L'artisan du diable - Jean Siccardi - E-Book

L'artisan du diable E-Book

Jean Siccardi

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Beschreibung

D'une lutte pour la survie à la cour royale, d'une vie d'artisan à la déchéance, suivez la vie, les voyages et les combats de Jules Pernet dans un roman historique et psychologie époustouflant !

Jules Pernet, un misérable gamin comme tant d’autres sur le port d’Anvers, tente jour après jour de survivre. Il ignore tout ce que le destin lui réserve de meilleur et de pire. Il ne sait pas qu’il sera le relieur d’art personnel de la reine de Belgique ni qu’il connaîtra la descente aux enfers par amour. D’Anvers à l'Angleterre puis la France, en voyageant par le Congo belge, celui qui deviendra « l’artisan du diable » sombrera dans une folie obsessionnelle inspirée par le refus de perdre sa jeune épouse.

Jean Siccardi et Hélène Grosso signent ici un roman magistral et déchirant habité par un personnage extraordinairement attachant, porté par un amour aussi brûlant qu’insubmersible. Ils tissent une trame puissante sur le fil entre le dicible et l’indicible, mêlant une réalité étrange à une impensable vérité humaine et historique. Un livre inoubliable.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Un livre inoubliable" - Philippe Poisson.


À PROPOS DES AUTEURS

Auteur de plus de 70 romans, d’ouvrages poétiques, d’albums pour la jeunesse, de pièces de théâtre, de documents, Jean Siccardi est un auteur prolifique. Il vit dans la montagne grassoise et cultive son jardin de mots auprès d’une nature généreuse et protectrice. Il est publié par de nombreuses maisons d'édition, dont Les Presses de la Cité, Calmann Lévy, Albin Michel, Lattès, Le Rocher…

Auteure de plusieurs contes jeunesse et de recueils de poésie, Hélène Grosso est par ailleurs écrivain public et auteur conseil, animatrice d’ateliers d’écriture, biographe, éditrice... Une expérimentatrice dans le vaste monde du livre.

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Seitenzahl: 230

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Contenu

Page de titre

Remerciements

Exergue

Dédicace

Partie I - Les quais d'Anvers

Anvers, mars 1906.

Anvers, mars 1907.

Anvers, mars 1908.

Anvers s’enfonce dans une monotonie…

Anvers, mai 1908.

Décembre 1909.

Avril 1910.

Printemps 1912.

Le lendemain, départ aux aurores…

Novembre 1913.

Première Guerre mondiale.

Partie II - Le maître des arts

Les soldats du 28e régiment de fantassins…

Qui ose le déranger ?

Madeleine et Fernand Martin attendent…

Marie ! Un papillon fragile…

Le train-train quotidien…

Anvers.

Montfort, février 1926.

Jules ôte la toile de jute…

Paris, août 1926.

Septembre 1926.

Partie III - Le procès

Cour d’assises de la Seine…

Le président procède à l’interrogatoire…

Alphonse Marois, premier témoin à charge…

La France s’est prise de passion…

Le procureur général se lève de son siège…

Jules est las…

La représentation touche à sa fin.

Hôpital psychiatrique de Paris, 1929.

