L'Ange des Sept Mers - Tome 1 - Sandrine Barbier Lombardy - E-Book

L'Ange des Sept Mers - Tome 1 E-Book

Sandrine Barbier Lombardy

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Beschreibung

France 1720. Le château de Carladès, assailli par une horde de cavaliers sanguinaires, est incendié. La seule rescapée est la petite Émilie. Fille unique du Comte et de la Comtesse de Langeac, elle est recueillie par son oncle, le Vicomte de Fontmarcy, avec qui elle grandira entourée de ses cousins, sans se soucier de son tragique vécu. Des années plus tard, lorsqu’elle fait son arrivée à la cour de Louis XV, sa présence ne fait pas l’unanimité. Rattrapée par son passé, certains sont prêts à la voir disparaître. Poussée à l’exil, Émilie quitte la France à travers les océans, aidée par Armand, le Comte de Montreux et capitaine du navire l’Atlas, en quête d’un nouveau destin. Que lui réservera ce nouvel avenir semé de rencontres inattendues et de défis ?


À PROPOS DE L'AUTEURE


Originaire d'un petit village auvergnat, Sandrine Barbier Lombardy se passionne pour l'écriture dès le collège, période pendant laquelle elle rédige ses premiers récits réservés à ses proches. Grande passionnée d'histoire, c'est bien plus tard qu'elle décide de se lancer dans l'écriture d'une magnifique saga romantique historique, « l'Ange des sept mers ». Grâce à sa richesse d'écriture et sa plume luxuriante, Sandrine nous offre les aventures de personnages aux caractères authentiques, une histoire originale au rythme haletant dont on ne peut se décrocher.


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Sandrine

BARBIER LOMBARDY

L’ange des sept mers

Tome 1

Quand le passé scelle le destin

Roman

De la même auteure

Une maison oubliée

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les

Éditions La Grande Vague

Site : www.editions-lagrandevague.fr

3 Allée des Coteaux, 64340 Boucau

Tous droits de reproduction, d’adaptation et de traduction intégrale ou partielle réservés pour tous pays.

ISBN numérique : 978-2-38460-045-8

Dépôt légal : Mai 2022

Les Éditions La Grande Vague, 2022

Préface

J'avais oublié cette sensation. Écrire est une véritable drogue. Je soupçonne l'écriture de nous libérer de la sérotonine, de l'ocytocine, de la testostérone, de la dopamine, des endorphines. Sincèrement !

J'ai goûté à la marie-jeanne dans ma jeunesse, comme beaucoup d'autres. Mais elle ne m'a jamais fait autant d'effet que l'écriture. Généralement, le seul art qui me permet de modifier mon état psychique est la musique, elle m'apaise et me rassure. Là, je reprends donc mon récit après six années de tiroir et c'est juste excitant, ça provoque du plaisir, de la joie, et mon état d'esprit est totalement modifié en ce moment, comme hypnotisé. Vous savez, ces instants où vous avez l'impression d'être déconnecté de la réalité ? D'être « à l'ouest », mais juste parce qu’une chose, une puissance mystérieuse vous envoûte si paisiblement.

28 mai 2019, vingt-deux heures, les enfants sont couchés, mon mari fait une rare soirée entre hommes au chalet d’un ami. Je profite de cet ultime instant solitaire pour reprendre ma plume. Et que d'émotions quand mes pensées s'échappent sur des souvenirs et des personnes qui m'ont tant inspiré, tant appris, tant donné ! Merci mon grand frère Jean-Michel (mon deuxième papa de cœur). Dans ta « chambre du fond » de notre vieille maison de bourg, cette pièce jamais chauffée et humide qui faisait si peur à tous les enfants de la famille, moi j’ai découvert de véritables trésors.

Ma curiosité de petite fille était trop intense. Cela a commencé vers mes onze ans. Profitant des absences de papa au jardin et maman occupée par son repassage, j'osais enfin franchir le pas. Mon premier souvenir est ton costume gris précieusement rangé dans l'armoire. Cet habit que j’hésitais à effleurer, moi l’enfant de la Dass, petite chose insignifiante que le destin avait fait grandir au sein de ce foyer, moi la pièce rapportée qui n’avait aucune légitimité et se retenait d’agir : j’ai osé poser mes petits doigts dessus. Et c’est en le poussant sur le côté, que j'ai découvert le premier trésor, un vieux tourne-disque et des 33 et 45 tours, principalement de variétés françaises datant des années 60 et 70, Gilbert Bécaud, Brassens, Brel, Mireille Mathieu, Adamo, Alamo, Anthony, Barbara.... Grâce à tous ces vinyles, tu m'as permis de découvrir Brassens (sacrée curiosité pour une gamine de onze ans !). J’ai fait tourner L’Auvergnat, un 33 Tours où figuraient les plus belles chansons du grand Brassens et sur lequel j’ai découvert Les Sabots d'Hélène. Si fière de ma trouvaille, j'ai demandé à maman si je pouvais l'emmener au collège pour le présenter en cours d'instruction musicale. Je crois par ailleurs que ma professeure doit encore être en possession du précieux 33 Tours de Brassens qu'elle idolâtrait.

Maman savait, me laisser faire. Il n'y avait pas d'interdit à fouiller dans tes affaires tant que je les rangeais et que je les respectais. C'était « maman d'amour » quoi ! Celle qui savait tout. Celle qui savait que fatalement, le fait de me laisser cette liberté, m’octroyait une certaine légitimité dans la famille Barbier. Car en découvrant tes centres d'intérêt et en les appréciant, je devenais bel et bien ta petite sœur, presque une vraie Barbier.

La découverte du deuxième trésor fut elle, complètement permise et même encouragée par maman. En 4e, je devais faire un exposé sur un roi, soi-disant le plus creux de l'histoire des Bourbons. Grâce à ta bibliothèque luxuriante, garnie de plusieurs exemplaires de la revue Historia et autres romans de Castelot, et Decaux entre autres, si précieusement conservés, j'ai pris goût à la lecture, à la soif de culture, à l'envie d'apprendre. Mais à ma manière, selon mes envies. Ce qui m'a d'ailleurs fait décrocher la meilleure note de ma classe avec l’exposé sur le plus méconnu des rois de France, à savoir Louis XV. Depuis, je me suis passionnée pour ce roi, pour son enfance si difficile mais néanmoins sauvée par sa maman Ventadour.

Cela fait des années que je travaille sur « L’ange des sept mers ». Une idée qui a mis du temps à se concrétiser, le récit à se dessiner, le scénario à s'établir. Dix ans de réflexion et dix ans d'écriture, c'est à peu près ce que ce roman a exigé entre trois grossesses et mon rôle de maman. Le vouloir parfait, à la hauteur de tes exigences, vouloir t'honorer, devenir vraiment ta sœur, devenir une fierté de la famille Barbier.

Jean-Michel mon frère, Maman, vous me manquez. Je vous aime si fort ! Vous avez su me donner tant d'amour malgré mon sang qui n'est pas le vôtre. Vous avez tous deux contribué grandement à l'adulte que je suis devenue. Merci infiniment. Une pensée forte pour mon papa, qui lui, est encore de ce monde et m'a donné tout autant d'amour avec d'autres sources d'inspiration.

À mon mari et mes enfants,

à Blandine, une petite fille courageuse et remarquable. 

Aux sinistrés d’Haïti.»

« Les passions sont les vents qui enflent les voiles du navire ;

elles le submergent quelquefois,

mais sans elles il ne pourrait voguer.»

