L’audience est ouverte : faites entrer la juge - Annick Corona - E-Book

L’audience est ouverte : faites entrer la juge E-Book

Annick Corona

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Beschreibung

"L’audience est ouverte : faites entrer la juge" est une autobiographie qui relate des enquêtes captivantes impliquant la mafia internationale ainsi que les milieux criminels lyonnais, corses et marseillais. Ce livre met en évidence l’importance cruciale de la collaboration des magistrats avec la police scientifique, les médecins légistes et les experts.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Juge d’instruction à la JIRS – Juridictions interrégionales spécialisées dans la lutte contre la criminalité et la délinquance organisées –, Annick Corona a terminé sa carrière en tant que présidente de cour d’assises. Elle s’inspire de ses expériences judiciaires pour écrire "L’audience est ouverte : faites entrer la juge".

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Annick Corona

L’audience est ouverte :

faites entrer la juge

© Lys Bleu Éditions – Annick Corona

ISBN : 979-10-422-1690-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Ce n’est pas assez de faire des pas qui doivent un jour conduire au but, chaque pas doit être lui-même un but en même temps qu’il nous porte en avant.

Johann Wolfgang Goethe

On doit vivre sa vie en regardant devant soi, mais on ne la comprend qu’en regardant en arrière.

Kierkegaard

Préface

Mon premier contact avec Annick Corona date du 13 janvier 2012.

La date n’a aucune importance (je me suis aidée de mes archives pour la retrouver) si ce n’est que cette première conversation téléphonique n’a pas été anodine.

À l’époque, j’écrivais et réalisais des documentaires pour « Faites entrer l’accusé ».

L’émission de France 2 se consacrait essentiellement à ce que l’on appelle les « crimes de sang ». Jusqu’au jour où, après avoir eu vent d’une affaire de banditisme atypique et passionnante, j’ai réussi à convaincre la chaîne de consacrer un épisode à ces « beaux braqueurs ». Inutile de vous en dire plus sur le « Gang des Souris vertes », vous découvrirez leur saga au gré de ces pages…

Dans ce dossier, un nombre incalculable de juges d’instruction ont été saisis et une part de mon travail (en plus de la « réalisation »), consistait à contacter ces magistrats, ainsi que tous les autres protagonistes (victimes, enquêteurs, témoins, experts…) pour les convaincre de témoigner face caméra.

Une tâche habituelle, à l’exception près qu’Annick Corona n’était pas une « simple juge ». Elle faisait partie d’une « JIRS », un pôle spécialisé, doté de compétences et d’expériences particulières pour lutter contre la criminalité organisée et la grande délinquance économique et financière. Instaurées en 2004 dans les principales mégalopoles françaises, ces « super » juridictions en imposaient. Annick Corona siégeait à Lyon, la « capitale des Gaules » étant le centre névralgique/géographique du gang.

Cette affaire était un véritable sac de nœuds. Pour comprendre le parcours, l’évolution et le mode opératoire de ce ces braqueurs aux multiples « talents », le témoignage de celle qui avait instruit et synthétisé plus de 40 000 pages de procédure m’était indispensable. C’est donc avec appréhension que j’ai décroché mon téléphone…

Notre premier contact a tout de suite été sympathique. Annick Corona se souvenait parfaitement du dossier. Nous en avons parlé un long moment avec engouement. Pour moi, l’affaire était « bouclée ». J’allais l’interviewer. Autant dire que ce fût la douche froide, lorsque j’ai dû me résoudre à taper nerveusement sur mon clavier : « NON. Refuse de participer. Rappeler pour convaincre ».

Essuyer pareille rebuffade est aussi rageant que frustrant. Ça l’est davantage après un échange d’une telle richesse et d’une telle fluidité.

Les « fin de non-recevoir » sont d’ordinaire motivées par différentes raisons. Bonnes ou mauvaises. Elles le sont rarement par humilité. Or il s’agissait bien là de modestie. Annick Corona ne voyait pas de raison de « se mettre en avant », alors qu’elle n’avait fait que son travail.

Bien sûr, si j’écris ces lignes, c’est parce qu’elle est finalement revenue sur sa décision et que lors du tournage de son interview, nous avons partagé un moment professionnel, convivial et chaleureux. Puis nous avons repris chacune notre chemin, échangeant quelques nouvelles, au gré de la sortie de mon livre sur le « Gang des souris vertes » par exemple.

