L'Ange des Sept Mers - Tome 2 - Sandrine Barbier-Lombardy - E-Book

L'Ange des Sept Mers - Tome 2 E-Book

Sandrine Barbier Lombardy

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Beschreibung

Armand, capitaine de l’Ange des sept mers, s’efforce d’élever sa fille Héloïse, débordante de vie. Quand l’enfant déploie ses ailes et s’envole vers le seul homme qui lui est interdit d’aimer, alors qu’elle tentera de lui transmettre sa passion pour la musique, les cours de cordes se transformeront bien vite en un tout autre apprentissage. Un concerto enivrant dont elle aura bien du mal à se passer. Mais la jeune femme devra se confronter à ses pires démons avant de trouver le véritable bonheur. Saura-t-elle dompter ses passions et s’accomplir en tant que femme ? Prenez place à bord de l’Ange des sept mers, des anges et des démons, et venez naviguer sur un océan d'émotions le temps d'une lecture palpitante et romantique.


À PROPOS DE L'AUTEURE 


Originaire d'un petit village auvergnat, Sandrine Barbier Lombardy se passionne pour l'écriture dès le collège, période pendant laquelle elle rédige ses premiers récits réservés à ses proches. Grande passionnée d'histoire, c'est bien plus tard qu'elle décide de se lancer dans l'écriture d'une magnifique saga romantique historique, L'Ange des Sept Mers. Grâce à sa richesse d'écriture et sa plume luxuriante, Sandrine nous offre les aventures de personnages aux caractères authentiques, une histoire originale au rythme haletant dont on ne peut se décrocher.

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Sandrine

BARBIER LOMBARDY

De la même auteure

Une maison oubliée

L’ange des sept mers – Tome I

Cet ouvrage a été composé et imprimé en France par les éditions La Grande Vague

3 Allée des Coteaux, 64 340 Boucau

Site : www.editions-lagrandevague.fr

ISBN Numérique : 978-2-38460-051-9

Dépôt légal : Novembre 2022

Les éditions La Grande Vague

À ma sœur Sonia,

à mes parents Suzanne et Jean,

à mon mari et mes enfants.

Préface

Si le Tome I de L’Ange des sept mers m’a demandé beaucoup travail de recherche pour être en phase avec l’Histoire de France, ce Tome II a exigé tout autant d’implication. Dès le premier chapitre, je me suis retrouvée à randonner pendant des heures sur cette formidable encyclopédie que se révèle être Internet. Tout cela pour écrire une phrase, un paragraphe. C’est ce qui rend l’écriture passionnante. Écrire est donné à tout le monde. Chacun a la possibilité de sortir ce fabuleux imaginaire de sa tête en le mettant sur papier. Le plus difficile, toutefois aussi extraordinaire à mes yeux, est ce travail de recherche permettant d’apprendre un peu plus tous les jours : de s'améliorer en écriture, d'enrichir son vocabulaire, de faire le tour du monde pour visiter des lieux improbables, de se forger sa propre opinion sur l’Histoire de France, sur la nature humaine, sur des sujets philosophiques graves qui ont toujours cours au XXIe siècle.

À travers ces quelques lignes, je tiens aussi à remercier La Grande Vague éditions ainsi que mes correctrices Odile Barbier et Sandra Couturier-Fragoso sans lesquelles ce livre ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui.

Enfin, ce roman est la continuité logique de ce qui devient maintenant une saga familiale historique, la petite histoire dans la grande Histoire.

Je vous souhaite à tous bonne lecture et bon voyage à bord de L’Ange des sept mers.

“L'amour et un noble cœur ne font qu'un, et quand l'un ose aller sans l'autre, c'est comme quand l'âme abandonne la raison.”

Dante Alighieri

(Durante degli Alighieri dit « Dante »)

Poète, écrivain, penseur et homme politique florentin (1265-1321)

Prologue

Château de Camarsac, printemps 1745.

— Écoutez bien mademoiselle. Concentrez-vous sur le métronome, conseillait le maître de musique Giovani Longhi en s’adressant à Héloïse.

Elle tenait fermement dans ses mains le violoncelle et l’archet offerts par son père l’année précédente pour ses dix ans. L’instrument de musique paraissait énorme dans les bras menus de la fillette.

En face d’elle, Marco, le jeune neveu de Giovani, tout juste âgé de six ans, s’agitait sur son tabouret. Malgré les cours fréquents de son oncle auxquels il assistait avec la « fille du capitaine », il n’arrivait pas à se concentrer aussi bien qu’Héloïse. Aussi éprouvait-il une grande jalousie en voyant son oncle féliciter la fille bien sage de Camarsac.

Marco saisit son archet et asséna de grands coups sur les cordes de son violoncelle. Il entreprit de taquiner Héloïse en le frappant cette fois-ci sur l’instrument de la jeune fille.

Giovani se leva brusquement de sa chaise pour saisir « l’arme » de l’enfant :

— Smetti di fare il bambino, ragazzo ! (Cessez ces enfantillages, mon garçon !) grommela-t-il.
— Me ne frego ! (Je m’en frotte !) cria l’enfant en repoussant d’un coup sec son violoncelle qui tomba sur le sol provoquant un énorme fracas.

Marco courut se réfugier à la cuisine dans les jupons de Marie-Laure.

Devant la scène, Héloïse leva les yeux au ciel en soupirant :

— Ce garçon est décidément stupide !

CHAPITRE 1

La famille

De retour en France après plusieurs années sans nouvelles de son père, Héloïse fit d’abord halte à Séverac-sur-Cère.

En ce mois de juin 1759, elle profita de sa visite pour fêter son vingt-cinquième anniversaire en compagnie de ses cousins.

Sébastien et Claire de Fontmarcy étaient les heureux parents d’une famille nombreuse. François, l’aîné, entré à l’École d’officiers de la Marine à Brest, avait quitté le domicile familial depuis plusieurs années. Quant à Juliette et Marie-Louise, les jumelles de dix-sept ans, elles étaient prêtes à être mariées. Cependant, dans le château résonnaient toujours des voix d’enfants, celles des derniers adoptés : Bertille douze ans, Martin neuf ans et deux nouvelles petites filles de quatre et cinq ans.

À son arrivée, Héloïse s’attendrit devant le tableau de ces deux dernières tenant dans leurs bras menus des chatons en guise de poupées. Elle pensa alors à ses propres enfants, quasiment du même âge, restés avec leur père en Toscane.