Voltaire

Prologue

Depuis son enfance, ce cauchemar revenait chaque nuit pour Émilie. En songe, une douce musique familière se mettait curieusement à résonner à ses oreilles. Des flammes montaient autour d’une petite boîte ouverte, elle entendait une femme l’appeler comme un écho lointain perdu dans le passé. Elle entendait la voix d’un jeune garçon lui dire de s’approcher de lui. Elle se voyait dans une pièce qui lui paraissait légèrement familière. Les rideaux enflammés s’effritaient sur les murs, les vitres semblaient fondre, les lustres dégringolaient, les boiseries se carbonisaient comme du charbon ardent, une chaleur insoutenable lui envahissait le corps jusqu’aux os, elle avait du mal à respirer, criait en pleurant « maman, maman ». La musique devenait plus forte, le feu plus intense et la sueur et ses larmes finissaient toujours par la réveiller.

CHAPITRE 1

Un léger vent d’ouest poussait péniblement les quelques nuages encore visibles sur la plaine. Après l’orage de la veille, la nature s’était reverdie. Dans les vallons, de légers voiles de brume s’envolaient au-dessus de longs cours d’eau gris, tels des fantômes rejoignant le ciel.

Le premier coq du village annonçait fièrement le lever du jour, juste avant que le clocher de l’église sonne sept coups, faisant s’envoler les pigeons ayant élu domicile en son sein.

Il avait tellement plu, qu’à une cinquantaine de kilomètre à l’ouest, la source de la Dordogne serpentait violemment entre les bois et les champs.

Au milieu des monts du Cantal, culminant à plus de huit cents mètres en surplomb du village de Severac-sur-Cère, se dressait le château. On pouvait y accéder depuis le village voisin situé à environ trois kilomètres plus bas, par un chemin traversant de gigantesques prairies entretenues par un cheptel de salers. L’entrée de la cour était gardée par deux majestueux chênes qui devaient avoir vu passer bon nombre de pèlerins, et dont la coiffe, jaunissant timidement, annonçait la fin de l’été. Les premiers rayons du soleil frappèrent une grande fenêtre à l’étage de la bâtisse.

En ce mois de septembre 1730, il était sept heures et Émilie s’était déjà levée avec l’idée merveilleuse de passer la journée en compagnie de son cousin Sébastien, le vicomte de Fontmarcy. Elle était restée la plus grande partie de la matinée à fouiller son armoire à la recherche de sa plus belle toilette. Une bonne dizaine de robes et jupons en tout genre habillaient son lit de manière clownesque.

Quand elle eut sorti sa dernière tenue, elle se jeta sur son lit, se lamentant sur son sort. Elle prit une mèche de ses cheveux châtains dans ses doigts et la tournicota comme si cela allait lui donner la solution à son problème. Au milieu de ces tissus colorés, elle ressemblait à une poupée de porcelaine : ses grands yeux pers regardaient dans le vide tandis que ses doigts longs et fins glissaient et glissaient de nouveau dans sa chevelure épaisse et ondulée.

Elle pinça sa fine bouche en cœur pour mieux réfléchir. Elle devait faire bonne impression devant Sébastien. Elle devait paraître adulte et instruite. Il n’aimerait sans doute pas qu’elle porte une robe qui lui donne l’air d’être une fille volage. La robe vert amande à dentelle rose ! C’était certainement celle-là qui la mettrait le plus en valeur.

— Où est-elle, mais où est-elle ? 

Émilie inspecta ses robes une à une pour enfin trouver son bonheur.

Elle s’assit sur le rebord de la fenêtre pour guetter l’arrivée imminente de son cousin. Elle avait attendu ce jour comme une enfant à qui l'on promet des confiseries s’il se tient sage.

Son regard se posa sur les deux vieux chênes à l’entrée de la cour principale. Tout en contemplant ces deux ancêtres végétaux, elle perdit son regard dans ses souvenirs ; ceux des jours où elle était encore heureuse, lorsque son cousin était auprès d’elle pour la protéger des sarcasmes de sa tante et de sa cousine.

Il était parti pendant cinq ans. Cinq longues années à l’abbaye de Brantôme. Devenu séminariste en vue d’être prêtre, Sébastien était enfin de retour à la maison. Cette maison, si froide et si vide sans lui, avait perdu toute sa gaieté d’autrefois. Il avait le don de mettre tout son entourage de bonne humeur et il était grand temps que le maître des lieux fasse son retour.

Émilie s’apprêtait à s’habiller lorsque sa tante la coupa net dans son élan.

— Émilie ! Si vous ne descendez pas ici dans cinq minutes, nous prendrons le petit déjeuner sans vous. 
— J’arrive ma tante ! répondit la jeune fille.

Ironiquement, sa tante accentua sa demande :

— Essayez de vous dépêcher, Votre Altesse. 

Sans attendre que sa servante lui vienne en aide, elle enfila son jupon et sa robe immédiatement, attacha ses cheveux avec une simple épingle puis commença à courir dans le couloir. Mais elle freina son élan à l’arrivée de la première marche de l’escalier.

— Mes oreilles ! Mon Dieu Émilie, souhaitez-vous me rendre sourde ? s’irrita madame de Fontmarcy avant d’ajouter : Un peu de discipline voyons. Votre cousin rentre dans deux jours et je veux que vous fassiez bonne impression. Je ne veux pas que mon fils pense que je vous ai mal éduquée. Il en va de même pour vous, Solange. 

Émilie eut un frisson qui lui glaça le dos. Elle espérait tellement le retour de Sébastien. Elle eut tant de mal à retenir ses sanglots qu’elle prononça d’une voix tremblante et hésitante :

— Mais je… je croyais que Sébastien devait rentrer aujourd’hui, ma tante. 
— Émilie, si vous suiviez un peu ce qui se passe dans cette maison, vous n’auriez pas été sans savoir que mon cher frère nous a annoncé par lettre, que son retour était reporté de trois jours, soupira Solange.

À cette annonce, Émilie fut persuadée que sa tante et sa cousine lui avaient dissimulé volontairement cette lettre.

Quelle garce ! pensa Émilie. Elle détestait Solange, plus encore que Solange la méprisait. Lorsque Sébastien serait là, il calmerait bien vite les hardiesses de sa sœur.

Madame de Fontmarcy, le regard grave et les traits crispés, se replongea dans son ouvrage de point de croix. Ses longs doigts flétris passaient l’aiguille à une allure constante, sans même que le reste de son corps ne bouge. Ce geste mécanique était certainement acquis après de longues heures à broder sans personne avec qui converser. Cette tante par alliance n’avait rien en commun avec la beauté d’Émilie, et la vicomtesse de Fontmarcy ne faisait rien pour atténuer ses défauts : ses cheveux bruns grisonnants tirés en chignon strict et ses petites lunettes qui semblaient ne jamais avoir été décrochées de son court nez crochu, lui donnaient un côté machiavélique. Ses sourcils fins, souvent froncés, traçaient une ride verticale très marquée au-dessus de l’arête du nez. Exclusivement noires, depuis le décès du vicomte de Fontmarcy, ses tenues laissaient toujours apparaître un cou raviné, vide de toute frivolité. C’était certainement la partie de son corps la plus laide. Et le fait de ne pas la dissimuler montrait le caractère acariâtre de cette femme bilieuse et vaincue par les années de deuil. On lui aurait donné aisément dix ou onze ans de plus alors qu’elle n’était âgée que de quarante-huit ans.

