L’Algérie dans le cinéma de Merzak Allouache - Nabil Boudraa - E-Book

L’Algérie dans le cinéma de Merzak Allouache E-Book

Nabil Boudraa

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Beschreibung

L’Algérie est sans doute l’une des sociétés les plus complexes du monde moderne. Le pays est notoirement connu pour son histoire ancienne, son multilinguisme, la diversité de son creuset ethnique, mais aussi pour sa glorieuse guerre de libération et pour le leadership qu’il a exercé au sein des mouvements non-alignés. Plus tard, la tragédie de la décennie noire a montré comment l’Algérie avait été parmi les premiers pays à être frappée par la menace fondamentaliste. À ce jour, aucun cinéaste n’a réussi à dépeindre ce faisceau d’éléments fondateurs comme l’a fait Merzak Allouache. Ce dernier a consacré l’intégralité d’une carrière de réalisateur, qui a commencé il y a presque cinquante ans, à dresser un portrait lucide de sa société, aussi complexe que fascinante. À travers une analyse approfondie de ses fictions et documentaires, le présent ouvrage propose une approche contextuelle en s’appuyant sur des outils d’analyse conçus pour aider le lecteur à mieux décrypter la complexité qui caractérise l’Algérie de l’après-indépendance. Allouache n’a cessé de décennie en décennie, de fournir (souvent sur un ton provocateur) ses réflexions sur les questions sociales, historiques, politiques, économiques, linguistiques, et religieuses mais aussi de genre, qui agitent la société algérienne. L’Algérie dans le cinéma de Merzak Allouache est un livre important pour mieux comprendre le parcours d’un cinéaste hors du commun.




À PROPOS DE L'AUTEUR




Après un parcours universitaire en Algérie et en France, Nabil Boudraa est aujourd’hui professeur d’études françaises et francophones à Oregon State University, aux États-Unis. Il a écrit plusieurs articles et ouvrages, en français et en anglais, sur des thématiques diverses : la poésie d’Idir et d’Aït Menguellet, la figure de Kateb Yacine, la problématique des langues en Algérie, ou celle des cinémas francophones. 

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L’Algérie dans le cinéma

de

Merzak Allouache

Nabil Boudraa

L’Algérie dans le cinéma

de

Merzak Allouache

Préfacé et traduit de l’anglais

par Ahmed Bedjaoui

CHIHAB EDITIONS

© Éditions Chihab, 2023.

www.chihab.com

Tél. : 021 97 54 53 / Fax : 021 97 51 91

ISBN : 978-9947-39-693-3

Dépôt légal : septembre 2023

Préface

Omar et ses enfants

Les personnages qu’Allouache met en scène dans son premier long-métrage n’étaient pas beaucoup plus jeunes que lui. Au moment où ce livre est publié, Omar aurait quarante-cinq ans de plus. Entre-temps, que d’événements vécus dans notre pays, que de changements enregistrés avec les nouvelles vagues de jeunes Algériens qui se sont succédé avec des rêves dissemblables et des obstacles toujours nouveaux à affronter…

Omar Gatlato est sorti en 1976, et nous étions encore si proches de la fin de la guerre d’indépendance. Quatorze années au cours desquelles la jeunesse n’avait qu’une idée en tête : la reconstruction du pays, certaine qu’elle était de bâtir un avenir radieux. C’était le temps du Rêve algérien. Le monde entier nous admirait et Alger était devenue le lieu de pèlerinage de tous les révolutionnaires de la planète. Le Festival culturel panafricain de 1969 en Algérie offrait à tous les peuples africains encore sous le joug colonial l’espoir que l’émancipation était leur avenir.

Après des études de cinéma à Alger au lendemain de l’indépendance, Allouache se lance, comme beaucoup de jeunes, à corps perdu dans ce rêve. Il fait campagne pour la révolution agraire portée par d’autres cinéastes qui, contrairement à ce natif de Bab el-Oued, sont, pour la plupart, d’origine rurale. Merzak Allouache observe une jeunesse différente de lui, qui a les yeux fixés sur un ailleurs et qui se pose une question toute simple : y a-t-il, pour eux, un avenir à Bab el-Oued ? La même interrogation et des préoccupations identiques seront affichées sur les murs d’Alger lors des émeutes d’octobre 1988.

Allouache montre des jeunes différents de leurs aînés. Le rêve algérien est déjà derrière eux, malgré la charte nationale et les espoirs que les débats publics avaient suscités. Ils regardent les fenêtres des appartements fermés, tout en sachant qu’ils sont déjà attribués. Exclus aussi des privilèges issus de l’indépendance, ils ont le sentiment d’être des laissés-pour-compte et savent qu’ils le seront pour longtemps. La musique et le culte de la rajla (machisme) sont toute leur vie. En dehors de quelques scènes où l’on voit des femmes sur les terrasses de la Casbah, l’univers que nous dévoile le cinéaste, est totalement masculin, macho ou rajla, comme on voudra. Seule, une jeune fille passe dans le champ comme une ombre. Tel un accident collatéral du vol de cette mini-cassette, une voix de femme fait irruption dans la vie d’Omar. L’enregistrement était censé contenir de la musique chaâbi ou hindie au jeune macho. À la place, c’est une voix de femme qui s’infiltre dans cet outil de communication moderne.