Plusieurs années plus tard, j’ai pu échanger avec les braqueurs, sortis de prison après avoir effectué leurs peines. À ma grande surprise, j’ai constaté qu’aucun d’entre eux ne lui en voulait. Au contraire. Chacun y allait d’une anecdote, d’un geste, d’un souvenir, d’une « attention » de la part d’une femme pourtant chargée de les punir pour leurs méfaits. Nous savons tous révolue l’époque où juges et criminels se considéraient avec respect. S’affrontaient avec humanité.

Ces valeurs, on les retrouve dans ce livre. Tout au long de ces pages, Annick Corona nous dévoile avec pudeur et sensibilité, son enfance, sa vie de femme, d’épouse et de mère. Quand elle fait le récit de ses années de magistrature, elle ne cherche ni à glorifier ses « victoires » ni à faire l’impasse sur ses erreurs. Jamais elle ne cède à la facilité d’imputer à d’autres la responsabilité de ses échecs.

C’est avec honnêteté qu’elle s’est mise dans l’inconfortable position de l’accusé…

« Faites entrer la juge ! »

Imen Ghouali

Journaliste d’investigation, réalisatrice et scénariste

Clap de fin

La sonnette retentit, l’huissier annonce, la voix grave:

— Mesdames et messieurs, la cour !

La salle entière se lève comme un seul homme. Je pénètre dans la salle d’audience de façon solennelle, vêtue de ma robe écarlate bordée d’hermine. Je suis suivie de mes deux assesseurs accompagnés des jurés qui s’installent autour de moi sur les confortables fauteuils de cuir noir, soigneusement alignés autour de l’imposante table trônant sur l’estrade au-dessus du public.

Bien que cette mise en scène soignée m’ait toujours troublée, je me suis faite à l’idée que ce décor et ces tenues d’apparat participent à la solennité nécessaire à ce lieu hautement symbolique que représente une cour d’assises.

La session a duré une quinzaine de jours et le planning extrêmement dense a été maîtrisé. Au moment de la sentence, la fatigue est grande, l’émotion est encore palpable ; les délibérés ont été intenses avec les jurés qui se sont fortement impliqués pour arriver à une décision de culpabilité.

Chaque fois que je rentre ainsi dans la salle d’audience à l’issue d’un délibéré, j’ai le cœur qui bat à cent à l’heure, tous les regards sont portés vers moi, moi qui dois clôturer une page judiciaire, rendre compte d’une décision tant attendue, par les victimes, les familles et même les accusés. Je dois acquitter ou condamner, énoncer un verdict, parfois en dizaines d’années d’emprisonnement. Je déteste ce moment pourtant si nécessaire…

La salle d’audience est comble, outre le public, les habituels journalistes, les étudiants et quelques stagiaires en droit, je reconnais de nombreux visages familiers. Mon époux est là, accompagné de quelques proches et je constate la présence de plusieurs collègues.

— L’audience est reprise, accusé, levez-vous ! À la question : l’accusé est-il coupable d’avoir volontairement donné la mort à madame Martin ? Les jurés ont répondu oui à la majorité de 8 voix au moins. À la question : ces faits ont-ils été commis avec préméditation ? La réponse a été oui à la même majorité. En conséquence de cette décision de culpabilité, la cour vous condamne à la peine de 30 ans de réclusion criminelle assortie d’une période de sûreté de 18 ans. Vous avez cinq jours pour vous pourvoir en cassation, passé ce délai, vous ne serez plus recevable.

À l’énoncé de la sentence l’accusé change de statut, il devient un condamné et est escorté directement en prison. La session d’assises étant terminée, je lève la séance, dans les cris et brouhahas habituels provoqués par les proches de l’accusé à la lecture du verdict.

Une émotion inhabituelle m’envahit… je viens de prononcer ma dernière sentence, je viens de présider ma dernière session de cour d’assises, ma carrière prend fin…

J’ai du mal à réaliser que ma vie professionnelle puisse s’arrêter ainsi, de façon presque brutale, je ressens à ce moment-là une forte émotion, un grand vide.