La jeune femme aimait tendrement les membres de la famille de Fontmarcy, cousins directs de sa mère Émilie de Langeac, qu’elle avait si peu connue. Ces derniers temps, elle s’était fait la promesse de leur rendre visite le plus souvent possible malgré la distance qui les séparait. Après être restée de longues années sans les voir, Héloïse fut accueillie telle une reine. Lors de sa dernière venue, elle était encore une toute jeune fille de seize ans. Son père, souvent en voyage à l’étranger, la laissait livrée à elle-même à Camarsac. Malgré la compagnie des domestiques du domaine, elle ressentait le besoin de voir sa famille. Ses souvenirs en ces lieux restaient ancrés dans sa mémoire de manière indélébile. Elle avait encore en tête la voix de son cousin lui racontant plusieurs anecdotes à propos de la jeunesse de sa mère. Ce dernier s’était plu à peindre le tableau de toute l’enfance d’Émilie entre les murs de ce château. Et de ces révélations, Héloïse en avait grandement besoin. elle n’abordait la vie de cette mère qu’elle avait si peu connue et des circonstances de son décès avec son père. Le sujet restait prohibé : un secret enfermé dans une boîte dont seul le capitaine de Montreux détenait la clef. Curieusement, le vicomte de Fontmarcy semblait trouver des circonstances atténuantes au silence du comte de Montreux, ce qui peinait davantage la jeune femme.

L’ancienne chambre de sa mère, où Héloïse avait séjourné lors de sa dernière visite, était devenue celle des jumelles. Afin de loger ses sept enfants, le vicomte de Fontmarcy avait dû réaménager une bonne partie des pièces du château. Voilà pourquoi Sébastien l’installa dans le petit salon, transformé depuis peu en chambre d’invités.

Il fit poser les bagages de la jeune femme et engagea la conversation :

— Votre maman aimait beaucoup les livres. Elle passait le plus clair de son temps ici.

Héloïse fit le tour de la pièce d’un seul regard pour constater les nombreux changements apportés. Seule la table guéridon était restée, déplacée dans un angle. Le sofa avait disparu, laissant place à un lit de coin en bois de noyer. L’espace d’un instant elle eut la vision de François et d’elle, enfants, en train de jouer sur le tapis central.

Puis elle s’adressa à son cousin en se tournant vers lui :

— Sébastien, c’est parfait !
— Nous dînons dans une heure environ, je vous laisse vous installer.

Sébastien s’apprêtait à tourner les talons, mais il modéra son élan. Son large sourire marquant plusieurs rides supplémentaires depuis la dernière visite d’Héloïse, il ajouta :

— Oh, et je suis très heureux que vous soyez venue nous rendre visite ma chère cousine.

Héloïse lui rendit son sourire puis s’assit sur le lit.

Une fois seule dans la chambre, elle ferma les yeux pour mieux se remémorer ces après-midi passés avec son cousin François, à jouer des heures sous la surveillance bienveillante du vicomte de Fontmarcy. Puis son esprit s’évada jusqu’au jour du 1er juin 1738, la veille de ses quatre ans. Les souvenirs revenaient par bribes. Elle se voyait dans la petite église de Séverac qui lui paraissait si grande à l’époque. Son père lui tenait la main. Il lui avait promis la veille qu’ils partiraient à Sainte-Claire. Elle se rappelait que les yeux bleus de son père n’étaient plus aussi étincelants qu’avant. Le regard s’était teinté de gris, vidé de toute luminosité. Et les cernes rouges entourant ses yeux ne faisaient qu’ajouter encore plus de meurtrissures, signes évidents de la peine et de l’épuisement de l’homme en pareille situation. Elle se rappelait que dans cette si petite église, il y avait tant de monde : probablement tous ses cousins, sa Manna qui n’en finissait pas de pleurer et quelques autres personnes dont les visages étaient effacés de sa mémoire. Puis, après l’enterrement, ils se rendirent immédiatement à Bordeaux pour embarquer sur L’Ange des sept mers.

Ils s’étaient installés deux ans à Sainte-Claire. Héloïse avait surtout passé son temps à jouer entre les tiges ligneuses de canne à sucre, sans aucun enfant de son âge pour partager ses jeux. Puis du jour au lendemain, son père avait décidé de revenir en France. Il l’avait confiée à ses cousins, « le temps de régler quelques affaires » avait-il dit. La jeune fille était alors restée sous la bonne garde de Sébastien et Claire de Fontmarcy, élevée pendant un an et demi avec son petit-cousin François. Puis un souvenir plus net la perturba : le jour où son père était venu la chercher. Comme à son habitude, elle jouait sur le tapis avec François, alors âgé de quatre ans. Le capitaine de Montreux revenait d’un long périple en Inde. Il était resté plusieurs minutes à considérer François avec effroi et Sébastien s’était alors adressé à lui avec cette phrase incompréhensible : « Il est des évidences que l’on ne peut nier, mon ami ! »

Puis, Héloïse finit par secouer la tête pour mieux s’enlever tous ces souvenirs funestes de la mémoire. Elle se prépara pour le souper et rejoignit ses cousins dans la salle à manger.

Les rires des enfants résonnaient dans la grande salle commune. Le dîner fut servi par Félicité restée fidèle à la famille de Fontmarcy en dépit du décès de madame la vicomtesse, la mère de Sébastien qui l’avait sortie de la misère malgré son côté acariâtre à l’époque. La vieille fille, âgée maintenant de soixante-deux ans, allait et venait de la cuisine à la salle à manger avec soupières, saladiers et autres plats garnis d’omelettes, de légumes cuits au bouillon et de charcuteries. Rien ne semblait fatiguer cette domestique, employée au sein du château depuis quarante-cinq ans.

La famille de Fontmarcy n’était sûrement pas de ces nobles sans le sou. Bien que le couple s’investît corps, âme et bourse au bon fonctionnement de l’orphelinat de Cères, le patrimoine dont avait hérité Sébastien et ses investissements à la bourse de Parispermettaient à la famille de vivre confortablement. Ainsi, les repas chez les Fontmarcy demeuraient toujours copieux et succulents.

Après quelques tranches de jambon sec, d’omelette et une bonne soupe de légumes au pain, Héloïse était rassasiée. Il restait pourtant à déguster cette merveilleuse tarte aux fraises cuisinée si délicatement par Félicité. Afin de faire patienter un peu son estomac prêt à déborder, elle engagea la conversation avec ses hôtes :

— Je me réjouis de faire partie de votre famille, chers cousins ! Votre table est toujours très bien garnie et les mets sont délicieux.

Puis, se tournant vers Félicité qui dressait la table avec les couverts pour le dessert, elle ajouta :

— Félicité, grand Dieu, comme votre prénom vous va à ravir, vous méritez toutes nos félicitations.

