias, est apparue, avec ses filières organisées et en extension. Sur cette thématique « Les Cordier, juge et flic. Saison 4/épisode2, Une Voix dans la nuit » (1996, 90 minutes, TV, France, Alain Wermus), Unter Verdacht. Die Elegante Lösung (Double jeu. Une Mer de larmes, 2011), « Deux flics sur les docks. Saison 5/épisode 2, Visa pour l’enfer » (2016, 87 minutes, TV, France, Edwin Baily) et « Ofaero » Saison 2/épisodes 1 à 10 (Trapped, 2016, 10 épisodes/494 minutes, série TV, Islande, Norvège/Suède/Allemagne/Grande-Bretagne, Baltasar Kormàkur, Börkur Sigborsson, Ugla Hauksdottir, Oskar Thor Axelsson) sont des exemples parmi de nombreux autres œuvres audiovisuelles produites par la plupart des pays européens dont plusieurs n’étaient pas impliqués dans la colonisation et qui sont aussi atteints par les trafics d’êtres humains en provenance d’Afrique. Ce phénomène est déjà notoire 46 ans auparavant, utilisé par Shaft in Africa (Shaft contre les trafiquants d’hommes, 1973).

Peu après leur arrivée en Afrique et en Amérique, aux 15e et 16e siècles, plusieurs nations européennes (Espagne, Angleterre, France, Portugal, Hollande) et les États-Unis ont adopté42 l’esclavage pour l’adjoindre à la colonisation et à leur économie. Elles l’ont développé, provoquant la déportation de plusieurs millions de personnes (11 à 13 millions) vers l’Amérique, et la mort de dizaines de milliers d’entre elles. Les chiffres manquent pour pouvoir comparer le nombre de victimes des deux traites, arabe et africaine d’une part, et occidentale d’autre part. Mais les éléments les plus importants de l’esclavage sont la souffrance physique et morale, et le malheur qu’il a impliqué, l’ébranlement humain et celui des éléments culturels originels. Des millions d’êtres humains l’ont subi, et cela persiste de nos jours. Bien que la douleur et le désespoir d’un seul seraient suffisants pour condamner et exécrer ce phénomène et le faire disparaître. Le souhait de sa disparition et les efforts pour l’éliminer semblent bien faibles face à la réalité ancrée dans les instincts les plus nocifs et détestables de la nature humaine, auxquels s’ajoute une cupidité immémorielle qui y est incrustée et qui gouverne cette personnalité profonde. Dès sa mise en place et son organisation, la traite des esclaves et ses corrélats, telles l’exploitation des domaines et la production de nouvelles denrées, deviennent un des piliers parmi les plus importants de l’économie occidentale. Une exposition à Nantes, Les Anneaux de la mémoire, au château des ducs de Bretagne43 a montré les horreurs de la traite des esclaves. Elle reproduisait une partie de la cale d’un navire négrier et les conditions de voyage auxquelles les Africains capturés étaient soumis. Il était possible de pénétrer dans la cale reconstituée, avec les grincements et les craquements de la coque en bois du navire, les plaintes, le bruit des chaînes, le chuintement de la paille sur le sol, l’obscurité. Sensibilisée par cette expérience, la pensée des visiteurs pouvait encore imaginer et ressentir d’autres sensations, d’autres impressions, d’autres angoisses. Bien qu’absente, la puanteur devenait évidente, d’autres bruits se faisaient entendre, d’autres plaintes, d’autres gémissements, des pleurs. Amistad (1997) restitue toute la justesse, l’horreur et l’acuité de cet ensemble terrifiant. Le film montre surtout la volonté de lutter avec opiniâtreté de certains êtres humains, de s’accrocher à la vie et à la préservation de leur dignité, contre les pires vicissitudes, provoquées par d’autres hommes, un autre monde a priori irréel qu’ils ne pouvaient imaginer. Pour retrouver leur liberté, ils affrontent les situations les plus difficiles et ceux qui en sont à l’origine, dans un univers inconnu dont ils ignoraient l’existence et la complexité.

En France, l’État confirme la continuité d’une pensée colonialiste traditionnelle. En 2005, il fait voter une loi44 dont l’article 4 souligne « le rôle positif de la colonisation », abrogé après les protestations d’historiens, motivées par le sens de la loi ou par la volonté de l’État d’orienter l’histoire. Cependant, quelques-uns d’entre eux, accompagnés par les propos de certains courants politiques, soucieux de ménager la sensibilité et la nostalgie de nombreux rapatriés d’Algérie qui s’y retrouvent, confirment cette appréhension colonialiste traditionnelle et persistent à vouloir l’imposer et la légitimer.