Note des auteurs

Glossaire

Bibliographie et ouvrages cités dans le roman

Le mot de l'éditeur

Bonus littéraire

Dans la même collection

Copyright

Ce qu'en pense la critique
"Un livre inoubliable" -
Merci à la fondation Eugeen Van Mieghem, et tout particulièrement à son conservateur Erwin Joos, qui nous a si chaleureusement accueillis et accompagnés durant notre projet et qui nous a accordé le droit de reproduire en couverture une peinture de la collection privée Eugeen Van Mieghem, exposée à la fondation à Anvers.
« L’art n’est que la justification d’une croyance.Il ne peut être sincère et s’exercer sans arrière-pensée. »
Jean Siccardi
À mon père, Marcel Pernet.
À Jean Vanlishout.
PARTIE I
Les quais d’Anvers
« Pour qu’un Anversois se connecte au monde, il lui suffit de plonger ses mains dans l’Escaut. »
“Om met de wereld in kontakt te komen, hoeft een Antwerpenaar enkel zijn handen in de Schelde te steken.”
Lode Craeybeckx, ancien bourgmestre d’Anvers (1897-1976)
Anvers, mars 1906.
La gifle atteint l’enfant en plein visage. Un étourdissement indéfinissable. Jules s’envole tel un fétu de paille. Une parenthèse. L’éternité précède la réalité violente. Sa tête heurte les briquettes rugueuses du mur de la pièce principale et glisse lentement contre la paroi. Des griffures ocre mâchurent ses joues, tel le sceau de l’ignominie. Un cri de douleur. Un pantin désarticulé glisse contre le pied du vaisselier. Un mince filet de sang s’échappe de sa narine droite. Le gosse tente de reprendre ses esprits. Une petite voix l’incite à se remettre debout, à braver son agresseur, à puiser au fond de son être un courage insoupçonné. Paupières fermées. L’odeur d’une humide poussière ravive son désir de se battre.
À onze ans, on fait de son mieux pour ne pas pleurer. D’aussi loin qu’il s’en souvienne, Jules a toujours connu les coups et n’ignore rien des conséquences désastreuses de l’alcool sur son père qu’il aime malgré ses rudesses. Leur relation se réduit à peau de chagrin. Le débardeur cherche son cadet pour évacuer sa hargne. Son nigaud de fils qu’il ne supporte plus en raison de ses pieds bots, que peut-il bien comprendre des blessures infligées par la vie ? Des histoires de grands…
Pierre, exaspéré, intime à son fils de baisser les yeux. Le garçonnet soutient le regard furibond. Comment réagir devant autant de haine et de mépris ? Jules aurait dû obéir. Le rebelle silencieux, la joue marquée des phalanges paternelles, se relève en s’aidant du banc et tient tête à l’homme le plus craint du schipperskwartier,le quartier des marinsdes docks. Ce gavroche inutile est-il stupide au point d’oser défier le patriarche ? Ce cinquième fils est différent des autres. Le vermisseau possède la peau laiteuse d’une fille, des taches de rousseur sur tout le corps et puis cette chevelure que Leona, sa mère, n’a jamais pu se résoudre à couper. Quant aux yeux bleus du petit, Pierre a la désagréable sensation d’y noyer son âme. À croire que ce mioche est envoûté. A-t-il pactisé avec le diable ou bien ce petit dernier est-il un envoyé de Dieu venu le punir ? Il doit y avoir quelque chose de cet ordre-là. Ses autres enfants plus âgés sont de rudes gaillards, de vrais bagarreurs que Pierre provoque parfois, histoire de rire. Ils n’ont pas peur de cogner ; cela fait partie de l’éducation. Il faut savoir encaisser les coups et les rendre au centuple si l’on veut être considéré. Pierre le débardeur n’a-t-il pas bâti sa réputation avec ses poings ?