Claire sourit et posa sa main sur le bras de la cuisinière.

— Notre Félicité est une grande fierté, répondit-elle à Héloïse.

Elle observa tendrement sa maîtresse de maison et poursuivit :

— Elle fait partie des murs du château, silencieuse, si prévenante, agréable à souhait. Je remercie le ciel de nous avoir donné la chance de l’accueillir sous notre toit. Que ferions-nous sans vous Félicité ?

Gênée par tant d’éloges, la servante se contenta d’acquiescer avec une courte révérence, accompagnée d’un petit « merci madame ». Puis elle poursuivit son service en découpant les parts de tarte aux fraises.

En remplissant les verres de la bonne cuvée 1752 de Camarsac offerte par le capitaine de Montreux, Sébastien interrogea sa cousine :

— Des années que nous n’avions pas eu le bonheur de votre présence à cette table. Alors dites-nous, quelles sont les nouvelles de la villa di Verrazzano ?

Héloïse prit son verre de vin et s’installa plus confortablement sur son siège.

— Pour commencer, le petit Giovani, mon dernier-né, fait la joie de ses parents et de son frère. Ensuite, le domaine peut se réjouir, depuis l’an passé, de produire un des plus grands crus de Toscane, qui fera certainement fondre vos palais et crever de jalousie notre ami Yves.

Sébastien se mit à rire tout en certifiant :

— Oh madame, je ne suis pas sûr qu’un vin italien arrive seulement à nous faire oublier les grands crus de Camarsac. Si seulement votre père pouvait vous entendre !

Héloïse marqua sa colère en fronçant les sourcils. Elle répondit gravement :

— Mon père n’a que faire de ses vignes et de celles de son gendre. Il est bien trop préoccupé à naviguer sur les mers et les océans pour se rendre compte que sa véritable ancre reste ici, sur notre continent !

Un silence glacial s’installa. Même les jeunes enfants arrêtèrent de rire et de jouer face à tant de sérieux. Puis Claire adoucit l’ambiance pesante, suspendue de longues secondes au tic-tac de l’horloge du salon :

— Cette tarte aux fraises est divinement bonne Félicité, j’en reprendrais volontiers une part !

Héloïse prit conscience du froid qu’elle venait de jeter par tant de franchise. Elle força un sourire qui dissimulait ses dents serrées par la colère, puis tendit son assiette encore pleine de petits morceaux de fraises et de pâte.

— De même Félicité, s’astreignit-elle à demander pour apaiser l’ambiance.

***

La semaine suivante, Héloïse demeurait chez ses cousins. Comme elle le faisait systématiquement lors de ses voyages, elle préféra se munir de son violoncelle et de ses carnets de partitions dans les bagages plutôt que d’encombrantes toilettes qu’elle considérait bien inutiles en province. C’est ainsi que chaque soir, pour le plus grand bonheur de la famille de Fontmarcy, Héloïse jouait des extraits de Bach, Vivaldi et Scarlatti. Lors de ces soirées, jamais plus le nom du capitaine de Montreux ne fut prononcé. Le couple de Fontmarcy applaudissait fièrement leur cousine, félicitant la musicienne accomplie pour ses talents.

Vint le moment des aurevoirs. Si Héloïse était venue en France ces jours-ci, c’était surtout pour se rendre à Camarsac car elle savait que son père devait y séjourner. Et elle avait grandement besoin de le voir, de lui parler, de le harceler de questions. Maintenant mère de deux enfants, femme accomplie, aimée et aimante, elle ressentait la nécessité de connaître tout de son passé et surtout l’intégralité de celui de sa mère. Non pas de la bouche de Sébastien, mais bien de celle de son père.

CHAPITRE 2

Manna

Il fallait au moins deux jours pour se rendre de Séverac à Camarsac. Non seulement Héloïse n’avait pas jugé nécessaire de s’encombrer de trop de bagages, ce qui allégeait considérablement la voiture, mais en plus elle refusait systématiquement la compagnie de domestiques. Elle aimait son indépendance, donnant de grands soucis à son époux qui aurait été rassuré qu’elle fît ce si long périple de Toscane en France, accompagnée d’au moins une camérière. Ce dernier, féal et dévoué, ayant grandi avec une sœur aînée encore plus têtue et perspicace que sa femme, se montrait plutôt respectueux de la gent féminine et acceptait à contrecœur les volontés de sa dulcinée.

Le cocher avait pris quelques risques en forçant ses chevaux à accélérer l’allure afin que la jeune femme arrivât à destination avant la tombée de la nuit. S’il voulait toucher l’intégralité de son salaire, il devait obéir aux ordres sévères que la comtesse lui sermonnait à chaque pause durant le trajet. Il fallait déjeuner vite, dîner rapidement, se lever tôt, ne pas perdre un instant pour des futilités, se presser de reprendre la route. Du haut de ses vingt-cinq ans, Héloïse était dotée d’un sacré tempérament. Elle ne se laissait pas marcher sur les pieds, quitte à écraser ceux des autres. Elle n’avait pourtant pas bien hâte de retrouver son père, malgré cela, elle devait impérativement parler avec lui. Or cette conversation était depuis trop longtemps repoussée. En revanche, la personne qu’elle s’impatientait de revoir était son ancienne gouvernante. Indéniablement, sa Manna demeurait celle qui lui manquait le plus ; Annabelle ainsi qu’Yves et Marie-Laure, même si cette dernière avait quitté le château de Camarsac depuis une bonne dizaine d’années. Malgré sa timidité, la cuisinière du château avait réussi à trouver un mari. Il s’agissait de l’un des vendangeurs de Camarsac avec lequel elle avait déjà six enfants. La famille logeait maintenant au village.

Le soleil se couchait tard en cette saison estivale, rosissant un ciel légèrement nuageux au-dessus des vignes à perte de vue. Grâce à l’allure folle des quatre chevaux au cœur de ce paysage qu’elle reconnaissait, Héloïse arriva au domaine de Camarsac peu avant la tombée de la nuit.

