L’autre Christ - Bruno Couturier - E-Book

L’autre Christ E-Book

Bruno Couturier

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Beschreibung

"L’autre Christ" explore, à travers une intrigue dense et raffinée, les zones d’ombre de l’histoire religieuse et les mystères de la foi. Tout commence à Harvard, où l’assassinat d’un étudiant en théologie, mis en scène selon un rituel inquiétant, éveille les soupçons d’un professeur en sciences des religions. La victime tentait de révéler l’existence d’un secret ancien, hérité des Templiers, aux répercussions vertigineuses. Accompagné d’une brillante étudiante et d’un ancien séminariste du Vatican, le professeur se rend à Rennes-le-Château pour en percer l’origine. Reliques sacrées, énigmes oubliées et falsifications doctrinales tissent une fresque troublante, où le doute ébranle les dogmes. À la croisée du thriller ésotérique et de la quête initiatique, ce récit invite à repenser les fondations du sacré.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Investi de longue date dans les domaines des sciences sociales et du développement personnel, Bruno Couturier a coécrit avec Valérie Richard une trilogie intitulée Julia et Sébastien. La découverte de l’énigme de Rennes-le-Château et d’une croix à la symbolique subversive dans une église de l’Aude l’a conduit à une enquête approfondie, jusqu’à révéler une lecture radicalement différente de l’histoire religieuse transmise par le Vatican.

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Seitenzahl: 396

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Bruno Couturier

L’autre Christ

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bruno Couturier

ISBN : 979-10-422-7091-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Christelle

Toutes les sources du roman sont basées sur des faits réels et vérifiables.

Quelle dose de vérité l’homme est-il prêt à supporter ?

Nietzsche

Préface

Elle aimait donner à tous, plus que recevoir. Est-ce qu’écrire n’est pas une façon de donner.

Annie Ernaux, prix Nobel de littérature

Hier, comme une promesse.

J’ai découvert le travail d’écriture de Bruno Couturier en 2016 et, je me rappelle, nous avons eu un échange d’emails à propos de son roman L’autre Christ. Il m’avait demandé quelques conseils pour tendre vers la littérature, vers une aventure de l’écriture, et moi, séduit par le mystère de sa prose, je lui avais dit, en toute modestie, « soigne tes débuts et fins de chapitre, comme de petits cadeaux à offrir aux lecteurs. Arrange-toi pour que la dernière phrase claque comme un coup de fouet… » Puis on s’est rencontrés en 2017, dans le cadre d’un atelier d’écriture que j’ai eu le bonheur d’animer aux côtés de Pierrette Fleutiaux.

Et aujourd’hui ?

Bruno Couturier nous enchante par son érudition, ses audaces grammaticales, son art du suspense, sa syntaxe qui laisse à chaque mot sa liberté. La trame de L’autre Christ se noue et se dénoue selon une courbe exponentielle d’une complexité fascinante. En effet, Bruno Couturier ne s’intéresse pas uniquement à l’histoire des religions, non, il part d’elle pour redessiner les contours d’un nouveau monde : « Soudain, Emily se figea, le regard absorbé. Un souvenir remontait. Allait-elle prendre le risque de le raviver ? De fragiliser une fois de plus ses convictions ? Tant pis, elle avait besoin de savoir. Cette histoire avait été trop loin pour en rester là. » Cette phrase nous dit autant sur l’histoire racontée que sur l’écriture elle-même qui raconte cette histoire. Une écriture qui ne veut pas « en rester là », qui a soif de savoir, et encore.

Bruno Couturier nous convie à voyager dans le temps, selon des axes temporels différents, passant allègrement d’une énigme à l’autre. Souvent, il nous laisse à bout de souffle à la lisière d’une forêt d’interrogations et d’hypothèses qui bouleversent nos pensées, nos croyances, nos certitudes. Emily dialogue avec Jésus. Le romancier dialogue avec nous, lecteurs. Alors, vous qui me lisez, que reste-t-il de votre foi ? Il nous reste le bonheur de lire un roman à clé, d’apprendre que rien n’est acquis dans le domaine de la connaissance, que tout est à remettre en question dans nos vies, qu’il faut libérer « le Jésus lumineux de l’ombre moraliste ». Un roman singulier en son genre, entre littérature, philosophie, mysticisme.