Le rappel de la colonisation dans l’actualité ravive les passions et les débats, la guerre des mémoires. Au début de l’année 2010, plusieurs évènements attisent à nouveau les ressentiments et les rancœurs, l’incompréhension et des sentiments haineux. Ils sont réveillés par une proposition de loi déposée au parlement algérien pour criminaliser le colonialisme français, et par le film « Hors-la-loi » (2010, 138 minutes, France/Algérie/Belgique/Tunisie/Italie, Rachid Bouchareb), présenté à Cannes quelques mois plus tard. L’émission C dans l’air, programmée sur France 5, le mercredi 14 juillet 2010, dont le sujet du jour est intitulé France-Afrique : 50 ans plus tard, à l’occasion de la présence de troupes africaines lors du défilé du 14 juillet45, complète ce panorama. Ces évènements révèlent ce que l’histoire continue d’exprimer, déclenchent des polémiques et des manifestations, et constituent des exemples probants de ce phénomène. Tout cela s’intègre en même temps dans une constance raciste et discriminatoire qui pollue les efforts de réflexion et du travail historiques tout en les valorisant. L’État apparaît en contradiction avec son rôle de représentation nationale unitaire, des valeurs et de l’esprit républicains, de leur défense et de leur préservation, de garant d’une égalité inscrite dans les textes législatifs et constitutionnels quand nombre de ses représentants, parmi les plus éminents, se préoccupent d’abord de politique électoraliste, tout en étant porteurs des préjugés permanents inséparables de la colonisation. Lobbies et pouvoirs économiques, trafics d’influence participent également à ce fonctionnement46 dont les effets font vaciller droits inaliénables, principes démocratiques fondamentaux et essentiels. Le moindre incident raciste peut déclencher un vent de révolte où les passions s’exacerbent jusqu’à déformer la pensée anti-raciste et humaniste profonde, et faire replonger les hommes, quelles que soient leurs origines vers des actions et des paroles qui dépassent et font oublier leurs aspirations à parvenir à éradiquer les préjugés et les inégalités. La mauvaise foi, le mensonge et la haine se réveillent pour mettre en échec, perturber la raison et la réflexion qui s’estompent et ne fonctionnent plus devant des calculs et les intérêts politiciens ou politiques. Le meurtre de George Floyd en juin 2020, homme noir soupçonné de délinquance, par des policiers blancs de la ville américaine d’Indianapolis, embrase les États-Unis. La révolte se propage en France, en Grande-Bretagne. Cette réaction impressionnante fait ressurgir les vieux démons de l’inégalité des citoyens devant l’État et la société, en même temps que le racisme ordinaire et les préjugés habituels. Les méfaits portés par la « différence » réapparaissent et font oublier ce qu’elle symbolise d’abord. Chaque différence dans sa particularité et son existence est garante des autres différences et qualifie l’humanité dans sa multitude et son évidence. Albert Jacquard en a fait l’éloge47 et l’inscrit dans les gènes. La science montre ainsi l’unicité du genre humain, après l’avoir ignoré et consacré par les différences physiques (morphologie, couleur de peau, aspect physique) considérées comme des éléments probants à la notion de « races », classées et hiérarchisées jusqu’aux époques les plus contemporaines, aboutissant parfois à des extrêmes les plus ahurissants et inhumains. Le nazisme est le meilleur exemple de ces théories et de ses applications discriminatoires et criminelles. Cette conception de l’homme est encore effective dans de nombreux esprits. Pourtant, maintenant la génétique a montré qu’il pouvait avoir plus de similitudes entre un Papou et un Européen, blanc et blond éventuellement, qu’entre deux individus originaires d’une même aire géographique, comme l’a évoqué Albert Jacquard dans une conversation déjà lointaine, lors d’une émission télévisuelle. Le titre d’un ouvrage destiné à la jeunesse exprime avec clarté ses idées : « tous pareils, tous différents ».48