Jules essuie d’un revers de manche sa lèvre entaillée. Le vieux saisit la bouteille de gnole sur le buffet tout en fixant son rejeton. Une rasade ! Une chaleur diffuse envahit ses membres et ravive sa rancœur. Qui est le maître ? Il se précipite à nouveau sur Jules. Son élan est brisé par l’éclat de l’acier effilé. Les petits doigts serrent une arme blanche. Le père prend le parti d’en rire. L’aplomb de Jules vaut bien un « cessez-le-feu ». L’ivrogne s’assoit sur un tabouret. Ses paupières lourdes se ferment malgré lui. Sa tête prise dans un étau s’abat sur la table. Trou noir. Immergé dans les méandres d’un coma éthylique, l’agresseur ne bouge plus.
Les forces abandonnent Jules. Son corps : un chiffon dont on fait de misérables poupées bourrées de paille. Sans haine ni rancune, il vient de subir la grossièreté des adultes. Il aurait pu tuer son père ! Et après… Après semble si loin de ses minuscules bras. Faut-il fuir au bout du monde pour exister et être aimé ? Un ronflement confirme que le combat inégal est reporté au lendemain.
Il est tiré de ses pensées par le cliquetis de la clé dans la serrure. Sa mère rentre enfin. Il cache le couteau dans la poche de son pantalon usé jusqu’à la corde et affiche un semblant de sourire pour accueillir cette femme vieille avant l’âge. Le froid, la misère et les soucis ont creusé des sillons dans ce visage flétri. Comment cette femme si douce a-t-elle pu épouser son rustre de mari qui affirme, à qui veut l’entendre, que Jules n’est pas le fruit de ses entrailles. Elle supporte les phrases calomnieuses, insidieuses, les reproches quotidiens, les brimades. La prière, la foi en Dieu l’aident à dispenser le réconfort dont ils ont grandement besoin. La femme regarde avec tendresse ce solitaire, de plus en plus renfermé. Leona l’embrasse tendrement sur le front. Elle ne se permet cette familiarité qu’avec lui. Elle protège son rejeton de son mieux et lui a aménagé une couche dans un coin de la cave, sur une paillasse, près du charbon, loin de ses frères qui le prennent pour souffre-douleur. Ce petit gaillard est différent. Son instinct lui dit qu’il entrera dans la grande Histoire des hommes. Il laissera sa trace.
Jules se glisse dans la rue sombre, et s’assoit sur un muret. Chaque soir, il pénètre des songes rédempteurs, admire les étoiles. Cet océan noir calme son esprit, lui offre des clins d’œil amicaux. Jules accède alors au monde imaginaire où les rires sont possibles et le bonheur partagé. Il désire des explications sur toutes ces lueurs, compagnes de ses nuits. Pourquoi disparaissent-elles le jour ? Quels destins suivent-elles ? Chacune a une histoire, c’est sûr ! La lune le berce et lui octroie le pouvoir de s’envoler. Jules funambule, entre illusion et vérité, apprécie ces moments poétiques. Il raconte ses balades nocturnes à sa mère. Elle l’accompagne dans cet éden.
Tous les matins, Jules subit les brutalités de ses frères. Leona ignore les yeux rougis de son fils et ne fait aucun commentaire. Il se présente devant elle, vêtu de son unique culotte en tweed raccommodée, héritée de ses aînés et d’une veste un peu trop grande qui couvre un pull rapiécé. Une casquette dissimule sa tignasse indomptable.
Le ventre vide, Jules quitte la maison et s’élance dans la rue en direction du port. La légère brise matinale distille les effluves de poissons frais issus de la mer du Nord. Sur les étals, la Noordzee livre ses embruns en même temps que ses harengs, ses turbots, ses limandes, ses lottes de mer ou baudroies, ses crustacés. Cette marée de poiscaille fraîche bien que morte transpire encore la vie. Venue des ports de Zeebruges ou d’Ostende, la marchandise aux écailles nacrées est éviscérée sur place sous le regard approbateur des matous du port. Jules adore les crevettes grises. Mélangées à une pomme de terre, elles deviennent un mets royal.