Son ami Moh Smina lui propose de l’aider à rencontrer cette jeune fille fantasmée, mais Omar y renonce et préfère rejoindre le groupe de machos dont il fait partie. En refusant le risque d’aller vers l’autre, notre héros exprime tout le mal vivre de cette génération postindépendance pour laquelle les horizons semblent bouchés. La guerre des sexes a remplacé la lutte des classes et ces jeunes sans amour constituent déjà l’armée de réserve de l’islamisme radical. Quand cette force dormante se manifestera quelques années plus tard, de manière plus politique et plus violente, on peut imaginer que la bande d’Omar la rejoindra. Omar Gatlato nous annonce déjà la jeunesse des émeutes d’octobre 1988, puis de la décennie noire. Désillusion, démographie galopante, brisure du rêve et crise économique : tous les ingrédients sont réunis pour faire de cette comédie à l’italienne, la tragédie la plus dramatique du cinéma algérien après l’indépendance. Merzak Allouache reviendra sur cette jeunesse tourmentée avec, en particulier, Bab el-Oued City (1994), L’Autre monde (2001) et Le Repenti (2012).

Le cinéma algérien a produit beaucoup de bons premiers films, mais peu de réalisateurs ont réussi à bâtir une filmographie comparable à celle de Merzak Allouache. Cinéaste boulimique, il a signé près de trente films en quarante-cinq ans. Il est à ce titre, et de loin, le plus prolifique des réalisateurs algériens. Quand on connaît la difficulté qu’il y a en Algérie à mener à son terme un projet cinématographique, on ne peut qu’admirer la ténacité de ce créateur qui n’a cessé, depuis son premier long-métrage, d’observer la société algérienne, de la scruter et de l’interroger.

Beaucoup de ses productions sont reconnues mondialement. L’important pour lui est de témoigner des mutations qui se sont opérées au fil des ans et qui se sont soldées pour les personnages par des épreuves tragiques. Merzak avait toutes les qualités pour réussir dans la comédie satirique caractéristique du néoréalisme italien, mais les circonstances l’ont, le plus souvent, conduit à créer des personnages à la dérive, « brûlant » la mer pour fuir la leguia (morosité) et les horizons bouchés, dans un univers de violence et de désespérance. Naviguant lui-même entre les deux rives de la Méditerranée, il n’a pas oublié ceux qui, fuyant leur pays à la recherche d’un avenir meilleur, n’ont jamais renié leurs racines. Même lorsqu’il filme en Europe, l’Algérie reste au centre de son œuvre. L’humanisme profond qui émane de son cinéma, a valu à Allouache des louanges. Des critiques acerbes, cependant, se sont élevées de la part de ses concitoyens, critiques qui ne l’ont pas empêché de continuer à suivre sa voie. Il est resté imperturbable et discret au milieu des tempêtes médiatiques et d’autres zizanies. Peu de travaux ont été consacrés à ce cinéaste majeur que ce soit en France ou en Algérie.

Ce livre de Nabil Boudraa vient combler, non seulement un manque, mais une injustice criante. En universitaire accompli, Boudraa analyse chacune des œuvres de Merzak Allouache et nous livre à ce titre une véritable radiographie de l’Algérie contemporaine. De Omar Gatlato (1976) à Paysages d’automne (2019), chacun des films analysés est replacé dans son contexte historique, social et politique. En clôture de cet ouvrage, le lecteur pourra lire la longue interview que l’auteur a menée avec le réalisateur. À travers ses réponses, le cinéaste valide et corrobore les analyses du chercheur. Ce livre vient à point nommé pour nous rappeler la place prépondérante qu’occupe Merzak Allouache dans le cinéma algérien.

Ahmed Bedjaoui

Avant-Propos

« J’ai avec l’Algérie une longue liaison qui sans doute n’en finira jamais, et qui m’empêche d’être tout à fait clairvoyant à son égard. [L’Algérie] est mon vrai pays ».

Albert Camus, « Petit guide

pour des villes sans passé », L’été (1954).

Cette épigraphe d’Albert Camus illustre parfaitement ma propre relation avec l’Algérie. Ce qui nous différencie Camus et moi, c’est que sa référence est l’Algérie coloniale et que la mienne est l’Algérie postcoloniale. La société de ce pays est l’une des plus complexes du monde moderne. L’Algérie est connue pour son histoire ancienne, son tissu social multiethnique et multilingue, sa guerre d’indépendance (1954-1962), son leadership des mouvements du Tiers-Monde dans les années 1960, et pour la tragique guerre civile qui l’a ébranlée au cours des années 1990. Cette décennie, connue sous le nom de « décennie noire », a été marquée par une guerre que les islamistes radicaux ont déclenchée contre le gouvernement et la population et qui a fait plus de 200 000 morts.

La société algérienne a changé si rapidement qu’il est devenu presque impossible pour les politiciens, les universitaires et les Algériens ordinaires de comprendre pleinement les fondements de ces transformations rapides. Le fait d’avoir été éloigné de mon pays pendant plus d’un quart de siècle exacerbe à la fois mon angoisse et mon désir de comprendre cette situation complexe. Cette distance me permet toutefois de mieux comprendre la situation, car j’occupe une position à la fois d’initié et d’outsider, tout comme Merzak Allouache.