Alors que je commençais à me lever pour quitter la salle, une voix s’élève à ma gauche, celle de l’avocat général :

— Madame la présidente, je voudrais vous proposer une dernière réquisition.

Cette intervention improbable me surprend, car il est totalement impossible que l’avocat général prenne des réquisitions après la clôture des débats, mais dès les premiers mots élogieux de mon collègue, je comprends que les discours prévus pour mon pot de départ à la retraite viennent de commencer.

Au moment où ces discours débutent, où ma carrière professionnelle est égrenée, je fais défiler mon parcours de vie, mes convictions, mes expériences, mes motivations… Qui suis-je ? Comment et pour quelles raisons ai-je choisi ce métier ? Ai-je rempli ma mission ? Je me remets en scène, j’imagine un procès :

— Madame la juge, levez-vous…

Chapitre I

Une enfance compliquée

J’ai vu le jour le 4 février 1960 à Saint-Étienne, deuxième d’une fratrie de quatre. Avant moi était né Patrick, le 3 août 1958, puis sont venus Yvon, le 4 octobre 1963, et Estelle, le 7 novembre 1968.

Bien qu’à l’époque les accouchements avaient majoritairement lieu en milieu hospitalier, nous sommes tous les quatre nés au domicile familial avec l’assistance d’une sage-femme. Ce choix accepté par maman était exigé par mon père ; un ami lui avait un jour raconté l’histoire d’une maternité où des enfants avaient été échangés par erreur !

Notre père, François, né le 27 février 1924, était fils unique. Ses parents, Gabrielle et François, séparés très jeunes, ont confié son éducation à ses grands-parents maternels que je n’ai pas connus. Il n’a jamais rien livré de sa vie d’enfant, d’adolescent et de jeune adulte, de ses études, ses relations sociales et amicales. Des quelques confidences qu’il nous a transmises, je sais qu’il souffrait d’avoir été abandonné par ses parents, lesquels sont décédés à l’âge de 35 ans. Quelques photos de papa, jeune garçon, nous livrent certains indices. Sur l’une de ces photos, il pose sur une trottinette, vêtu d’une marinière impeccable, il sourit, il semble bénéficier d’une certaine aisance financière.

Le peu que je sais de sa vie d’enfant et d’adolescent m’a été raconté par sa tante Estelle, sœur de sa mère. Estelle avait 17 ans quand elle a quitté la Normandie, dans les années 1930, pour étudier et s’installer à Londres. Elle ne m’a jamais expliqué les raisons pour lesquelles elle avait quitté son foyer familial ni dans quelles conditions matérielles elle avait rejoint l’Angleterre. Les seules confidences qu’elle m’a faites, peu avant son décès, concernaient sa filiation : elle était l’aînée d’une fratrie de trois filles, ma grand-mère, Gabrielle était la seconde, Yvette, de huit ans sa cadette, était la dernière. Toutes deux étaient les filles légitimes de mes arrière-grands-parents paternels. Yvette, la plus jeune, est décédée à l’âge de 4 ans des suites d’une intoxication alimentaire.

Estelle, née de père inconnu, avait été adoptée par le mari de sa mère. Ce fait intime qu’elle avait gardé secret l’avait marqué. J’ai compris, à l’évocation de ce sujet, qu’elle conservait une immense amertume et que l’ignorance de l’identité de son père avait peut-être motivé son exil.

Sa mère était femme de ménage au service d’un châtelain, celui-ci pouvait-il être son père ? Estelle le croyait. Sa mère ne lui a jamais livré de réponse.

Arrivée à Londres, elle a très vite rencontré un jeune homme, John Ford, d’une famille d’industriels américains très riches. Ils se sont mariés. Elle s’est installée dans un cadre de vie très aisé. Elle côtoyait la famille royale, la bourgeoisie et la noblesse anglaises…

Ma grand-mère, séparée de son mari, l’a alors rejointe à Londres. C’est une période de la vie de ma grand-mère que je ne connais pas ; ce que je sais, c’est que ma grande tante Estelle a aidé financièrement sa sœur et ses parents, d’où l’apparente aisance apparaissant sur les clichés photographiques de mon père à cette époque.

Je pourrais écrire un livre sur la vie de ma grande tante Estelle tant elle a été riche d’évènements.

Après huit ans de mariage avec John Ford, elle a divorcé. Elle vivait seule à Londres lorsque la Seconde Guerre a éclaté.

