L'alchimie de la marche - Bernard Bach - E-Book

L'alchimie de la marche E-Book

Bernard Bach

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Beschreibung

Lors de sa retraite, un homme entreprend une longue marche de Lille à Strasbourg et découvre, ainsi, le souffle d'une seconde vie.

Le 2 octobre 2017 un homme s’en va sur les chemins avec son sac à dos, il vient de prendre sa retraite. La vie professionnelle s’est arrêtée, il doit inventer une seconde vie. Au cours de sa randonnée solitaire qui le conduit de Lille à Strasbourg il va apprendre la subtile alchimie de la marche : se déprendre d’une vie professionnelle suractive, renouer le lien avec la nature automnale, inaugurer une seconde vie. Le parcours sera semé de rencontres inattendues, surprenantes, déconcertantes, enthousiasmantes, elles dessinent en filigrane le portrait de cette France située aux confins de la Belgique, du Luxembourg et de l’Allemagne, qui conserve les stigmates des naufrages industriels et des conflits passés.

Le lent cheminement du marcheur nourrit aussi une expérience humaine à la fois très personnelle et à valeur universelle, elle donne à voir un regard sur soi, la relecture d’une vie, la recherche d’un chemin intérieur, et pourquoi pas, l’entrée dans une forme de sagesse.

Au travers d'un texte initiatique et biographique, l'auteur révèle son expérience de marcheur et la renaissance qu'il a connue.

EXTRAIT

Aujourd’hui, lundi 2 octobre, premier jour de retraite, premier jour sans contrainte professionnelle, première page blanche d’une histoire à écrire. Ce matin, je suis parti de Lille avec un sac à dos de plus de 15 kilos, je commence cette nouvelle étape de vie en marchant en direction de Strasbourg et de mon pays natal. Je marcherai d’ouest en est, du couchant vers le levant, le long de la frontière belge, luxembourgeoise, allemande, je traverserai deux régions frontalières, les Hauts-de-France et le Grand Est, marquées par les vicissitudes de l’histoire, les stigmates des révolutions industrielles, les inégalités de développement des territoires. 26 étapes, trois jours de repos, vingt-sept kilomètres par jour en moyenne, au total sept cents kilomètres à parcourir dans le vent, la pluie, le soleil, le froid, sur des routes très fréquentées ou désertes, des chemins de pâturages sinueux, des sentiers forestiers silencieux, des chemins de traverse boueux, des champs de culture fraîchement retournés. Chemin à rebours, paradoxal, très personnel, vers mes origines, chemin de fuite, chemin de retrouvailles, chemin de déconstruction, chemin de reconstruction. Je marche seul, je veux m’éloigner d’une vie professionnelle dévorante, que j’ai pourtant eu tant de mal à quitter, je ne sais pas exactement ce que je cherche. Je ressens le besoin de marcher, est-ce pour conjurer l’angoisse du vide qui me saisit au seuil de cette troisième phase de la vie, est-ce pour lutter contre le spectre de l’inactivité, de l’immobilité, de l’impuissance, de la mort ? L’idée m’obsède que l’homme qui marche affirme la verticalité de la vie contre l’horizontalité de la mort.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Bernard Bach est né en 1954 en Lorraine. Professeur de littérature allemande à l’université de Lille, il a publié des travaux sur la littérature alsacienne, sur la poésie expressionniste allemande ainsi que sur les réécritures bibliques dans la littérature. Il a par ailleurs développé la professionnalisation des études universitaires, la validation par l’université des acquis de l’expérience, et mis en place une formation à l’interculturalité en licence, master et doctorat.

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Bernard BACH

L’Alchimie de la marche

Chemin inaugural d’une seconde vie

À Catherine

Aux enfants : Marie-Hélène, Pierre-Olivier,

Jean-Christophe, Christian-Marie

Aux petits-enfants : Charlotte, Prosper,

Basile, Ismaël

À mes frères et sœurs : Marie-Claire, Odile,

Hilaire (+), Jean-Martin, Laurent,

À mes parents :

Rémy (+) et Marie Bach

À la mémoire de mes grands-parents :

Pierre et Stéphanie Bach

Clément et Cécile Henner

L’important n’est pas de vivre,

Mais de vivre selon le bien.

–Socrate

Qui regarde l’extérieur, rêve.

Qui regarde en lui-même, s’éveille.

–C.G. Jung

Chaque pensée, chaque action placée

sous la lumière de la conscience

devient sacrée.

–Thich Nhat Hanh

En dépit de tout,

je garde la conviction que

l’amour, la paix, la douceur et la bonté

sont la force

qui est au-dessus de tout pouvoir.