L’essentiel de l’œuvre cinématographique d’Allouache repose sur sa volonté de répondre à des questions incontournables relatives à l’Algérie : qu’est-ce qui a mal tourné après l’indépendance ? Comment, nous, Algériens, avons-nous rendu possible l’émergence de l’islamisme radical au sein de notre peuple ? Pourquoi avons-nous sombré dans la violence ? Pourquoi les révoltes successives n’ont-elles pas réussi à apporter le moindre changement positif ? Pourquoi le Printemps arabe ne s’est-il pas étendu à l’Algérie ? Comment expliquer que les Algériens soient à la fois de vrais Méditerranéens dans leur célébration de la vie, et qu’ils succombent si facilement à des traditions anachroniques et à une pratique religieuse souvent zélée ? Pourquoi les jeunes Algériens qui déclarent tant aimer leur pays, risquent-ils leur vie en essayant de le quitter ? Pourquoi dans un pays si riche la pauvreté est-elle toujours aussi présente dans la société ? Pourquoi, malgré une histoire si riche et si ancienne, l’historiographie officielle est-elle si lacunaire ? Ces questions ne sont nullement exhaustives. Elles constituent simplement un échantillon des questionnements qui irriguent les films de Merzak Allouache.

Plus que du cinéma ou de Merzak Allouache, le présent ouvrage traite de l’Algérie postindépendance. Il s’agit tout simplement d’une analyse critique de la société algérienne contemporaine à travers le regard du cinéaste le plus talentueux et le plus prolifique que l’Algérie ait connu à ce jour. Mon analyse se concentrera sur les transformations qui ont littéralement transfiguré le tissu social, politique et culturel de ce pays depuis son accession à l’indépendance en 1962. Cependant, ce livre n’a pas la prétention d’élucider l’énigme que constitue pour nous la situation actuelle de l’Algérie, et encore moins d’offrir des réponses ou des solutions à ces questions pressantes. Je vise simplement à aider les lecteurs à mieux comprendre comment la société algérienne s’est retrouvée dans cette situation en passant en revue les grands moments de son histoire depuis l’indépendance. Pour mieux comprendre cette situation si complexe, il est indispensable de se pencher sur l’histoire du pays au cours des soixante dernières années. C’est précisément ce que je propose avec cette lecture subjective sur l’Algérie indépendante à travers la vision cinématographique d’Allouache. Le choix aurait pu se porter sur un autre cinéaste. Cependant, je considère qu’Allouache est le seul cinéaste qui a consacré la plus grande partie, sinon la totalité de son œuvre cinématographique à faire connaître son pays natal. À travers l’analyse de ses films, je tenterai de mettre au jour les traits spécifiques de son évolution dans son contexte historique, sociopolitique, culturel et économique.

Le fait d’enseigner le cinéma d’Allouache à l’université m’a permis de mieux appréhender la société algérienne contemporaine. Mes fréquentes visites en Algérie, ainsi que mes lectures d’ouvrages sur le pays, m’ont permis d’accéder à une bonne connaissance de la société algérienne. C’est en revoyant un certain nombre de films de Merzak Allouache et lisant de nombreux articles et d’études qui lui ont été consacrées que l’idée d’écrire cet ouvrage s’est imposée à moi. Après une première ébauche, j’ai décidé de contacter le cinéaste dans l’espoir de discuter de ce projet avec lui. Lorsque j’ai enfin réussi à le joindre au cours de l’été 2015, nous nous sommes donné rendez-vous pour un premier entretien, dans un café situé à la Place de la République à Paris.

Au début de notre discussion, je lui ai parlé de l’initiative par le gouvernement algérien de la caravane du cinéma1 qui avait été organisée au cours de l’été dans certaines régions du pays. « Oui, mais ils ont montré L’Algérie vue du ciel de Yann Arthus-Bertrand2 ». Sa remarque m’a frappé, et j’ai compris qu’elle résumait assez bien l’esprit de son travail cinématographique et de ce livre également. Les autorités ont tourné le dos aux films de Merzak Allouache, et lorsqu’elles ont fait ce petit effort de refonte du cinéma, elles ont choisi de mettre en avant des films chantant et vantant la beauté des sites naturels de l’Algérie. Le documentaire d’Arthus-Bertrand offre, certes, de magnifiques vues aériennes et panoramiques du paysage algérien, mais il est loin de proposer une analyse critique de la société. Il est évident que les responsables gouvernementaux privilégient les cinéastes qui proposent une représentation idéalisée du paysage en passant sous silence la culture.

Allouache se situe à l’opposé. Sa caméra se concentre sur la société et les problèmes de la vie quotidienne. Dans cette même conversation, j’ai mentionné que ses films semblaient accompagner le peuple algérien dans son existence quotidienne. Il a acquiescé. « Oui, mes films ressemblent à un journal intime ». Curieusement, au départ, le présent ouvrage devait s’intituler Le journal cinématographique intime de Merzak Allouache. Mais comme mon objectif était d’étudier l’Algérie postcoloniale à travers ses films, j’ai finalement opté pour le titre L’Algérie dans le cinéma de Merzak Allouache.