En juin 1940, après l’appel du général de Gaulle exilé à Londres, elle s’est impliquée auprès des établissements scolaires en enseignant le français, la littérature française et l’histoire. Elle a eu une relation amoureuse avec un général de l’armée française dont elle ne nous a jamais livré l’identité. Elle avait de nombreux secrets, qu’elle nous dévoilait de temps à autre… mais pas celui-là !

Peu après la fin de la guerre, en 1946, elle a rencontré et épousé un poète anglais, John Gawsworth, de son vrai nom Terence Ian Fytton Armstrong. Elle a côtoyé, tout au long de sa vie commune avec lui, des artistes, poètes, peintres, écrivains et musiciens. Elle a vécu une vie de bohème et est même devenue reine de Redonda, une minuscule île des Petites Antilles, en 1947, du fait de son mariage avec le poète devenu roi de cette île sous le nom de Juan 1er.

Elle a mis fin à ce mariage quelques années plus tard. Elle m’a confié que son roi-poète était volage et alcoolique. Durant toutes ces années, elle n’a eu quasiment aucune relation avec mon père, son neveu. Ce n’est qu’après son troisième mariage, avec un riche industriel belge, Charles Schumacher, dans les années 1960, qu’elle a repris contact avec papa qui était alors marié et père de deux enfants, mon frère Patrick et moi. Elle s’était installée quelques années à Bruxelles, mais après le décès accidentel de Charles, elle est repartie vivre à Londres.

Papa la décrivait comme « la riche tante d’Amérique ». Lors de ses rares et courtes visites en France, elle passait un peu de temps avec notre famille et nous offrait des petits cadeaux. Lorsque papa nous parlait d’elle, c’était pour la critiquer, pour dire qu’il n’avait que faire de son argent ; il ne la supportait pas. Je ne conserve que des souvenirs confus de ces visites. Je n’ai véritablement connu ma grande tante qu’à compter des années 1990. Se voyant vieillir seule, elle a souhaité renouer des liens avec nous ; mon père était décédé, j’étais mariée, mon fils aîné, Nicolas, était né.

Nous nous sommes rencontrés relativement souvent en France et à Londres. Nos échanges étaient riches et instructifs sur l’histoire de ma famille paternelle, même si de nombreuses zones d’ombre persistent.

En 1999, apprenant qu’elle était atteinte d’un cancer, nous avons convenu de son retour en France afin qu’elle puisse vivre les derniers moments de sa vie auprès de nous. Elle est décédée en août 2000.

N’ayant jamais travaillé, elle a occupé sa vie à lire, férue de littérature, d’histoire et d’art, elle était incollable sur l’histoire de France et d’Angleterre. Elle a acquis, au fil des années, notamment dans les salles de vente, des œuvres littéraires fantastiques qu’elle nous a fait découvrir et partager.

Est-ce sous l’influence de sa tante que papa a suivi des cours de musique ? Il était en effet doué pour l’accordéon. Compte tenu de ce talent, j’en déduis qu’il a dû faire preuve d’une certaine assiduité à l’école de musique, en tout cas davantage que pour sa scolarité en général, qu’il a délaissée très tôt. À ma connaissance, il n’avait pas de diplôme, mais il était intelligent et cultivé.

Au regard de son caractère fier et indépendant, il a très vite quitté le cocon familial pour gagner sa vie par lui-même.

Mineur de fond dans les mines du nord de la France jusqu’à leur fermeture, il est arrivé à Saint-Étienne où il a travaillé au puits Couriot jusqu’en 1965, année où l’extraction du charbon a cessé à Saint-Étienne. Tout comme le puits Couriot, qui est devenu un musée, papa s’est reconverti, d’abord comme salarié dans une entreprise de chauffage, avant de trouver un emploi comme technicien de maintenance dans une université stéphanoise.

Maman est née le 27 septembre 1934 et ce qu’elle a vécu de la Seconde Guerre mondiale durant son enfance l’a marquée. Elle nous a raconté comment elle avait survécu au bombardement de son immeuble et de son école dans le quartier Tardy à Saint-Étienne. Son père souffrait de la tuberculose, aussi, a-t-elle été placée dans un préventorium, pour des raisons sanitaires. Cet exil forcé lui a sauvé la vie, car le jour du bombardement, elle aurait dû se trouver au domicile familial ou à l’école, complètement soufflés par une explosion.