–Albert Schweitzer

Pendant un mois j’ai marché tout seul, je ne suis plus le même homme. Cheminer par tous les temps sur les routes, les chemins, les sentiers, est une expérience qui affecte nécessairement le marcheur. L’idée de partager cette aventure d’une manière ou d’une autre m’est venue au cours du trajet. Si ce récit est personnel, le sens en est universel. Je crois à l’universalité des sentiments humains. Nous avons tous les mêmes peurs, les mêmes aspirations. Nous cherchons à être heureux, sereins, joyeux, mais nous savons si peu comment nous y prendre. Mon expérience est celle d’un homme professionnellement très engagé qui, angoissé par la perspective de la retraite, prend son sac à dos et part sur les routes le lendemain de sa cessation d’activité. Le passage de la vie active à la vie de retraité n’est pas aussi simple qu’on veut bien le faire croire, c’est un tournant. Faire ce passage en marchant permet d’établir un bilan, de se remettre en question, de faire émerger la perspective d’une seconde vie… Oui, il y a une alchimie de la marche. Qui sait, le partage de cette expérience permettra peut-être au lecteur d’y trouver un chemin pour lui-même…

Prologue

Quitter un monde…

En ce mois de septembre 2017, je fais ma dernière rentrée universitaire : à partir du 1er octobre je serai en retraite. Je fais cette rentrée comme tout le monde, c’est si rassurant. Durant tout le mois de septembre, je me rends tous les jours à l’université comme à mon habitude. À la tête du service de la Formation Continue, j’assume mes responsabilités pleines et entières jusqu’au 30 septembre. À l’approche de l’échéance, il faut assurer la transition, classer, ranger les dossiers, détruire les archives, vider le bureau, rendre l’ordinateur, remettre les clés… Dans la perspective de la fusion des trois universités lilloises, le service sera reconfiguré, la direction restera provisoirement vacante. Le 29 septembre j’invite le personnel du service à un repas de départ. J’ai choisi un petit restaurant au nom évocateur : « Aux grains de folies ». Dans la matinée, je règle les derniers détails de la transition, puis je reste un long moment seul dans mon bureau, le regard vide et le cœur serré, j’ai pleinement conscience que je vais quitter un monde pour lequel, en dépit de toutes les difficultés rencontrées, j’éprouve une intense gratitude. L’université m’a permis de devenir ce que je suis. Je suis né dans un autre monde, très éloigné de l’université, les mains qui ont caressé l’enfant n’étaient pas des mains d’intellectuels, elles avaient la rugosité des travailleurs de la terre. Je n’ai jamais pu me départir complètement du sentiment d’être entré par effraction dans ce monde, j’ai gardé de mes origines des manières gauches. Une certaine rudesse m’a protégé de ce monde au verbe parfois si cruel. Je me souviens… À l’université de Strasbourg, l’étudiant timide se passionnait pour la littérature allemande et la philosophie, il traçait son sillon dans la discrétion, avec acharnement et détermination. Le professeur d’université éprouve de la reconnaissance pour cette institution qui lui a offert ce chemin d’émancipation. De mes origines terriennes, je tiens une forme de réalisme. J’ai apporté dans l’exercice du métier le sens de la responsabilité, la préoccupation de l’insertion professionnelle, l’engagement en faveur d’une adaptation constante de la formation universitaire aux évolutions sociétales. Tout cela a nécessité beaucoup d’énergie, cela ne s’est pas fait sans résistance, sans combats, sans échecs, et quelques réussites. C’est tout cela qui prend fin ce vendredi matin du 29 septembre. Une vie professionnelle s’achève, il faut inventer une seconde vie.

Vers midi je suis « Aux grains de folies », j’accueille les personnels, quelques collègues proches, je peine à dissimuler mon émotion. Je remercie les personnels présents pour leur engagement au service de l’université, leurs qualités humaines, leurs compétences. Le manque de considération envers les personnels administratifs est un mal endémique dans l’université, il est si souvent source de souffrance et de démotivation. Je n’ai pas envie de m’appesantir sur mon parcours. En vérité, je suis angoissé par l’avenir qui s’ouvre devant moi. Je suis depuis longtemps angoissé à l’idée de ma retraite prochaine, de tout ce que je vais perdre, une identité professionnelle, la considération dont bénéficie un professeur d’université, un cercle relationnel, le contact avec les étudiants, la transmission du savoir, le débat intellectuel, le pouvoir d’agir sur le cours des choses… Tout cela traverse mon esprit, j’ai la gorge nouée. Je sens confusément qu’il me faut regarder ce futur en face, l’investir de sens, développer un nouveau projet de vie. Mais, pour l’instant, je m’efforce de faire bonne figure, de laisser entrevoir que je me réjouis de pouvoir entrer dans l’eldorado de la retraite…