Ce livre s’aligne également sur les films de Merzak Allouache dans la mesure où il n’essaie pas de nier les problèmes que vit l’Algérie. C’est précisément son amour pour son pays qui l’a toujours poussé à adopter un ton critique tout en espérant une sortie de crise. L’anecdote suivante, racontée par Allouache, constitue un exemple typique de l’orgueil mal placé et du patriotisme exacerbé qui nourrit un chauvinisme complaisant. Lorsqu’Allouache a présenté son film, Les Terrasses, à Abu Dhabi en 2013, il a aperçu un petit groupe de femmes dans le public brandissant des drapeaux algériens et lançant quelques youyous avant la projection. Lors de la séance de questions-réponses à la fin du film, une de ces femmes algériennes semblait bouleversée et a accusé le réalisateur d’avoir fait un film basé sur des mensonges, avant de scander, par défi : « Tahya Al-Djazaïr » (« Vive l’Algérie »). Cette anecdote symbolise le clivage entre ceux qui refusent de voir leur pays si mal géré et ceux qui prétendent l’aimer, mais qui pourtant, restent à la fois complaisants et complices, face aux difficultés que vit leur société.

Introduction

« J’appartiens à une génération qui a grandi dans les années qui ont suivi la guerre de libération. Comme beaucoup de mes semblables, j’ai été patient et idéaliste. Je nourrissais de grands espoirs après l’indépendance du pays ; l’avenir semblait prometteur, la nation était en train de se reconstruire. Aujourd’hui, nous devons tout reconsidérer, tout défaire et tout reconstruire à partir de zéro3 ».

Merzak Allouache

Cette citation de Merzak Allouache résume, à elle seule, parfaitement l’esprit de son œuvre qui s’étend à présent sur près de cinq décennies. Allouache n’avait que dix ans lorsque la guerre de libération de l’Algérie a débuté en 1954, et seulement dix-huit au moment du recouvrement de l’indépendance. Alors qu’il a été témoin de la dernière décennie de l’ordre colonial, le cinéaste a choisi d’axer l’ensemble de sa production cinéma-tographique sur l’Algérie de l’après-indépendance. Ses documentaires, ses fictions télévisées et ses longs-métrages l’ont consacré comme un cinéaste résolument engagé. Avec l’Algérie chevillée au corps, Merzak Allouache adopte une approche très critique du système social et politique en vigueur. Dans ses films, il aborde les questions essentielles qui touchent le pays depuis son indépendance en 1962, à nos jours. Cette approche l’a parfois placé au centre des débats dans les milieux politiques, la presse et même le monde universitaire. La plupart de ses films (surtout ceux produits au cours des quinze dernières années) ont donné lieu à de nombreuses controverses et lui ont valu de fréquentes attaques dans les médias. Les réactions à ses films, selon qu’elles proviennent de milieux conservateurs ou libéraux, sont diamétralement opposées. Mais son œuvre n’a laissé personne indifférent, que ce soit dans les cercles cinématographiques, politiques ou encore médiatiques.

Certains de ses films abordent la société européenne, en particulier ceux dont l’action se déroule en France, comme Salut cousin ! (1996), Chouchou (2003), Un Amour à Paris (1987), et Tata Bakhta (2011). Ces quatre longs-métrages sont intimement liés à des thématiques ancrées dans les relations entre les deux rives de la Méditerranée. Même s’il s’agit de comédies, ces œuvres comprennent des analyses pertinentes sur l’immigration, l’ethnicité, la religion et l’identité sexuelle, autant de sujets d’intérêt communs aux deux sociétés. Rappelons également que Merzak Allouache a étudié à Paris au début des années 1960 avant de revenir à Alger. Depuis 1993, il navigue entre les deux pays, passant la moitié de son temps à Alger pendant qu’il prépare ou tourne un film, ce qui lui arrive quasiment chaque année, mis à part les quatre films cités plus haut et produits sur le sol français.

Au cours des cinq dernières décennies, Allouache a créé des personnages emblématiques dont les prénoms résonnent encore aux oreilles des cinéphiles, tels que Omar (Omar Gatlato), Boualem (Bab el-Oued City), Alilo (Salut cousin !), Chouchou (Chouchou), et le Omar de Madame Courage. Un des dénominateurs communs à ces personnages est leur statut de « subalterne ». Les héros des films d’Allouache sont pour la plupart issus de milieux populaires et privés de leurs droits. Dans une récente interview relative à Madame Courage, le réalisateur déclarait : « Je ne veux pas faire un film sur la classe moyenne. Ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, parmi lesquels une grande majorité de jeunes, sont nombreux en Algérie. Dans le film, je veux montrer les gens qui ne possèdent rien4 ». Dans Chouchou, le personnage principal est un travesti exilé, qui essaie de survivre à Paris. Son alter ego, Alilo, dans Salut cousin ! doit faire face aux mêmes obstacles. Ils découvrent tous deux une ambiance nouvelle à Paris et parviennent tant bien que mal à naviguer dans une nouvelle culture. Dans Bab el-Oued City, un jeune aide boulanger, du nom de Boualem, résiste à l’intimidation des fondamentalistes qui exercent un contrôle sur son quartier, Bab el-Oued et qui prévoient de l’étendre à toute la ville et à tout le pays. Omar dans Madame Courage parvient à survivre grâce à la drogue et aux petits larcins. Les jeunes acteurs de la semi-fiction Normal ! s’efforcent de s’exprimer et de résister à la censure. Le jeune couple dans Le Repenti gagne la sympathie des spectateurs et fait face courageusement à la mort tragique de leur fille, kidnappée puis tuée par les islamistes.

