L'angle mort du rêve - Nétonon Noël Ndjékéry - E-Book

L'angle mort du rêve E-Book

Nétonon Noël Ndjékéry

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Beschreibung

Avec son idée d’attrape-rêves électronique, Bertrand Nef est la cible des railleries de ses condisciples. Étudiant à l’École Polytechnique fédérale de Lausanne, il est pourtant persuadé de tenir, avec cette machine capable d’enregistrer puis de restituer les rêves en vidéo, l’idée du siècle. Lorsque deux français s’installent par hasard à sa table un midi, faisant preuve d’un intérêt inespéré, notre narrateur suisse s’empresse de leur expliquer son projet. Guy et Luc sont frères, et sont, surtout, de riches héritiers souhaitant se faire un prénom... L’étonnant projet de Bertrand pourrait bien être le tremplin qu’ils attendaient. Mais l’aversion de Bertrand pour les Français en général pourrait bien faire capoter le projet. Cette haine viscérale, il l’a héritée de son ancêtre – à qui il doit également son prénom –, Camille-Bertrand, Garde suisse au service de Louis XVI, qui avait eu la langue tranchée en public pour avoir entonné un chant interdit. 

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Moundou au Tchad, Nétonon Noël Ndjékéry s’est spécialisé en informatique après des études supérieures de mathématiques. Il a longtemps travaillé dans une entreprise industrielle basée en Suisse. Depuis avril 2021, il se consacre entièrement à l’écriture. Il continue de vivre en Europe, mais demeure très attaché à son continent d’origine où il séjourne régulièrement. Après une enfance bercée par l’oralité subsaharienne, il découvre l’écriture qu’il embrasse avec passion. Car c’est la seule manière, croit-il, de vivre plusieurs vies au cours d’une seule. Depuis, il publie des textes où suspense, poésie et humour conspirent pour rendre plus supportable la condition humaine.

Nétonon Noël Ndjékéry a reçu en 2017 le Grand Prix Littéraire National du Tchad pour l’ensemble de son oeuvre. En 2022, il a remporté le Prix Hors Concours et le Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire pour son roman "Il n’y a pas d’arc-en-ciel au Paradis", également lauréat du Prix Lettres frontières 2023.

Du même auteur : "Il n’y a pas d’arc-en-ciel au Paradis", roman, 2022 ; "Au petit bonheur la brousse", roman, 2019 ; "La Minute mongole", nouvelles, 2023



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Nétonon Noël NDJÉKÉRY

L’Angle mort du rêve

La collection « Fictions d’Europe » est née d’ une rencontre entre la maison d’édition La Contre Allée et la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société. Désireuses de réfléchir ensemble au devenir de l’Europe, La Contre Allée et la MESHS proposent des récits de fiction et de prospective sur les fondations et refondations européennes.

Emmanuelle Poulain-Gautret, directrice de la Maison Européenne des Sciences de l’Homme et de la Société.

1.

Ce jour-là, le soleil bradait ses rayons. J’étais attablé seul sur la terrasse de la Banane, le restaurant universitaire de Lausanne. Comme d’habitude, mes condisciples m’évitaient de peur de se voir embarquer dans un trip qui me consumait les méninges autant qu’il me siphonnait la salive : créer un attrape-rêves électronique. Les magnanimes m’appelaient « Bébé Tournesol ». Les autres, « Grand Manitou des chasseurs de songes ». Les premiers comme les seconds ne supportaient plus de m’entendre m’épancher sur ce qu’ils qualifiaient au mieux de « douce illusion ». Du reste, dès que j’avais le dos tourné, les toqués de Tintin et les spécialistes des Sioux se rejoignaient pour se gargariser de rires à mes dépens.

Mais là, ce qui m’accaparait, ce n’étaient ni mon projet de piège à rêves, ni les ricanements associés dont l’écho me laissait désormais froid. Et pas non plus l’azur ondoyant dont la lumière de juin parait les vagues du lac Léman. La scène qui m’accaparait se déroulait au ras du gazon.

