L'amour infanticide - Jean-Luc Viaux - E-Book

L'amour infanticide E-Book

Jean-Luc Viaux

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Beschreibung

Après avoir fait le point sur les connaissances en matière de « néonaticide », « filicide » et « infanticide », cet ouvrage se propose une analyse de situations infanticides à partir de dizaines de cas, depuis la mort du nouveau-né, parfois répétée plusieurs fois, jusqu’au meurtre de masse (plusieurs enfants). Ces mères qui ont tué leur(s) bébé(s) ou leurs enfants sont habitées par une mélancolie particulière qui est au centre de ces histoires dramatiques, mais cependant toutes singulières. Cette mélancolie n’est pas une maladie mentale et se doit d’être expliquée, car incomprise, par le clinicien lors de procès souvent fort médiatisés. L’ouvrage, issu de l’expérience clinique de l’auteur, tente de décrypter et de répondre à une interrogation essentielle qui fait aujourd’hui débat : Comment certaines femmes se retrouvent-elles face à un besoin de « néantisation » qui les fait se supprimer en tant que mères ou conserver comme témoins de leur « maternalité » les corps de leurs nourrissons décédés ?

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Le mot latin crimen désigne l’inculpation, le chef d’accusation et, par extension, la faute ou le crime.

La collection Crimen propose, dans une perspective scientifique, critique et émancipatrice, des ouvrages relevant du champ criminologique : normes,

délinquances et déviances, justice pénale et réactions sociales.

Sous la direction de :

Dan KAMINSKI, professeur à l’École de criminologie de l’Université catholique de Louvain.

Parus dans la même collection :

C. DEBUYST, F. DIGNEFFE, J.-M. LABADIE, A.P. PIRES, Histoire des savoirs sur le crime et la peine, 1. Des savoirs diffus à la notion de criminel-né, 2008 (édition 1995 repaginée).

C. DEBUYST, F. DIGNEFFE, A.P. PIRES, Histoire des savoirs sur le crime et la peine, 2. La rationalité pénale et la naissance de la criminologie, 2008 (édition 1998 repaginée).

C. DEBUYST, F. DIGNEFFE, A.P. PIRES, Histoire des savoirs sur le crime et la peine, 3. Expliquer et comprendre la délinquance (1920-1960), 2008.

J.F. CAUCHIE, Peines de travail. Justice pénale et innovation, 2008.

Ph. LANDENNE, Peines en prison : l’addition cachée, 2008.

H. BOUTELLIER, L’utopie de la sécurité. Ambivalences contemporaines sur le crime et la peine, 2008.

C. DEBUYST, Essais de criminologie clinique. Entre psychologie et justice pénale, 2009.

F. FERNANDEZ, Emprises. Drogues, errance, prison : figures d’une expérience totale, 2010.

Ph. GAILLY, La justice restauratrice, 2011.

Ch. ADAM, Délinquants sexuels et pratiques psychosociales. Rester clinicien en milieu carcéral, 2011.

La liste des ouvrages précédemment parus dans la collection Perspectives criminologiques est disponible en fin d’ouvrage.

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée pour le Groupe Larcier. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

Pour toute information sur nos fonds et nos nouveautés dans votre domaine de spécialisation, consultez nos sites web via www.larciergroup.com.

© Groupe Larcier s.a., 2014

Éditions LarcierRue des Minimes, 39 • B-1000 Bruxelles

Tous droits réservés pour tous pays.Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.

EAN : 978-2-8044-6830-9

Cette version numérique de l’ouvrage a été réalisée par Nord Compo pour le Groupe De Boeck. Nous vous remercions de respecter la propriété littéraire et artistique. Le « photoco-pillage » menace l’avenir du livre.

AVANT-PROPOS

Les personnes dont je parle ont eu affaire à la justice. C’est la seule entrée possible pour parler de ce qu’est un crime. Je cite des histoires de vie et de morts sur lesquelles j’ai des renseignements suffisants, en distinguant celles auxquelles j’ai eu affaire en tant que psychologue mandaté comme expert (sauf exceptions), des autres. Que ces affaires aient eu ou non un retentissement médiatique, des procès publics et commentés, j’ai modifié les noms. Exception à cette règle n’est faite que pour des procès particulièrement médiatisés et auxquels je n’ai eu aucune part. Bien sur si l’une ou l’autre des personnes concernées lit ce livre il y a toute chance qu’elle se reconnaisse, tout comme les acteurs du processus judicaire les reconnaîtront. Il se peut que mes interprétations ne soient pas justes, ou recevables par ces personnes, ou que je me fonde sur des données qui ont évolué, ou qui déjà à l’époque étaient inexactes. Je prie par avance ces personnes de m’en excuser : je suis clinicien et j’essaye d’éclairer une question dramatique en fonction des théories que je connais, des analyses que je sais produire, par une expérience de plus de 30 ans. J’ai rédigé les premiers articles et communications sur l’infanticide et ce livre après avoir accumulé durant 20 ans de la documentation et des cas (j’en ai lu plus d’une centaine sous la plume d’autres cliniciens, sans compter les extraits de journaux). Cela n’empêche pas toute théorisation d’être contestable : cela fait partie du débat. Au terme de la rédaction de ces essais cliniques sur l’infanticide j’ai quelques certitudes mais aucune idée arrêtée sur les processus de meurtres intentionnels des bébés et des enfants par leur mère. J’espère seulement pour celles et ceux dont la vie a croisé ma pratique clinique d’expert avoir pu aider à élaborer quelque chose de pensable, de vivable, sur une tragédie impensable pour la plupart des humains.

À deux reprises ces dernières années quelques semaines après leurs procès deux femmes m’ont écrit pour me demander une aide psychologique : ce que j’avais pu dire devant elles en cour d’assises avait fait effet – et je les ai adressées à des confrères de confiance.

Puisse ce livre en aider d’autres : ce n’est pas seulement aux professionnels de la planète psy ou de la justice qu’il s’adresse mais aussi aux familles, aux pères, grands absents si présents des néonaticides, aux mères, aux enfants qu’elles ont eus avant ou après leur acte infanticide.

PRÉFACE

Les néonaticides et les infanticides, auxquels Jean-Luc Viaux consacre son ouvrage, sont aujourd’hui les crimes absolus. Le massacre des innocents est au cœur de nos terreurs. Nous en oublions qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Depuis l’Antiquité jusqu’à une période très récente, le crime absolu, celui qui justifiait les pires tortures, c’était le parricide et ses prolongements – le magnicide ou le régicide. Depuis peu, et c’est une révolution considérable dans les mentalités, les parricides susciteraient plutôt dans la conscience collective une commisération : il faut être bien malade pour s’en prendre à ses parents. Les meurtres d’enfant sont devenus l’horreur absolue.

L’opinion publique est bouleversée par les crimes sexuels dont l’enfant est la victime, par les kidnappings et demandes de rançon qui s’achèvent par le meurtre, ou par l’enfant victime d’un malade mental. Un procès récent vient de le montrer : l’évidence clinique vole en éclats quand l’opinion publique et l’instrumentalisation politique convergent. Mais c’est oublier que ces crimes sont rares et que quatre-vingt pour cent des meurtres d’enfant sont commis par les parents eux-mêmes.

Pour l’opinion publique, les mères qui tuent leurs enfants, sont des monstres avec lesquels toute ressemblance, toute commisération est radicalement exclue. Mais ce sont aussi des malheureuses, dont on pressent bien qu’elles ne sont pas aussi éloignées de nous, mais auxquelles il est impossible de s’identifier en les accompagnant dans leur descente aux enfers. Quel est le parent qui peut faire ce chemin ? Quand la mère assassine décède par suicide, la presse titre Drame familial. Quand elle survit à son geste suicidaire, elle est marquée d’un surcroît d’opprobre : elle a mobilisé suffisamment de force pour faire mourir, non pour mourir.

En écho de la réaction collective, le discours clinique est souvent inaudible, perçu tantôt comme faisant le lit de l’excuse, tantôt comme témoignant d’une inhumaine froideur.