L’enfant bifurque dans l’une des allées, traverse le marché et ses clameurs, se tourne vers le Steen. L’ancienne prison salue Jules de toute sa hauteur. Entre eux, une histoire d’amitié, de respect, scellée par un pacte silencieux. Depuis 1862, le Steen héberge le musée des antiquités après avoir été une simple maison d’habitation, une scierie puis un entrepôt de poissons. Jules admire l’architecture imposante de ce château du xiiie siècle, traverse le pont, pénètre l’enceinte, grimpe les marches du donjon. Le gardien habitué à ses visites renonce à le chasser. Il descendra et repartira comme il est venu, sans un mot.
Jules, du haut de son perchoir, domine le marché, les clients devenus des marionnettes, l’Escaut et, tout au loin, la Noordzee, la mer du Nord… Elle lui offre la liberté, un voyage qui ne demande qu’à se réaliser. Elle est la sirène et lui le matelot en herbe. « Viens Jules, viens… », chante-t-elle. Il désire ardemment la rejoindre. En ce 2 mars 1906, qui peut bien se soucier de son anniversaire ? Alors aujourd’hui, jour de ses onze ans, il prend une résolution : retourner au marché, embrasser sa mère et se rendre à l’église Saint-Paul qui lui sert aussi de refuge.
C’est décidé : l’enfant raillé, bousculé, bâtira sa gloire comme son père sur les quais. Jules respire grandement. La vie est belle.
Anvers, mars 1907.
La liberté insuffle à Jules une force tranquille dont il est le premier surpris. À bien y penser, il aurait dû s’inquiéter de sa situation… Il a pesé le pour et le contre. Il se languirait de sa mère, la précipiterait dans le chagrin, devrait résister à l’envie de se jeter dans ses bras. Sa disparition serait un crève-cœur pour Leona.
L’idée de rôder autour du vader fait jubiler l’enfant porté par une joie intérieure. Son père Pierre ne pensera jamais à lui mettre le grappin sur les berges de l’Escaut. Ce jeu de cache-cache durera jusqu’à ce qu’il soit un homme pour se frotter aux poings paternels. Apprendre le métier sur le tas malgré son infirmité lui prouvera qu’il est capable de reconquérir l’estime du débardeur.
Plus d’entraves. L’enfant déniche un coin du côté du Koolvliet dans le quartier des marins. Les ruines d’un vieux monastère… le dédale des cloîtres… il passera inaperçu.
Jules déambule sur les quais la nuit, s’imprègne des respirations du port, sa demeure à ciel ouvert. À l’aube, il se mêle à la grande famille des ouvriers et notamment aux enfants des raccommodeuses dont les doigts tailladés tissent la maille, réparent les voiles ou les sacs déchirés. Les femmes présentes sur le port sont une main-d’œuvre bon marché. Ces employées accomplissent un travail exemplaire. En août 1867, le journal Le Courrier de l’Escaut a rédigé un article sur cette pratique et ses conséquences qui avaient tourné à la tragi-comédie. Les femmes dans une lutte sans merci avaient affronté leurs dockers de maris et gagné la bataille à coups de balais et de sabots !
Ce matin-là, Jules rejoint Leen qui vend du genièvre et du café. Moyennant quelques sous ou un peu de pain, le jeune garçon ramasse au sol les grains. À cette époque le port d’Anvers compte deux mille trimardeuses à l’ouvrage dès l’aurore. Jules ne reste jamais longtemps auprès de ces dames qui posent trop de questions. Pas facile de louvoyer sans se perdre dans le mensonge. Jules répond qu’il est le fils de la Marie… Ce stratagème fonctionne bien. Il y a toujours, dans les familles, une Marie… La Marie de Sainte-Anne, la Marie des entrepôts, celle du Grote Markt, la grand-place… Fils obéissant, Jules affirme que sa mère est malade et joue sur la corde sensible des matriarches. Il faut bien « tirer son plan » comme on dit en Belgique. Il lui arrive de chaparder des œufs sur le marché pour les troquer contre un verre de lait. La laitière sillonne le port avec sa carriole attelée à deux chiens et sonne la cloche. Les harengères, les couseuses, les élégantes et les bourgeoises se régalent d’un café au lait qui réchauffe en ces matinées glaciales.