***

Avant le déjeuner. Émilie avait l’habitude de se retirer dans le petit salon de rez-de-chaussée. Celui-ci jouxtait la salle à manger située dans le prolongement du couloir qui accédait aux cuisines.

Le château de Severac n’était certes pas des plus nobles et n’héritait pas d’une histoire stupéfiante, mais il avait le mérite d’être confortable et pratique. Il était dans la famille des Fontmarcy depuis presque un siècle. Ses fondations avaient beau dater du VIe siècle, on ne lui reconnaissait pas la force d’une forteresse du Moyen Âge. Il avait été redessiné à la fin du XVIIe siècle à la demande du grand-père maternel d’Émilie, le vicomte de Fontmarcy. Le château n’ayant plus d’intérêt stratégique puisqu’il était devenu une demeure d’habitation, et le vieil homme étant de santé fragile, il avait fait supprimer la grande tour carrée à gauche pour la remplacer par une aile destinée aux écuries. À l’opposé, il avait conservé le donjon rond en l’aménageant de manière à ce qu’il serve d’escalier pour le personnel et l’avait fait coiffer d’un toit de lauzes bleues, se mariant parfaitement avec le reste de la bâtisse. La grande pièce principale du rez-de-chaussée avait été réorganisée afin d’offrir à son propriétaire les commodités nécessaires sur un seul étage. On pouvait alors entrer dans la demeure et trouver à gauche le cabinet du maître des lieux qui donnait sur la cour arrière grâce à une large porte-fenêtre. Dans le hall d’entrée, en face de la porte, l’escalier de bois donnait sur les chambres, à droite un long couloir allait jusqu’aux cuisines et rejoignait la tour des domestiques en desservant une première grande pièce : la salle à manger, puis le petit salon et la bibliothèque qu’Émilie affectionnait tant.

Après sa lecture quotidienne, venait le temps pour Émilie de déjeuner et de se retirer dans sa chambre jusqu’à quinze heures. Cependant ce jour-là, en début d’après-midi, alors que sa tante s’était assoupie sur le sofa du petit salon, elle décida de sortir s’aérer. Elle avait besoin de rêvasser au calme, sous un vieux chêne protecteur au bord de l’eau ou dans un champ ; selon l’humeur.

Elle posa son ouvrage ennuyeux de broderie, prit sa capeline blanche et commença à descendre les escaliers sur la pointe des pieds. Elle ne voulait surtout pas réveiller sa tante qui avait l’habitude de s’assoupir dans le petit salon. Émilie prenait donc grand soin à ne pas faire de bruit. Cependant, même si elle connaissait l’endroit exact où la latte de l’escalier grinçait, elle ne put empêcher son pied de s’y poser. Un grincement long et bruyant mit sa tante en alerte.

La vieille femme ouvrit un œil et grommela :

— mmmsilencesssmm, la paix de l’esssssspritmmm passs par mmmméducationmmmm.

Aussitôt sa tante rendormie, Émilie ouvrit la porte et se jeta dehors. Elle avala une grande bouffée d’air avant de s’engager sur le chemin qui longeait le château jusqu’au village pour aller s’installer à l’ombre des châtaigniers de monsieur Gaumont. 

Le chemin s’ouvrait sur un grand pré entouré de petits bois de châtaigniers. Émilie aimait tout particulièrement cet endroit. Assise là, elle pouvait observer les formes des nuages. Il n’y avait rien de plus relaxant pour elle qu’un ciel légèrement voilé. Elle s’assit contre le poteau de bois du portail, quitta ses bottillons, défroissa sa robe et posa sa tête sur ses bras croisés en arrière. Tout en rêvant de ses jeux d’enfants avec Sébastien, elle s’assoupit.

Le silence régnait. Elle n’entendait que le gazouillis des oiseaux et le vent dans les branches. Elle s’imagina alors partie à la découverte d’un trésor enfoui au fin fond de la jungle, poursuivie par des brigands, se défendant corps et âme avec son épée, l’instant d’après abandonnée sur une île déserte, rivalisant d’ingéniosité pour survivre. Dans toutes ces situations rocambolesques, Sébastien était de toute façon toujours là pour la défendre et l’aider. Elle le voyait non pas comme le séminariste, mais comme un pieux chevalier. Elle se plaisait à imaginer son Sébastien : arborant un magnifique costume de brocart bleu, dont la veste à boutonnage serré et la chemise blanche à dentelle, mettaient en valeur son large dos et son buste athlétique. Ses yeux noirs et perçants suffisaient à faire fuir les brigands. Dans son souvenir, Sébastien avait un visage plutôt carré dont les contours s’adoucissaient d’ovale au niveau du menton. Les pommettes de ses joues étaient bien remontées et il affichait un sourire toujours assez large pour transmettre la bonne humeur à tous ceux qui l’entouraient.

Un bruit sourd et régulier se mit à résonner dans sa tête. En songe, elle voyait Sébastien, sur son cheval galopant, se rapprocher d’elle. Seulement, le vacarme du galop sur le chemin se fit de plus en plus clair, plus réaliste, tellement réaliste qu’elle se réveilla en sursautant.

Un cavalier tira de toutes ses forces sur les rênes afin de freiner son cheval. Celui-ci s’apprêtant à sauter le portail sous lequel Émilie s’était assoupie, se cabra dans un hennissement.

Le soleil lui éblouissait les yeux, elle ne perçut qu’une étrange et immense silhouette descendre de sa monture. Puis, il se dévoila peu à peu. Elle arriva à distinguer deux grands yeux bleus et un visage fin et élégant. Ses cheveux châtains étaient librement attachés par un ruban noir. Malgré l’absence de perruque, sa veste brodée de fil d’or et sa chemise à la fine dentelle suffisaient à indiquer son origine aristocratique.

Le gentilhomme s’accroupit près d’Émilie.

— Est-ce que tout va bien Mademoiselle ? 

Émilie sonnée, prit un grand moment avant de répondre.

— Miséricorde, je suis vivante ! Mais vous avez bien failli me tuer, pauvre fou ! 

Le visage grave du cavalier s’illumina très vite avec un sourire de soulagement. Il ne put s’empêcher de rire en voyant la figure rouge de fureur de la jeune fille qu’il avait bien failli envoyer au paradis.

— Allons, vous avez l’air de bien vous porter ! Je vous ai à peine effleurée. Vous avez encore assez de souffle pour vous permettre de me gronder en tout cas. 

Émilie se leva, toute déséquilibrée et vexée par l’attitude de cet inconnu. Elle arrangea sa robe en lui adressant :

— Goujat ! Vous auriez pu me tuer et vous osez ainsi me manquer de respect ! C’est honteux. 
— J’aurais fait de vous un ange, Mademoiselle, répliqua le jeune homme avec ironie.

Émilie n’osait pas regarder son interlocuteur dans les yeux, gênée par la différence d’âge certaine et par son allure intrépide.

Elle recherchait ses chaussures pour mieux détourner son regard quand il lui demanda :

— Voulez-vous que je vous raccompagne Mademoiselle, vous avez l’air un peu étourdie ! 
— Certainement pas Monsieur. Je ne fréquente pas les gens qui veulent ma mort. 
— Allons … Mademoiselle ? 
— Émilie ! Je ne m’abaisserai pas à me présenter plus que cela, je ne vous connais pas, répondit-elle, agacée.

Il prit un ton patriarcal.