Yves fut le premier à l’accueillir. Après une longue accolade avec son ami, elle lui confia ses bagages et entra dans la bâtisse. En pénétrant dans le grand salon, elle constata une maison silencieuse. Le seul bruit perceptible était celui de ses pas sur le carrelage résonnant à travers la pièce. Elle pensa alors que ce silence contrastait nettement avec les rires de ses petits-cousins qu’elle venait de quitter. Ne trouvant pas Annabelle, elle leva la tête en direction du palier ouvert de l’étage. Son regard s’arrêta juste en dessous du garde-corps. Sur le grand mur de pierres blanches, le portrait à taille réelle de sa mère semblait veiller sur tout le château. Cette peinture de François Boucher réalisée peu avant le décès de la comtesse, la faisait apparaître entière, debout, accoudée au socle de la statue de Psyché ailée du parc de Camarsac. L’artiste avait su donner du relief à la tenue en mettant en valeur une superbe robe de taffetas gris parsemée de nœuds de satin. Il s’était même appliqué à magnifier les roses violacées à ses pieds, rappelant parfaitement la couleur des rubans. Émilie de Montreux était représentée avec grâce. Sa beauté naturelle illuminait le portrait bien plus que la robe peinte par l’artiste avec application et sens du détail. Cependant, malgré les talents du peintre pour la rendre plus gaie, ses yeux restaient perdus dans le vide et son sourire forcé.

Héloïse contempla l’œuvre longuement, caressant l’espoir de voir sa mère en sortir et la serrer dans ses bras, lui dire combien elle l’aimait et tant elle lui manquait. Elle constata à quel point elle lui ressemblait, bien qu’elle eût hérité des yeux de son père. Le portrait de la comtesse de Montreux avait été réalisé environ un an avant son décès, alors que sa mère était à peine plus jeune qu’elle. Sa rêverie s’arrêta lorsqu’elle entendit la porte de la cuisine claquer. Héloïse tourna directement la tête. Annabelle lui tendit les bras, un sourire radieux illuminant son visage :

— Héloïse, ma chère enfant. Quelle joie de vous voir enfin, après tant d’années !

Les yeux de la vieille femme brillaient de tendresse. De petits diamants s’échappèrent même de ses paupières pour glisser sur ses joues. Pourtant presque septuagénaire, Annabelle paraissait bien plus jeune et savait surtout faire preuve de coquetterie. Par ailleurs, les cheveux grisonnants étaient plutôt à la mode. Et Annabelle savait si bien se coiffer que sa toison argentée relevée en plusieurs petits rouleaux « à petits bichons » sur son crâne et agrémentée d’élégantes fleurs de tissu bleu était du plus bel effet et dans la tendance du moment. Après avoir partagé des retrouvailles chaleureuses, Annabelle proposa à Héloïse de s’installer toutes les deux pour dîner. Elle expliqua à la jeune femme que monsieur son père n’arriverait que d’ici trois jours, retenu pour affaires à Bordeaux après son périple en Nouvelle-France. Le fait de ne pas avoir à le rencontrer immédiatement la rassura.

À la suite de ce dîner tardif, Héloïse s’installa dans son ancienne chambre d’enfant. Elle demanda à Annabelle de rester un moment, pour la peigner, comme lorsqu’elle était jeune fille.

Annabelle enleva minutieusement une à une les épingles tenant la coiffure de la jeune femme. Elle prit le peigne afin de démêler délicatement chaque mèche, puis continua en lissant doucement toute la chevelure châtain d’Héloïse, en partant à chaque fois du crâne pour aller jusqu’aux pointes. Un sourire radieux s’afficha sur le visage de l’ancienne gouvernante, accentuant les rides de ses joues. Dans une intonation nostalgique, elle s’adressa à la jeune femme :

— Vos cheveux sont les mêmes que ceux de votre mère, aussi épais et ondulés. Votre maman aimait beaucoup aussi que je m’occupe d’elle de cette manière. Nous passions des heures devant la coiffeuse à parler de vos progrès quand vous n’étiez encore qu’une toute petite fille.

Annabelle posa le peigne et s’apprêta à prendre congé, mais Héloïse l’interpella :

— Non ! Ne vous arrêtez pas Manna, encore quelques minutes s’il vous plaît.

Héloïse aimait tendrement sa Manna. Ces moments intimes, dont seule une mère partage le plaisir avec sa progéniture, étaient depuis longtemps les instants les plus sincères et tendres échangés avec elle. Au-delà des liens du sang, il s’agissait d’une sorte de lien unique de filiation. Sentir le peigne glisser doucement sur son crâne lui procurait un profond bien-être et Héloïse avait cruellement besoin d’apaisement. Elle redoutait de se retrouver dans cette immense chambre, seule, avec ses fantômes qui l’empêcheraient de s’endormir. Elle dut néanmoins se résoudre à laisser Annabelle sortir de la pièce. Elle enfila sa robe de nuit, laissa trois bougies allumées afin de ne pas être complètement dans le noir, puis s’installa sur le lit. Elle en était persuadée : elle ne trouverait pas le sommeil cette nuit.

Les trois jours suivants, Héloïse les passa aux côtés de Marie-Laure et sa famille. Chaque matin au lever, Camarsac paraissait si grand et vide qu’elle ne pouvait rester une minute de plus entre ses murs. Et puis le château lui rappelait tellement de mauvais souvenirs qu’elle refusait l’idée d’y passer ses journées à attendre la venue de son père.

Le capitaine de Montreux arriva tard dans la nuit. Il savait que sa fille était déjà là depuis plusieurs jours. Il ne voulut toutefois pas la réveiller. Il appréhendait presque autant qu’elle leurs retrouvailles. Lorsque l’aurore apporta le matin, il mit un long moment avant d’annoncer sa présence, peut-être aussi parce qu’il n’était plus seul depuis quelque temps et qu’il partageait son lit avec une nouvelle épouse. Armand l’avait ramenée de son dernier voyage à Jacmel. La jeune femme n’avait que vingt ans et il s’inquiétait de ce que pourrait penser Héloïse de ce remariage sans l’avoir consultée.

CHAPITRE 3

Bella

Jacmel, mai 1758.

La Guigne venait de mourir, emporté par sa mauvaise vie d’ivrogne qui lui avait valu une bonne cirrhose.

Sa femme étant partie depuis longtemps dans les bras d’un autre bienheureux, il laissait derrière lui ses quatre enfants orphelins. La plus grande, Isabella, que tout le monde appelait affectueusement Bella, devait s’occuper depuis trois ans déjà de ses cadets : trois garçons âgés de seize, douze et onze ans. Du haut de ses dix-neuf ans, la jeune femme n’avait pas pris le temps de fonder sa propre famille, restant fidèle à son rôle d’aînée et à son papa qu’elle aimait plus que tout. En revanche, elle détestait cette femme, cette « mère » qui tenait ce nom que du fait qu’elle était la génitrice de la fratrie. Plutôt très belle mais surtout volage, perverse et attisant la convoitise des riches bourgeois en mission dans la région, elle passait son temps à écumer les lits de ces hommes afin de grossir sa bourse. Debbie, malgré le fait qu’elle eût épousé la Guigne, à l’époque plus pour son portefeuille que par amour, était en vérité une fille de joie. Et hormis Bella qui ressemblait un peu à son père, quiconque connaissant la vie de cette femme pouvait se douter que les garçons étaient nés de pères différents. La Guigne le savait, cependant il aimait tellement sa Debbie qu’il fermait les yeux. Il élevait tous ses enfants de la même manière, même s’il avait une petite préférence pour sa grande fille. Il aurait pu leur offrir une meilleure vie mais son goût pour les beuveries sur le port le faisait dilapider depuis longtemps le peu d’argent qu’il arrivait à ramener au foyer.