Parmi la faune des canailles, il a remarqué un certain Eugeen, personnage atypique, contemplatif, une trentaine d’années, un bloc, un crayon toujours à la main. Il croque tout ce qu’il voit, intrigue l’enfant qui épie ses moindres faits et gestes. L’artiste fixe la vie des quais d’Anvers sur son carnet à dessin. Jules donnerait sa dernière pièce pour découvrir les croquis. Eugeen a repéré le petit gars aux pieds bots, fait signe d’approcher et tend une feuille enroulée :
– Pour toi…
Jules ne bronche pas et reste sur ses gardes, les mains dans les poches. Traits fins, regard perçant, joues creuses, Eugeen est un petit gabarit pas très musclé. Jules se saisit du croquis, le déroule et balbutie un dank u, merci.
– Van Mieghem… Eugeen van Mieghem.
– Jaspers, répond Jules qui préfère donner une autre identité.
– Zo, Jaspers, ça te plaît ?
– Ja, beaucoup, se contente de murmurer Jules qui reste prudent tout en caressant la silhouette fixée sur le papier. Comment tu fais ? ajoute-t-il finalement sans se rendre compte qu’il tutoie le peintre.
– Jaspers, puise le courage au fond de ta sensibilité pour décrire le monde. L’important est de laisser la trace qui sera tienne. C’est un peu compliqué pour un garçon de ton âge, ja.
– Tu es célèbre ?
– Pas encore ! Mais qui sait, peut-être un jour… Ja kleine man ?
– Ja, mijnheer !
Jules ne verra plus Eugeen, impliqué dans le mouvement artistique de la Libre Esthétique, ouvert aux nouvelles tendances de l’art contemporain international et bien décidé à défendre les talents émergents qui osent rompre avec l’art établi. L’enfant du port d’Anvers ne sait pas non plus que son ami d’un jour a déjà exposé à côté des maîtres de l’impressionnisme : Monet, Renoir et Pissarro.
L’esprit de Jules virevolte au-dessus des navires. Sur les quais, les marchandises s’empilent. Blotti sous une pile de cartons, enroulé dans une vieille couverture, le bonnet tiré sur les oreilles, Jules se bat contre la froidure. Une odeur inhabituelle titille ses narines. Des pas lents et lourds. Jules se tasse, prêt à bondir. À contre-lune, une masse puante peu commode à première vue foule son territoire. Face à face silencieux. L’homme que Jules surnommera plus tard Bompa scrute le gamin tout en chiquant. Les trois dents qui lui restent sont d’un jaune douteux… Une haleine pestilentielle.
– Tu me fais une petite place ?
Jules se recule dans un angle. Bompa sort de sa besace un semblant de dîner et partage quelques sardines trempées dans l’huile, un pain rance et une pomme.
– T’as un nom ?
– Jasper…
Bompa hausse les épaules et s’endort sur un carton.
Le quotidien rapproche ces deux êtres. Sous les haillons du vieillard se cache un érudit qui se découvre un devoir auprès de cet enfant dont il ignore tout. Ce passionné de dessin, d’astronomie, de reliure a croisé la route de Jules. Depuis la mort des siens, Bompa n’a plus goût à rien. Au milieu de voleurs, de mécréants, il ne soupçonnait pas une rencontre avec un tel gosse. Transmettre à cet enfant tout son savoir devient une évidence. Il ne peut le laisser croupir dans l’indigence. Au fil des leçons, Jules excelle. Jamais lassé, avide de comprendre, il assimile en quelques mois la lecture, l’écriture, les notions d’astronomie, se plonge dans les articles de journaux qu’il déniche. Son apprentissage étonne Bompa qui oublie parfois l’âge de son élève.