Grand-père est mort en 1945, je ne l’ai pas connu. Ma grand-mère s’est assez rapidement remariée et a eu une autre fille, lui manifestant une certaine préférence. Les relations affectueuses avec son beau-père et sa demi-sœur n’étaient pas exceptionnelles et maman s’est sentie délaissée. Relativement douée à l’école, elle aurait voulu étudier et encore aujourd’hui, je reste impressionnée par ses qualités scolaires alors que malheureusement, sans la motivation de sa mère, elle a été obligée d’aller travailler dans une usine de textile dès l’âge de 14 ans.

Une de ses tantes, en couple avec un mineur qui avait sympathisé avec mon père, lui a présenté papa en 1957. Trois mois plus tard, ils se mariaient.

Orpheline très jeune, en manque d’amour maternel, maman était en droit d’espérer le bonheur d’un couple aimant au sein d’un foyer paisible. Hélas ! Le couple s’est avéré chaotique, mon père était alcoolique, addiction dont il a hérité de ses années de mineur de fond. Quand il avait bu, en particulier le week-end, il devenait violent, avec ma mère et ses trois enfants, particulièrement avec l’aîné, Patrick.

Je n’ai pas partagé beaucoup de jeux avec mes frères et sœur, hormis le vélo que j’empruntais parfois à mon frère, les patins à roulettes et des jeux de société. J’ai peu de souvenirs d’enfance véritablement heureux au sein de ma cellule familiale. Notre quotidien était parfois agrémenté de soirées crêpes rythmées de morceaux d’accordéon. Mon père jouait avec aisance de cet instrument depuis son enfance, il composait même certains morceaux. Je garde en mémoire l’image de rares moments agréables où papa, accompagné par un vieux tourne-disque, dansait la valse avec maman. Il se permettait même de jouer de son instrument tout en valsant, ce qui m’impressionne encore à ce jour.

Patrick et moi avons été inscrits à des cours de musique pour apprendre et jouer de l’accordéon. Patrick était doué, moi, non ; j’aurai préféré le piano.

J’ai très tôt pratiqué des activités sportives, en partie pour sortir de la maison. La danse folklorique de 14 à 16 ans au sein d’une amicale laïque, puis le rock et ensuite les claquettes, toujours avec le même groupe. En parallèle, je jouais au basket et cela m’a beaucoup apporté : les entraînements, les matchs, les victoires, les défaites, le collectif, le partage… J’ai pratiqué ce sport une bonne trentaine d’années.

Les difficultés que je vivais à la maison, les violences de mon père, nos conditions de vie culturelles, sociales et financières très modestes m’inspiraient un sentiment de honte et d’infériorité.

La pratique de ces activités sportives m’a permis de tisser des liens sociaux et amicaux hors de mon cercle familial et scolaire et de découvrir d’autres modèles de vie. Vouloir dépasser les obstacles, persévérer face aux difficultés et aspirer à une vie meilleure étaient devenu un but, je n’étais pas ambitieuse, et même plutôt discrète, mais je le suis devenue au fil du temps, je ne voulais plus de cette vie faite de déceptions.

À l’âge de 14 ans, mes parents m’ont acheté à crédit une « mobylette », plus précisément une Peugeot 102 blanche ; il s’agit certainement d’un de mes plus beaux souvenirs d’adolescente. Habitant à Terrenoire en périphérie de Saint-Étienne, je me rendais à l’école à pied, mon collège était situé à presque une heure de marche, à midi j’avais tout juste une demi-heure pour déjeuner et le soir, je rentrais éreintée. Ce mode de locomotion a changé ma vie, il était bien plus qu’un moyen de transport, il m’a permis de bénéficier d’une certaine liberté et de m’évader quand la pression à la maison devenait insupportable. Ma précieuse mobylette m’a accompagnée durant de nombreuses années, jusqu’à l’obtention du permis de conduire et l’achat de mon premier véhicule automobile. J’avais alors 22 ans.

Maman a supporté sa situation de couple jusqu’en 1975, espérant toujours que son mari changerait, car à jeun, il était agréable. C’était un homme intelligent et cultivé qui nous a malgré tout inculqué des valeurs, telles que le travail. Malheureusement, alcoolisé, il devenait un autre homme et détruisait tout dans d’horribles crises de violence.