Tout l’équipage de L’Ange avait assisté à l’enterrement. Le capitaine de Montreux étant occupé à d’autres affaires, Fayolle avait pris son commandement. En réalité, Armand disposait d’un nouvel équipage sur Le Goéland, vaisseau confié par le vicomte de Morogues1, alors commissaire général d’artillerie à Brest. Morogues était le premier à avoir obtenu depuis peu le titre de président de l’Académie de marine officialisée par le roi Louis XV en 1752. La menace anglaise demeurait très forte. En ces temps de tension après la guerre de Succession entre la France et l’Autriche et les prémices d’une autre guerre encore plus grande, le capitaine de Montreux, sous la couverture du Goéland, officiellement navire marchand et d’expédition, passait depuis des années son temps à surveiller les côtes françaises et celles de ses comptoirs implantés partout dans le monde. Il avait par ailleurs d’autres missions cachées et chronophages, classées « secret défense ». Ses visites à Saint-Domingue se faisaient donc de plus en plus rares et courtes. Dans les colonies, les tensions entre les Anglais et les Français étaient palpables. Elles amorçaient insidieusement la guerre de Sept Ans.

Fayolle connaissait bien la famille de la Guigne et essayait d’aider comme il le pouvait celui qui demeurait un de ses meilleurs amis depuis des années. Il entretenait avec les enfants de la Guigne des rapports presque familiaux, couvrant les gamins de cadeaux dès que sa bourse le lui permettait. Sa petite Bella, son « petit papillon » comme il se plaisait à l’appeler, avait bien grandi. C’était une jeune femme plutôt jolie qui portait très bien son pseudonyme. Grande, la silhouette élancée, ses cheveux blonds libres sur les épaules, son regard de braise, son sourire pétillant, sa démarche franche et déterminée, quiconque connaissait Bella savait reconnaître en elle la beauté d’une âme bienveillante. Il était grand temps pour elle de lâcher ce rôle de « maman » qui ne devait de toute façon pas lui incomber, pensait-il. Et puis, la Guigne était mort et ne laissait qu’un maigre héritage avec ce modeste appartement de bourg. Les garçons étant maintenant dégourdis et prêts à endosser leur rôle de marin comme leur défunt père, le moment était venu pour la jeune fille de voler de ses propres ailes !

À l’issue de l’enterrement, Fayolle s’entretint longuement avec Bella pour connaître ses projets. La jeune femme comptait vendre l’appartement afin de partager la somme de la vente entre ses frères et elle. Ce petit pécule lui servirait à repartir du bon pied. Elle cherchait désespérément un travail de bonne en vue d’être nourrie et logée. Elle se disait qu’en étant embauchée par de riches bourgeois, elle prétendrait peut-être à un salaire lui permettant d’aider encore un peu ses frères.

Attablés tous les deux dans la cuisine du petit appartement, les frères étant déjà avec le reste de l’équipage à noyer leur tristesse dans de nombreux verres de rhum, Fayolle engagea la conversation :

— Ah mon petit papillon, tu es si bonne avec tes frères ! Ton père peut être fier de toi et de la femme que tu es devenue.

Bella, pourtant du genre à beaucoup parler, resta un moment sans voix. Ses beaux yeux noirs paraissaient éteints, son sourire si plaisant d’habitude semblait forcé. Elle trouva néanmoins le courage de répondre :

— Papa ne nous laisse en héritage que la mémoire de sa gaieté et sa joie de vivre. Ce petit logis, cette pièce où nous avons tous grandi les uns sur les autres, est la seule chose qui pourra nous rapporter une petite somme. Je m’inquiète pour Jeannot et Siméon. Ils sont encore si jeunes. Gabin a l’âge qu’avait papa quand il a commencé sa carrière de marin mais mes deux petits frangins : ce sont encore des enfants !
— Mon petit papillon, tu sais que tu peux compter sur moi. Tes frères et toi êtes comme mes neveux et nièces. Gabin est prêt depuis longtemps à nous rejoindre. Quant à Jeannot et Siméon, ils sont assez dégourdis pour intégrer l’équipage en cuisine. Il faut que tu fasses ta vie, Bella ! Tu as dix-neuf ans et à ton âge, ma fille était déjà mariée. Ne t’en fais pas pour tes frères. Ils auront la protection de tout l’équipage de L’Ange. Quant à toi, j’ai une petite idée sur ton devenir ! Le logement du capitaine est disponible la plupart du temps, ici à Jacmel. Entre ses voyages en Inde et ses affaires en France, il n’est pas souvent là. Et tu sais que cette garçonnière, quand Montreux n’est pas là, c’est moi qui la gère. Ma chambre au rez-de-chaussée me suffit et je peux mettre l’étage à ta disposition. Tu auras ta propre chambre et une cuisine assez grande pour envisager d’accueillir tes frères quand ils sont à quai. Qu’en dis-tu ?

Le sourire rayonnant de Bella revint subitement illuminer son visage de porcelaine.

— J’en dis que c’est une idée extraordinaire Fayolle !

Puis en s’enveloppant dans son châle, elle prit un air dépité avant de poursuivre :

— Mais qu’en pensera le capitaine, s’il vient à savoir ?

Fayolle eut un petit éclat de rire et déclara :

— Ma Bella, le capitaine sera ravi de constater que la Renardière est si bien tenue !

Il posa sa main sur le dos de la jeune fille et continua plus sérieusement :

— Ne t’en fais pas Bella, le capitaine comprendra. Il doit bien ça à la Guigne. J’en fais mon affaire.

Le capitaine de Montreux accosta à Jacmel en mai 1758, amenant avec lui à bord du Goéland de nouveaux bourgeois prêts à défier le climat des tropiques pour se lancer dans une nouvelle vie. L’expédition comptait également des missionnaires et un médecin.