Rares sont les œuvres qui parviennent à échapper à la réduction ou à la caricature. Ce fut le cas du très beau film de Joachim Lafosse, À perdre la raison, inspiré de l’histoire de Geneviève Lhermitte, qui avait bouleversé la Belgique ; comme ce fut le cas du téléfilm de Jean-Xavier de Lestrade, sur l’Affaire Courjault.

Il convient de distinguer clairement avec Jean-Luc Viaux le néonaticide (avant 72 heures) et le filicide (après 72 heures). Son analyse du néonaticide qui suit un déni de grossesse se superpose complètement à la mienne. Le bébé à venir n’a jamais eu d’existence psychique. Il n’y a jamais eu de grossesse psychique. Le déni n’est pas ici un anéantissement de l’objet schizophrénique. Ces femmes ne sont pas délirantes. L’accouchement, dans une improvisation catastrophique des conduites, n’est pas vécu comme tel et la mère se débarrasse du nouveau-né comme d’un objet frappé d’inexistence. Dans le filicide, l’enfant est entraîné dans la chute vertigineuse de la mère. Partir ensemble, c’est ne pas abandonner, c’est dénier la séparation impensable, irreprésentable. Jean-Luc Viaux a choisi un titre provocateur, qui pourrait résonner comme un scandale : L’Amour infanticide. Car ces mères, qu’elles veuillent épargner une souffrance plus terrible encore à leur enfant, ou qu’elles veuillent le garder à leur côté pour l’éternité, passent à l’acte avec l’amour en tête. C’est le mérite de Jean-Luc Viaux, d’avoir bien montré cette dimension passionnelle. Son livre est sérieux, non seulement parce qu’il repose sur une expérience peu commune, mais aussi parce qu’il renonce à toute théorie de l’infanticide. Je déteste les formules ronflantes qui prétendent tout résumer, ready made de la clinique médico-légale, équations de l’horreur. On ne court-circuite pas le cheminement élaboratif qui part du cas singulier, à nul autre superposable et pourtant si semblable à d’autres. « C’est toujours la même chose, mais ce n’est jamais pareil », me suis-je souvent dit face à ces mère qui ont tué leur nouveau-né ou leur enfant. Optant pour la démarche psychodynamique et transnosographique, Jean-Luc Viaux cite Claude Balier : tuer son enfant, c’est « orienter sur un autre qui est en fait une partie de soi-même une violence inélaborable, héritée d’une impasse lors des premières relations parentales ».

L’ouvrage de Jean-Luc Viaux sera important pour tous les étudiants qui veulent apprendre, les cliniciens qui souhaitent enrichir leur propre expérience et tous ceux qui acceptent de surmonter leurs préjugés pour mieux connaître ce phénomène criminel si terrible.

Daniel Zagury, Psychiatre des hôpitaux, Expert près la Cour d’appel de Paris

SOMMAIRE

Avant-propos

Préface

Introduction

Chapitre 1. Que savons-nous sur l’infanticide et le filicide ?

Chapitre 2. L’apport des théories psychodynamiques et de la psychopathologie contemporaine

Chapitre 3. L’être mère face au néant

Chapitre 4. Néonaticide : dénis, impensés et mélancolie

Chapitre 5. Du désaveu à la répétition : la mort en abyme

Chapitre 6. Le syndrome du sacrifice : les mères qui tuent tous leurs enfants

Chapitre 7. Dissociation et désaffiliation

Chapitre 8. Les intermittences de la pulsion infanticide

Chapitre 9. Le syndrome de Médée ou la place du père dans l’infanticide

Chapitre 10. Filicides pathologiques ou pathologie filicide ?

Conclusion

Bibliographie

INTRODUCTION

Dans notre société où l’émotionnel prime sur la pensée, les meurtres d’enfants déclenchent, au prétexte de compassion, des débats passionnels, dont les politiques se mêlent, noyant sous des gesticulations médiatiques la nécessaire réflexion. Les mères infanticides sont l’objet de pitié ou de vindicte – elles laissent rarement indifférents. La découverte en 2006 de bébés congelés par leur mère a déclenché encore plus de polémiques que d’analyse raisonnées, comme si notre société découvrait brusquement qu’il existait des femmes dont la grossesse passait inaperçue et qui au bout de celle-ci ne laissaient pas vivre leur enfant.

Pour le clinicien la question ne se pose pas en terme de scandale, ou d’étonnement – du moins elle ne le devrait pas. Ces cas sont rares, heureusement, mais ils ne sont pas exceptionnels. Dans le maelstrom des informations quotidiennes il est difficile de faire entendre que le meurtre de l’enfant nouveau-né, ou de l’enfant en bas âge, est un passage à l’acte connu, que l’on peut éclairer avec raison ce processus par des théories psychologiques, et que comme n’importe quel fait criminel le scandale n’est qu’à la mesure d’un état social – dont la sociologie ou la psychologie sociale peuvent rendre compte, tout comme la clinique.

Il existe dans la conscience collective un préjugé qui voudrait que l’amour parental soit inconditionnel et absolu en dépit de travaux déjà anciens (Badinter, 1980) montrant qu’il n’en est rien. Cette idée courante ne fait pas le lien avec les chiffres contemporains sur les maltraitances à enfant – chiffres qui sont rarement utilisés dans les exposés politiques sur la criminalité, alors que ces chiffres sont à tous égard effrayants : plusieurs centaines de milliers d’enfants sont suivis et protégés par des équipes éducatives et médico-psychologiques, et parfois soustraits de justesse aux négligences et violences de toutes sortes.

Il n’existe pas d’épidémiologie précise de l’infanticide en France : le crime d’infanticide n’est en effet plus spécifié comme tel dans le code pénal ce qui compliquerait une éventuelle recherche exhaustive des cas présentés à la justice : ne sont comptabilisés que les « homicides ». Le fait qu’il s’agisse d’un homicide de mineur de 15 ans « par ascendant ou personne ayant autorité » (ce qui recouvre en fait tous les adultes de la famille, mais aussi la fratrie plus âgée et toute autre personne ayant une fonction pédagogique ou de garde) permet de supposer un infanticide, mais pour en être certain il faut lire le dossier.

L’enquête INSERM dirigée par le Dr Turz (2008) pour tenter d’éclaircir les chiffres de la maltraitance en France montre que le chiffre des homicides identifiés d’enfants se situe dans une fourchette entre 100 et 200 par an et que rien que pour une région comme le Nord Pas de Calais, sur une période de 4 ans, il existe un taux de 11/100 000 morts suspectes et homicides identifiés. Dans leur brutalité ces chiffres, sachant qu’il y a moins de 1 000 homicides par an en France, montrent qu’il ne s’agit pas d’un crime « rare », « exceptionnel » ou jamais vu – comme je l’ai lu parfois. La libéralisation de l’IVG n’a rien changé au phénomène. Mais sauf l’attention au déni de grossesse aucune politique de prévention de ces crimes n’a jamais fait l’objet du plus petit rapport ou de la plus petite commission de travail qu’elle soit sanitaire ou judiciaire : personne ne veut penser que la maltraitance d’un enfant est le prémice d’un infanticide, ou un infanticide non abouti. Bien que durant l’année 2012 et début 2013 deux procès en France, concernant deux petites filles assassinées par leurs propres parents (Marina et Typhaine) aient montré à tous – y compris à ceux chargés de la protection de l’enfance – que les signaux d’alerte, versus maltraitance, étaient bien présents et auraient pu permettre de sauver ces enfants.

Que sait-on en France aujourd’hui de l’infanticide ? Pas grand-chose sauf beaucoup de « prêt à penser » parce que beaucoup de publications ont été faites à partir d’un saisissement sur un ou deux cas, sans mise en tension des autres approches. Et il faut bien admettre que ce n’est pas facile. Quelques cliniciens ont rencontré beaucoup de ces femmes-mères infanticides (notamment en détention ou en expertise) mais peu de chercheurs ont essayé de capitaliser ces savoirs cliniques. Quant à l’épidémiologie, les études faites par A. Turz montrent qu’elle est sous-estimée pour des causes institutionnelles (Turz, 2010, 2012).