À plusieurs reprises, après des coups violents, maman et moi étions « jetées dehors », nous nous réfugiions dans une cabane près de la maison où nous passions la nuit. Ces moments-là m’ont énormément marquée, comme ceux où mon père brandissait son fusil et nous le plaquait sur la tempe !

Après chaque scène, il promettait que cela n’arriverait plus et ma mère a longtemps voulu s’accrocher à ce vain espoir. Elle ne s’était jamais confiée à personne, même si, à l’issue d’une scène particulièrement violente, elle s’est présentée à la brigade de gendarmerie pour déposer plainte. Cette plainte avait-elle seulement été formalisée ? À l’époque, les violences conjugales n’étaient pas systématiquement prises au sérieux et les suites judiciaires étaient rares, les services de police considérant que ce genre de problème devait se régler sur l’oreiller !

L’année de mes 15 ans, à l’issue d’une énième scène de violence, je revois encore mon père à genoux, implorant maman de ne pas le quitter et moi, en face d’elle, lui faisant comprendre que je n’en pouvais plus. Ce jour-là, ma mère, ma sœur et moi avons quitté le domicile avec quelques effets et ma précieuse mobylette, et nous nous sommes réfugiées pour quelque temps chez ma grand-mère Jeanne. Mes frères sont restés avec mon père. Ma mère a alors engagé une action en séparation. Une autre vie m’attendait.

Maman a vite trouvé un petit appartement et un travail. Elle a d’abord occupé un poste d’agent secondant les enseignantes en maternelle et primaire, puis est devenue employée de bibliothèque, après avoir réussi un concours. Elle est passée du crayon à l’ordinateur avec aisance et ce nouveau métier a changé sa vie professionnelle.

Mon père a fait le choix de se rapprocher de sa région natale et de s’installer en Normandie, pour tourner la page. Il a obtenu une mutation à Condé-sur-Noireau, près de Caen, où il a continué son travail de technicien de maintenance dans un collège. Mes deux frères sont partis là-bas avec lui ; ils venaient nous voir à Saint-Étienne pendant les vacances scolaires.

Pour ma part, étant en âge de choisir, je refusais de me rendre chez lui. Ma sœur, plus petite, n’avait pas le choix, elle y allait, contrainte, et cela se passait souvent mal. Je garde un souvenir troublant de ces séparations lorsque maman et moi la laissions seule dans le train à la gare de Châteaucreux.

Patrick est resté en Normandie avec mon père jusqu’à sa majorité. Le jour de ses 18 ans, il a décidé de quitter Condé-sur-Noireau pour nous rejoindre à Saint-Étienne, au guidon de sa mobylette chargée de quelques vêtements et de ses précieux vinyles. Yvon se retrouvait désormais seul avec mon père. Je ressens encore aujourd’hui des frissons lorsque j’imagine le moment terrible de la séparation de mes deux frères.

La pression était très forte pour Yvon, qui souhaitait nous rejoindre à Saint-Étienne. Un jour de juin 1975, alors que ma petite sœur se trouvait en Normandie, Yvon et Estelle ont décidé de fuguer. Ce jour-là, mon père avait une nouvelle fois exercé sur ses enfants des violences verbales et physiques. Profitant de sa sieste, ils ont soustrait un peu d’argent dans son portefeuille, dans l’optique de prendre le train à destination de Saint-Étienne.

Mon frère Yvon garde en mémoire cet évènement dont nous rions, aujourd’hui, il nous raconte avoir pris un taxi jusqu’à la gare de Flers sur Orne et avoir demandé au comptoir deux billets sans retour pour Saint-Étienne. L’agent SNCF a interrogé Yvon :

— Vous souhaitez deux billets ? Et où est le second passager ?

Il ne voyait pas Estelle, laquelle ne dépassait pas le guichet !

Ils ont réussi à arriver jusqu’à Paris, en gare de Lyon, où les attendaient les policiers de la brigade des mineurs alertés par mon père. Yvon avait alors 12 ans et ma sœur Estelle 7 ans, qui était reconnaissable de loin avec son mercurochrome sur les genoux, elle avait fait une chute de vélo la veille.