Le cinéma social de Merzak Allouache présente des similitudes avec celui de Sembène Ousmane (Sénégal), de Youssef Chahine (Égypte) de Ken Loach (Royaume-Uni), ou encore avec celui des frères Dardenne (Belgique), dans sa représentation des gens ordinaires et de leur lutte quotidienne contre toutes sortes d’oppression. Comme en littérature, un cinéma bien ancré dans un environnement local a plus de chances d’atteindre l’universel. Le Mississippi de William Faulkner, Aracataca de Gabriel Garcia Márquez et Le Caire de Naguib Mahfouz sont autant de lieux qui sont devenus des noms universels, grâce aux représentations qu’en ont données ces écrivains. Alger et, dans une certaine mesure l’Algérie entière, prennent, grâce aux représentations filmiques d’Allouache, place dans la liste des lieux mythiques.

Le cinéaste privilégie clairement la fiction comme mode d’expression, bien que ses films soient ancrés dans les référents sociopolitiques. Allouache aime les comédies et il en a d’ailleurs réalisé quelques-unes. Son humour, bien que subtil, politique et léger n’en est pas moins corrosif. Il a déclaré dans une de ses interviews :

J’observe la société et j’écris généralement les scénarios de films moi-même. Même si je vis en France depuis longtemps, j’ai toujours envie de parler de choses qui concernent l’Algérie et mes personnages ont presque toujours des liens avec l’Algérie. J’aime la comédie, mais j’ai toujours préféré les comédies qui transmettent un contenu…5

En regardant ses comédies, le spectateur constate que le réalisateur oscille constamment entre le comique et le tragique. Malgré son penchant pour la comédie, le contexte environnant semble constamment l’empêcher de s’y livrer pleinement.

Allouache dispose d’un talent indéniable pour la comédie, mais convaincu que ce genre serait déplacé au moment même où son pays fait face à de graves problèmes, il utilise le rire de façon restrictive : l’humour, teinté de désespoir, d’ironie, jaillit subrepticement au fil de ses récits. Il a pour ainsi dire la fonction d’un filet de sauvetage. Les Algériens ont tendance, il est vrai, à utiliser l’humour et l’autodérision dans les moments difficiles. Pendant les années 1970 et 1980, les gens ont inventé d’innombrables blagues et ont pris plaisir à les partager.

Influencé par le cinéma italien néoréaliste, Allouache puise son inspiration dans la vie sociale. Certains de ses scénarios sont inspirés d’événements réels, comme le meurtre de la petite fille par des terroristes islamiques dans Le Repenti et aussi certaines des histoires tragiques que raconte son film Les Terrasses réalisé en 2013. Un autre aspect particulier du travail d’Allouache réside dans son obsession de scruter le présent et son besoin de témoigner de l’évolution de la société algérienne. Dans une interview, il déclare :

Mes projets prennent toujours forme après avoir observé la vie de la rue, le quotidien d’une société en mouvement. Chaque fois que je vais à Alger, il semble que rien n’a changé et pourtant, à y regarder de près, je constate que les choses changent vraiment6.

Chapitre I.Du cinéma Mujahid au cinéma Jdid7

« En longeant l’Institut du film ou en déambulant dans les festivals de films étrangers, nous nous demandions ce que nous attendions. Plus nous attendions, plus le cinéma semblait nous glisser entre les doigts. À présent, nous savons. Nous attendions Omar Gatlato. »

Wassyla Tamzali,

En attendant Omar Gatlato8.

Contexte

Dans l’épigraphe ci-dessus, Wassyla Tamzali faisait référence à la fin des années 1960, lorsque le cinéma algérien était encore dominé par des productions d’État, qui ne cessaient de vanter la révolution algérienne et de fermer les yeux sur pratiquement tout le reste. Au début des années 1970, Tahya ya Didou de Zinet et Le Charbonnier (1971) ont créé une brèche dans l’unanimisme qui prévalait. Par la suite, plusieurs films ont traité de questions sociales, mais la priorité était encore à « l’écriture » d’une Histoire qui se limitait à la guerre de libération. Il n’est pas surprenant de voir que le film qui a connu la plus grande audience populaire fut une comédie de Moussa Haddad Les Vacances de l’Inspecteur Tahar (1973). Si bien qu’à la fin de la décennie, les Algériens, les jeunes en particulier, ressentaient, en évoquant leur cinéma national, plus de lassitude et d’ennui que d’intérêt. La plupart des cinéphiles étaient las de regarder des films sur une guerre qui s’était terminée quinze ans auparavant, ils étaient impatients de voir quelque chose de nouveau, qui soit en mesure de refléter leurs rêves, mais aussi leurs préoccupations et leurs soucis quotidiens. Les jeunes étaient totalement occultés. Alors qu’ils regardaient vers l’avenir, le cinéma d’État leur offrait un rétroviseur pour que la période de la révolution armée soit leur seul horizon.