Le dessein institutionnel originel est perturbé et semble s’effacer. Fidèles à leur nature, des courants d’extrême droite et une presse de même tendance rejoignent cette expression. La promulgation, le 21 mai 2001, d’une loi, à l’initiative de Christiane Taubira, « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité » est loin d’être un signe suffisant et probant d’une action et d’une volonté d’unité républicaine qui concourrait à endiguer les préjugés et leur fonctionnalité. D’autres signes le neutralisent. Le discours prononcé par Nicolas Sarkozy, président de la République française, dans l’enceinte de l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, le 26 juillet 2007, en est un exemple. Dans ce discours, rédigé par Henri Guaino, son conseiller spécial, le président affirme que les Africains ne sont pas encore entrés dans l’histoire, les renvoyant ainsi implicitement à la préhistoire et à une condition préhumaine, voire inhumaine49, tout en soulignant l’incapacité des États africains de sortir du sous-développement, ou de subsister sans les aides financières de l’étranger. La réponse d’Ibrahima Thioub, responsable du département d’histoire de l’université, a une autre portée intellectuelle pour rappeler ce que sont l’histoire et l’histoire africaine :La recherche sur l’Afrique et ses relations au monde ont fait au cours des cinquante dernières années des progrès considérables qui interdisent absolument de parler du continent dans les termes qui ont été les vôtres dans le discours adressé à la jeunesse africaine et de surcroît, au sein de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar qui participe, avec les autres universités du monde, à la production de ce savoir. Il rappelle les responsabilités passées et présentes de la France et d’autres pays européens, sur la situation contemporaine de l’Afrique : Malheureusement, les accords de coopération signés avec les États issus de la décolonisation ne favorisèrent pas le décollage rêvé par l’Afrique des années 1960. Personne ne peut de bonne foi contester que nombre des régimes issus des indépendances ont été faits et défaits secrètement par les services français ou ouvertement par des interventions militaires. Suivant les intérêts de groupes bien identifiables, l’État français a souvent porté à bout de bras des régimes autoritaires et liberticides ou écrasé des États dont le grand tort a parfois été de vouloir un peu plus de dignité pour l’Afrique et les Africains (fragment de la réponse d’Ibrahima Thioub). Le problème de l’Afrique, c’est qu’elle est devenue un mythe que chacun reconstruit pour les besoins de sa cause (référence aux propos de Nicolas Sarkozy). Ibrahima Thioub fustige également les pouvoirs et les gouvernements africains : Le discours qui drape l’Afrique dans les mythes de l’enfance du monde est au service d’intérêts qui eux n’ont rien de mythique. Au demeurant, il avait déjà servi à légitimer les conquêtes coloniales du XIXe siècle et depuis des décennies, nombreux sont les régimes politiques africains et leurs élites gouvernantes, du politique à l’académique, qui ont manipulé cette lecture nativiste de l’Afrique pour légitimer la brutalité de leur pouvoir soutenu par des réseaux qui ne s’embarrassent pas de la couleur de peau ou de la nationalité. Ibrahima Thioub évoque également l’article 4 de la loi du 23 février 2005 : Pour notre part, nous sommes solidaires des combats de nos collègues français qui ont réussi à faire entendre raison à l’État pour le retrait de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Point question de demander à la France repentances ou réparations. L’affaire ne relève ni de la religion ni du droit pénal ! Sans rejeter complètement le passé, il appelle à changer la nature des relations de la France, de l’Europe, et du reste du monde avec l’Afrique, dans un contexte renouvelé par des rapports d’égalité dans les innombrables échanges qui les unissent dans tous les domaines : L’Afrique ne peut se contenter d’être un espace de consommation d’une aide qui participe à son sous-développement. Elle veut qu’on reconnaisse sa participation à la conception, à la création et à la production du monde et y être davantage impliquée, pour sortir des positions subalternes où l’ordre du monde la confine depuis bientôt cinq siècles, oublieux de sa contribution aux échanges internationaux. À cette inscription de l’historiographie africaine dans la science historique mondiale contemporaine, il faut rappeler celle qui existait déjà, propre à diverses cultures africaines. Les méfaits du fanatisme islamique à Tombouctou, dévoilés par l’actualité, ont fait découvrir l’existence de la bibliothèque située dans cette ville. Une bibliothèque aux plus lointaines origines, d’une richesse extraordinaire dans tous les domaines culturels, en partie sauvée par de nombreux érudits et citoyens des lieux qui en conservaient son fonds, et ont réussi à sauver de nombreux documents constituant un trésor inestimable. En 2011, ces personnes, dirigées par Abdelkader Haidara et Stéphanie Diékité, ont clandestinement évacué entre 160 000 et 300 000 manuscrits vers la capitale malienne. Ce fonds se compose de plusieurs centaines de milliers de manuscrits, du 16e au 19e siècle, en arabe et autres langues africaines, notamment haoussa et peul. Les textes sont relatifs à de nombreuses disciplines. Outre des sujets religieux, ils couvrent également les mathématiques, l’économie, la philosophie, l’astronomie, le droit. Les documents proviennent du Mali, du Niger, de Mauritanie, du Maroc et de plusieurs pays du Proche ou du Moyen-Orient. Au Mali, d’autres collections existent à Djenné, Gao, Keyes et Ségou50. À ce savoir, il faut ajouter le complément d’un savoir historique, sociétal et humain d’une multitude de communautés, transmis d’une manière plus traditionnelle liée à l’oralité et à la mémoire. La mémoire des griots, chargés de sa conservation, et des anciens est primordiale : « la disparition d’un vieillard signifie la disparition d’une bibliothèque », s’il n’a pas eu l’opportunité et le temps de transmettre son précieux dépôt mémoriel à un successeur disponible. Cette tradition orale dépasse souvent aussi les limites des communautés pour s’étendre à de vastes régions, impliquant des États51.