Mon frère raconte qu’ils ont été placés dans la cellule d’un bureau de police durant quelques heures jusqu’à l’arrivée de leur père furieux d’avoir dû gérer cette escapade. Ce fut pour mon frère et ma sœur une expérience douloureuse et marquante, mais qui restera un souvenir poignant inoubliable.

Finalement, ma mère a obtenu le droit de garde d’Yvon dans les mois qui ont suivi cet épisode.

Salvatore (mon futur époux) et moi sommes allés le chercher à Condé-sur-Noireau au volant d’une Simca 1000 Rallye1 bleu nuit. Nous avions rendez-vous dans l’enceinte du collège où mon père travaillait. Nous l’avions prévenu de notre arrivée et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne nous a pas reçus avec enthousiasme. Yvon nous attendait, sourire aux lèvres, son regard exprimait un sentiment de délivrance, le contraste était saisissant avec le regard noir de mon père. Certes, il nous en voulait de lui prendre son fils, mais visiblement, il était triste et malheureux.

Après la naissance de mon premier enfant, Nicolas, en 1988, j’ai décidé de renouer avec mon père afin que mon fils connaisse son grand-père, mais nos relations demeuraient compliquées, il n’avait pas cessé de boire. À la fin de l’année 1989, il lui a fatalement été diagnostiqué un cancer de l’œsophage. Sa maladie a évolué très rapidement. En accord avec Salvatore, nous lui avons organisé un rapatriement sanitaire afin qu’il soit soigné près de nous.

Nous l’avons accueilli à la maison et l’avons entouré. Maman a sollicité et obtenu des congés pour nous épauler jusqu’à son décès à l’hôpital, en mai 1990. Lors des derniers mois de sa vie, mon père n’a pas arrêté d’exprimer des regrets sur ce qu’il nous avait fait subir et les conséquences qui en avaient résulté.

Si nous avons ensuite bien évolué, mes frères, ma sœur et moi, c’est grâce à notre mère qui nous a toujours entourés d’amour, d’attention et d’affection. Elle nous a protégés de son mieux et inculqué de saines valeurs. Elle voulait que nous étudiions et suivait notre scolarité avec attention. Elle nous a beaucoup aidés en français et en mathématiques. Maman n’avait qu’un certificat d’études, mais je me souviens qu’elle était capable de rédiger « la dictée de Pivot » en ne faisant quasiment aucune faute ! Férue de mots croisés, elle m’en a transmis l’attrait.

L’école a très vite été un refuge, pour moi, un havre de paix. J’étais attentive et travailleuse, obtenant de bonnes notes.

Lorsque j’étais enfant, nous ne partions jamais en vacances, ne fréquentions pas les musées, les cinémas… Mes parents n’avaient pas de gros revenus et ne lisaient pas. Au collège, j’ai sympathisé avec une élève qui se prénomme Annick, comme moi. Nous sommes très rapidement devenues amies et avons poursuivi notre scolarité ensemble jusqu’en terminale. Sa famille, qui était pour moi un modèle, m’avait « adoptée ». Je leur confiais mon mal-être à la maison. Je partais quelquefois en week-end avec Annick, son frère et ses parents, dans leur maison de campagne, et partageais avec eux des moments de joie. Avec Annick, qui est restée mon amie, nous évoquons très souvent ces bons souvenirs.

Adolescente, je n’avais pas confiance en moi, j’éprouvais un sentiment d’infériorité et le besoin d’être rassurée, même si mes résultats scolaires étaient toujours bons. Je ressentais tellement d’appréhension à l’idée de rater le baccalauréat que dans les jours précédant les épreuves, surtout les principales, maths et physique, je n’arrivais pas à manger. Le ventre vide et l’estomac noué, j’ai passé la première heure de chaque épreuve aux toilettes. Fatalement, j’ai échoué au bac, que j’ai cependant obtenu avec mention l’année suivante.

Cette année-là, en novembre 1977, j’ai rencontré mon futur mari, Salvatore. Je reviendrai sur lui et les conditions de notre rencontre un peu plus tard, il mérite que je m’attarde sur l’importance qu’il a dans ma vie. Il m’a beaucoup aidée à travailler sur moi et à reprendre confiance.