Une étudiante lézardait au soleil à une dizaine de mètres de moi. Elle portait un T-shirt blanc, un blue-jean délavé et des sandales à lanières roses. À moitié allongée parmi des consœurs dont le minimalisme vestimentaire faisait la part belle à un méli-mélo de piercings et de tatouages, elle arborait sur la poitrine une inscription qui jetait le doute sur la vraie nature des rondeurs livrées au bronzage. C’était un slogan en anglais et sa traduction française qui, ensemble, formaient une ellipse arc-en-ciel en partageant le « S » initial et le « e » final : Silicon free, Sans silicone. Ce qui m’envoûtait, ce n’était pas tant la devise elle-même que l’orgueil des seins qu’elle chevauchait.

Ma respiration devint si accordée à la houle des caractères en italique que j’en oubliais de manger. Mon assiette de röstis finit par se contenter de l’hommage bourdonnant de mouches.

— Vous permettez ?

Je tressaillis. Et avant même d’avoir vu l’importun, je répondis d’instinct :

— Bien sûr ! Je vous en prie.

Je levai le nez et aperçus non pas un, mais deux types qui me fixaient benoîtement.

Balèzes, blonds et bronzés, ils semblaient sortir du même moule. L’un portait une fine moustache, l’autre une barbiche soignée. Ils m’étaient parfaitement inconnus. Cela ne les empêchait pas d’être aussi réjouis de me voir que s’ils posaient pour la pub d’un bar à sourires.

Ils récitèrent à l’unisson :

— Merci beaucoup !

Et ils prirent place face à moi. Peu après, le barbichu déclara :

— Mon frère jumeau s’appelle Luc. Moi, Guy. Et vous ?

— Bertrand ! fis-je.

Nous nous saluâmes de la tête avec la formule de circonstance : « Enchanté ! »

Leur façon de parler, comme s’ils devaient éteindre un feu à coups de postillons, m’avait déjà mis la puce à l’oreille. Puis j’avisai les tranches de pain blanc qu’ils avaient empilées sur leur plateau et un feu rouge s’alluma en moi : « Alerte, Cocoricos ! »

Sans sonder ma généalogie, nul n’imaginerait combien je haïssais ces gens-là…

Noué à la fin du xviiie siècle, un lourd contentieux opposait ma famille à la France éternelle. Suivant nombre de jeunes Suisses de l’époque, un de mes ancêtres, Pius Bertrand Nef, se fit mercenaire au service du roi Louis XVI. Combattant hors pair, il se couvrait de gloire dans la lutte contre les sans-culottes. Il brillait aussi dans les salons mondains où son accent travaillé par les langueurs de son patois fribourgeois et ses manières plutôt rustres suscitaient des fous rires à en perdre sa moumoute. Ses exploits guerriers stupéfiaient les messieurs. Sa carrure de lutteur grec ensorcelait les dames. Ayant débordé de Paris, sa renommée l’avait précédé dans les méandres du château de Versailles. Il était si adulé par de puissants courtisans des deux sexes que ses frères d’armes le croyaient bien parti pour conquérir quelque titre de noblesse. Il était de notoriété publique que le roi savait récompenser ceux qui se montraient disposés à faire remparts de leurs ossements pour préserver son trône.

Et puis, par une nuit floconneuse de novembre, patatras ! Pius se réveilla affligé d’une étrange maladie. Il souffrait de crises de larmes qui épuisaient la science autant que la patience des praticiens. Ce mal tendant à devenir contagieux au sein du contingent helvétique, les plus éminents conseillers de la cour s’en alarmèrent. Ils sommèrent les médecins du royaume d’enrayer cette épidémie avant qu’elle ne neutralise l’ensemble des défenseurs les plus aguerris de l’ordre établi.