Ce sont – comme souvent aujourd’hui – les faits divers qui ont cristallisé le besoin de comprendre et de savoir. Mais il faut rester vigilant sur ces faits divers très médiatisés car finalement on n’en retient que la polémique : la question de l’infanticide depuis quelques années se résume à la querelle sur l’existence ou non du déni de grossesse, ce qui n’est pas sérieux puisque la littérature internationale, qui a intégré cette question, montre que ce n’est pas une explication dans la plupart des cas et qu’elle ne concerne que le néonaticide et non pas l’ensemble du phénomène de meurtre des enfants par leurs parents. Pourtant depuis le procès dit des « bébés congelés » en 2009, quelques articles consacrés pour l’essentiel au néonaticide après déni de grossesse (ou supposé tel) ont été écrits1. Le premier abord de cette question par l’auteur de ces lignes remonte aux années 70. Je rencontre dans un service de psychiatrie générale un cas « banalement extraordinaire » : Madeleine, 56 ans, est hospitalisée depuis 33 ans, sous le régime de l’hospitalisation d’office, pour infanticide. Alors qu’elle était âgée de 23 ans elle a étouffé sous elle son nourrisson, car elle s’était alcoolisée abondamment, comme elle le faisait ordinairement. Cette femme ne présentait aucun trouble particulier justifiant ce placement d’office sous le régime de la loi de 1838, renouvelé sans fin. Elle pleurait encore en évoquant cette nuit tragique, qu’elle « payait » en étant devenue une travailleuse volontaire, acceptant toutes les tâches les plus rebutantes et, bien que devenue parfaitement sobre depuis son internement, elle avait renoncé à demander sa sortie. L’examen du dossier montre que l’alcoolisation avait suffi aux experts psychiatres de l’époque pour déclarer Madeleine irresponsable de son acte, sans autre considération. Cette femme n’avait rien oublié et ruminait toujours sa culpabilité avec une certaine lucidité.

Au fil des années et des rencontres, la pratique expertale m’ayant conduit à procéder à quelques examens de femmes infanticides, j’ai systématiquement collecté des expertises et des documents sur ce crime qui est toujours aussi marqué du sceau de l’infamie ou de la folie dans l’esprit du public.

J’ai essayé dans ce livre de reprendre le plus méthodiquement possible d’abord ce que les recherches et la clinique savent et écrivent sur la question – sans prétendre à l’exhaustivité – puis de procéder au cas par cas, c’est-à-dire en choisissant des cas types pour éclairer des processus psychologiques à l’œuvre dans la pulsion meurtrière : tuer son nouveau-né, ou le laisser mourir, tuer plusieurs enfants avec ou sans suicide, tuer plusieurs enfants au fil des années et en laisser vivre quelques uns : tout cela ne constitue pas la même figure de mère infanticide. Les ruminations, les désirs, les liens avec le conjoint-père, ou absence de père, forment autant de trames intérieures complexes qu’on ne saurait réduire à des items et des critères, ou des concepts généraux.

Ces mères qui ont tué leur bébé ou leurs enfants sont habitées par une mélancolie particulière, et c’est de cette mélancolie dont je vais essayer de rendre compte dans une perspective clinique et criminologique. Mon intérêt pour cette question provient de mes travaux antérieurs sur les enfants maltraités, et du scandale que constitue la non politique de prévention à l’égard des centaines de meurtres et tentatives de meurtres d’enfants pudiquement baptisés « accidents », ou « maltraitances ».

Le clinicien n’est pas moraliste. La mélancolie mortifère de ces femmes ne signifie pas qu’il n’y a pas d’amour en elle, et que c’est par haine qu’elles auraient accompli cet acte, comme le veut une certaine interprétation du mythe de Médée. Le clinicien se garde de toute approche réductrice qui l’amènerait à ne travailler que sur le scandale social ou à donner des leçons : tout au plus il est utile de dire que ce qui est humain advient et adviendra toujours – et ne régressera pas si l’on n’apporte pas de remédiation aux processus mortifères. Un auteur que je citerai souvent, McKee (2006), a bien montré que la question n’est pas de savoir s’il y a une pulsion infanticide, mais s’il y a des facteurs de risques, personnels, familiaux et sociaux : à partir d’une analyse raisonnée de ces risques, des enfants et des parents pourraient être sauvés de ces processus mortifères qui échappent à leur conscient.

1. Not. Perspectives Psy, no 48, 2009 et no 50, 2011.

Chapitre 1. QUE SAVONS-NOUSSUR L’INFANTICIDE ET LE FILICIDE ?

1. Synthèse des études de catégorisation

2. Existe-t-il un point de vue clinique cohérent sur les sources de l’infanticide ?

3. Les facteurs de risque

4. Existe-t-il un profil de risque ou un profil de mère infanticide ?

La littérature scientifique sur l’infanticide n’est pas pauvre mais elle est assez répétitive parce que la plupart des données partent d’observations parcellaires : soit des cas disponibles dans un lieu spécifique (prison, hôpital), soit des statistiques judiciaires dont sont extrapolées des données soumises à l’aléa de la définition de l’infanticide et aux analyses médico-légales sur les causes de la mort de l’enfant. On ne peut par ailleurs espérer sur un sujet pareil élaborer une « théorie » qui permettrait d’expliquer un processus, vieux comme le monde, de rejet dans la mort d’un enfant nouveau-né. Il ne faut pas oublier bien entendu que dans certaines cultures à travers les siècles l’infanticide a été institutionnalisé, et qu’encore aujourd’hui dans quelques pays du continent asiatique le déficit en filles vivantes n’est pas le fruit du hasard. L’histoire de l’infanticide en tant que pratique culturelle n’est plus à faire et relève davantage du point de vue de l’anthropologue ou de l’historien (cf. Carloni et Nobili, 1975, et plus récemment le remarquable chapitre Néonaticide in Theory and in History de Schwartz et Isser, 2000).

Ces dernières années en France et en raison d’un fait divers particulièrement médiatisé (l’affaire dite des « bébés congelés ») la question du déni de grossesse est venue occulter toutes les autres considérations, alors qu’il ne s’agit que d’un effet loupe : on a beaucoup publié de cas de déni de grossesse, beaucoup interrogé des cliniciens-auteurs qui en avaient parlé et donc on a mis plus dans l’ombre les infanticides d’une autre nature. Or il s’agit d’un cas de figure et non de la question de l’infanticide en soi. L’autre raison de cette occultation est que dans le cas de déni de grossesse il y a une forme de compassion qui se développe à l’égard des mères, quand d’autres cas sont bien moins portés par l’émotion publique – ou alors au contraire portés par une émotion négative (ces femmes sont vues comme des « monstres »).

Comme le soulignent Anne Turz et Pascale Gerbouin-Rerolle (2008) dans leur livre sur les enfants maltraités, rassembler des chiffres pour faire une réelle épidémiologie de la maltraitance des enfants et de ses conséquences fatales est très difficile, compte tenu de la disparité des recueils d’informations tant par les services hospitaliers que par la justice. Ce n’est donc pas un point de vue sur l’ampleur du phénomène « infanticide » et ses causes sociales qui serait le plus productif. Non que cette question soit négligeable, mais cet axe de recherche n’est pas le mien. La question à la fois criminologique et clinique qui se pose devant chaque infanticide est de savoir ce qui le relie aux autres et si dans les causes possibles (comme pour n’importe quel crime), on ne trouvera que la singularité du sujet et de sa situation ou au contraire, on pourra dégager une leçon clinique propre à éclairer les déterminants d’un acte aussi « scandaleux » pour pouvoir dans un temps ultérieur en tirer des leçons de prévention.

On a beaucoup dit que la légalisation de l’IVG limiterait les infanticides : je n’ai lu nulle part une démonstration statistique et clinique de cette affirmation et rares sont les cas d’infanticide où cette hypothèse résiste à un examen minutieux du processus ayant conduit à la mort d’un enfant. Mieux : certaines de ces femmes infanticides ont, avant ou après le meurtre d’un enfant subi une IVG. Si c’était le refus de l’enfant qui le mettait en danger de mort… il y en aurait malheureusement beaucoup plus. Ces études sur des cas cliniques montreront que le processus est beaucoup plus complexe et que les facteurs de risques s’entrechoquent sans jamais être convaincants.

Nous ne pouvons pas non plus mettre sur le même plan tous les meurtres d’enfant : le meurtre à la naissance d’un enfant caché ou dénié, le meurtre de toute une fratrie, la répétition des mises en dangers mortelles de certains de ses enfants, le suicide altruiste, etc.