Les mois passent. Jules a avoué son véritable prénom. Depuis peu le garçon s’est lancé dans la reliure, auprès d’un vieil artisan qui possède son échoppe dans un quartier du centre-ville, la place Blauwtorenplein. Cet ancien compagnon de jeunesse de Bompa forme l’apprenti qui lui donne toute satisfaction. Chacun vaque à ses occupations. Bompa observe. Bompa réfléchit… Sortir l’enfant de la rue… Les quelques piécettes qu’il glane ne suffisent pas à couvrir leur quotidien. Jules refuse obstinément de renouer avec sa famille. Ici sur les quais, il est heureux même s’il pleut, même s’il a froid. Il est pressé de grandir ! Encore deux ou trois ans… Il partira vers d’autres cieux, Bompa l’accompagnera.
Anvers, mars 1908.
Jules du haut de ses treize ans scrute à la lueur des braises son vieil ami. L’hiver est rude. La pluie pénètre les corps jusqu’aux os. Les deux compères sont en permanence trempés. L’humidité et l’odeur de moisi sont tenaces. Leur abri de fortune à la lisière de l’Escaut n’offre qu’une protection dérisoire. Ils changent d’endroit, reviennent… un manège incessant, dramatique. Ils piétinent toujours le même itinéraire, incapables d’aller plus loin que leurs repères entre les bateaux et le phare ; l’errance des exclus. Leurs jambes sont lourdes du poids de l’injustice. La réalité est violente. Ils subissent l’impossible vérité d’être. Des questions sans réponses… des réponses sans interrogation.
Jules ignore ses doutes. Il a choisi sa route sans regret. Depuis quelques jours, il est inquiet. Bompa ne se remet pas d’un coup de froid. Les grogs de lait chaud, d’un jaune d’œuf et d’une rasade de genièvre n’apaisent pas les quintes rauques déchirant les poumons du malade. Il crache du sang dans un mouchoir qu’il lave tous les jours sans parvenir à le sécher. Lorsque Jules tente d’aider son compagnon, ce dernier le repousse en maugréant :
– Va te faire enrager ! Faut pas que tu apprivoises mes microbes…
– Tu as de la fièvre.
– Éteins ce brasier nom d’un zinneke ! Ça ira mieux dans quelques jours. Laisse-moi tranquille, ja !
Jules n’obtempère pas. Ils écoutent le crépitement du bois qui se consume. La couleur rouge fusion réchauffe leur moral en berne. De longues minutes s’écoulent. Le jeune garçon rompt le silence :
– Quel est ton vrai nom ?
– À une époque, on m’appelait Jan.
Le vieillard est amusé par ces questions. Il se rend compte que les rôles se sont inversés. Ce jeune cabochard affrontera des périls sans gémir et sans se départir de son entêtement. La lutte demeure en lui. Jules s’endurcit. La rue est une bonne école pour apprendre à ne pas être aimé. Il faut montrer en permanence son autorité sur le destin. Si l’on sort intact de cette épreuve, aucune tragédie ne peut arriver.
– Tu sais… commence-t-il.
Jan a besoin de souffler un instant, puis il livre un terrible secret, sans lever le regard.
– Je ne souffre pas uniquement d’un froid, d’un koud.
– Je m’en doute, murmure Jules attentif.
Des gens dans le même état, blancs comme des linges avec des toux épouvantables, de fortes fièvres, Jules en croise tant et plus. Les symptômes de Jan ne laissent aucune place à l’optimisme. La tuberculose assassine chaque jour dans les ruelles insalubres qui ceinturent les docks. La phtisie n’épargne pas les pauvres hères et crache sournoisement ses lymphes à la volée. L’adolescent a grandi sans qu’il s’en aperçoive. Il se bat pour leur survie.
– Faut aller au dispensaire ! affirme Jules.
– Jamais, tu m’entends ? Me mettre dans un asile de vieillards, avaler une soupe aigre composée de légumes pourris, ne boire que de l’eau rance sans une goutte de bière, c’est me condamner d’avance. Je ne me pisse pas encore dans les culottes ! Si je dois mourir, ce sera en comptant les étoiles, en choisissant mon heure et le lieu. Ces plaies sont miennes et j’en fais ce que je veux ! Ne compte pas sur moi pour débarrasser de sitôt le plancher.
Il cille des paupières. Ses attitudes faussement innocentes tracassent Jules.
– Tu es mon père, mon confident. Tu m’as prouvé que j’existais.