J’annonce comme une sorte de défi que dès le lundi 2 octobre je pars pour une randonnée longue, en solitaire, qui devrait me conduire dans mon pays natal à la fin du mois. J’en ai terminé, mes derniers mots sont des mots d’encouragement pour les personnels engagés dans un processus complexe et douloureux de fusion des universités lilloises. Une fois encore, j’affiche cet optimisme tranquille, qui a tant fait sourire mes collègues, je me donne l’apparence de la sérénité. Je suis soulagé, on peut passer aux réjouissances… Secrètement il pleut dans mon cœur…

2 octobre ORCHIES

S’en va sur un chemin droit

Ciel dubitatif

Le maïs attend la faucheuse

Aujourd’hui, lundi 2 octobre, premier jour de retraite, premier jour sans contrainte professionnelle, première page blanche d’une histoire à écrire. Ce matin, je suis parti de Lille avec un sac à dos de plus de 15 kilos, je commence cette nouvelle étape de vie en marchant en direction de Strasbourg et de mon pays natal. Je marcherai d’ouest en est, du couchant vers le levant, le long de la frontière belge, luxembourgeoise, allemande, je traverserai deux régions frontalières, les Hauts-de-France et le Grand Est, marquées par les vicissitudes de l’histoire, les stigmates des révolutions industrielles, les inégalités de développement des territoires. 26 étapes, trois jours de repos, vingt-sept kilomètres par jour en moyenne, au total sept cents kilomètres à parcourir dans le vent, la pluie, le soleil, le froid, sur des routes très fréquentées ou désertes, des chemins de pâturages sinueux, des sentiers forestiers silencieux, des chemins de traverse boueux, des champs de culture fraîchement retournés. Chemin à rebours, paradoxal, très personnel, vers mes origines, chemin de fuite, chemin de retrouvailles, chemin de déconstruction, chemin de reconstruction. Je marche seul, je veux m’éloigner d’une vie professionnelle dévorante, que j’ai pourtant eu tant de mal à quitter, je ne sais pas exactement ce que je cherche. Je ressens le besoin de marcher, est-ce pour conjurer l’angoisse du vide qui me saisit au seuil de cette troisième phase de la vie, est-ce pour lutter contre le spectre de l’inactivité, de l’immobilité, de l’impuissance, de la mort ? L’idée m’obsède que l’homme qui marche affirme la verticalité de la vie contre l’horizontalité de la mort.

Ce lundi matin, le ciel est gris, venteux, mais la température est encore douce. Catherine me dépose au point de départ. Je charge mon sac sur le dos, elle prend quelques photos. Nous marchons quelques minutes main dans la main, en silence, puis je la prends dans mes bras, nous nous serrons fort fort, son sourire inonde mon visage, je pars, je me retourne à plusieurs reprises, elle me fait signe, puis je disparais au tournant du chemin. Je suis seul avec moi-même, son sourire est dans mes yeux, sa petite main dans la mienne, je sais qu’elle marche avec moi. Devant moi s’ouvre un chemin entre ombres et lumière, enthousiasme et doute, espoir et crainte. Ma première étape me mènera à Orchies, je traverse Sainghin-en-Mélantois, Bouvines, Cysoing, Genech, Nomain. Le terrain est vallonné, les chemins secs, je marche lentement, il faut s’habituer au poids du sac. L’effort fait rapidement transpirer le corps, la fraîche caresse du vent d’automne est bienfaisante. Dans ma tête, c’est le chaos, trois jours plus tôt j’étais encore à l’université, à ma place dans un monde organisé, hiérarchisé, prévisible, j’étais à la tête d’un service, je travaillais avec d’autres services de l’université, j’étais un maillon dans un réseau professionnel dense, complexe, j’étais reconnu pour mes compétences, parfois combattu, mais j’existais comme professeur d’université. Mon esprit peine à se débrancher de cet univers, là au milieu de la campagne, j’ai le sentiment d’avoir été éjecté d’un train qui continue à filer à toute allure. Il me faut maintenant trouver ma direction propre, mon rythme personnel, le sens d’une vie différente, d’une seconde vie. Je marche vers de nouveaux horizons, ma tête reste dans le passé…