Entièrement puisé du passé, le discours du régime avait pour fonction de légitimer un pouvoir issu de l’armée des frontières en 1962. Frantz Fanon avait prédit cette situation avant même la fin de la guerre. Il était membre du FLN (Front de Libération Nationale) pendant la lutte anticoloniale et avait su très tôt que les événements pourraient facilement prendre une mauvaise tournure après l’indépendance. Son étonnante prédiction dans son ouvrage fondateur, Les Damnés de la Terre, s’applique à toutes les indépendances récemment acquises :

Le leader pacifie le peuple. Pendant des années, après l’indépendance, nous le voyons incapable de pousser le peuple à une tâche concrète, incapable de lui ouvrir réellement l’avenir ou de le jeter sur la voie de la reconstruction nationale, c’est-à-dire de sa propre reconstruction ; nous le voyons réévaluer l’histoire de l’indépendance et rappeler l’unité sacrée de la lutte pour la libération. Le leader, parce qu’il refuse de démanteler la bourgeoisie nationale, demande au peuple de retomber dans le passé et de s’enivrer du souvenir de l’époque qui a conduit à l’indépendance. Le leader, vu objectivement, arrête le peuple et s’obstine soit à l’expulser de l’histoire, soit à l’empêcher de s’y enraciner. Pendant la lutte pour la libération, le leader a réveillé le peuple et lui a promis une marche en avant, héroïque et sans relâche. Aujourd’hui, il utilise tous les moyens pour l’endormir et, trois ou quatre fois par an, il lui demande de se souvenir de la période coloniale et de regarder le long chemin parcouru depuis lors9.

Ahmed Bedjaoui10 dans son livre sur le cinéma et la guerre d’indépendance11, a soutenu à juste titre que le cinéma algérien s’était trop concentré sur la guerre et n’avait pas couvert toute la période (1830-1954) qui l’avait précédée. Cette omission par l’Histoire officielle n’a pas permis une représentation équilibrée de l’histoire contemporaine de l’Algérie12. Les effets préjudiciables de ces « oublis » sont aujourd’hui incalculables.

À son retour de France, et après un bref passage par le ministère de la Culture, Allouache finit par trouver un emploi d’assistant réalisateur à l’Office des Actualités Algériennes (OAA) puis à l’ONCIC (Office National du Commerce et de l’Industrie du Cinéma). Cette intégration à un organisme d’État allait s’avérer cruciale pour lui, car en dehors de ce cadre public, il était dans l’incapacité de réaliser des films. Les cinéastes qui régnaient sur ce secteur à l’époque tels que Ahmed Rachedi et Mohamed Lakhdar-Hamina ont continué à faire des films sur la guerre d’indépendance. Par bonheur, Abderrahmane Laghouati qui succède à Rachedi à la tête de l’ONCIC accepte le scénario de Omar Gatlato.

C’est le début du premier cycle de sa filmographie, qui comprend Omar Gatlato (1976), Les Aventures d’un héros (1978) et L’homme qui regarde les fenêtres (1982). Pour ces deux films, non seulement le succès n’a pas été au rendez-vous. Ils ont même fait l’objet de critiques sévères, notamment dans la presse, comme nous le verrons à la fin de ce chapitre.

Allouache fait partie de la jeune génération de cinéastes, influencés par les comédies italiennes, comme Le Pigeon de Mario Monicelli et par certains réalisateurs français de la Nouvelle Vague, notamment François Truffaut et Jean-Luc Godard. Ces deux mouvements, (particulièrement le néoréalisme italien) s’intéressaient aux réalités sociales et à des gens ordinaires. Connus pour leurs petits budgets et parfois à leur recours à des acteurs non professionnels, ces films ont raconté les histoires de la vie quotidienne de la classe ouvrière, des exclus et des marginaux.

Omar Gatlato et le nouveau cinéma algérien

Omar Gatlato a, dans ce contexte, marqué une rupture avec le cinéma dit révolutionnaire et a inauguré le cycle de ce que je qualifierais de cinéma néoréaliste engagé. Dans ce premier long-métrage, le réalisateur restitue avec justesse la réalité quotidienne des jeunes Algériens vivant dans la capitale algérienne, quatorze ans après que le pays s’est affranchi de l’occupation française. Le personnage principal, Omar, et ses amis ont pour tout univers l’ennui et le machisme. L’utilisation de décors réels et du dialecte de la rue algérienne a emporté l’adhésion du public populaire algérien.

Synopsis et analyse

Si Omar Gatlato se présente d’abord comme une chronique de Bab el-Oued, quartier de naissance du cinéaste, le film est également une représentation microcosmique généralisable à tout le pays. Ce quartier, il est vrai, présente des différences avec les autres quartiers de la ville et Alger n’est pas semblable aux autres villes d’Algérie mais les problèmes sont les mêmes d’un endroit à l’autre du pays : chômage, ennui, pauvreté et frustration. Tel est le lot commun de la classe populaire algérienne.