Le 4 février 2012, Claude Guéant, ministre de l’Intérieur, expose sa pensée sur une hiérarchie des civilisations. Lors d’une déclaration devant le syndicat étudiant UNI (Union Nationale Inter-universitaire), il affirme que Nous devons protéger notre civilisation… Je pense que toutes les civilisations ne se valent pas. Parmi ses innombrables fonctions étatiques de sa longue carrière, il a eu aussi une relation avec l’Afrique. En 2013, il est « conseiller stratégique » (Strategic Adviser) de l’International Mining and Infrastructure Corporation PLC, groupe minier présent au Gabon et au Cameroun. À la même époque, un projet ambigu de définition d’une identité nationale est évoqué au cours de maintes réunions publiques ou à chaque occasion jugée opportune, pendant que les stigmatisations des immigrés se multiplient. En 2014, Anne-Sophie Leclère, ex-candidate du Front National (devenu Rassemblement national le 1er juin 2018) dans les Ardennes, publie sur Face Book une caricature de Christiane Taubira représentée en guenon. Minute, journal d’extrême droite, récidive peu après dans le même registre. En octobre 2015, Nadine Morano, députée européenne et ancienne ministre, qualifie la France de pays judéo-chrétien, de race blanche. En mars 2018, Davy Rodriguez, directeur adjoint du Front national de la jeunesse (FNJ), assistant parlementaire de Marine Le Pen et de Sébastien Chenu, adresse des insultes racistes à l’agent de sécurité du bar lillois « La Plage ». Il le traite d’espèce de nègre de merde, de sale noir et de singe. Filmé à ce moment-là, il nie cependant avoir proféré ces insultes. Quelques ténors du parti d’extrême droite paraissent scandalisés par les propos de leur collègue. Il est exclu du Front National, comme l’avait été Anne-Sophie Leclère. La « dédiabolisation » fonctionne mal et les « détails » qu’elle veut faire oublier demeurent dans son fondement idéologique depuis plusieurs décennies, toujours latents et bien enracinés dans les esprits frontistes. Des incidents similaires émaillent régulièrement le Front ou Rassemblement national52 qui dévoile ainsi sa nature profonde inchangée depuis sa fondation en 1974 par Jean-Marie Le Pen et plusieurs organisations d’extrême droite. Cet état d’esprit, cette forme de pensée ne touchent pas que la France. En janvier 2018, Donald Trump, président des États-Unis, se distingue également dans la perception dévalorisante des Africains et des Hispaniques. Lors d’une réunion avec plusieurs sénateurs dans le Bureau ovale de la Maison Blanche, pour parler de la limitation du regroupement familial d’hommes et de femmes originaires de certains pays d’Amérique centrale et d’Afrique, il les qualifie de pays de merde53. En même temps, il instaure d’autres règles d’accueil pour les immigrants illégaux. Elles séparent les enfants de leurs parents, pendant un temps illimité, et les installent dans des lieux d’internement d’une précarité extrême et inadaptés à l’âge de leurs pensionnaires. Le nombre infini des réactions protestataires de toutes origines obligent Trump à revenir sur ses décisions. Mais la séparation des enfants et de leurs parents migrants persiste. Elles laisseront sans doute des souvenirs douloureux et traumatisants dans l’esprit des enfants.