Les mots de Jules le touchent. Depuis bien longtemps personne ne lui a offert un tel compliment. Une nouvelle quinte se prépare. Une grosse fatigue met fin à la conversation.
Jules alimente le feu toute la nuit afin que Jan baigne dans une chaleur réconfortante. Son cœur saigne à chaque fois qu’une toux rauque secoue la carcasse de son ami. La séparation approche. Une larme roule sur la joue du jeune garçon.
L’aurore découvre deux âmes endormies, les cendres d’un feu éteint d’où s’échappent quelques volutes de fumée. Jules réveillé par le froid bondit hors de sa couche et constate que la poitrine de Jan se soulève doucement. La vie demeure. Jules s’affaire, un brin nerveux. L’unique casserole tombe par terre, laissant échapper l’eau. Jan ouvre un œil, et rouspète :
– Pas fini ce bazar !
Jules bredouille quelques excuses.
– Mon pauvre garçon, tu t’es levé du pied gauche !
– Au moins tu es réveillé, rétorque Jules trop heureux de bousculer son ami. La paresse est l’oreiller du diable, alors lève-toi. On va boire un café au lait brûlant sur le port.
Jan se lève péniblement en s’accrochant à une chaise de fortune. Il cherche son équilibre, vacille, tombe de toute sa hauteur sur la couche et roule telle une chiffe molle sur le sol. Le sang pisse de l’arcade sourcilière. Jules se précipite. À genoux, impuissant, il subit à nouveau l’injustice du destin. Les rides, les joues creusées ; les expressions familières s’effacent. Jan a beaucoup maigri et n’est plus que l’ombre de lui-même. Des taies souillent ses yeux malades et donnent une impression abjecte. Jan s’éveille au trépas :
– Je ne verrai plus le port et ses navires. La mort, ce n’est qu’une halte dans l’existence. Le reste n’est qu’illusion. Je me réveillerai ailleurs parmi les miens. Ils m’attendent… Joséphine… Adriaan.
Joséphine, Adriaan… Quelle importance ? Des prénoms mystérieux. Jules déboutonne l’épaisse vareuse de son ami. Un brin d’air… en vain. Le moribond se vide de son intelligence et de sa raison. La peau se déchire, béante. Jan quitte Jules, mais sa voix et ses gestes errent autour de son élève. Tous deux n’attendaient pas la mort si vite. La faucheuse se délecte de son impitoyable châtiment. Jules ne parle qu’à lui-même. À Anvers, ce jour-là, quelques habitants perçoivent un cri d’outre-tombe. Le chagrin, comme un avis de tempête, a déchaîné une colère noire chez Jules. Il jure à haute voix contre les démons, contre les dieux, chose que son maître lui a interdite. La peste blanche de Jan, arbitraire, inacceptable, a assassiné ce père d’adoption. Recroquevillé auprès du cadavre, Jules jure au défunt qu’il ne l’oubliera jamais.
À la nuit tombée, Jules lave la figure de Jan. Les taches de sang séché maculent ses lèvres. Il coiffe sa tignasse grisâtre en arrière, embrasse sa main décharnée et raidie, couvre la tête d’un sac de jute découpé, dépose une croix sommaire sur la poitrine. « Adieu mon ami. » L’orphelin laisse échapper des sanglots. Le silence. Le terrible silence. Le vide. L’âme qui se perd dans la noirceur des limbes. Lorsque les spasmes du chagrin s’estompent, Jules tourne les talons. Un baluchon sur le dos, une couverture roulée sous le bras, la rage au ventre, il est décidé à quitter cette maudite providence où misère et aliénation vont de pair. Il sera brigand, malandrin, pirate, homme de peu de foi. Rien ne sera plus comme avant. Aucun obstacle ne l’arrêtera. Ceux qui entraveront son chemin subiront ses foudres.
Il se déleste de sa mue et de son insouciance là-bas près de la dépouille de Jan. Il devient un individu féroce. Quelques secondes suspendues sur le seuil de son taudis… L’avenir est au-delà de ses pensées. La première enjambée est décisive. Ses mâchoires se serrent de rage. Son regard se plisse et se tend au loin, après l’horizon, là où les astres s’entrechoquent et grondent. Les flots l’emportent au-delà de ses ambitions et de ses croyances. Il enfonce sa casquette sur le front et prend la route.