Je m’arrête auprès d’un vieil homme en train de tailler ses haies, je veux vérifier que je suis sur le bon chemin. Avec beaucoup de détails, il m’indique la route, il connaît bien la région. L’homme prend son temps, il a envie d’échanger, il est serein, son regard bleu est lumineux, il m’interroge sur mon périple, regrette de ne plus pouvoir marcher, me parle de ses maux, me montre ses doigts déformés, me demande mon âge, me répond avec un large sourire qu’il en a vingt de plus que moi, il me prend pour un jeune homme, me souhaite bon courage. Cet échange d’une dizaine de minutes m’a extrait de mes ruminations moroses, je reprends mon chemin étonné et revigoré par ce vieillard si paisible qui en dépit des maux de son âge continue à s’occuper de son jardin.

Ma vie professionnelle me revient à l’esprit. Je rumine le passé, je rumine mes doutes sur un parcours qui m’apparaît tour à tour honorable, médiocre, convenable, piètre, utile, inutile… La trajectoire professionnelle qui vient de s’achever défile dans ma tête au rythme de la marche : l’énergie investie dans les études universitaires, la préparation des concours, le sacrifice des loisirs, un début de carrière difficile dans l’enseignement secondaire, la tentation de quitter l’enseignement, le choix de faire un doctorat. Il y a la satisfaction d’avoir pu mener une carrière universitaire, il y a les doutes sur l’énergie investie dans le travail intellectuel, la gestion de l’université, le temps volé à la famille, aux enfants, aux amis. Il y a la tentation de penser que la vie professionnelle a été trop absorbante, envahissante, dévorante. Il y a surtout un pénible sentiment d’échec, le sentiment de n’avoir pas réussi à faire accepter les nécessaires adaptations structurelles de l’université, il y a la tristesse de constater à quel point les forces conservatrices de l’université restent puissantes et inflexibles. Je prends conscience de cette spirale infernale qui me tire vers le bas, je marche pour m’en extraire. À quoi bon avoir des regrets, ce qui a été vécu est posé définitivement, la vie est faite d’ombres et de lumières. À présent je vois surtout les ombres, et si la marche pouvait aider à apporter un peu de lumière ?…Le retour sur le passé ne doit-il pas viser le détachement du passé ? Serait-il possible d’y puiser un futur, d’y déceler une ressource insoupçonnée appelée à se déployer ? Le retraité, qui n’a pas encore intégré son nouveau statut d’inactif, sent confusément à travers le mouvement de la marche la nécessité de passer de la première à la seconde vie, une seconde vie qui sait son temps compté. Il ne sait pas encore quels nouveaux possibles surgiront. Absorbés dans mes pensées, je me suis égaré sur les chemins de campagne…

J’avise un agriculteur à qui je fais signe, il s’arrête, descend de son tracteur, nous bavardons un instant, il connaît tous les chemins par cœur, m’indique le parcours le plus court et le plus confortable. Il est étonné par mon projet, en sourit, m’encourage. Je le regarde regagner son tracteur, il a les gestes lents de celui qui a l’habitude de marcher dans la glèbe, il est accordé à un rythme autre que celui de l’urbanité. Le petit garçon se souvient de l’oncle Martin, il avait la même démarche lente et puissante, de ses immenses mains calleuses il saisissait les mottes de terre dont il faisait surgir de petites pommes de terre d’un jaune étincelant, il parlait peu, ne se plaignait jamais, il souffrait en silence d’être un paysan, il enviait le petit garçon qui avait la possibilité de faire des études.

Je poursuis la marche, le rythme est désordonné, je n’ai pas encore trouvé l’allure du long cours. Le tumulte de mes pensées me déconnecte de la nature, du rythme de mon corps. Je marche comme un citadin pressé de se rendre à son travail, la tête encombrée des multiples problèmes à résoudre. Je ne connais ni le plaisir, ni la vertu, ni l’alchimie de la marche, j’ai tout à apprendre. Je suis un habitué des bibliothèques, des livres, des salles de cours, du bureau de travail, de l’écran d’ordinateur, des réunions interminables, des échéances impossibles à tenir, des nuits de travail. Jusque-là marcher pour le plaisir de marcher ne constituait pas un objectif pour moi. Mon projet d’une marche longue est un véritable défi. Ai-je présumé de mes forces, irai-je jusqu’au bout du périple ? Je cherche à me rassurer. De mes origines paysannes, j’ai appris très tôt à creuser le sillon, à m’habituer à l’effort de longue haleine, à résister à la fatigue, à écarter ce qui pouvait distraire des objectifs fixés. Cet héritage m’a permis de réussir les études et de mener à bien le parcours universitaire. Je découvrirai qu’il sera tout aussi précieux pour marcher de Lille à Strasbourg.