Omar Gatlato raconte l’histoire d’un jeune homme prénommé Omar (qui pourrait aisément être l’alter ego de Merzak Allouache) et de sa vie quotidienne à Bab el-Oued, un quartier populaire d’Alger qui fut jadis celui des petits-blancs européens. Omar travaille au service des fraudes et organise des descentes fréquentes avec ses collègues, pour traquer les vendeurs illégaux d’or et de bijoux. Pendant leur temps libre, ces jeunes vont voir des matchs de football ou des spectacles musicaux, assistent à des mariages ou à d’autres représentations publiques. Omar est passionné par la musique chaâbi (populaire), qu’il enregistre illégalement sur son lecteur de cassette lors des concerts ou de mariages. Il aime aussi la chanson hindoue, qu’il écoute lors des projections de mélodrames qui abondent dans les salles de cinéma d’Alger. Un soir, au retour d’un spectacle de musique chaabi, Omar et son ami sont agressés par une bande de voyous et son magnétophone volé. Privé de son précieux appareil, Omar se sent désespéré. Le lendemain, il demande à son ami, surnommé Moh Smina, de lui trouver un autre magnétophone. Comme Omar, Moh est un employé administratif qui vend toutes sortes de choses pour joindre les deux bouts. Il apporte à Omar un nouveau lecteur de cassettes et une cassette vierge. Quand Omar veut tester la bonne marche de son lecteur, il tombe sur une voix de femme qui le subjugue et qui va désormais le hanter jour et nuit. Omar supplie Moh de l’aider à entrer en contact avec celle qui sera identifiée comme étant Selma. Cette quête marque le début de la confrontation d’Omar avec l’altérité et sa virilité, face à sa petite bande qui le pousse jusque dans ses derniers retranchements.

Omar Gatlato est une œuvre plus subtile qu’il n’y paraît à première vue. Le film propose en réalité une représentation vivante de la jeunesse algérienne et de son quotidien pendant les années qui ont suivi l’indépendance. Les quartiers populaires, tels que Bab el-Oued, souffraient – entre autres maux sociaux – de mauvaises conditions de logement, de chômage, de pauvreté et d’un manque total d’activités culturelles et éducatives. En ce sens, Omar Gatlato est une radiographie d’Alger des années 1970. Allouache scrute la société qui l’a vu naître. Son point de vue de jeune homme sur la société a trouvé un écho considérable au sein de la jeunesse algérienne. Son film agit comme un miroir qui reflète leurs problèmes. Allouache, dit Roy Armes, nous a clairement indiqué que même si le film n’est pas basé sur une quelconque enquête sociologique, il a découlé de ses conversations avec des jeunes13.

Relations hommes-femmes

Le thème central de ce film porte sur la sexualité et les relations homme-femme. Allouache déclare à ce propos : « J’étais particulièrement intéressé par la relation des jeunes avec les femmes, de voir comment il y avait deux sociétés distinctes, une masculine et une féminine, générées par diverses formes de ségrégation14 ».

À peu près à la même époque, l’écrivaine algérienne de renommée mondiale, Assia Djebar, soulevait cette question dans son livre Les femmes d’Alger dans leur appartement15. Dans ce recueil de nouvelles, Assia Djebar s’interroge sur le cloisonnement des femmes malgré leur participation à la lutte contre le colonialisme. Elle a également abordé cette question des relations hommes-femmes dans la plupart de ses œuvres littéraires et dans son film fondateur, La Nouba des femmes du Mont Chenoua16.

Omar, dont le surnom, « gatlato errejla », (le machisme l’a tué), ne trouve pas le courage de parler à Selma à la fin du film. Il est incapable de communiquer avec le sexe opposé. Sa réticence est le résultat d’une tradition conservatrice validée par une pratique religieuse qui promeut les tabous, les restrictions et la fausse modestie. Omar raconte que chaque matin, il laisse délibérément tomber une pièce de monnaie juste pour apercevoir la jeune femme qui regarde par la fenêtre d’en face. En d’autres termes, il est strictement interdit de regarder, et encore moins d’échanger avec les filles du quartier. Les jeunes intériorisent ces interdits et les perpétuent à travers leurs propres comportements. Dans une scène ultérieure, un jeune garçon demande à Omar de réprimander un homme, apparemment étranger à la cité, qui essaie de venir « draguer » dans le quartier.

On peut en effet lier ce qui touche la jeunesse algérienne à ces comportements déconcertants, où les hommes et les femmes ne peuvent avoir aucune relation permise avant le mariage. Les conservateurs en Algérie, ou dans tout autre pays d’Afrique du Nord aggravent encore la situation lorsqu’ils abordent le sujet de la sexualité, vécue comme un tabou insurmontable. Dans le même livre, Armes cite un autre critique de cinéma, Abdou B., qui décrit Omar Gatlato comme « le degré zéro du sexe dépeint ou parlé ». Comme on peut le voir dans le film, même au téléphone, Omar a du mal à parler à Selma.

Sur d’autres subtilités

Certaines scènes du film, comme celle du regard furtif que jette Omar à une femme à sa fenêtre, ou encore celle de l’étranger, soupçonné d’être un « dragueur », ne sont pas sans intérêt. Pour un spectateur occidental, elles peuvent sembler anodines, mais elles constituent, comme nous l’avons souligné, des moments riches en discours sociaux. C’est là un héritage de la tradition orale algérienne, avec ses nombreuses techniques de détournement, de digressions, de mouvements circulaires et d’allusions. Ces aspects du récit désorientent et créent évidemment la confusion chez le lecteur et le spectateur occidental, qui est plutôt habitué à un style de récit linéaire et concis. Si une scène, par exemple, ne fait pas avancer l’histoire, elle n’a sa place ni dans un film ni dans un livre. Le récit oral, en revanche, invite l’auditeur, le lecteur, voire le spectateur, à combler les lacunes et à s’impliquer dans l’échange.