À peine eut-il débarqué et foulé le quai que Fayolle se jeta sur lui :

— Ah mon vieil ami, combien de temps sans se voir ? Trois ans au moins ? Que devient votre petite ? S’est-elle rangée finalement ?

Armand était plutôt heureux à première vue de retrouver Fayolle qu’il avait d’ailleurs étreint plus longuement que d’habitude. Toutefois, le fait que ce dernier mît sur le tapis le sujet de sa fille le fit immédiatement prendre une allure distante et froide. Il ne répondit pas à son ami et continua à donner les indications de déchargement à son équipage.

Fayolle était pourtant pressé de parler à son ancien capitaine afin de lui expliquer pourquoi la gamine de la Guigne logeait à la Renardière. Il s’efforça de suivre le pas rapide d’Armand.

— Armand, la traversée s’est bien passée ? Pas eu de tempête ? Oh faut que je vous dise mon capitaine, la Guigne a trépassé il y a deux mois, alors que vous savez, il avait quatre gamins !

Il accéléra le pas pour suivre Armand.

— Et les trois garçons, je les ai pris sur L’Ange. Quant à la fille, ben il fallait bien en faire quelque chose !

Armand s’arrêta net de marcher et se retourna face à Fayolle.

— Fayolle, je suis pressé. Je dois repartir dans moins d’un mois et il faut encore que je me rende à Sainte-Claire alors accouche !

Le vieux marin eut un bref sourire laissant apparaître ses dernières dents.

— Voilà, ben Bella, elle n’avait pas de quoi se loger alors, ben, je lui ai permis de vivre dans la Renardière. Elle cherche une place de bonne, alors !

Armand fronça les sourcils d’étonnement.

— Alors ?

Fayolle poursuivit :

— Alors ben c’est la moujingue de la Guigne, elle paye pas de mine comme ça en la regardant, mais elle est robuste. Et j’me dis, elle ferait une bonne aide pour Marie-Jo à Sainte-Claire ! Capitaine, vous êtes le seul à pouvoir assurer son avenir. Si elle n’était pas la mioche de la Guigne, je ne donnerais pas cher d’elle. Elle finirait probablement fille de joie ici à Jacmel, dans le pire bordel que connaît la ville ! Pitié pour elle. N’avez-vous pas dit que vous veilleriez toujours sur votre équipage ? Cette gamine, elle en est, de votre équipage ! C’est une gosse de matelot de L’Ange !

Armand ne semblait pas particulièrement intéressé par la proposition de Fayolle. Cependant, cette demande l’intriguait. Il questionna alors :

— Quel âge a-t-elle ?
— Oh elle a dix-neuf ans, en pleine fleur de l’âge ! Armand, pitié, laissez-lui sa chance !

Armand fronça de nouveau les sourcils puis répondit :

— Bien ! De toute façon, je dois loger pour cette nuit à la Renardière. La gosse devra se contenter de dormir dans la cuisine. Si cette demoiselle a pris ses aises pendant mon absence, elle devra changer les draps et me laisser me reposer dans mon lit. Ce sera l’occasion de la rencontrer et de voir ce qu’elle vaut comme cuisinière et maîtresse de maison.

Fayolle sauta presque de joie face à cette réponse. Le sourire jusqu’aux oreilles, il affirma :

— Oh ça, ne vous en faites pas, c’est une excellente cuisinière et elle tient très bien le logis. Elle a élevé ses trois frangins la gamine ! J’vous jure capitaine, elle ne vous décevra pas !

Bella était sortie faire les commissions. Grâce au petit pécule que lui avait rapporté la vente du logis familial et à quelques sous que lui donnait Fayolle de temps à autre, elle arrivait encore à glaner sur le marché les poissons fraîchement pêchés et à négocier le prix de quelques fruits et légumes afin d’assurer un festin à son nouveau « père » protecteur. Elle rentra à la Renardière peu avant l’heure du déjeuner. En ouvrant la porte, elle entendit des pas à l’étage. Ce devait être Fayolle, pensa-t-elle. Pourtant, les bruits semblaient provenir de plus d’une paire de pieds. Elle s’inquiéta alors et gravit rapidement les marches pour se rendre dans la cuisine. Elle y découvrit Fayolle attablé avec deux verres de rhum. Elle n’eut pas le temps de l’interroger car il se leva de sa chaise afin de présenter le capitaine de Montreux qui venait d’apparaître sur le seuil de la porte.

Bella pivota face à lui avec hésitation et demeura un moment bouche bée. Elle le dévisagea, s’étonnant de constater qu’il était bien loin du beau capitaine dont elle avait entendu parler depuis son enfance. Elle avait devant elle un homme, plutôt bel homme d’ailleurs, mais dont les sillons aux coins des yeux et de la bouche, les cheveux et la barbe grisonnants et surtout la cicatrice en plein visage, rappelaient aisément que le capitaine écumait les mers depuis près de trente ans. En revanche, sa carrure était encore celle d’un homme gaillard et fort. Après avoir fait le tour du personnage en un seul regard, elle manqua de lâcher son panier en fixant ses yeux bleu profond. Le capitaine de Montreux en personne, le propriétaire des lieux, le capitaine de son père, qui était presque une légende pour elle, se tenait là, devant elle, le regard grave.

L’attitude plutôt froide et distante, il lui lança :

— Veuillez poser ce panier et nous préparer le déjeuner. Et j’aimerais que vous changiez les draps de mon lit. Vous dormirez pour cette nuit sur le sofa de la cuisine.

Bella baissa le regard en signe d’humilité. Elle exécuta sa plus belle révérence et répondit :

— Bien monsieur, à votre service, monsieur.

Puis elle s’affaira à préparer un ragoût avec ce qu’elle avait pu dénicher au marché.

Elle n’osa pas s’installer à table avec eux cependant Fayolle insista :

— Viens ma Bella, tu ne vas tout de même pas rester debout à nous regarder manger ? Viens, installe-toi.

Elle sortit son couvert du buffet puis s’assit à côté de Fayolle, face à Armand.

Tout au long du repas, seuls les bruits de mastication et de couverts dans les assiettes troublaient un silence pesant.

— Ressers-nous de ton ragoût s’il te plaît, ordonna Armand en se redressant sur sa chaise.

Bella remplit copieusement l’assiette du capitaine puis attendit que ce dernier lui fît signe de se rasseoir.

Après avoir englouti la deuxième assiette, le maître des lieux ajouta :

— Il semble que tu sois plutôt bonne cuisinière ! Espérons que tu saches aussi bien tenir un logis.