Plus loin, j’assiste, fasciné, à la récolte des pommes de terre par une énorme récolteuse, elle effectue l’arrachage des pommes de terre, leur nettoyage et leur chargement dans une benne en vue du transport. Tout cela est piloté par deux jeunes agriculteurs qui n’ont pas un regard vers le marcheur qui longe leur champ, ils manœuvrent avec aisance, rapidité, précision, leur cadence implacable révèle qu’ils ont retenu la leçon de Benjamin Franklin, eux savent que le temps, c’est de l’argent. J’ai sous les yeux le visage de l’agriculture moderne, performante, rentable. Je contemple la scène, partagé entre un sentiment d’admiration et une attitude de réserve qui me surprend. Le spectacle de la récolte des pommes de terre fait resurgir de vieux souvenirs dans le petit garçon. Il se revoit, partant aux champs, de bon matin, avec toute la famille, avant que le brouillard ne soit levé. Déterrées à la charrue, les pommes de terre étaient ramassées à la main, grands et petits, penchés sur la terre qui paraissait si basse, étaient sur la même ligne, avançaient au même rythme, précédés des paniers que les mains fermes des adultes déplaçaient à intervalles réguliers. On parlait peu, on mangeait dehors, assis à même le sol, on rentrait à la tombée de la nuit, fourbu et affamé. Les hommes portaient les sacs de pommes de terre à la cave, puis tout le monde se retrouvait autour de la table du dîner. Le petit garçon garde en mémoire l’odeur de la terre, il se souvient de la fierté qu’il a éprouvée quand, lui aussi, a porté son premier sac sur le dos. Je poursuis ma route, pensif, surpris de l’émergence inattendue de ce souvenir.

Près de Nomain, je m’arrête au pied du calvaire dit « Dieu de pierre », surprenante dénomination pour cet étrange assemblage en grès, d’un autre temps, qui se dessine dans le ciel. Il est entouré de deux magnifiques tilleuls qui lèvent tendrement leurs branches vers le firmament comme pour implorer la miséricorde du « Dieu de pierre ». Je reste un long moment à contempler ces deux arbres dont les houppiers dansent dans la brise.

Après cinq heures de marche, j’arrive enfin à Orchies dans le Pévèle, première étape. Je rentre dans un bar pour me désaltérer, il y a les habitués, des hommes exclusivement, j’entre dans un autre univers, des yeux me suivent à la dérobée, personne ne me salue, des regards se perdent dans le fond des verres, j’entends chuchoter dans mon dos. Je prends conscience que le marcheur est étrange et étranger dans ce monde, il suscite moins la curiosité que la méfiance, voire l’hostilité. Je ne me sens pas très à l’aise, je commande une bière que j’avale rapidement, puis je m’éloigne.

Je vais prendre mes quartiers au centre-ville d’Orchies chez Inès, Sébastien et leurs trois enfants. Je suis très chaleureusement accueilli dans une chambre d’hôtes. Inès est discrète, j’apprendrai qu’elle accompagne les ménages surendettés, Sébastien est informaticien. Après un travail comme salarié, il a créé sa propre entreprise, il en parle avec enthousiasme, évoque les aléas de ce secteur d’activité, l’absence de visibilité à long terme, la rapidité des évolutions, les fluctuations auxquelles son entreprise est soumise, la nécessité de se tenir informé des nouveautés techniques, d’anticiper l’évolution de la demande du marché. À l’entendre, je comprends ce que signifie la flexibilité du marché. Il évoque sa formation trop théorique à l’université, les difficultés qu’il rencontre avec les jeunes recrues sorties de l’université. Il parle de l’inadaptation de l’université au monde économique, il ne sait pas qu’il parle à un universitaire… Puis il évoque ses projets citoyens, son initiative de créer une maison de la santé dans le Valenciennois, en coopération avec les pouvoirs locaux. Je suis émerveillé par ce jeune entrepreneur qui porte sur son monde un regard optimiste, constructif, bienveillant. Il est attentif aux évolutions sociétales, affiche un esprit souple, pragmatique, créatif. Je me souviens avec une certaine tristesse des interminables débats et polémiques sur la professionnalisation à l’université. Je mesure l’écart abyssal entre le monde réel, chaotique, fulgurant, imprévisible, et les forces les plus conservatrices de l’université.

3 octobre ESCAUTPONT

Sur une place vide

Close est l’église

Impassible dans le ciel