Ce chapitre est donc consacré à l’examen de la littérature psychiatrique et psychologique, sans prétendre à l’exhaustivité. Je ne mettrai ici en discussion que les études portant sur des échantillons et non sur des cas uniques ou quasi uniques comme on en trouve dans nombre de publications. Cette première approche sera suivie d’une seconde sur les considérations cliniques les plus souvent rencontrées.

Précisons que, comme l’ensemble des auteurs contemporains depuis P. Resnick (1969), nous utilisons le terme de néonaticide pour le meurtre du nouveau-né avant 72 h de vie et filicide pour le meurtre d’un enfant par un parent au-delà des 72 h. Le terme infanticide (qui s’applique aussi à l’auteur du crime, la mère ou le père infanticide) est un terme générique pour parler des meurtres d’enfants et peut s’appliquer à des situations ou le meurtrier n’est pas le parent – ce qui ne sera pas traité dans le présent ouvrage.

1. SYNTHÈSE DES ÉTUDES DE CATÉGORISATION

La première difficulté dans le rapprochement entre les études publiées depuis une cinquantaine d’année, est d’une part l’absence d’homogénéité des catégories et sous-catégories retenues, d’autre part la définition même de ces catégories – et ce en dépit du fait que quelques études princeps comme celle de Resnick (1969, 1970) ou de D’Orban (1979) soient presque toujours citées, parce qu’elles ont produit justement un système de catégories qui fait référence. Il est quasi impossible de comparer les études et de déterminer si la population étudiée par un auteur est suffisamment proche de celle d’un autre auteur pour éclairer telle ou telle question sur l’infanticide : par exemple la proportion de troubles psychotiques est variable parce que la « psychose » n’est pas appréciée de la même façon dans toutes les cultures. Enfin la troisième difficulté est que le manque de fréquence de ces études fait que notre analyse (et celle de nombreux auteurs) se réfère à des auteurs qui ont écrit parfois dans les années 1970, comme Resnick : la conception des « troubles mentaux », tout comme la sévérité des législations ont énormément changé en 40 ans, ce qui fait que la relecture de ces travaux à la lueur des conceptions d’aujourd’hui est compliquée pour le chercheur, et n’a pas forcément du sens par rapport à un cas singulier survenant de nos jours.

La grande avancée de Resnick, si l’on compare au seul ouvrage français disponible à l’époque (Léauté, 1968), c’est d’avoir catégorisé les « motivations » du passage à l’acte – c’est-à-dire en fait la source du processus meurtrier –, en sortant d’une représentation misérabiliste de l’infanticide, liée à la pauvreté sociale, affective et intellectuelle, pour distinguer ce qui est trouble psychique de ce qui est contextuel. Ce point de vue a permis d’y voir plus clair dans le fait qu’il fallait étudier autant l’intention consciente et inconsciente de l’acte meurtrier que les différents contextes relationnels et sociaux. Mais le revers d’un système de catégories pour aider à comprendre le phénomène infanticide est qu’il a tendance à être un système par exclusion :

– Dans un premier temps le chercheur regroupe des catégories explicatives (maladie mentale, rejet, isolement social, vengeance, etc.). Dans un second temps il classifie un groupe de sujets en incluant chaque cas dans une seule catégorie.

– Cependant une mère « déprimée » ou qui ne veut pas de cet enfant-là peut vouloir se venger de son conjoint et tuer au décours d’un « syndrome de Médée ».

– La catégorie des « néonaticides », meurtre du nouveau-né dans les 48 ou 72 heures, utilisée par certains auteurs, à l’exclusion d’autres catégories, est ainsi particulièrement peu claire (cf. McKee et Shea, 1998) puisqu’elle semble souvent exclusive des troubles mentaux ou de tout autre trouble, ainsi que du syndrome de Médée. Pourtant elle se fonde assez souvent sur une référence unique à l’âge de la victime et non aux particularités de la personnalité de la mère, de l’intention ou au contexte.

Pour tenter de cerner l’état de la réflexion psychopathologique sur l’infanticide j’ai cependant rapproché dans un premier temps les études existantes en utilisant ce biais de la répartition des populations étudiées, dans les catégories déterminées par les auteurs. L’entreprise a ses limites puisqu’il faut parfois intégrer des catégories qui semblent identiques sans être certain de traduire correctement ce que l’auteur a voulu faire – compte tenu que les catégories ne sont pas toujours bien définies.

Par exemple, D’Orban crée une catégorie de femmes filicides atteintes de « troubles mentaux », mais il y inclut, à la différence d’autres auteurs, les psychoses, les troubles de la personnalité, les dépressions avec tentative de suicide. Puis il détaille pour toutes les catégories utilisées les diagnostics psychiatriques : dans les mères « maltraitantes » il impute à 50 % d’entre elles le diagnostic « trouble de la personnalité ». Mais ce trouble concerne tout aussi bien 10 % des femmes atteintes de troubles mentaux, 21 % des femmes qui ont pour motivation à tuer leur enfant par « vengeance » et 18 % de celles qui ne voulaient pas de leur enfant. Ce qui fait que dans les catégories de cet auteur le « trouble de la personnalité » (au sens où l’entendait à l’époque l’OMS) concerne 43 % des femmes filicides. Quelle signification peut avoir cette terminologie de « trouble de la personnalité » appliqué à des catégories aussi diverses – la psychose étant mise au rang des motivations ? Dans une étude consacrée à 6 femmes psychotiques ayant tué leur enfant, les auteurs (Stanton, Simpson et Wouldes, 2000) notent que celles-ci ont agi dans le cadre d’un suicide ou d’un suicide altruiste – ce qui rend relative la séparation de la catégorie « suicide » de celle des troubles mentaux, comme le font certains auteurs, pour distinguer les cas de femmes filicides.

Un auteur comme Michelle Oberman (2003) est assez typique d’une pensée sur l’infanticide qui tout en utilisant les avancées contemporaines sur le sujet n’en reste pas moins attachée à des explications « morales », au sens très général de ce terme. Elle considère en effet que la négligence est essentiellement le fait de moyens économiques limités ou que les services de protection de l’enfance peuvent être « responsables » de l’infanticide en faisant une erreur dans le placement de l’enfant. Elle ne donne place au père de l’enfant que s’il est « violent ou abuseur ». Tout en reprenant le point de vue des plus classiques : le néonaticide est le fait de femmes jeunes, immatures et isolées ne révélant pas leur grossesse.

Ce point de vue se résume ainsi :

Tableau 1. Typologie contemporaine pour infanticide/filicide (M. Oberman in Spinelli, 2003, p. 11)

Type d’infanticide

Caractéristiques Maternelles

Autres caractéristiques

Néonaticide

Jeune ou immature

émotionnellement isolée de son compagnon

Capacité limitée à l’indépendance (économique)

Grossesse cachée ou niée

Pas de prévention prénatale

Naissance sans accompagnement

Infanticide aidé ou contraint

Indépendance économique limitée

Appui social limité

Profil psychologique de femme battue

Compagnon violent ou/et abuseur

Infanticide dû à la négligence

Moyens de subsistance limités

Dépassée par sa parentalité

Écrasée par ses obligations économiques

Peu attentive (ou distraite) dans ses conduites éducatives

mort complètement accidentelle

Infanticide par abus (violences)

Mauvais traitements répétés envers l’enfant

Manque de contrôle parental (impulsions)

Décès non intentionnel

Risques spécialement élevés d’abus au moment des repas ou du coucher

Infanticide lié à une maladie mentale

Trouble aigu :

Dépression de postpartum-début ou psychose

Socialement isolée

Seule avec l’enfant

Culpabilisée de ne pas savoir assumer son rôle

Trouble chronique :

schizophrénie ; dépression chronique et psychose

Incapacité à assumer sa parentalité sans assistance

Souvent le facteur le plus important vient d’une erreur de l’agence de protection de l’enfance :

– Placement d’enfants avec une mère malade mentale

– Femmes suicidaires qui peuvent tenter de protéger leurs enfants en les emmenant « au ciel »

Pour ne pas en rester à ce point de vue qui mélange plusieurs plans, il fallait confronter d’un peu plus près les études disponibles en tentant de lire ce qui les assemble. Le tableau récapitulatif que j’ai construit pour rendre lisibles à la fois les catégories et leurs relations, repose sur des études cherchant à déterminer des catégories d’« attributions causales » du passage à l’acte. Il ne donne qu’une idée relative de ce que les auteurs déterminent comme facteurs dans l’infanticide. Le parti pris est de relever dans les articles et ouvrages les catégories qui apparaissent, même à titre secondaire, pour donner un panorama de ce qui est le plus fréquemment cité, sans pour autant donner une valeur statistique à ce relevé.