Tout au long de ma scolarité, université comprise, j’ai obtenu une bourse d’étude que je complétais avec des petits salaires de divers emplois étudiants. Ainsi, j’ai longtemps assuré les études du soir dans les écoles maternelles et primaires, de 16 h 30 à 17 h 30, et animé des groupes de jeunes enfants dans des colonies de vacances, des centres aérés. Le contact et les relations avec les enfants me plaisaient et ces petits boulots alimentaient mon porte-monnaie.

Le baccalauréat en poche, je n’avais pas d’idée précise sur ce que je voulais faire ensuite. Un temps, j’avais envisagé le métier d’infirmière, comme mon amie Annick, puisqu’elle a suivi cette voie, seulement je m’étais rendu compte, lors d’un travail d’été en qualité d’agent hospitalier, que je ne supportais pas la vue du sang. Mon choix s’est ensuite porté sur le métier d’assistante sociale en ce qu’il représentait pour moi une façon concrète d’aider les personnes en difficulté. J’ai donc passé les épreuves de ce concours, il s’agissait de tests psychotechniques. Je n’avais manifestement pas le profil, je n’ai pas été retenue, et avec le recul, je dirais heureusement ! Je me suis finalement inscrite en faculté de droit, ne sachant toujours pas quelle direction prendre. Ce choix a été une révélation : dès les premiers cours, j’ai su que j’avais enfin trouvé ma voie.

Chapitre II

Ma rencontre avec Salvatore

Né le 9 juillet 1956 en Italie, dans un petit village rural au centre de la Sardaigne, Salvatore est l’aîné d’une fratrie de six enfants. Ses parents sont arrivés en France en 1958 et sa famille s’est installée à Saint-Étienne, où son père avait trouvé un emploi dans le bâtiment comme ouvrier, puis conducteur d’engins. Nous résidions dans le même quartier de Terrenoire dans les années 1970, mais nous ne nous fréquentions pas.

J’ai rencontré Salvatore lors de la soirée d’anniversaire d’un ami commun, un samedi soir de novembre 1977. Nous avions quitté la soirée sans prévoir de nous revoir, mais le destin en a décidé autrement. Le lendemain, alors que j’étais allée voir mon frère Patrick jouer au football, Salvatore qui jouait dans le même club se trouvait là aussi. Notre histoire d’amour a commencé ce jour-là.

À l’époque, Salvatore suivait une formation diplômante dans le secteur du bâtiment, en région parisienne. Nous n’étions pas encore dans l’ère du téléphone portable, alors nous nous écrivions quasi quotidiennement et nous nous retrouvions le week-end à Saint-Étienne.

J’ai très vite rencontré sa famille, qui m’a accueillie avec beaucoup de gentillesse. Ma mère l’a adopté lors de sa première visite. Il lui avait apporté des choux à la crème…

Ayant étudié l’italien au collège, au lycée et en faculté, je pouvais même échanger en italien avec ses parents et j’ai noué des liens très forts avec son père, un homme simple, altruiste et d’une gentillesse extrême.

À l’issue de sa formation parisienne, Salvatore a été embauché en qualité de conducteur de travaux dans une entreprise de BTP stéphanoise. Intelligent, doux, ouvert, drôle, cultivé, s’intéressant à tout, mû, lui aussi, par la volonté de gravir l’échelle sociale, il m’a beaucoup apporté. Nos échanges me rassuraient, m’apportaient sérénité et assurance. Une alchimie était née. Nous avons construit ensemble une vie personnelle et professionnelle passionnante.

Désireux d’avoir des enfants, nous avions décidé d’attendre la fin de mes études pour nous engager comme parents. Nicolas est né le 8 mars 1988. J’ai découvert ma vie de maman sans appréhension et avec bonheur. Pour parfaire cette harmonie, Thomas est arrivé dans notre vie le 24 mai 1991.

Mes études ayant trouvé leur limite à la faculté de Saint-Étienne, je devais m’inscrire à la faculté de Lyon. Il n’y a que quarante minutes de train entre Lyon et Saint-Étienne, mais Salvatore a préféré rechercher un job à Lyon. Ambitieux, il a postulé un poste de cadre lui permettant une évolution de carrière et surtout de nous installer à Lyon où je pouvais me consacrer sereinement à la suite de mes études, jusqu’au concours de l’école de la magistrature.