— Eh bien, Mademoiselle Émilie, laissez-moi simplement vous faire remarquer que les jeunes filles de votre âge n’ont pas à rêvasser toutes seules au milieu d’un champ. Il y a là, de dangereuses rencontres que vous pourriez faire en pleine nature. Vous êtes plutôt bien tombée avec moi. 

Émilie accentua sa colère de plus belle.

— Comment saurai-je que vous n’êtes pas dangereux Monsieur, et comment pouvez-vous vous permettre de juger mon âge, vous ne savez rien de moi, Monsieur. Et je ne sais rien de vous. Je ne suis plus une enfant ; j’ai quinze ans et je suis presque en âge d’être mariée. Quant à vous, je ne connais ni votre nom, ni votre rang, ni vos intentions. Vous pourriez très bien être un de ces obscènes personnages qui prend un malin plaisir à effrayer les jeunes femmes. 

D’une voix délectable, il lui répondit :

— Vous m’amusez Mademoiselle. Maintenant, pardonnez-moi. Si vous déclinez mon invitation à vous raccompagner, je peux donc prendre congé. J’ai des affaires plus urgentes à régler. Bonne journée Mademoiselle. Oh ! pour les présentations, Armand Gustave de La Vallière de Montreux, capitaine de l’Atlas, navire de commerce français ; pour vous servir. 

Armand tira son chapeau en guise de révérence, prit la main d’Émilie pour y déposer un baiser espiègle avant de lui demander :

— Faites parvenir mes amitiés à votre cousin. 

Sur ces mots, Émilie resta bouche bée. Elle enfila ses bottillons et rentra au château.

CHAPITRE 2

C’était enfin le grand jour, monsieur Sébastien devait rentrer aujourd’hui. Émilie ne s’était pas fait surprendre cette fois-ci, elle avait préparé sa toilette la veille. Sa superbe robe vert amande à dentelle rose était étalée sur le petit sofa de sa chambre. Les premiers rayons du soleil éclairaient le tissu satin offrant à la robe des reflets de tous les tons de vert.

Émilie se leva très tôt et prit le temps de se parer de ses plus beaux atours. Elle entendit soudain les roues d’un carrosse dans la cour pavée.

— C’est lui ! fit-elle. Enfin, c’est lui !

Elle s’approcha de la fenêtre et sauta de joie en voyant un jeune homme brun sortir du carrosse avec des milliers de bagages. Qu’importe le bruit qu’elle put faire, au diable la latte défectueuse de l’escalier ! Émilie courut jusque dans la cour et se jeta dans les bras de son cousin qui s’empressa de l’accueillir.

— Émilie !? Est-ce bien vous ma chère cousine ? Serais-je parti trop d’années pour ne pas pouvoir vous reconnaître à mon retour ? 

Émilie regarda son cousin, les larmes aux yeux. Ce dernier consola chaleureusement la jeune fille.

— Allons, allons, mon enfant. Il suffit de pleurer. N’êtes-vous pas heureuse de me voir ? 
— Oh, si cher cousin. Justement, mes larmes trahissent mon émotion. J’attendais ce jour avec tant d’impatience. 

Tandis que madame de Fontmarcy rejoignait son fils pour l’embrasser, Solange nouait déjà ses bras menus autour du coude de son frère, excluant Émilie de ces retrouvailles familiales. Mais cela n’eut pas l’air de la vexer. Elle était si heureuse de retrouver Sébastien qu’elle en oubliait les médisances de sa tante et de Solange.

La vicomtesse invita son fils à s’assoir dans le salon.

— Venez vous installer mon garçon. Vous devez être épuisé. Je vais demander à Félicité de vous préparer une tasse de café et un bon morceau de tarte aux pommes. Qu’en dites-vous ? Vous nourrissaient-ils suffisamment à l’abbaye ? 
— Oh ! mon cher frère, racontez-nous, je veux tout savoir. Avez-vous rencontré des membres du haut clergé, là-bas ? s’empressa de demander Solange.

Sébastien n’avait le temps de répondre à aucune de toutes ces questions qui affluaient comme une tempête.

Émilie s’était posée, les mains croisées dans le dos, contre le poteau en chêne du petit salon. Elle se contentait de contempler Sébastien. Son Sébastien. Elle se consolait de constater qu’il était là, en chair et en os, assis à cet instant au milieu du salon. Son retour était une divine providence. Elle se sentirait moins seule dorénavant. Et il était arrivé assez tôt pour fêter ses quinze ans.

Elle repensa au jour du départ de Sébastien. C’était l’année de ses neuf ans. Lui était alors un tout jeune adulte de dix-huit ans. En cinq ans, il n’avait guère changé, il avait les mêmes yeux noirs, pétillants et pleins de vie. Il avait gardé ses longs cheveux bruns qu’il avait lissés et attachés en queue de cheval derrière la nuque. Il était rasé de si près qu’on aurait dit qu’il était imberbe. Il était beau. Autant, si ce n’est plus qu’avant. Ces années à l’abbaye l’avaient magnifié.

***

Le soir après le dîner, Émilie allait toujours prendre un livre afin d’en lire quelques chapitres avant de se coucher. Cela lui permettait de s’inventer maintes histoires, une fois dans son lit, afin de s’endormir au beau milieu d’une aventure qu’elle avait hâte de reprendre le lendemain.

Elle s’était installée sur la table de la bibliothèque attenante au petit salon. Une bougie, dont la flamme dansait au moment où elle tournait chaque page, illuminait son visage de porcelaine. Elle avait l’air si prise par son ouvrage qu’elle ne remarqua pas la présence de Sébastien derrière elle, au seuil de la porte.

— Vous veillez bien tard pour une jeune fille Émilie !

Émilie se retourna vers son interlocuteur.

— Sébastien ! Vous n’êtes pas épuisé par votre voyage ? 
— Oh, vous savez, on dort très peu là d’où je viens. Que lisez-vous ? 
— Un récit de Galland, Les Mille et Une Nuits.
— Galland ! Nous avons ça, ici ? Ce n’est certainement pas ma chère mère qui vous a conseillé de lire ce récit. 

Émilie referma son livre. Elle afficha un regard de petite fille en désarroi.

— Dites-moi que vous allez rester, maintenant… 
— Émilie, mon petit ange. Vous savez bien que je ne pourrai pas rester très longtemps. Venez là. 

Sébastien ouvrit grand ses bras pour accueillir Émilie. Elle alla s’y réconforter. Son cousin était si protecteur avec elle, il était la seule personne en qui elle avait une confiance absolue. Il caressa ses cheveux ondulés avec une tendresse fraternelle. Elle aurait voulu rester éternellement dans ses bras.

— Vous souvenez-vous de ce que je vous ai promis, avant mon départ ? 

Émilie le regarda, les petites olives vertes de ses yeux attendaient une réponse. Elle soupçonnait ce que son cousin allait lui dire. Il lui avait promis qu’il reviendrait dès que possible et qu’il lui ferait découvrir Versailles lorsqu’elle serait en âge d’être présentée à la cour. Elle se rappelait si parfaitement ces mots qu’elle les répéta tels qu’ils avaient été prononcés par Sébastien cinq ans auparavant.

— Vous avez une excellente mémoire Émilie. Dans une semaine vous aurez quinze ans, si je ne me trompe pas. 
— Oui, le 23 septembre. 

Sébastien s’empara d’un ton plus grave et osa tutoyer sa cousine comme pour mieux marquer une sorte de proximité.