Le plus simple était de trier entre quatre grandes entités qui reviennent de façon diverse dans les recherches disponibles :

– les motivations : elles ont ceci de particulier qu’elles peuvent être pour l’essentiel des motivations criminelles pour d’autres meurtres que celui d’enfant, et qu’elles ont globalement une connotation morale : L’accident, assez souvent invoqué, le suicide altruiste qui peut concerner l’enfant mais aussi le conjoint, tout comme l’euthanasie ou le meurtre compassionnel, et, de façon plus spécifique, le refus de l’enfant toujours lié à la relation existante dans le couple géniteur.

– les troubles mentaux : toutes les études qui utilisent cette terminologie comportent les psychoses, parfois les dépressions graves avec ou sans suicide.

– Les troubles divers : bien que parfois intégrés dans le groupe précédent les troubles de la personnalité, sont souvent spécifiés comme tels ainsi que les névroses. J’y associe les troubles organiques et les déficiences, qui sont peu cités (sans qu’on puisse en expliquer la raison) dans les études les plus récentes.

– Un groupe de 3 catégories très spécifiques à l’infanticide : les maltraitances fatales, le syndrome de Médée et les néonaticides, auxquelles s’ajoutent des catégories rares citées dans une étude et jamais reprises ailleurs.

J’ai donc relevé quelles étaient les catégories présentes chez certains auteurs, à l’inverse du parti pris d’autres études qui s’efforcent de comparer leurs résultats à celle d’autres auteurs et sans prétendre refaire la discussion très fine de Marleau et al. (2001) sur les limites des typologies.

Enfin j’ai cherché à ranger ces catégories en quatre groupes d’explication du passage à l’acte (motivations, maladie mentale, troubles divers et catégories diverses). Ce choix repose sur la division entre deux types principaux de passage à l’acte, qui apparaissent comme récurrents à la lecture de nombreuses études mais aussi à la lecture d’article de presse sur des procès. Il est clair pour tous les auteurs que la personnalité particulière de chaque parent meurtrier a été soit un facteur facilitant, soit un facteur déterminant du passage à l’acte, que le sujet ait souffert constamment ou seulement dans la période de troubles psychiques (ce que certains chercheurs incluent dans des facteurs de stress, par exemple) d’où une dichotomie nette entre l’existence de pathologies mentales préexistantes (même si elles ne sont révélées qu’après le passage à l’acte) et d’autres soubassements du passage à l’acte. La dichotomie suivante repose sur le partage entre des troubles entraînant un rapport spécifique (délirant ou pseudo-délirant) à la réalité et aux autres, et des organisations de personnalités laissant subsister une perception adaptée de la réalité (névroses, états-limites, dépressions réactionnelles, etc.). Dans les motivations, existe également une dichotomie très claire : un groupe est composé clairement de motivations intra-personnelles (rejet s’exprimant par des négligences fatales, compassion envers l’enfant, etc.) et l’autre groupe intègre la présence d’autrui (vengeance et maltraitances supposent que l’acte est « partagé » psychiquement avec l’autre parent soit passif, soit objet de colère, soit actif dans une co-maltraitance de l’enfant). Les néonaticides font chez presque tous les auteurs l’objet d’une catégorie particulière, avec des études qui leurs sont consacrées reprenant ou non toutes ces catégories.

En résumé ces catégorisations reposent sur deux approches complémentaires : les parents meurtriers de leurs enfants expriment explicitement ce qui a été déclencheur du passage à l’acte et dont ils ont conscience et ce qu’on sait de leur agir rend compte, avec le minimum d’incertitude, d’une attitude et d’un lien conscient entre une pensée et l’acte (se venger de son conjoint, refuser de voir son enfant souffrir, ne pas le laisser derrière soi en se suicidant). Il est clair pour tous les chercheurs que la personnalité particulière de chaque parent meurtrier a été soit un facteur facilitant, soit un facteur déterminant du passage à l’acte, que le sujet ait souffert constamment, ou seulement dans la période cruciale, de troubles psychiques (ce que certains chercheurs incluent dans des facteurs de stress, par exemple).

Il s’agit, en lisant et commentant ces catégories de comprendre l’absence apparente d’homogénéité des études et donc uniquement de noter l’utilisation ou non par l’auteur de la catégorie. Ainsi on voit apparaître la présence dans toutes les classifications de facteurs motivationnels autant que de facteurs de troubles psychiques : la mère meurtrière qui semble souvent « folle » ou insensée est aussi pour les cliniciens et chercheurs une mère qui a des motivations.

2. EXISTE-T-IL UN POINT DE VUE CLINIQUE COHÉRENT SUR LES SOURCES DE L’INFANTICIDE ?

Si je n’ai utilisé que 13 études pour ce tableau, c’est que ces dernières proposent soit une classification, sous forme de tableaux, soit permettent d’en retrouver clairement la trace, mais il faut savoir que les classifications type Resnick ou d’Orban ont été beaucoup réutilisées par d’autres auteurs sans modifications. Je n’ai pas pu utiliser d’autres études qui citent des pourcentages de troubles ou de motivations, mais sans donner un panorama complet des catégories auxquelles elles se réfèrent – en général issues d’une étude antérieure, – ou qui traitent de l’homicide d’enfants mais sans axer sur le meurtre par le parent (E. Abel, 1986), ou traitent de cette question dans un pays particulier en tenant compte des lois et de la culture, ce qui ne facilite pas la lecture des motivations attribuées aux parents infanticides (H. Putkonen et al. 1998 ; M. Andikrah, 2000 ; D. Menick, 2000 ; Lyman, J. M., McGwin, G., Malone, D. E. et al., 2003 ; Taylor P.J., Dean, 2004 ; Yasumi, K. et Jinsuke Kageyama, J. ,2009).

En lisant le tableau 2 qui résume 13 études approfondies sur un demi-siècle, deux remarques s’imposent : la psychose chronique (sous différentes dénominations) et le syndrome de Médée (vengeance contre un conjoint) sont des catégories qui n’ont cessé d’être utilisées alors que d’autres ont connu un certain succès puis n’ont plus été une explication récurrente (les troubles organiques, la mélancolie, la motivation altruiste). La notion d’accident ou de « négligence fatale » peu présente avant les années 80, est devenue systématique, faisant disparaître dans les études les plus récentes la notion de maltraitance comme origine au meurtre de l’enfant. Il faut noter que le déni de grossesse en tant que « cause » n’est évoqué que par un auteur sur les 13 cités, mais cela ne signifie pas qu’il est ignoré en tant que symptôme, que ce soit dans les cas de psychose ou d’enfant non désiré ou négligé. Si ce symptôme est aussi popularisé dans les commentaires de faits divers en France, c’est toujours à partir de l’étude d’un ou deux cas singuliers (Massarie, 2002), et souvent dans une confusion sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir (Chapitre 5).

Il semble que la tendance soit à la simplification, ce que représente assez bien l’ouvrage de McKee de 2006 : plutôt que de multiplier les catégories explicatives il faut au contraire tenter de fournir une lisibilité par un choix de critères qui permettent de créer des systèmes d’explications homogènes, évitant la caricature et faisant apparaître qu’il n’existe pas « l’infanticide » mais les infanticides. L’évolution de la catégorie « psychose » ou « troubles mentaux » est ainsi très illustrative : la catégorie des psychoses puerpérales qui revient chez deux auteurs récents (Schwartz et Isser, 2000 ; Oberman, 2003) avait disparu depuis les années 80, au profit d’un regroupement de toutes les psychoses (y compris probablement les grandes mélancolies) dans les seules psychoses ou « troubles mentaux ».