La crise des migrants, dont beaucoup arrivent d’Afrique noire depuis plusieurs années, transforme le racisme endémique en évidence électorale symptomatique. Le populisme extrémiste suit la même progression, perturbe les partis de droite traditionnels qui essaient souvent de marcher sur leurs pas en espérant en tirer des bénéfices électoraux, et conquiert de plus en plus les urnes, jusqu’à devenir une force politique de plus en plus importante. L’augmentation du pourcentage de ses voix place de nombreux représentants de ce courant dans les instances institutionnelles de la plupart des pays de l’Union européenne, et atteint les plus hauts sommets des États. La Hongrie et l’Italie (Mouvement 5 étoiles et Ligue du Nord) sont ou ont été dirigées par des gouvernements populistes opposés à l’accueil des migrants. En Espagne, le populisme progresse également, avec l’émergence du parti Vox sur la scène politique hispanique, aux Cortes (parlement espagnol) et dans divers parlements régionaux, pactisant avec les partis de droite (Partido popular et Ciudadanos, parti pratiquement inexistant de nos jours), sans qu’il ait encore un impact important sur l’immigration. L’État espagnol accepte encore les migrants sur son territoire. Le flux des migrants venus d’Afrique continue en même temps que les drames qu’il implique. Beaucoup de ces personnes sont secourues, par intermittence, en mer, par des navires d’organisations humanitaires, ou des bateaux officiels espagnols. Mais leur accueil a des suites d’intégration limitées dans la société espagnole. Il en est de même dans les rares pays qui acceptent aussi d’en recevoir… au compte-gouttes. Avant d’avoir accès à une vie normale hypothétique, les migrants sont obligés d’attendre indéfiniment une opportunité improbable dans des centres de rétentions, liée au bon vouloir des autorités. D’autres migrants, à bord d’embarcations de fortune, parviennent à débarquer sur les plages du sud de l’Espagne, fuient le littoral et s’évanouissent dans le pays afin d’éviter l’internement dans ces centres. Des corps de migrants, victimes de naufrages trop fréquents, continuent d’être rejetés sur les plages andalouses. L’Italie s’oppose fermement à leur arrivée sur son territoire. Parfois, des bateaux de différentes ONG, qui participent toujours à leur sauvetage, forcent les barrages maritimes et administratifs italiens et accostent dans ce pays. Mais les naufragés débarqués ne peuvent y rester et sont dirigés vers d’autres pays qui les reçoivent en très petit nombre et avec réticence. En 2020, l’Europe semble devenir plus tolérante devant la persistance du phénomène migratoire, bien que différents pays maintiennent leur position de rejet, comme Malte qui s’oppose aux migrants avec violence. La situation sanitaire internationale, liée à la pandémie du Coronavirus, a écarté les migrants de l’actualité et les a relégués dans un silence presque complet. Au point que presque rien n’émerge de l’actualité les concernant ou concernant leur situation médicale et pathologique dans les centres de rétention. Mais ils continuent toujours à essayer de rejoindre l’Europe, tant l’espoir d’une vie meilleure est ancré dans leur esprit. De nos jours, le phénomène des migrants persiste et s’est amplifié avec les mêmes drames, souffrances et morts, l’activité incessante des passeurs exploitant la misère des candidats aux voyages avec leurs résultats improbables, les mêmes rejets des arrivants, la même incapacité ou mauvaise volonté des États concernés à trouver des solutions à ces problèmes humains. Dans l’actualité immédiate (septembre 2023), l’arrivée massive de migrants, notamment à Lampedusa, petite île italienne entre la Tunisie et la Sicile, où ils dépassent en nombre la population locale, et secouent l’Union Européenne au point de menacer son unité, et de mettre Georgia Meloni (partie d’extrême droite : « Frères d’Italie »), Première ministre italienne dans l’incapacité de réaliser les promesses électorales qui l’ont fait élire à la tête de l’État italien : arrêter l’arrivée des migrants, les refouler éventuellement ou les laisser rejoindre les pays au nord de l’Europe, en particulier l’Angleterre. En visite à Lampedusa où elle s’est précipitée, Marine Lepen la rejoint, pour la rencontrer, elle et Matteo Salvini54, son grand ami, Vice-président du Conseil des ministres d’Italie, pour « soutenir l’Italie » et vociférer encore une fois ce qu’elle pense des migrants, en évoquant une invasion d’indésirables qu’il faut refouler, et pourfendre l’Europe par la même occasion, incapable de régler ce problème. Cela pourrait éventuellement l’aider à en tirer les mêmes bénéfices que sa collègue italienne pour être élue à la présidence de la République française. Entre-temps, l’Europe peine à trouver des solutions pour accueillir comme le prévoit la réglementation européenne en répartissant les nouveaux arrivants vers les membres de l’Union. Mais l’Allemagne, la Pologne et la Hongrie refusent d’accueillir leur quota et d’autres États sont réticents à le faire. La France n’accueillera que les demandeurs d’asile, et refoulera tout migrant arrivé à Lampedusa.

La présence dans le monde occidental de ressortissants originaires des anciennes colonies ou de leurs descendants contribue à prolonger l’histoire coloniale dans les sociétés contemporaines, depuis les débuts du cinéma en France55, avec une image péjorative et pétrie de préjugés. Elle contribue également à maintenir le questionnement sur les problèmes humains, sociaux et économiques révélés au cours des siècles, en de nouvelles évolutions auxquelles elle participe pour affirmer une appartenance logique et normale aux sociétés occidentales56, avant tout autre considération. Elle introduit de nouvelles réflexions et d’autres perspectives à l’histoire, où ne manquent pas d’intervenir l’émotion et le sentiment. Cette histoire, dans ses tendances multiples, considère régulièrement ces deux éléments comme irrationnels, parce qu’ils perturberaient, transformeraient la rationalité historique plus sensible aux faits matériels, économiques et politiques concrets, pourtant liés à la personnalité de leurs décideurs, de leurs producteurs, à leur obédience idéologique, culturelle et morale. Elle admet cependant dans son élaboration les apports déterminés par l’émotionnel et le sentimental et leurs répercussions dans la construction historique, s’ils ne sont pas isolés dans des analyses ou des études particulières presque marginales. Leurs composantes spirituelles, psychologiques où s’inscrit notamment la création artistique s’intègrent, avec leurs effets jugés incohérents dans l’analyse historique et sociale, qui les admet, avec parfois une certaine condescendance.