Pius fut mis en quarantaine et ausculté sans arrêt. Il apparut vite que le vigoureux Helvète se muait en fontaine de larmes sitôt que la vue d’une bouse de vache, d’une botte de foin ou d’un résidu agraire quelconque le renvoyait aux monts verdoyants ou enneigés de son pays natal. La crise touchait à son pic lorsqu’il entendait l’un ou l’autre de ses compatriotes fredonner le Ranz des vaches, un antique chant utilisé par les bergers fribourgeois pour battre le rappel de leurs bestiaux. Il reprenait le cantique au vol et se répandait en refrains vibrants à filer la chair de poule à une stèle : « Lyôba ! Lyôba… » Dans le même temps, l’eau lui coulait si drue des yeux que, pour l’empêcher de s’assécher sur place, il fallait le forcer à avaler un puissant somnifère à base de valériane.

La monarchie s’attendait à être attaquée sur tous les flancs, sauf sous l’angle lyrique. Si on laissait courir l’épidémie, c’en serait fini du moral des Gardes suisses du roi de France. Des mesures drastiques furent promulguées et appliquées. Les casernes furent expurgées des tableaux montrant une scène rupestre. Les bivouacs de bergers proscrits à proximité des garnisons. Toutefois, la censure ne s’exprimait dans toute sa rigueur qu’au sujet de l’hymne rustique, le Ranz des vaches. Il fut prohibé sous peine de mort.

Dès lors, certains mercenaires suisses, craignant le côté folâtre de leurs rêves, poussaient chaque soir la précaution jusqu’à se bâillonner eux-mêmes pour éviter d’être piégés dans leur sommeil par la nostalgie.

Pius refusa d’en arriver à ce honteux reniement de soi. Mal lui en prit.

Par une nuit de pleine lune hivernale, comme en écho aux loups affamés qui hurlaient à la mort au-dehors, il réveilla toute sa chambrée en entonnant le chant maudit depuis la vallée ensoleillée de ses songes. Aussitôt mis aux arrêts, il fut conduit à l’aube devant ses congénères au complet et au garde-à-vous. Il eut la langue arrachée et se vida complètement de son sang dans de monstrueuses souffrances.

C’est cette mise à mort qui entretenait dans mon lignage l’idée qu’avec l’Hexagone, la barbarie prospérait à nos portes. Que la France s’affuble d’un masque royal, impérial ou républicain, les miens et moi lui vouions une indéracinable rancune. C’est d’ailleurs en hommage à l’aïeul martyrisé que, dans ma famille, chaque génération s’honorait de baptiser Pius ou Bertrand au moins un bébé. Ainsi devais-je mon prénom à cet intangible devoir de mémoire.

Alors un Cocorico à portée de crachat, ça déclenchait, chez nous les Nef, une poussée d’urticaire à tous les coups. Subit et impérieux, ça n’obéissait à rien de rationnel. On naissait dans le souvenir chuchoté de cette langue charcutée. On baignait là-dedans. On respirait par tous les pores le lent pourrissement de l’organe amputé. On supposait qu’il avait dû servir de trompe-faim à un chien errant, d’amuse-gueule à un chat des beaux quartiers ou d’ultime repas à un goret en route pour l’abattoir. Et à la fin, on contractait une répulsion de tous les diables contre les auteurs de la forfaiture et leurs descendants.

Quand je ne pouvais éviter des Cocoricos, je m’efforçais de les tenir à distance. L’un d’eux paonnait-il sur une chaire ? Je m’asseyais au fond de la salle pour répondre à mes courriels. Un autre palabrait-il au beau milieu d’un bal ? Je me rangeais là où la sono donnait la pleine mesure de sa puissance.

Que le Cocorico de service soit Blanc, Black ou Beur ne changeait rien à l’affaire. Son ramage suffisait à nous brûler de haine.

Donc vous m’imaginez, moi, descendant en ligne directe de Pius Bertrand, dévorer mes röstis face à deux Gueules élastiques de première catégorie ! Mon sang ruait dans mes artères. Mes narines se retroussaient avec frénésie et mes poils se hérissaient. L’air commençait à m’être rationné.