Les névroses et dépressions n’ont pas toujours été prises en considération en tant que telles. Il est probable que pour certains auteurs la conséquence de cette organisation de la personnalité a prédominé : les négligences et autres accidents ne s’inscrivent-ils pas dans un contexte où les parents sont en effet mobilisés par eux-mêmes du fait d’une souffrance psychique et moins par l’attention à leurs enfants ? Ces organisations de la personnalité qui n’apparaissent intéressantes que pour 7 auteurs sur 13, sont en effet moins souvent référencées que l’explication « accidentelle » qui depuis la fin des années 90 est citée dans toutes les études, montrant probablement une évolution de la pensée sur le caractère criminel de certains actes.

Le meurtre du nouveau-né n’a pas toujours été considéré comme spécifique (8 auteurs sur 13 le catégorisent à part), mais les avis restent toujours autant partagés. Si McKee ne le distingue pas et le traite dans les enfants « rejetés », deux autres ouvrages récents (Spinelli, 2003, et Schwart et Isser, 2000), y consacrent un long développement en détaillant les catégories de troubles ou de motivations qui contribuent à ces meurtres à la naissance (cf. les chapitres sur cette question du néonaticide).

Ce qui est plus étonnant ce sont des lacunes dans le repérage de certaines figures de l’homicide d’enfant. Aucun de ces auteurs n’a catégorisé deux types d’infanticide que nous avons rencontrés dans notre carrière : le meurtre de masse (plusieurs enfants tués à la fois), et la répétition en série des néonaticides – qui émeuvent pourtant beaucoup l’opinion quand on les découvre. Alors que les tueurs en série font (pour cause de cinéma et de télévision) beaucoup réfléchir, il n’en est rien des serial baby killers (Chapitre 5).

Autre lacune : McKee (2006) est le seul auteur contemporain à introduire la dimension de traits psychopathiques (et antisociaux) dans la personnalité des auteurs d’homicide d’enfants. Cette unique mention dans la littérature mérite d’être relevée, et je pense qu’il faut, comme cet auteur, y être attentif : certains des cas que j’ai rencontrés ou étudiés sur des dossiers suffisamment renseignés relèvent de cette organisation de la personnalité. Par ailleurs la relecture de cas cités très anciennement par certains auteurs (Léauté, notamment) permet de penser la pertinence d’une compréhension par des traits psychopathiques, le comportement et la détermination du passage à l’acte de la mère meurtrière.

L’infanticide relève clairement depuis 50 ans dans la littérature de deux axes d’explication ; des explications purement psychologiques (troubles plus ou moins graves de la personnalité), et des explications contextuelles (relation à autrui et environnement social), avec un renoncement assez ancien maintenant à une base « biologique » (Spinelli, 2000, cite quelques travaux dans ce sens sur le néonaticide, tous antérieurs aux années 90) :

– L’axe psychologique comporte, de façon centrale, les risques que font encourir les troubles mentaux et spécialement la psychose, notamment dans des périodes où la mère est déprimée, et un axe secondaire que sont les troubles de la relation à l’enfant (aussi bien les conditions de sa conception ou le refus conscient de le porter ou de l’élever) ;

– L’axe contextuel est celui de la relation à l’environnement, depuis les raisons qui feront dissimuler la grossesse jusqu’à la vengeance exercée contre le conjoint qui « menace » (réellement ou non) de prendre les enfants, en passant par des conditions sociales ou d’isolement psychologique entraînant des négligences fatales.

Ce qui doit être considéré comme le plus récent point de vue sur cette criminalité très particulière c’est qu’aucune explication n’est prévalente. Aucun auteur cité ne met, à l’inverse de ce que l’on entend à l’occasion de faits divers ou de procès, le déni de grossesse comme principale cause du néonaticide – même si la plupart des chercheurs traite de cette question. Les explications univoques (la « folie » maternelle, ou le désespoir de la jeune fille abandonnée) tendent à disparaître au profit d’un examen plus complexe des facteurs de risques courus par l’enfant compte tenu des conditions de sa naissance et de la personnalité de ses géniteurs (Dubé, Hodgins, Léveillée, Marleau, 2004 ; McKee, 2006).

3. LES FACTEURS DE RISQUE

Ce que traduit assez bien la littérature sur l’infanticide, quand il s’agit de recherches menées sur plusieurs cas ou une population significative, c’est que les différentes figures1 de l’infanticide ne peuvent se ramener à quelques traits, mais combinent des situations, des traits de personnalité, des éléments de contexte, qui reviennent souvent mais pas dans le même ordre, ni la même configuration.

La tendance des études anglo-saxonnes des dix dernières années est de chercher à identifier les facteurs de risques pour « prévenir » autant que possible l’infanticide. Le débat sur l’IVG ou l’infanticide est largement dépassé.

En conclusion du livre collectif qu’elle a dirigé, Margaret Spinelli (2003) écrit ainsi un chapitre Espérance de sauver des vies qui répond à la lettre d’une femme infanticide – qu’elle cite au début du chapitre sous-titré « reconnaître, prévenir, réhabiliter ».

Spinelli résume les facteurs de risques (de néonaticide) pour une femme enceinte en 10 items.

Tableau 3. Facteurs de risques néonaticides (M. Spinelli, 2003)

1. Histoire personnelle ou familiale de dépression ou autres troubles mentaux

Dépression durant la grossesse

Dépression post-partum prévisible

Troubles bipolaires

2. Traumatisme infantile

3. Violences domestiques (passée ou actuelle)

4. Toxicomanie

5. Pauvreté, peu d’éducation, jeunesse

6. Nombre d’enfants

7. Maladie de l’enfant

8. Attachement anténatal faible ou hostile

9. Faiblesse de l’étayage par l’environnement ou partenaire peu disponible

10. Dépression mesurée par l’échelle de dépression Postnatale d’Édimbourg

Cette liste reprend des items assez récurrents dans la littérature et donne un aperçu de ce qu’il faut mettre en relation. Toute la question est que, prises séparément ou ensemble, ces caractéristiques ne déterminent pas le passage à l’acte. C’est toutefois une façon de raisonner cliniquement qui tend à s’imposer.

En effet la liste des items (situation, traits, contextes) les plus récurrents et significatifs dans les tableaux dressés à partir des études antérieures permet de comprendre en creux que l’assemblage des données situationnelles et des caractéristiques psychologiques d’une personne peut cristalliser un risque de passage à l’acte meurtrier sur un enfant. McKee (2006) en s’appuyant sur les données connues et souvent citées, a créé ainsi une matrice de facteurs de risques pour aider les cliniciens à évaluer correctement une situation qui pourrait être porteuse de danger d’homicide. Cet outil clinique n’est pas encore un outil validé, au sens d’un questionnaire empirique, qui permettrait de faire une appréciation suffisante, mais il est un guide intéressant pour ordonner les données connues et comprendre le déclenchement du passage à l’acte ou prévenir le danger dans des situations par exemple de maltraitance ou de mise en danger dès la naissance. J’en montrerai quelques exemples.

Il paraît pourtant difficile de suivre complètement McKee dans sa matrice « de risque » bien que la plupart des items qu’il cite sont issus de la littérature empirique, car cette matrice ressemble plus à une addition d’items qu’à une étude dynamique de facteurs « faisant sens ». Son intérêt est de mettre en regard des items de risque, et des items qui on la valeur inverse (protection contre le geste infanticide).

En faisant une lecture différente des données résumées dans les études précédemment citées je partagerai ces facteurs entre ceux liés à la personne de la mère, et ceux liés aux différents contextes (familiaux et sociaux)

3.1 Les données individuelles

L’âge

Si toutes les mères infanticides ne sont pas « jeunes et immatures », une partie des néonaticides est le fait de très jeunes femmes, parfois mineures : à l’adolescence une grossesse non voulue et dissimulée est certainement un facteur de risque, sans que cet âge ne soit plus qu’un risque. Les 17 néonaticides étudiés par Spinelli en 2003 ont de 15 à 40 ans (moyenne 23 ans), tout comme la population de femmes infanticides décrite dans le livre de Léauté en 1968 à partir des femmes emprisonnées à Hagueneau. En 1998 McKee et Shea trouvent une moyenne d’âge des mères qu’ils étudient de 29,3 ans. D’Orban (en 1979) avait une moyenne de 24,6 ans, sur des femmes infanticides hospitalisées en psychiatrie, et Resnick (1969), dont l’échantillon s’étend sur deux siècles, une moyenne de 31,5 années.