Le dénigrement occasionnel de l’univers africain est déjà une forme d’intervention de leur influence dans les faits et le discours historiques. Pourtant, ils ajoutent une dimension humaine supplémentaire inévitable et indispensable, essentielle dans les mécanismes de la construction historique. Ils sont, d’autre part, souvent utilisés pour orienter et manipuler l’opinion publique. Le cinéma constitue un élément important de cette construction où se mêlent histoire et émotion, dans une synthèse constructive, déterminante et effective. Ainsi, il est un des principaux vecteurs qui introduisent l’émotion dans l’histoire pour la compléter et intervenir dans son travail analytique, dans sa composition, à travers l’esthétisme des espaces et les personnages en leur attribuant un rôle fonctionnel et significatif. Ces personnages sont liés à cette émotion, la véhiculent et la font ressentir. Leur place, passée et présente dans les sociétés occidentales, leurs souffrances, l’humiliation, les offenses, le mépris et l’asservissement ignorés, apparaissent progressivement dans les films et dans l’histoire à partir de leur expression.

Pascal Bruckner a dit que Le repentir est une manière de reconnaître sa faute pour mieux la mettre à distance. Le remords est une sorte de complaisance à son péché, une façon de toujours se sentir insuffisant.57 Cela ressemble à une sorte de négation ou de relativisation des souffrances et des méfaits provoquées par la colonisation, dont les effets seraient à considérer comme normaux, et seraient analogues à ceux d’autres épisodes de l’histoire, ces problèmes ont tendance à persister par leur latence et polluent l’histoire par leur imposture et leur importunité mystificatrices, tout en en faisant partie. Ils évoquent aussi l’ampleur du malaise créé par le colonialisme, tout en permettant à la pensée et au travail historique58 d’accéder à un champ plus varié et plus profond. Cet ensemble protéiforme interpelle les consciences et se complète, s’affirme par un imaginaire révélateur, où le rejoint, pour traduire aussi bien, sinon mieux, les malaises qu’il ne cesse de rappeler. Ils semblent irrésolubles, malgré une prise de conscience aux effets improbables sur les mentalités.

Dans l’imaginaire relatif à l’Afrique qui s’est constitué depuis au moins le 14e ou 15e siècle, qui continue à s’élaborer et à œuvrer, outre la littérature et l’iconographie, l’expression cinématographique et audiovisuelle (films de fiction, documentaires ou œuvres télévisuelles) occupe une place particulière, et montre une fonctionnalité supplémentaire. Elle est importante par la variété thématique renouvelée des films, évolutive et complétée par les contributions de l’histoire passée et contemporaine de l’Afrique, par les représentations et les personnalités enfin reconnues des Africains, par l’ampleur de sa diffusion et par l’impact qu’elle pourrait constituer sur de nombreux d’esprits. Elle détermine des significations révélatrices originales et pertinentes.

Pour Georges Duby, l’imaginaire a autant de réalité historique que le matériel59. Il peut être défini comme le rapport de l’individu à la représentation qu’il se fait du monde. Il est l’expression et la reproduction, ou la représentation du réel existant, visible et constatable, dans le fictif. Le fictif intervient en même temps dans la matérialisation, l’idéalisation ou la stigmatisation de ce réel, dont il constitue ainsi un élément intellectuel ou spirituel. Le réel participe à la création de la fiction. La fiction participe à la détermination des transformations du réel. L’ensemble rejoint les mentalités autant qu’elles s’y incluent. Ces mentalités s’enracinent dans des temps, dans des lieux, des sociétés et des êtres humains. Elles racontent l’épopée ou la tragédie de la nature humaine, incarnées dans des comportements collectifs, des institutions, des valeurs, des rêves, des peurs, des dynamismes. Tragédie et épopée traduites dans une culture, dont ils s’imprègnent au sein de leur communauté60.