Bella acquiesça d’un signe de tête. Il lui semblait qu’aucun son ne pouvait sortir de sa bouche. Elle n’était pourtant pas de nature timide d’habitude, mais la présence de l’illustre capitaine de Montreux la déstabilisait.

Elle passa le reste de la journée à lui montrer à quel point elle était une bonne ménagère. Comme il le lui avait demandé, en premier lieu elle changea les draps du lit. Puis elle nettoya et rangea la vaisselle, astiqua la cuisine, fit bouillir de l’eau afin de faire une lessive dans le bac à linge, étendit les vêtements du capitaine au soleil sur le balcon de l’étage pour qu’ils soient secs dès le lendemain matin. Il devait partir à Sainte-Claire juste après le déjeuner et Bella voulait montrer à son probable futur patron qu’il pouvait compter sur elle.

Le dîner terminé et les tâches ménagères de la journée accomplies, elle s’empressa de nettoyer et ranger la vaisselle puis les couverts pour aller se coucher au plus vite. Les minutes défilaient au rythme des ronflements des hommes, signalant à Bella qu’elle ne devait pas traîner car elle se lèverait tôt le lendemain. Elle espérait que le capitaine de Montreux l’inviterait à se joindre à lui pour se rendre à Sainte-Claire.

L’odeur des galettes chaudes sortit Bella de son sommeil profond. Mais bloquée dans ses rêves, elle se rendormit aussitôt en marmonnant quelques mots incompréhensibles. Puis elle sentit une tape sur l’épaule accompagnée d’un « mademoiselle, Bella ». Quand elle reconnut la voix du capitaine de Montreux, elle sursauta et se réveilla d’un seul coup. Elle distingua un léger rictus aux coins des lèvres du capitaine puis il afficha de nouveau son visage sérieux et autoritaire en se redressant.

— Bella, si tu veux m’accompagner à Sainte-Claire, il faudrait te préparer rapidement. Nous partons dans une heure. Il y a des galettes et du café encore fumant. Prends vite ta collation, prépare mes affaires et les tiennes. Nous avons une longue route à faire.

Bella ne put cacher sa joie à cette annonce. Son sourire rayonnait et elle multipliait les révérences en ne cessant de répéter :

— Bien monsieur, à vos ordres capitaine, merci capitaine, je ne vous décevrai pas monsieur. Merci. Merci.

Armand esquissa de nouveau un sourire qu’il eut du mal à dissimuler. Il s’efforça de prendre un air plus autoritaire encore :

— Presse-toi donc Bella, tu me remercieras plus tard, allons !

Bella avait la furieuse envie de prendre le capitaine par le cou pour le remercier de nouveau. Toutefois, cette idée resta dans sa tête. Oser étreindre de la sorte son patron lui sembla déplacé. Elle se tourna alors pour mieux cacher ses rougeurs aux joues.

***

Le voyage jusqu’à Sainte-Claire fut long. La jeune fille, qui n’avait jamais quitté Jacmel, découvrait pour la première fois les terres. Comme sa gaieté était revenue, son tempérament de pipelette avait suivi. Tout au long du trajet, Bella racontait tout de sa vie au capitaine qui lui, restait silencieux. Il lui semblait que ce dernier écoutait ses monologues et s’y intéressait mais en réalité, il était depuis longtemps devenu un homme froid et distant, aigri par la force de l’âge et son statut de veuf. Bella avait malgré tout réussi à le faire rire une ou deux fois en citant plusieurs anecdotes burlesques concernant son père.

Alors qu’ils s’engagèrent sur un chemin caillouteux, elle distingua la grande bâtisse du domaine. Elle écarquilla ses yeux et ses sourcils se levèrent d’étonnement.

— C’est ici, c’est bien ici Sainte-Claire, monsieur ?

Armand répondit d’un hochement de tête. Il se mit enfin à parler alors qu’il était resté silencieux pendant plusieurs heures :

— Oui Bella, voilà le domaine que tu auras à gérer. Marie-Jo se fait vieille et avec ses soucis de goutte et sa vue qui baisse, elle n’est plus aussi performante qu’avant. C’est la seule femme ici. Tu seras donc directement sous ses ordres. Et crois-moi, répondre aux directives de Marie-Jo n’est pas une partie de plaisir !

Elle baissa la tête en marmonnant :

— Oh, ce doit être une femme très autoritaire ! J’imagine que je m’en accommoderai. Je suis plutôt quelqu’un de perspicace, je ne la décevrai pas !

Armand arrêta la voiture et tendit la main à Bella pour l’aider à descendre. Malgré cela, la jeune femme se dirigea directement à l’arrière pour prendre les bagages. Elle s’efforça d’abord de porter la lourde valise du capitaine et, constatant que la manière dont elle s’y prenait était plutôt cocasse, elle descendit de la voiture pour mieux l’extraire du véhicule. La charge étant bien trop dure à supporter pour une jeune femme de quarante-cinq kilos, elle tomba à la renverse sur les fesses.

Marie-Jo, qui se tenait déjà sur la terrasse un torchon à la main, se mit à rire. S’adressant à Armand, elle demanda :

— Que nous ramènes-tu là Armand ? Où l’as-tu dénichée cette gosse ?

Tout en tendant la main à Bella pour l’aider à se relever, il commença les présentations :

— Bella, voici Marie-Jo. Marie-Jo, voici Bella. Elle est la fille de la Guigne.

La maîtresse de maison leva les yeux au ciel et marmonna :

— Décidément Armand, ton bon cœur te perdra ! Que veux-tu qu’elle fasse ici ? Une bouche de plus à nourrir ! Comme s’il n’y en avait pas assez… Et du travail en plus ! J’espère qu’elle sait tenir un logis et cuisiner car je n’ai plus vingt ans Armand. Si tu m’as amené cette donzelle pour me donner du travail supplémentaire, ne compte pas sur moi.
— Marie-Jo, calme-toi ! Bella est justement ici pour t’aider sur le domaine. Elle cherchait un poste de bonne à Jacmel et m’a été recommandée par Fayolle, assura Armand.

Marie-jo claqua machinalement son torchon sur son épaule en descendant de la terrasse pour aider Bella à porter les bagages.

Puis elle ajouta avec un rire ironique :

— Ah Fayolle ! Forcément, si elle t’a été conseillée par Fayolle, ce doit être une vraie fée du logis !