— Tu grandis si vite. Tu deviens une jeune femme. Tu dois commencer à fréquenter des adultes. Des personnes de ton rang. Et ce n’est certainement pas ici, à Severac, que tu trouveras un gentilhomme éduqué.
— Que voulez-vous dire Sébastien ? 
— Simplement que tu arrives à l’âge de te marier, et que je ne veux pas que ma cousine épouse n’importe qui. Il faut assurer ton avenir. Tu es comtesse de Langeac, Émilie. Et je ne veux pas que tu finisses au couvent comme ma mère l’a décidé. Tu vaux mieux que cela. Tu es de nature à découvrir le monde. Tu ne voudrais pas rester emprisonnée à vie à prier le Seigneur ? Pour moi c’est différent, je l’ai choisi. Voyons ! Tu es la seule héritière des Langeac. Tu n’as peut-être plus de château, de maison à toi, mais tu possèdes un grand nombre de terres qui te reviennent de droit. Il est hors de question que tu finisses ne serait-ce que chanoinesse. 
— Je ne veux pas me marier tout de suite Sébastien. C’est avec vous que je veux rester, pour toujours. 
— Allons, Émilie. Je ne serai pas toujours là pour te protéger ! J’ai choisi de servir le Seigneur et j’ai maints sujets à servir. Je ne peux pas faire de différence entre les uns et les autres. Je ne peux pas faire pour toi plus que je ne ferais pour d’autres. C’est la seule chose que je peux faire pour toi, la seule chose que je te dois, ma chère Émilie : te trouver un époux qui prendra soin de toi comme je ne pourrais jamais le faire. Tu n’as aucun ami de ton âge ici. Tu as besoin de faire de nouvelles rencontres. D’ailleurs ! Comme ton anniversaire correspond presque à mon retour ici, nous allons commencer par organiser une petite fête la semaine prochaine.

***

Le vent frais du matin dégageait doucement le ciel des cumulus de la veille, en ce jour du 23 septembre 1730. Dans la grande cour principale, les domestiques s’affairaient dans tous les sens. Six tréteaux étaient dressés au milieu de la cour et quatre hommes se cassaient le dos en essayant d’y poser une longue planche de cinq mètres. Enfin la table montée, Félicité et Jeanne arrivèrent et déroulèrent une longue nappe blanche qui volait dans le vent.

Elles revinrent avec trois paniers remplis de petits pains et de serviettes.

— Nos hôtes arriveront vers onze heures, annonça la vicomtesse de Fontmarcy. Faites vite mesdames, il reste encore à préparer les plats et les couverts. Allez, dépêchons ! Je tiens à ce que nos invités soient entièrement satisfaits de notre accueil.

Elle se retourna vers son fils.

— Ah ! Sébastien, mon amour d’enfant. Vous rendez-vous compte que vous n’avez pas vu la plupart de nos hôtes depuis des années. Nous avons invité madame de Larange et sa fille Claire, au cas où vous changeriez d’avis au sujet de vos engagements. Vous souvenez-vous de Claire ? Elle a maintenant dix-huit ans et sa mère cherche à tout prix à la marier. Elle ferait une excellente épouse, vous savez ! Elle s’occupe des orphelins du couvent de Cères et son oncle envoie très souvent des dons conséquents pour ces enfants. C’est un bon parti ! 

Sébastien s’empressa de répondre :

— Oh maman, vous savez bien que je n’ai pas l’intention de changer mes projets ! J’espère seulement que vous n’avez pas donné de faux espoirs à cette jeune fille et à sa famille. 
— Si seulement j’avais osé ! soupira-t-elle.
— Allez vous assoir mère. Je m’occupe de tout. Ne vous inquiétez de rien. Après tout, il s’agit d’une fête en l’honneur de mon retour. Je suis le seul maître de cérémonie. 
— Soit. Tout cela me fatigue de toute façon. Je vais voir où en est Solange. Il faut qu’elle soit parfaite. Il y aura peut-être dans votre entourage des gentilshommes de bonne famille susceptibles d’intéresser votre sœur. À dix-huit ans, il serait temps qu’elle régisse son propre foyer. 

Madame de Fontmarcy se pressa jusqu’à la porte de la chambre de sa fille. Elle frappa minutieusement quatre petits coups.

La voix fluette et presque sourde eut bien du mal à traverser l’épais bois de noyer de la porte.

— Un instant, mère, je ne suis pas tout à fait prête. 
— Nos hôtes commencent à arriver. Désirez-vous que je fasse revenir une domestique pour vous aider à vous préparer ? 
— Je les ai déjà sollicitées, elles sont toutes occupées en cuisine. Appelez plutôt Émilie, elle s’en chargera. Elle n’a pas besoin de se parer aussi bien que moi, elle. Avec le destin qui lui est réservé… La pauvre fille ! 

Madame de Fontmarcy ne put se retenir de pouffer de rire tout en gagnant l’escalier.

Avec son pas lent et sa démarche rigide, elle gravit chaque marche tout en criant à sa nièce :

— Émilie, que faites-vous ? Allez plutôt aider votre cousine à se préparer. 
— J’arrive ma tante, s’empressa-t-elle de répondre.
— Pressez-vous, voyons ! 

Émilie sortit de la chambre. Sa tante fronça les sourcils en constatant qu’elle portait une ravissante robe à la française, turquoise tirant sur le vert qui mettait bien trop en valeur ses atouts féminins.

Exaspérée, elle grogna.

— Vous n’allez tout de même pas vous présenter comme cela ? Voulez-vous me faire honte ? À quinze ans à peine, Mademoiselle, on se tient autrement en société. Mais enfin où avez-vous la tête ? Où avez-vous déniché cette robe indécente ?

La voix rauque de Sébastien coupa l’élan de morale exagérée de sa mère.

— Émilie, ma chère cousine, vous êtes ravissante. Je ne m’étais pas trompé sur la couleur. 

Du milieu des escaliers, Sébastien observait, charmé, sa jeune cousine. Tout en descendant nerveusement, sa mère passa à côté de lui en lui jetant un regard dédaigneux. Elle s’arrêta avant la dernière marche et se tourna sèchement vers son fils :

— Si c’est comme ceci que vous désirez que votre cousine apparaisse aujourd’hui, il en sera ainsi. Je décline toute responsabilité quant aux conséquences.

L’air étonné et railleur, il répliqua :

— Que voulez-vous que cela provoque ?
— Sébastien, êtes-vous devenu sot ? Si vous ne vous doutez pas de l’effet que cette imprudente va faire, moi je ne le sais que trop bien. Mais après tout, c’est vous le maître de cérémonie, vous l’avez dit tout à l’heure. 

La vicomtesse regagna la cour du château en forçant un habile sourire afin d’accueillir les premiers arrivants.

Sébastien prit sa voix la plus tendre pour consoler sa cousine :

— Ne vous inquiétez pas, Émilie. Elle est soucieuse. Elle s’est mise en tête de marier Solange. Alors, comprenez-vous ? Elle ne veut pas que vous apparaissiez comme la jeune fille qui attirera toutes les faveurs !

Avec cette dernière réflexion, Émilie reprit le sourire avant d’oser demander à son cousin :

— C’est vrai Sébastien, vous me trouvez vraiment ravissante ? 
— Merveilleusement belle. Mademoiselle de Langeac, vous allez briser des cœurs aujourd’hui.