Le cinéma s’intègre parfaitement dans cette construction. Sa valeur en tant que source, ou sujet d’études historiques au sens le plus large, les rapports qu’il entretient avec la société et les individus, ne sont plus à démontrer, malgré les réticences dans l’assentiment et le développement de son utilisation. Les premières traces théoriques de cette démarche remontent à 191061, décelables dans The Photoplay : a Psychological Study, d’Hugo Munsterberg62. En 1927, Albert Valentin engage le cinéma dans les chemins de la connaissance humaine : Le plus bref et le plus direct de tous63. Environ vingt ans plus tard, l’Institut de filmologie commence une exploration pluridisciplinaire des films. En 1954, Edgar Morin précise une théorie sur ces recherches et les introduit dans une relation étroite entre les sciences64 et le cinéma, avec l’homme en perspective. Il évoque une totalité cinématographique d’une envergure, d’une multiplicité, d’une unité qui correspond étonnamment à la totalité humaine65. Le cinéma est le reflet de toutes les multiplicités humaines, il est un miroir d’humanité, et ce miroir d’humanité est l’invention intégrale de l’humanité, un phénomène humain total.66 La nature du cinéma permet de faire une synthèse, la plus riche possible, de la plupart des disciplines inhérentes aux sciences humaines, et des domaines qu’elles recouvrent. Il est cependant nécessaire de limiter ce jugement. Les composantes et les nuances d’une société, la diversité humaine peuvent trouver une expression culturelle dans le cinéma, sans être leur reflet (reproduction fidèle du réel existant), mais un élément expressif et révélateur de leur réalité matérielle et idéelle infinie : Car loin de donner une image totalisante et complète de la société dont il est à la fois le produit et l’expression, le cinéma offre une multitude d’approches, de visions du monde, d’une réalité.67

L’utilisation théorique et pratique du cinéma s’est concrétisée et s’est précisée dans le cadre de la Nouvelle histoire68, et dans une analyse des sociétés69, avec des résultats qui le rendent inévitable. De nombreux chercheurs ont suivi cette direction et les exemples analogues d’une école américaine (American Studies, à partir des années 1950), plus productive et consciente de son importance, ou anglaise (Cultural Studies, à partir des années 1960)70. Ces approches se préoccupent davantage des idées et du contenu des œuvres, et essaient plus ou moins d’éviter les tendances et les embarras de l’impressionnisme ou de la critique cinématographique, de l’esthétique du cinéma ou de la structure filmique, sans les rejeter ou les ignorer. Certains mettent plus l’accent sur le public, d’autres sur le contexte, les institutions et les processus de production, d’autres sur la société et les mentalités71.

Ce terrain, du cinéma et de l’histoire, du cinéma et de la société, fait toujours l’objet de déblayages et d’applications restreintes, à ne pas confondre avec l’utilisation du cinéma, comme de l’image, dans l’illustration d’un sujet historique ou sociologique. Cependant, il est devenu effectif, notamment dans de nombreux parcours analytiques, interminables, comme ceux de l’histoire coloniale où il est intégré, bien que trop inaperçu. Les films aux thématiques africaines perpétuent l’image traditionnelle de l’Afrique et des Africains. Mais ils dissèquent sans doute mieux les préjugés, les renvoient à leur perversité avec plus d’évidence, en dévoilent les origines les plus lointaines, passées ou présentes, leurs fonctionnements, sans ignorer ou excuser leurs acteurs, blancs ou noirs. Il s’agit moins d’histoire du cinéma, et plus d’analyse d’un imaginaire cinématographique dans une évaluation des rapports entre histoire et cinéma, entre cinéma et société, dans leurs formulations particulières infinies. Elles permettent de distinguer et comprendre ce qu’elles construisent et révèlent en un imaginaire qui se nourrit des autres imaginaires.

Les cinq textes qui constituent cet ouvrage sont des communications présentées à des colloques, congrès et conférences, toutes liées à l’image de l’autre, Africain en l’occurrence, et de son espace, en différentes périodes de la colonisation. Ils sont suivis d’un panorama de la production cinématographique occidentale ayant l’Afrique pour thématique, d’une filmographie et de bibliographies. La plupart ont déjà été publiés, mais ils étaient noyés dans des contributions en rapport avec des thèmes où ils n’avaient qu’une présence de détail ou de complémentarité. Il a semblé opportun de les réunir pour en composer une thématique où chacun de ces textes en montre une appréhension élargie et particulière, avec des ajouts et des précisions qui amplifient ou précisent leur propos :

« L’animalité et l’humanité de "L’Enfant lion" » (communication au « 13th International Colloquium on 20th century French studies », College Park, Maryland, États-Unis, 28-30 mars 1996) ;

« L’écran de la forêt vierge ou le paysage improbable » (Communication aux Xe Journées scientifiques de la Société d’Écologie Humaine, « L’homme et la forêt tropicale », Marseille, 26-28 novembre 1998)72 ;

« L’Homme du Niger » (1939, Jacques de Baroncelli) : anthropologie politique du colonialisme » (communication au colloque international « Du folklore à l’ethnologie. Institutions, musées, idées en France et en Europe de 1936 à 1945 », Paris, Musée National des Arts et Traditions Populaires, 19-21 mars 2003)73 ;

« La Victoire en chantant » (1976, Jean-Jacques Annaud) : la Première Guerre mondiale en Afrique équatoriale entre colonialisme, patriotisme et politique (Communication au Congrès international « Spaces of War : France and the Francophone World », Minneapolis, University of Minnesota, Departments of History and French and Italian, 26-28 octobre 2006)74 ;

« Les Caprices d’un fleuve » (1996, Bernard Giraudeau) : pérennité et reformulation de l’imaginaire colonial (communication à la 33 rd French Colonial Historical Society Conférence, « Rivers and Colonies », La Rochelle, june 6-10, 2007)75.