Anvers s’enfonce dans une monotonie que Jules fuit. Les rues sombres parsemées d’immondices, les pavés luisants, les façades gonflées de mouillure, les ombres engoncées dans les recoins ; une nostalgie éternelle enveloppe les ruelles des bas quartiers… Jules a déniché un abri dans une cabane de pêcheur près du phare, un endroit où on ne viendra pas lui chercher misère. Il admire les vagues grises qui s’abattent sur la digue. Les ressacs lui inspirent une musique funèbre. Les longs glissements de la brise emportent ses pensées si loin, au-delà des confins tracés par l’histoire. Les océans ne possèdent aucune limite et dessinent des rivages infinis.
L’humeur de Jules est à l’image du temps maussade qui règne depuis la mort de Bompa Jan. Une brume épaisse, étouffante, d’un camaïeu gris blafard, pèse sur le plat pays. Les jours drainent les tracasseries quotidiennes. Jules doit s’habituer à la séparation et combattre son infortune. Les préceptes de Jan lui reviennent intacts, sans omission. Les conversations à bâtons rompus, ses enseignements démêlant les confusions ; Jan jouait avec le savoir, revenait sur des sujets déjà débattus qui méritaient une attention particulière. Au réveil, tel un rituel établi, il apportait une touche nouvelle à sa conception de la réalité.
Le vieil homme savait si bien faire oublier les fringales, l’arbitraire et la vilenie qui les persécutaient. Il inventait des fables ; ses anecdotes rassasiaient l’enfant. À présent, cette magie se dilue dans d’âpres souvenirs. Le crâne de Jules est en feu, ses tempes battent à tout rompre. Il va et vient entre quatre murs de planches vermoulues. Ses ongles s’enfoncent dans sa chair. Il renverse sa tête en arrière, la bouche grande ouverte, hurle puis s’enfuit comme un détraqué sur la digue et court jusqu’à épuisement. La colère apaisée, il regarde les gens se déplacer le long des quais opposés.
Jules se ferme à tout sentiment. Une âme en déroute. Les émotions et l’enthousiasme cadenassés. Des larmes glissent encore de temps en temps sur son visage. Comment oublier Jan, son imaginaire vrai ? Il aiguisait l’esprit critique du garçon, façonnait l’art d’explorer, de creuser en profondeur sa raison.
Jan s’était pris de tendresse pour cet errant juvénile et désirait le tirer de cette géhenne sordide. Le savoir était le seul remède. Précoce, instinctif, Jules suivait aveuglément ce professeur émérite, s’éveillait dans un autre hémisphère, voyageait sur les navires qui tranchaient l’océan, respirait des senteurs mielleuses, approchait des populations inconnues, déchiffrait des problèmes d’arithmétique et apprenait diverses langues parlées sur le port. D’où Jan détenait-il ces connaissances ?
– Tu ne dois pas me faire confiance, répétait inlassablement Jan. Et si un jour je disparaissais ?
– Stop eens met je zwanze, arrête tes sornettes ! À qui puis-je faire confiance ?
Une moue, un rictus, un soupir… Jules tourne la tête en direction des maisons sombres accolées les unes aux autres. Les cheminées laissent échapper des fumées. Une chaleur salvatrice règne sans doute au sein des foyers. Il imagine les familles réunies autour d’un repas, mais ne remet pas en cause ses choix et son indépendance. Il dérive lentement sans que rien ne le retienne. Son unique ami a expectoré du sang, s’est laissé mourir à petit feu et n’attendait plus rien de sa piètre existence.
– Ma vie fut durant quelques années paisible et belle, avait-il dit. Mais l’autre là-haut m’a tracé un chemin de croix interminable.