***

Dans la cour pavée du château où se dressait la majestueuse table, une trentaine de personnes étaient installées afin de déjeuner. Félicité venait et repartait en apportant des plats en tout genre. Une multitude de formes et de couleurs égayaient la table : faisan en sauce poivrée, canard laqué et jambonneau à la sauce au vin. Le déjeuner terminé, des musiciens du village voisin se mirent à jouer de la musique traditionnelle. Puis, la table se vida de ses occupants, aussi rapidement que si une tempête avait interrompu la fête. À la différence près que le ciel était d’un bleu azur et qu’une foule de plus en plus dense tournoyait vers le bosquet.

Sébastien observait ses hôtes avec fierté. Il était heureux que ses amis puissent s’amuser et rire en cette journée. Son regard se posait sur chacun de ses vieux compagnons. Il voulait pouvoir se souvenir de chacun d’eux, car bientôt, il ne les verrait plus. Il se rappela le bon vieux temps, où Gilles de Tourac faisait peur à sa sœur avec un crapaud lorsqu’ils avaient treize ans, où Annabelle de Liancourt faisait sa petite princesse lorsqu’il lui offrait des fleurs des champs, où Michel Dumond ne cessait de se gratter la tête par-dessus les autres parce qu’il était le plus pouilleux de la région, et où Émilie… Soudain, il se surprit à regarder Émilie avec bien plus que de la nostalgie. Elle se tenait assise sur les marches en pierre de l’entrée du château. Malgré son allure enfantine, il ne la voyait plus de la même manière. Son cœur s’emballa étrangement. Il ne savait ce qu’il ressentait réellement pour elle et commençait à douter. Cela l’effraya. Néanmoins, il nourrissait l’étrange pressentiment que sa cousine ne resterait pas longtemps dans les murs de ce château. Elle était en train de devenir une femme. Et à cette idée, Sébastien eut comme une révélation. Il se résigna : la seule chose qu’il pouvait faire pour enrayer le destin de sa jeune cousine était de lui faire épouser un brave homme de la noblesse, de surcroît, suffisamment âgé pour qu’il ne lui vole son innocence.

Une main vaillante et forte vint taper sur son épaule droite. Ce geste brusque fit sortir Sébastien de ses songes.

— Oh là, mon brave ! Quelle délicieuse fête vous nous avez préparée ! 

Comme il lui semblait bien avoir reconnu la voix de son vieux compagnon d’aventures, Sébastien fit volte-face.

— Armand, mon vieil ami ! Vous avez finalement eu mon invitation. Ne deviez-vous pas être en mer ces jours-ci ? 
— En effet, à Saint-Domingue. Soit ! Nous sommes rentrés plus tôt que prévu. 
— Des pirates ? Une tempête ? s’empressa de le questionner Sébastien.
— Non, les femmes mon cher, toujours les femmes. Allons mon vieux compagnon de gargote, même avec votre habit, vous savez bien que les femmes ont cette espèce de magie qui nous ensorcèle. Il est difficile de s’en passer plus de quelques semaines. Alors imaginez, après huit mois en mer ! 

Sébastien eut un léger sourire. Il se rappelait la frivolité et la fierté d’Armand.

— Plus sérieusement, j’ai certaines affaires à régler dans la région ce mois-ci, poursuivit son ami.
— Vous n’avez absolument pas changé mon ami. Vous êtes resté aussi amusant que dans les souvenirs que j’ai gardés de vous. 
— En parlant de femmes, votre habit ne vous défend-il pas de regarder ces belles ? le taquina Armand.
— Pourquoi me posez-vous la question ? Vous le savez bien ! 
— Disons que je m’étonne de vous voir ainsi contempler cette jeune fille là-bas, sur les escaliers. Vous la dévorez des yeux ; attention mon cher ! Ne vous faites pas piéger. Il y aurait là matière. 
— Je ne me permettrais certainement pas. Voyez-vous, il s’agit de ma cousine : Émilie de Langeac. 
— Que dites-vous ? Émilie ? Ça, c’est un peu fort ! Cette petite fille a presque les atouts d’une femme ! s’étonna Armand.
— Elle a quinze ans, ce n’est plus une enfant. 
— Oui, je sais, il me semblait bien que… bref, elle a peut-être physiquement les aspects d’une femme, mais elle est loin d’en avoir les manies. Savez-vous ce qu’est une vraie femme Sébastien ? Oh non, pardonnez mes propos, je vous insulte. Vous ne pouvez pas savoir, bien entendu. Mais quelle idée ! Vos yeux vous trahissent, vous en êtes épris ! 

Sébastien fronça les sourcils et il répondit :

— Je vous défends, Monsieur. Il s’agit de ma cousine. J’ai toujours été attaché à elle, comme un grand frère. Mais il est vrai que plus elle grandit et plus cela me fait peur. Je n’ose imaginer que ma cousine, d’ici quelque temps, aura des pensées impures et se souillera dans les bras d’un homme. 

Armand, amusé par la colère soudaine de son ami, continua à le narguer.

— Eh bien, moi, je vous dis qu’elle n’est encore qu’une enfant qui rêve de prince charmant. Et je vais de ce pas vous confirmer ce que j’avance. 
— Non, attendez, non ! Ne l’offensez pas ! lança-t-il à Armand dans l’intention de le retenir. Puis constatant que son ami ne l’écoutait pas il chuchota, navré : Je n’ai pas besoin de preuve.

Il n’eut pas le temps de le retenir par le bras, Armand se tenait déjà à côté des escaliers. Émilie ne le voyait pas. Elle était trop absorbée par la musique et les danseurs qui tournoyaient. Ce n’est que lorsqu’il approcha sa bouche de son oreille qu’elle sursauta.

— Émilie de Langeac ? Vous ici très chère ! Je savais bien que ce regard malicieux ne m’était pas inconnu. 

Elle leva les yeux sur son interlocuteur. Elle se mit debout et fit un pas en arrière.

— Vous ? Mais que faites-vous ici, espèce de… d’écornifleur. 
— Holà ! Tout doux ma chère. Je venais simplement vous saluer. Et surtout hum... et surtout m’excuser de l’attitude que j’ai eue à votre égard lors de notre première rencontre. J’ai vraiment été très incorrect, je vous l’accorde. Accepteriez-vous de danser en guise de pardon ? 
— Et si je refuse ?
— Eh bien ma chère, cela confirmera ce que je pense de vous. 
— Oh ! Et que pensez-vous de moi, Monsieur ? répondit Émilie d’un air ironique et agacé.
— Ha, ha ! ça, il vaut mieux que vous ne le sachiez pas. Vous n’aurez qu’à le demander à votre cousin. 
— Alors, je décline votre invitation. 
— Oh ! quel dommage Mademoiselle, j’aurais tant aimé. Mais inutile d’insister à ce que je vois. 

Outrée par les brusques paroles d’Armand, Émilie sembla bouder comme une petite fille. Sébastien suivait toute la scène. Il détestait la manière dont son ami agissait avec sa cousine. Il aurait voulu voir Émilie gifler cet intrigant. Pour couronner le tout, Armand se tourna vers Sébastien et lui fit un clin d’œil. Ce geste avait l’air de dire : c’est dans la poche.

Sébastien se rappela alors le jour où son père était arrivé avec cette petite fille de quatre ans et demidans les bras. Il avait treize ans. Lorsqu’il vit Émilie pour la première fois, il fut tout de suite conquis par son charme. Plus tard avec son père, ils lui avaient appris à se servir d’une épée et à monter à cheval. Puis il dut partir pour l’abbaye. De plus, sa mère voyait d’un mauvais œil la complicité qui s’installait entre eux. Depuis la tragique disparition de son époux en 1724, madame de Fontmarcy s’était aigrie et devenait de plus en plus désagréable avec Émilie. Elle faisait nettement la différence entre elle et sa fille Solange. C’est pourquoi la décision de partir fut dure à prendre pour Sébastien, qui ne supportait pas l’idée qu’Émilie reste seule avec sa mère. Aussi lui fallait-il vite revenir et rattraper le temps perdu. Mais pourquoi Armand insiste-t-il ? Je n’ai pas besoin de preuves. Je sais qu’elle est encore très jeune, songea-t-il.