Cette conjonction de réflexions propose de constituer une autre perspective de l’imaginaire historique de l’Afrique, de sa culture foisonnante, de ses habitants, dans leur histoire et leur devenir, tels que les images et les propos cinématographiques l’explorent, la composent, la déforment et l’exploitent par leurs facettes infinies, dans la diégèse76 où ils évoluent et dont ils font partie intégrante. La colonisation y apparaît à nouveau, sans qu’elle puisse être esquivée tant elle fait partie de l’histoire africaine et européenne. Sa condamnation transparaît naturellement en fonction des principes fondateurs de la plupart des pays occidentaux, à l’origine des sociétés démocratiques, dont la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 178977 est le texte fondamental en France des lois constitutionnelles et de l’idée de démocratie. Des notions analogues émergent dans la Magna Carta anglaise de 1215, et dans la Déclaration d’indépendance américaine de 1776. Certains modes de fonctionnement sociétal structurant de nombreuses communautés traditionnelles africaines participent des mêmes principes dans leurs aires spatiales limitées, depuis des temps plus anciens. Ils sont évoqués dans Amistad (1997). Ce que les nations en ont fait est une autre histoire où les valeurs fondatrices sont trop souvent inconnues, ignorées, écartées, déformées ou bafouées. Le fonctionnement démocratique et les principes dont il est issu sont trop fréquemment employés comme un paravent ou un justificatif à des actions étatiques équivoques, ou à des stratégies politiques manipulatrices. Cela concerne toutes les idéologies, tous les courants politiques. Les expressions filmiques sont parfois également équivoques, mais ont aussi une aptitude à montrer, sinon à analyser, la complexité du monde et des humains dans leurs pires ou leurs meilleurs aspects, avec des visions qui les confirment ou les montrent avec des facettes plus aiguisées ou complémentaires.

I

L’animalité et l’humanité de « L’Enfant lion »

(1993, Patrick Grandperret)

Le propos et la problématique de l’analyse du film L’Enfant lion (1993) de Patrick Grandperret s’inscrivent d’abord dans une continuité des théories sur les relations entre des cultures différentes et leur conceptualisation anthropologique, dont il est opportun de rappeler quelques traits fondamentaux. Ces traits trouvent une expression dans le thème principal utilisé par le film, constitué par le rapport entre culture et nature, sujet essentiel de l’anthropologie : l’opposition entre humanité et animalité. Ce rapport est développé à partir de trois autres thèmes, insérés dans un contexte culturel concernant la représentation occidentale des cultures africaines et de l’homme noir : la synthèse de l’appréhension de cet homme noir, cet « autre » extrême, le phénomène presque mythique des enfants sauvages, les caractères succincts et magiques attribués à l’animal, qui atténuent l’animalité. D’autres éléments thématiques, peut-être secondaires, mais indispensables, s’y amalgament, parmi lesquels l’esclavage, attribué aux Arabes, la dissolution du temps, l’image simpliste d’une communauté africaine indéfinie, la référence aux contes africains.

La représentation de l’autre dans la conscience humaine est une constante psychologique et culturelle. Chaque culture, en fonction des caractéristiques de la culture de l’autre, de l’espace géographique, des périodes de l’histoire et des particularités physiques de cet autre, a forgé ses représentations particulières, qui sont autant de variantes sur une base mentale et sociétale fonctionnelle identique commune à l’ensemble des cultures. Chacune a pensé à la nécessité d’une affirmation de sa prépondérance autant que de son existence. Comme un besoin constant de confirmer ou d’imposer une domination morale et intellectuelle, subordonnée à ses intérêts matériels. Cet instinct de domination et ces intérêts sont à l’origine de ses motivations où interviennent et se mêlent la peur de la différence et un repli sécuritaire vers un aboutissement et une concrétisation idéelle puis idéologique. Les principes d’égalité des hommes et des cultures, érigés et légitimés depuis au moins le 17e siècle, sont constamment ignorés ou inappliqués sur tous les continents, jusque dans les pays qui les ont pensés et s’y réfèrent.