On retiendra donc que l’âge comme n’importe quel facteur, n’est pas significatif en soi et que la probabilité d’un infanticide s’étend à tous âges essentiellement entre 15 et 40 ans (66 ans pour la plus âgée citée dans toutes les études) soit la période de fécondité moyenne des femmes.

Si l’on considère seulement les néonaticides (meurtre du nouveau-né) il est beaucoup plus fréquent – même si ce n’est pas exclusif – de rencontrer la « jeune femme immature et isolée » que décrit la littérature de façon récurrente.

Une étude récente (Camperio Ciani et Fontanesi, 2012) sur 110 cas italiens étudiés dans les archives criminelles entre 1976 et 2010 fait ainsi la démonstration, à partir d’items significatifs, qu’il existe un cluster regroupant 7 items agrégés dans le néonaticide (le jeune âge de la mère, la pauvreté, la dissimulation du corps, l’absence de partenaire, et la mort donnée par étouffement). Mais il faut observer que sur les 110 cas, les néonaticides ne représentent que 39 cas (soit 35 %) : sur ces 39 cas, 21 ont moins de 25 ans (53 %) et la moyenne d’âge est en fait de 32 ans… ce qui une fois encore relativise de beaucoup l’idée dominante que la mère néonaticide est une adolescente abandonnée et frustre, mêmes si ces 39 femmes n’ont, pour 90 % d’entre elles, pas de partenaires et 74 % sont pauvres – mais les auteurs ne nous disent pas combien présentent les 4 caractéristiques à la fois.

Le niveau intellectuel et socio-culturel

Il a beaucoup été dit que les femmes infanticides sont immatures voire intellectuellement déficientes avec un faible niveau d’éducation (pas de diplôme). Mais McKee et Shea citent comme résultat sur 4 études, dont la leur en 1998 (totalisant 206 cas), un QI moyen2 de 84 (de 64 à 135), tout comme Spinelli en 2003, ce qui est au-delà du seuil de retard mental retenu par l’OMS dans la classification internationale des maladies (CIM X).

Les rapports contenus dans le livre de Léauté sont parfaitement contradictoires sur cette question puisqu’un psychologue qui mesure les QI de 20 femmes détenues à Rennes a trouvé que 15 sur 20 de ces femmes ont un QI supérieur à 85 (donc ne peuvent être considérées comme déficientes intellectuellement). Le plus faible QI relevé étant 71, ce qui n’est pas très faible au regard des critères actuels : le retard mental dans la CIM X commence à partir d’un niveau inférieur à 70 de « QI ». Un relevé (dont il n’est pas évident qu’il a été fait avec un test d’intelligence comme à Rennes) antérieur de 10 ans à la centrale de Doullens donne des niveaux très inférieurs : 18 % des 61 femmes sont « débiles » et autant sont un niveau « limite », deux seulement ont un niveau supérieur. Mais les commentaires de ces rapports indiquent qu’en quelques années le niveau a en effet changé et s’est considérablement amélioré : il s’agirait d’un effet de conjoncture lié à la Guerre mondiale durant laquelle les femmes n’auraient eu que peu de possibilité de s’instruire (?), interprète l’auteur.

Il est donc assez difficile de considérer que les faibles ressources intellectuelles soient au cœur de la dangerosité criminologique infanticide et qu’il faille réviser l’image de la femme « débile » au profit de celle d’une femme à l’intelligence « sensiblement normale » comme le concluent les auteurs du rapport figurant dans le livre de Léauté (1968) – il y a plus de 50 ans de cela. Cependant cette idée d’une faiblesse du développement intellectuel est prégnante : Stanton et Simpson (2002) à partir d’une étude de M. N. Marks en Grande-Bretagne (Marks, 1996) écrivent que la mère infanticide est « une jeune mère peu éduquée », etc. Or la lecture de l’article de Marks montre qu’il s’appuie quasi uniquement sur les données classiques de D’Orban (1979) à partir de femmes ayant des troubles psychiatriques, sans apporter aucune donnée nouvelle sur le développement intellectuel.

Pour les cas que j’ai eu à connaître la rareté des vraies déficiences intellectuelles est telle que je ne peux qu’être très réservé sur l’idée que la mère filicide ou néonaticide est à la fois jeune et peu mature intellectuellement : ce n’est pas le cas de la très grande majorité – ce qui n’exclut pas que cela soit aussi une réalité de l’infanticide.

L’investissement maternel

Les facteurs de risques se divisent en deux types de processus et forment une ligne de partage entre infanticide et néonaticide.

• Le risque de néonaticide peut être résumé par l’expression « acceptation ou non de la grossesse ».

– Il va de soi que le fait de dissimuler sa grossesse en opposant des dénégations, entraîne une abstention de suivi médical, et l’absence de préparation de la naissance. Il s’agit là d’un seul et même facteur, qui englobe aussi le fait de faire naître l’enfant chez soi, seule, et/ou dans un endroit inadapté (toilettes, lieu de travail, etc.).

– Cette dissimulation n’est pas identique au « déni » qui forme le second facteur de néonaticide : je garderai à ce terme la force qu’il a dans la conception la plus classique des mécanismes de défense à savoir un déni inconscient. Se savoir enceinte et ne rien faire, est différent de l’ignorance de cet état et « l’expulsion » d’un nouveau-né alors que la femme croit souffrir du ventre3. Ruminer sur un abandon possible ou un accouchement sous X durant plusieurs mois, tout en s’appliquant à ne rien laisser voir et se faire surprendre par la perte des eaux annonçant la naissance imminente, n’est pas identique à la stupéfaction d’un accouchement sans prise de conscience sur le moment de ce qui se produit. Les Chapitres 4 et 5 sont consacrés à démêler ce qui, entre déni et dénégation, produit de l’infanticide avec des motivations, conscientes ou non, assez diverses.

• Le risque filicide : l’investissement maternel se traduit au-delà de la grossesse par l’accueil de l’enfant et les soins prodigués. Mais on notera que si le père est peu concerné par la dissimulation de la grossesse, il est autant concerné que la mère par l’investissement de l’enfant une fois passées les premières heures (si bien entendu il est au courant). Dans ce risque filicide peuvent être pris en considération le nombre de grossesses vécues et d’IVG tentées et abouties, les attentes ou le refus explicite d’enfant. Puis viennent les actes explicites de mauvais traitements : négligence de soins, de nourrissage, violences directes.

Les troubles psychologiques et les pathologies psychiques graves

Toutes les études prennent en compte la part des pathologies psychiques dans le passage à l’acte homicide sur l’enfant quel que soit l’âge des victimes.

La diversité des échantillons et leur recrutement ne permettent pas de déterminer s’il existe une proportion constante de passages à l’acte infanticide commis par des mères (ou des pères) atteintes de troubles mentaux : Resnick (1969) trouve 29 % de schizophrènes et 25 % de psychoses diverses (Psychosis, other) dans sa population, quand D’Orban (1979) en trouve 16 % (mais 41 % ont un passé psychiatrique ou ont été suivies en ambulatoire) et Bourget et Bradford (1990) seulement 8 %. McKee et Shea (1998) ont 40 % de psychoses diagnostiquées dans leur échantillon. Ces quatre études produites sur 40 ans donnent des chiffres aussi peu homogènes concernant les « dépressions », ou d’autres syndromes supposant le besoin de soins psychiatriques. Mais à partir de l’étude de D’Orban (en Grande-Bretagne) la notion de « troubles de la personnalité » apparaît de façon intermittente (dans son étude elle concerne 41 % de l’échantillon), tous les auteurs n’utilisant pas la même terminologie – ces troubles englobent ou pas les « états-limites » ou borderline, et les troubles antisociaux. Il y a finalement assez peu d’études qui utilisent de façon organisée les diagnostiques CIM X ou DSM IV.