C’est à travers des scènes et des séquences similaires qu’Allouache développe ses sujets. Un autre exemple concerne la déconnexion entre les gens et le divertissement forcé. Alors que le public attend que son chanteur chaâbi bien-aimé, Abdelkader Chaou, ouvre le spectacle, il se voit contraint de suivre une pièce de théâtre, débitée sur un ton plat en arabe classique. On voit ensuite un des amis d’Omar qui baille à ce spectacle soporifique, avant que ne fusent des sifflements et des huées dans le public. La scène suivante est à la fois surréaliste et hilarante, car une partie de l’assistance décide de créer son propre spectacle dans la salle, applaudissant, chantant et dansant, tandis que la pièce se poursuit dans l’indifférence générale. Cette scène montre que les jeunes gens sont fatigués du mensonge et de la médiocrité. De plus, face aux institutions officielles qui les forcent à suivre un discours démagogique, ils répliquent avec leur propre créativité, ignorant, à leur tour, les autorités et ses spectacles officiels.

La richesse d’Omar Gatlato réside également dans différents niveaux de lecture qui charpentent presque toutes les séquences. Ainsi, quand Omar et ses collègues arrêtent des femmes voilées dans les rues, parce qu’elles vendent des bijoux au marché noir, ces dernières s’excusent en expliquant qu’elles font cela pour nourrir leurs enfants. La pauvreté les a obligées à se livrer à ces ventes illégales, et Allouache semble s’interroger sur la justesse de ces arrestations.

L’une des références politiques les plus évidentes (et des plus subtiles) du film concerne l’oncle d’Omar, qui harcèle Omar et sa famille avec ses fréquentes affabulations sur ses prétendus actes héroïques menés au cours de la guerre d’indépendance. L’instrumentation du passé récent a, dès les premiers jours qui ont suivi l’indépendance, généré une véritable pathologie au sein de la société algérienne.

Des milliers de personnes ont revendiqué leur participation à la guerre, uniquement pour bénéficier des nombreuses prestations et allocations financières accordées aux moudjahidine (anciens combattants). En réalité, ces soi-disant moudjahidine n’ont pas combattu pendant la guerre de libération, et on murmure que quelques-uns d’entre eux ont peut-être même été des collaborateurs. Ces avantages qui leur sont attribués ont créé un mécontentement chez des millions d’Algériens. Plus important encore, Allouache semble suggérer que cette mythification des héros de la révolution est un fléau social et politique. La situation s’est encore aggravée de nos jours car cette pratique d’attribution injuste de prestations est toujours en usage sur deux générations après l’indépendance. Allouache a repris ce thème avec virulence dans son film de 2013, Les Terrasses.

De l’usage de la ruse contre la censure

Quand Allouache a réalisé Omar Gatlato, l’Algérie était encore sous le contrôle strict du régime militaire de Boumediene. Les programmes de télévision étaient censurés, les artistes et intellectuels subversifs emprisonnés et les opposants politiques assassinés. Les cinéastes n’ont pas échappé à cette censure. Leurs scénarios devaient être soumis à des comités d’examen. Alors, comment Merzak Allouache a-t-il réussi à contourner cet obstacle ? Dans l’anecdote suivante, il raconte comment il a appris à échapper à la censure gouvernementale au début de sa carrière :

Je n’ai jamais été à l’aise dans mon travail de réalisateur en Algérie, j’ai toujours travaillé dans un contexte hostile qui m’a poussé à ruser pour m’en sortir. Pour mon premier film, Omar Gatlato, j’ai écrit le scénario en tant que salarié de l’Office du Cinéma. Afin de juger si mon film pourrait être tourné, le scénario est passé par une commission de lecture anonyme. Je me suis renseigné pour connaître l’identité des lecteurs, ils étaient deux, et je les ai rencontrés car je voulais pouvoir discuter avec eux avant qu’ils donnent un avis qui déterminerait ma possibilité de faire le film. L’un d’eux, un écrivain, m’a expliqué ce qu’il fallait que je change si je voulais que mon film soit admissible. J’écrivais dans un petit carnet. Il a complètement modifié mon film. J’ai dit que j’appliquerais ses conseils, l’autorisation de tournage m’a été donnée, et j’ai tourné le film à mon idée. On ne s’est jamais revus et je ne sais pas s’ils ont vu le film… J’ai commencé à comprendre que l’on était presque dans un cinéma de clandestinité : il ne fallait jamais se mettre en avant, il fallait être discret pour faire ce que l’on souhaitait réaliser17.

Pour pouvoir réaliser ce film, Allouache a donc dû user de ruses et utiliser la comédie et le rire pour contourner les remarques de la commission de censure. Cette censure se présente sous des formes multiples, comme nous le verrons dans les chapitres suivants. Que les artistes doivent éviter la censure de l’État est un phénomène très intéressant, car cela ajoute une couche de complexité à leur travail, ce qui peut être déroutant pour les spectateurs extérieurs. Dans ce film en particulier, l’humour et l’esprit caustique jouent un rôle déterminant dans le contournement de la censure. Si l’on s’en tient à l’anecdote rapportée par Allouache, on ne peut ignorer l’attitude de certains écrivains qui, sous le régime de Boumediene, ont non seulement choisi de soutenir le pouvoir, mais l’ont même aidé à imposer la censure contre leurs collègues.