En portant sa propre valise et en suivant la maîtresse de maison, Bella tenta à son tour de la rassurer :

— Oh mais madame, c’est que j’ai élevé mes trois frères plus jeunes que moi ! Je n’avais que douze ans quand ma mère a quitté notre domicile. Je sais m’occuper d’un logis et nourrir des hommes. Et c’est sans compter toutes ces années où mon père était saoul la plupart du temps. Avez-vous déjà rasé un homme saoul ? Moi, j’en ai l’habitude. Quant à décrasser son linge souillé, sachez que je n’ai à aucun moment failli à cette tâche. Mon père rentrait souvent sale et puant. Ses vêtements étaient pires que des torchons graisseux et pourtant j’arrivais tant bien que mal à les faire redevenir propres et clairs, en m’acharnant sur la lessive. Et puis…

Bella s’apprêtait à vanter toutes ses capacités dans une longue tirade quand Marie-Jo la coupa court.

— Commence donc par essuyer la vaisselle ! Pour le reste, on verra dans l’après-midi.

Elle lui jeta son torchon dans les mains et la poussa dans le dos pour la rapprocher du bac rempli d’assiettes et de couverts sales.

Puis, se tournant vers Armand, elle demanda :

— Elle est toujours aussi bavarde la gamine ?

Armand souffla un grand coup de désespoir et répondit :

— C’est pas peu dire !

Bella s’accommoda très vite au rythme du travail, ce qui soulagea grandement Marie-Jo. Le soir même de leur arrivée, Marie-Jo l’installa dans une minuscule salle du rez-de-chaussée. Cette pièce exiguë, située à l’arrière de la cuisine, servait de lingerie. Aussi, Bella devait se contenter d’un petit lit de coin en face du bac à linge sale. Une seule fenêtre donnant sur l’arrière de la bâtisse venait éclairer le tout. Heureusement, elle pouvait au moins aérer, car dormir avec les odeurs de linge sale n’était pas des plus agréable.

Le lendemain, en faisant le ménage des pièces, Marie-Jo fit visiter la bâtisse à Bella. Le rez-de-chaussée était destiné à la vie de jour et disposait d’une cuisine, d’un salon et de la lingerie où Bella avait passé la nuit. À l’étage, un palier desservait trois chambres : celle de Marie-Jo et son mari, celle du capitaine, et une troisième que Bella imaginait destinée aux invités.

Elle s’étonna auprès de sa patronne du fait qu’elle n’avait aéré que deux des trois chambres. Sur le palier face à l’entrée de la troisième, Bella, la main posée sur le bouton de la porte, s’apprêtait à ouvrir. Marie-Jo posa sa main sur la sienne en annonçant gravement :

— Ne rentre jamais dans cette chambre ma fille ! Ce sont les ordres du capitaine.

Bien qu’elle fût intriguée par cette mise en garde, Bella se contenta d’acquiescer. Le capitaine de Montreux était un homme mystérieux, silencieux. Elle ne connaissait de ce personnage que les anecdotes racontées par son père quand elle était enfant. Elle se prit à penser qu’il lui fallait percer les secrets de cet homme. Il devait probablement vivre avec des fantômes. Il avait même dû surmonter de terribles choses pour devenir l’être si aigri qu’elle s’efforçait de comprendre.

Le soir, après le dîner, alors que Bella avait fini sa journée et s’était réfugiée dans ce qui lui servait de chambre, elle surprit une conversation entre le capitaine et Marie-Jo. Les murs entre la lingerie et la cuisine étaient si fins qu’elle pouvait entendre tout ce qui se disait comme si elle se trouvait attablée avec eux.

Elle colla l’oreille contre la cloison pour mieux saisir la discussion :

— Des nouvelles de Louis ? demanda le capitaine.
— Pas depuis la dernière fois que tu es venu ici.

Un long silence s’installa, puis Marie-Jo poursuivit :

—  Mais d’après ce que j’ai entendu dire, il est devenu commerçant quelque part en Inde.
— Soit, il en est peut-être mieux ainsi Marie-Jo.

Le silence se fit encore pesant un instant avant que Marie-Jo ne reprenne la parole :

— Et ta fille, que devient-elle ?

Armand mit un moment à répondre :

— Je l’ai mariée au fils d’un ami. Elle semble s’en accommoder et lui aussi.

La discussion traînait en longueur comme si un ange prenait le temps de passer entre chaque question et réponse. Bella sentait bien que la conversation était plutôt tendue.

Puis elle entendit le glissement d’une chaise sur le plancher et le capitaine annonça :

— Bonne nuit Marie-Jo.

Le grincement des escaliers fit penser à Bella que le capitaine montait dans sa chambre. Elle se coucha avec plein d’interrogations et une grande difficulté à s’endormir.

***

Depuis la nuit où elle avait surpris cette conversation entre le capitaine et Marie-Jo, Bella se sentait frustrée. Elle avait beau essayer de comprendre les tenants et les aboutissants, il lui manquait encore beaucoup de pièces au puzzle. Malgré les tâches quotidiennes occupant tout son temps, elle n’arrivait pas à se défaire de la pensée du capitaine. Il revenait constamment dans son esprit. Elle devait à tout prix percer les secrets de cet homme. Il lui fallait connaître ce qui avait glacé son cœur. Car derrière son attitude froide et distante, elle en était certaine : ce capitaine avait un cœur d’or ne demandant qu’à être réparé et pansé de ses blessures.

Comme elle s’occupait du ménage de l’étage ce matin-là, Bella profita de l’absence de Marie-Jo partie nourrir les poules et nettoyer la basse-cour pour oser ouvrir la chambre interdite. Pas trop longtemps, pensa-t-elle. Juste un instant, pour voir la pièce et après je sors vite et je referme.

Elle se donna du courage et ouvrit la porte. Elle découvrit un superbe lit à baldaquin dont les draps étaient parfaitement tirés. Une coiffeuse disposant d’un grand miroir faisait face au lit. Sur ce meuble, une brosse à cheveux en argent, un bac et une cruche en fine porcelaine venaient ajouter encore plus de confort à la chambre. Bella n’avait jamais rien vu de tel ni eu l’occasion de se mirer autrement que dans un petit miroir à main. Le luxe de cette pièce tranchait nettement avec le reste de la maison. Les rideaux du dais étaient faits dans un tissu de jacquard fleuri de roses et deux tapis de laine gisaient de chaque côté du lit. Dans la pénombre au fond de la chambre, elle distingua une commode de bois brun. Son regard fut attiré immédiatement par un petit coffret serti de fleurs en argent posé dessus. Elle jeta un coup d’œil rapide dans le couloir pour s’assurer que quiconque ne pouvait la surprendre puis s’approcha de l’objet. Quand elle l’ouvrit, une douce musique se fit entendre. Elle referma immédiatement la boîte en lâchant contre son gré :

— Miséricorde !
—