À la suite d’une étude conduite avec le MMPI 24, McKee, Shea, Moggen et Holden (2001) concluent que les mères infanticides présentent à la fois plus souvent des troubles mentaux sévères, davantage de troubles mentaux que des mères ayant commis des homicides sur d’autres personnes que leur enfant, et constituent un groupe hétérogène, présentant de fortes différences dans les traits de personnalité et les symptômes. Il n’est donc pas étonnant que, dans le tableau récapitulatif que nous avons présenté, nous trouvions de façon récurrente les pathologies psychotiques et que ce facteur explicatif soit loin d’être le seul dans le registre des troubles mentaux – les troubles de la personnalité et les dépressions dans le champ des névroses étant moins souvent cités.

Si la préexistence de troubles psychotiques ou la dépression sont des facteurs de risque, les études connues tendent à montrer que ce facteur n’est ni plus ni moins aussi important qu’un autre et que la pathologie psychique n’est finalement qu’une circonstance, comme dans beaucoup de cas de délits et de crimes, qui doit influer sur la réponse judiciaire et non servir de « cause » justificatrice.

Les traumatismes

McKee (2006) cite évidemment les maltraitances physiques ou sexuelles et l’abandon. Ce qui d’un cas à l’autre peut se vérifier… ou pas, comme on le verra dans différents cas cliniques. Pourtant la question du traumatisme ne peut être résumée à un « fait » objectivable. Pour en arriver là où la vie de l’enfant ne fait plus sens, il est probable a priori que la mère n’a pas pu intégrer dans son économie narcissique une place pour le lien maternel. L’amour maternel (ou parental) ne va pas de soi, n’en déplaise à une certaine idéologie théologique des rapports humains, il se construit dès le moment où le petit enfant peut avoir pour ses propres parents des sentiments « maternants », assez faciles à observer d’ailleurs (l’enfant qui joue à prendre son parent pour un bébé, l’enfant qui console un parent triste, etc.) : mais un traumatisme, même invisible, peut venir faire rupture dans cette construction. Or beaucoup de ces femmes, en dehors des évidences (l’isolement, la jeunesse, les mauvaises relations avec le conjoint, etc.) ont une faible capacité à élaborer ce qui vient faire béance dans cette identification à leur propre mère, permettant que la vie se transmettre. On soulignera d’ailleurs que les avocats et cliniciens d’aujourd’hui qui se précipitent pour parler de « déni de grossesse » depuis qu’un procès médiatique a popularisé cette « explication », œuvrent à l’envers : si et quand il y a déni, c’est un effet (traumatique) et non une cause, et s’en servir comme défense dans la réalité en obscurcit le sens au lieu de l’éclairer.

3.2 Les données contextuelles

Le contexte familial

Ce facteur, tout en étant souvent traité dans les études de cas, est difficile à cerner. L’enfance des mères (et des pères) filicides est l’objet de nombre d’interrogations. On cherche le trauma explicateur – comme une sorte de causalité qui résoudrait l’énigme de la pulsion homicide. Bien souvent ce passé ressemble à celui de toutes sortes de personnes ayant des troubles psychiques. L’un des cas cité dans ce livre est celui d’une jeune femme qui pensait son père psychotique – ce qui a été démenti par sa mère – et cristallisait sur cette pensée des représentations de non transmission de cette folie. L’existence de troubles mentaux chez l’un des parents, voire les deux, la violence sur fond d’addiction, la négligence et la précarité font partie de ces déterminants contextuels que l’on retrouve dans toutes les formes de maltraitance. Il va de soi que cela constitue un risque. Mais le filicide ou le néonaticide est aussi le fait de jeunes femmes de milieux très stricts où c’est le silence (sur la sexualité notamment) qui les enferme dans leur grossesse inavouable. On sait que l’une des sources de l’abandon d’enfant ou de l’accouchement sous X, en France, est la répression sexuelle exercée sur des jeunes filles pour des raisons religieuses (dans certains milieux et non d’une façon générale).

L’un des arguments des auteurs de lois sur l’IVG est justement l’évitement de situation « infanticidaire », considérant que l’enfant non désiré en raison du manque de support ou de l’hostilité de l’environnement familial court le risque de se voir supprimer. Pourtant ce motif est loin d’être prédominant dans la littérature, même s’il n’est pas absent.

Certains auteurs (notamment Bonnet, 1993, 1999) ont cité des cas d’inceste comme origine d’abord du déni ou refus de grossesse et de risques néonaticides : cette configuration est une des nombreuses figures possibles du désordre familial. Mais comme dans tous les cas d’abus entre parents et enfants cette situation relationnelle est complexe à analyser car elle repose sur des hypothèses cliniques. La plupart des cas d’inceste – avec ou sans procréation d’enfant – qui constituent 90 % des agressions sexuelles et viols sur enfants ne conduit nullement à l’infanticide.

Dans ce que relève McKee (2006) du contexte familial tous ces facteurs sont cités, ainsi que le divorce (cités à la hauteur de 23 % des cas par Dalley, 1997), l’abandon, la recomposition familiale ou le fait que le conjoint ne soit pas le géniteur.

Cependant pour comprendre en quoi le fonctionnement familial a pu peser dans la construction préconsciente du passage à l’acte, il faut avoir accès à l’ensemble des personnes qui compose cet environnement et pouvoir investiguer les représentations à l’œuvre dans le psychisme collectif. Or s’il n’est pas rare en pratique psycho-légale de pouvoir accéder au conjoint du parent meurtrier, il ne vient à l’idée de personne de permettre au clinicien d’avoir accès aux parents voire aux grands-parents du meurtrier de l’enfant. Le contexte familial est donc traité à la lueur de la subjectivité du parent mis en examen pour le meurtre de l’enfant – et qui peut en effet se plaindre de la façon dont il a été traité dans son enfance. Dans les procès seront donc évoqués surtout les données socioculturelles et les témoignages sur l’atmosphère familiale dans laquel évoluait le parent meurtrier : précarité, promiscuité, et religion forment un tryptique classique, mais peu informatif.

Dans un livre racontant son procès, une jeune femme qui a été condamnée définitivement pour la mort de son bébé de quelques semaines (un syndrome de Silverman5 a été évoqué par les experts) décrit ses parents ainsi :

« Ma mère, C (sa sœur) et moi nous la surnommons La Mater quand son autorité nous pèse trop. Elle n’a jamais eu une haute idée des hommes, ceux de la famille comme les autres, et ferait plus confiance aux femmes. À sa manière discrète, c’est une féministe convaincue. Pour elle sa famille, c’est le matriarcat. Elle assume tout. Dès l’enfance elle a dû se forger un caractère dur indépendant. Élément solide de la famille, l’angoisse la fragilise parfois, elle voit tout en noir. Alors mon père calme le jeu. Il n’a pas l’autorité, seulement un pouvoir consultatif. Pour se faire entendre il crie, mais c’est elle qui mène tout ». Et sur ses relations avec elle : « Ma mère est très intelligente, très entêtée. Elle dit la même chose de moi. Nous nous affrontons souvent. Parfois je la déteste, parfois je l’admire, parfois j’ai l’impression qu’elle ne m’a jamais aimée. Mais je sais une chose : ma mère est mon rempart entre le monde et moi. Une protection et un obstacle. Elle m’a toujours poussée à réussir mes études pour avoir un métier, être indépendante, maîtriser ma vie »6.

Sa mère lui avait dit de son mari « trop beau pour être honnête », mais n’apprendra que la rencontre du couple s’était faite par une agence matrimoniale, qu’au moment du procès – après la mort de son petit-fils. Face à cette famille organisée, rationnelle, matriarcale qu’elle décrit – famille qui va la soutenir et la défendre sans faille – la jeune femme n’avait pu dire que son désir de se marier et d’avoir des enfants l’avait conduite à cette solution. Il y a donc toujours, en effet, un lien direct entre l’enfant que l’on a et la façon dont la psychologie de ses propres parents est intriquée dans sa vie. Ici le silence sur le mode de rencontre du couple apparaît comme un détail, mais tout ce qui fait la vie est composé ainsi de détails signifiants : c’est moins le recours à l’agence qui compte que le silence qu’il crée alors entre cette jeune femme et sa famille. Que d’autres choses à partir de là leur aient échappé, quoi de moins surprenant.