Le regard dédaigneux, Émilie demanda encore à Armand :

— Mais enfin, allez-vous me dire ce que vous pensez de moi ? 
— Si vous insistez ! Je…

Armand eut un temps de réflexion et prit Émilie par les épaules. Puis il lui demanda d’un ton grave :

— Regardez-moi, Émilie !

Émilie osait à peine lever la tête. Elle se résigna à laisser apparaître enfin, sourcils froncés, de grands yeux d’un vert profond. Leurs regards demeurèrent, l’espace d’un instant, accrochés l’un à l’autre. Armand semblait être intimidé par ce regard vert foncé, couleur d’un océan féroce et insondable.

Pour mieux dissimuler son sentiment de l’instant, il dit à la jeune fille :

— Pas enfantin.
— De quoi parlez-vous Armand ? 
— De votre regard. Pas enfantin, farouche. 

Il la prit par la main.

— Allons ! Venez danser à présent ! 

Il la tira si fort par le bras qu’elle ne put riposter et se laissa entraîner dans les tourbillons de la danse.

***

L’après-midi fut long. Déjà, on voyait à l’ouest se coucher un soleil rougeoyant.

Dès les derniers invités partis, Émilie se rendit dans la bibliothèque afin de terminer sa lecture de la veille.

Sa tante remarqua la lumière vacillante depuis le couloir. Enfin débarrassée du dernier convive, elle la rejoignit et lui adressa :

— Émilie, mon Dieu. Il n’y a bien que vous pour rester éveillée à une heure si tardive. Je vous préviens ! Tâchez de ne faire aucun bruit lorsque vous déciderez d’aller vous coucher. Votre cousin et votre cousine ont déjà regagné leurs chambres, eux. Que vais-je faire de cette enfant ?marmonna-t-elle en s’éloignant.

Émilie était trop préoccupée par la journée qu’elle avait passée pour se concentrer sur sa lecture. Il y avait d’abord eu cette fabuleuse réflexion de la part de Sébastien : il la trouvait merveilleusement belle. Puis madame de Fontmarcy lui avait présenté cette Claire de Larange, ce qui lui avait enlevé tout espoir de rester pour toujours auprès de son cousin. Le comble de la journée avait été lorsque cet intrigant personnage, Armand de Montreux, était venu la perturber. En se remémorant cet instant où leurs regards étaient restés accrochés l’un à l’autre, elle éprouva un drôle de sentiment. Il lui semblait avoir du mépris et en même temps de l’admiration pour ce capitaine de Montreux. Qui était-il vraiment au fond ? Était-il ce personnage sarcastique qu’il voulait bien laisser paraître ou avait-il des intentions plus nobles ? Il fallait qu’elle le rencontre une nouvelle fois pour se faire une opinion du caractère réel de ce chevalier.

— Pour une fois ma tante a raison, je vais aller me coucher. J’y repenserai demain, admit-elle.

Elle referma le livre et le déposa exactement à l’endroit où elle l’avait pris. Elle s’enveloppa de son châle et sortit de la bibliothèque, la bougie à la main. Il lui semblait entendre des échos fantomatiques de voix qui lui parvenaient de la cour. Elle éteignit la bougie. La lune était assez ronde et lumineuse pour éclairer le couloir, elle ne voulait pas risquer de faire remarquer sa présence. Elle tira un des rideaux rouges de la fenêtre à côté de l’entrée. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Armand de Montreux discuter avec Benoit, le palefrenier.

— J’en parlerai avec madame, m’sieur Armand. C’est vrai, ce cheval est vraiment un étalon. J’peux pas m’permettre de vous dire que c’est sûr, mais bon, j’crois qu’madame veut l’vendre de toute façon. On n’a pas de quoi s’occuper d’un cheval de ce genre ici. Il faudrait une personne plus jeune que moi pour le dresser, il est rebelle.
— Oui je comprends, répondit Armand.

Un petit grincement attira son attention. Il leva les yeux vers la porte d’entrée et fut agréablement surpris d’y trouver Émilie sur le seuil. Elle descendit le rejoindre, il coupa court à la négociation.

— Nous en reparlerons demain, monsieur Gaumont. Il est temps pour moi de prendre congé et de rentrer.

Cette situation amusa le palefrenier. En passant à côté d’Émilie, il lui glissa à l’oreille :

— Vous inquiétez pas, Mademoiselle. J’dirai rien. Mais restez discrète surtout.

Puis il disparut dans le chemin qui menait à la ferme.

Avec un sourire taquin, qu’il avait bien du mal à dissimuler, Armand lui lança.

— Une jeune fille de votre âge devrait être couchée à cette heure. Vous êtes décidément très imprudente, Émilie. 
— Je sais ce que je fais, Monsieur. De toute façon, je n’arriverai pas à fermer un œil cette nuit.
— Eh bien, pourquoi donc ? Ma compagnie cet après-midi vous a-t-elle tellement perturbée au point d’en troubler votre sommeil ?
— Oh ! ne rêvez pas trop. Vos propos confirment ce que je pense de vous. 
— Je vous ai dit, aujourd’hui, ce que je pensais de vous. Alors, dites-moi Émilie, que pensez-vous de moi ? 
— Que vous êtes un goujat, sans cœur, qui se joue des sentiments des femmes.
— Pensez-vous que j’aurais un seul instant osé jouer avec vos sentiments ma chère ? Vous divaguez. Je voulais simplement être poli en vous invitant à danser et m’excuser de l’attitude que j’avais eue l’autre jour.
— Vous m’écœurez Monsieur.
— Vous n’êtes qu’une enfant Émilie. Je n’oserai pas jouer avec vos sentiments, voyons. 

Émilie lui répondit dans une colère noire :

— Je suis une femme, Armand, je ne suis plus une petite fille.

Armand, devenu plus sérieux, la prit brusquement par la taille :

— Alors, prouvez-le !

Il l’embrassa d’un baiser passionné. C’était pour Émilie son tout premier baiser. Son cœur se mit à battre la chamade et elle se laissa aller dans ses bras. Quand ils eurent terminé leur longue et enivrante étreinte, Armand grimpa sur son cheval. Il s’en alla sans mot dire, et sans même un regard à l’attention d’Émilie.

— Où pourrai-je vous revoir Armand ? lui cria t-elle.

Malgré le vacarme des galops, elle entendit hurler Armand :

— Versailles, ma chère. À Versailles, là où sont tous les hommes de mon rang ! 

CHAPITRE 3

Deux années s’étaient écoulées. Le vent d’automne soufflait dans les branches des deux vieux chênes qui marquaient l’entrée de la cour du château. Sébastien était venu passer l’été auprès de sa famille et, en ce mois d’octobre 1732, celui-ci s’apprêtait à repartir. Mais avant de préparer son départ, il n’avait qu’une seule obsession : s’entretenir avec sa mère sur les décisions à prendre quant à l’avenir d’Émilie.

En début d’après-midi, il la retrouvera dans le petit salon, et d’une voix hésitante, il se décida à la réveiller.

— Maman, veuillez m’excuser de troubler votre repos, mais… pourrions-nous nous entretenir un moment ? J’ai à vous parler au sujet d’Émilie. 

Madame de Fontmarcy émergea, et se releva immédiatement du sofa. Elle se frotta les yeux.

— De quoi voulez-vous parler ? soupira-t-elle en se grattant la gorge. Émilie va entrer au couvent dès la fin du mois. Vous le savez bien. Je croyais que la discussion était close. 
— Non maman. Émilie n’entrera pas au couvent. Je vous le défends. Je m’occuperai personnellement d’elle. Elle n’est pas fille à se faire femme de Dieu. Elle a tellement de passion en elle. Elle doit voir le monde. Elle a dix-sept ans et elle est maintenant en âge. 
— En âge de quoi au juste, Sébastien ?
— Je dois me rendre à Versailles dans deux mois et je compte bien y emmener Émilie. 
— Vous n’y pensez pas sérieusement. Vous tenez à Émilie encore plus qu’à votre propre sœur. C’est pitoyable. À se demander quel démon vous a envahi. Vous vous êtes enivré d’elle et ça a duré tout l’été. Je ne suis pas sotte !

Madame de Fontmarcy se dirigea vers la fenêtre et poussa le rideau. Ses yeux parcoururent le parc du château afin d’éviter le regard insistant de son fils.

Puis elle poursuivit :

— J’ai bien vu votre petit manège, vos promenades jusqu'à la tombée de la nuit, votre regard intéressé essayant sans cesse d’accrocher le sien. Et votre sœur, avez-vous pris le temps de discuter avec elle cet été ? Non, je ne crois pas vous avoir vu vous intéresser à ce qu’elle souhaite faire de son avenir. Elle est largement en âge elle aussi. Qui plus est, il faut vraiment trouver à la marier sans plus tarder, sans quoi il sera bientôt trop tard pour elle. 
— Si vous le souhaitez, elle viendra aussi ! proposa le jeune homme afin de convaincre sa mère. Vous voulez tellement la marier. Après tout, peut-être trouvera-t-elle un soupirant à la cour ? Je le lui souhaite.
— Bien, alors laissez-moi le leur annoncer. Je les préparerai aux manières qu’elles doivent adopter à la cour. Et je ne veux pas que vous vous en mêliez. Et puis, réflexion faite, l’idée d’aller à Versailles est intéressante, mais je trouve que deux mois… Enfin, Sébastien, soyons réalistes : deux mois ne suffiront pas à les préparer. Il n’y a pas pour vous une autre opportunité d’y aller au printemps ?

À cette question, Sébastien secoua la tête pour répondre non et sa mère poursuivit :

— Franchement, êtes-vous sûr que ce soit une bonne idée d’accompagner Émilie. Mon garçon, je sais que cette obsession vous meurtrit jusqu’à l’os. Je peux parfois donner l’impression d’être une mère tyrannique, mais je vous aime, sachez-le. Et je ne veux pas que votre cœur soit mutilé par cette petite ensorceleuse. Croyez-moi, le mieux à faire est de partir et de couper toute opportunité d’être avec elle. Prenez de la distance et tout rentrera dans l’ordre. 

Sébastien, se tenant derrière sa mère, lui prit aimablement les épaules.

— Maman, ne soyez pas si injuste envers elle. Ce n’est pas elle, c’est moi le problème. Malgré ce que vous pouvez penser, Émilie me considère comme son frère et n’a aucune intention que cela change, j’en ai discuté avec elle et, malgré la souffrance que cela me procure, j’ai compris. 

Madame de Fontmarcy posa sa main droite sur celle de son fils. Sébastien la retira et se recula.

— Mais vous avez probablement raison. Je devrais prendre mes distances afin qu’elle puisse oublier la déception que je lui ai causé en lui avouant mes sentiments, qu’elle puisse passer à autre chose et s’épanouir. Seulement, promettez-moi, maman, de les conduire à Versailles au moins au printemps. Elles ont besoin de cette expérience, toutes les deux. Sachez que j’aime beaucoup ma sœur malgré nos mésententes et je souhaite que cette découverte soit enrichissante pour l’une comme pour l’autre.
— Bien, alors il me faudra trouver une escorte pour les y accompagner, soupira malgré elle la vicomtesse.
— Faites comme vous entendez, mère.

Puis il tourna le dos et sortit de la pièce.

***

L’horloge du petit salon sonna dix-huit heures trente. Il était temps pour Émilie de laisser son ouvrage de broderie et de passer à table pour le souper.

Cela faisait déjà trois jours que Sébastien n’était plus là et elle avait l’impression qu’il était parti depuis une éternité. Il s’en était allé si brusquement, sans même la prévenir. Aurait-il été si pressé s’il ne lui avait pas avoué ses sentiments le mois dernier ? Ils marchaient tous deux le long du ruisseau sur le chemin menant au village voisin. C’était là, qu’il avait osé tout lui révéler. Même si elle avait entretenu jusque-là d’étranges sentiments confus pour Sébastien, sa raison avait pris le dessus sur ses émotions. Deux ans avaient suffi à donner assez de maturité à Émilie. L’esprit vif et intrépide de la jeune fille avait laissé place à un caractère instruit et tempéré de jeune femme. Elle relativisait donc plus facilement et profondément ses sentiments. Et cette année, elle s’était surprise à ne plus éprouver tout à fait les mêmes émois à l’égard de Sébastien. Oui, deux ans avaient suffi à faire disparaître son admiration, cette amourette de petite fille. Un an plus tôt, elle se serait peut-être laissée emporter en se jetant dans ses bras, mais ce jour-là, lorsqu’il lui avait avoué son amour déraisonnable, il avait essayé de l’embrasser. Et dans un élan désespéré, elle l’avait giflé.

— Vous ne pouvez décemment pas me faire ça, Sébastien. Vous faites partie de l’Église, vous êtes membre du clergé. Dites-moi que c’est faux, que vous ne pensez pas ce que vous venez de dire ! 

Le désespoir de Sébastien se faisait sentir dans sa voix tremblante.

— Si seulement ! Malheureusement si, Émilie. Vous êtes devenue si…, il hésita, ne sachant pas mettre de mots sur ce qu’il pensait d’elle. Vous êtes une femme si merveilleuse et si pleine de fougue. Je ne peux m’enlever ces affolantes pensées de la tête. Le Seigneur même ne peut plus m’aider. Et j’ai pourtant prié, supplié qu’il me vienne en aide. Je vous aime Émilie, pourquoi me le défendrais-je ? 

Ce jour-là, Émilie fuit son cousin, en larmes. Elle avait passé toutes les journées suivantes à essayer d’éviter Sébastien, et celui-ci partit sans même lui dire au revoir.

La clochette que madame de Fontmarcy s’empressa de faire tinter sortit soudain Émilie de ses songes.

— Apportez-nous la suite du dîner, Félicité. Nous n’allons pas rester toute la soirée à table. 
— Très bien Madame, je débarrasse. 

Un silence, que seules les allées et venues de Félicité arrivaient à perturber, régnait autour de la table de la salle à manger. Émilie arrivait si bien à se concentrer sur le tic-tac de l’horloge, qu’elle en oubliait même le grincement des couverts que Solange avait l’habitude de faire entendre à chaque repas.

— Maman, n’avions-nous pas à nous entretenir ? demanda Solange de sa voix aiguë.
— Solange, vous me rejoindrez dans le boudoir après dîner. J’ai en effet certaines choses à vous dire.