Jean-François Samlong

23 février 2025

J’ai demandé à Jean-François Samlong, un écrivain réunionnais ayant publié chez Gallimard organisant des stages d’écriture auxquels je suis allé, une préface pour mon livre. Cet homme talentueux est l’un des auteurs majeurs de l’île de La Réunion où j’habite depuis vingt ans. Il a publié de nombreux romans, Un soleil en exil, La nuit cyclone, Madame Desbassayns, L’arbre de violence, et continue d’encourager les jeunes talents et toute vocation par ses ateliers. Il corrige également les épreuves et incite chacun à aboutir à la publication. Sa phrase fétiche : « Transformer l’écriture d’une aventure en l’aventure d’une écriture. » De fait, après avoir déroulé sa pensée et son récit dans un premier jet, la réécriture exige de mettre de côté la trame pour ciseler chaque phrase, trouver le bon rythme, le bon mot, éviter les clichés et les mauvaises habitudes. Je tiens à le remercier ici pour son soutien indéfectible.

Chapitre I

L’énigme

1

Rome, mars 2015

— Comment diable avez-vous obtenu ces informations ?

La phrase du cardinal Canotta résonna sous les voûtes de la Tour des Vents, à l’angle du Braccio Nuovo et de la salle de l’ancien Archivum Secretum Vaticanum, un des lieux confidentiels où tant de décisions importantes pour l’Église avaient été prises au cours des siècles. Une sorte de conclave secret où, bien avant d’avoir été entérinées dans les grandes assemblées ecclésiastiques, les questions cruciales étaient débattues en petit comité. Campé sur son fauteuil, le crâne chauve luisant de sueur malgré la fraîcheur de la pièce, le prélat fixait son interlocuteur, l’œil inquisiteur. Face à lui, le cardinal Giovanni balayait lentement d’un regard suspicieux ses six autres confrères installés autour de la table ovale marquetée de style florentin. Il aurait espéré une autre réaction devant son annonce, commença à se demander pourquoi avoir mis toute cette énergie pour réunir ces hommes influents.

Seul Canotta semblait mesurer l’enjeu :

— Avez-vous des preuves ? De qui tenez-vous cette affabulation ?

L’air frais du vieux bâtiment devint soudain plus épais, plus lourd. Les personnages allégoriques du plafond bleuté, auxquels personne ne portait attention, paraissaient crispés, inquiets, suspendus aux lèvres du Signore.

— Mon vicaire, sur mon ordre, a minutieusement vérifié les sources. Les faits sont avérés.

Le ton était ferme, sans appel. La révélation d’une gravité extrême, apte à ébranler les certitudes de n’importe quel dignitaire. Tous regardèrent l’homme d’Église le plus craint du Vatican, obèse, suant, rougeaud, dont les épais sourcils durcissaient le visage. Son expression hautaine, accompagnée d’un rictus de suffisance, trahissait une volonté viscérale de pouvoir. Le document fourni par Giovanni à ses collègues contenait l’essentiel, assez pour prendre une décision, fût-elle condamnable. Le cardinal Canotta relut un passage :

— Vous affirmez que la menace viendrait d’un séminariste, un individu même pas prêtre ? Quel crédit accorder aux propos d’un simple clerc ? Qui prêtera l’oreille à cette mouche du coche ?

Tenté de lui signifier que cette histoire ne lui semblait pas sérieuse, il sut s’arrêter à temps.

— Il a fréquenté ces lieux, argua Giovanni, désignant l’espace de la main, notamment l’Archivum Secretum. Nous déplorons qu’il y ait trouvé des documents gênants… pour ne pas dire… compromettants.

— Modérons l’alarme, s’il plaît à Dieu : l’Église s’est relevée de la Réforme, des attaques des saint-sulpiciens, de sa séparation avec l’État. Alors ? Quelle nuisance redouter d’un larbin sans prêtrise ?

La controverse prenait des allures de joute oratoire. Les têtes pivotaient de l’un vers l’autre. Son Éminence Giovanni ne cédait pas un pouce de terrain, retournait l’argument, servait pour le match :

— Ce type s’est rendu jusqu’en France, dans l’Aude. Il y a découvert des choses. D’après nos renseignements, il étudie en ce moment à Harvard, distille, laisse filtrer ses sources, ménage ses effets. Il sait ce qu’il fait. Voici le nœud de l’affaire. Il a percé le secret le mieux gardé de la chrétienté.

L’annonce intrigua. Son interlocuteur devint pâle :

— Qu’entendez-vous par là ?

Le cardinal laissa le silence s’installer, pour donner du poids à ses dires. Soudain, la révélation tomba :

— Celui des Templiers.

L’effroi, comme une vague, déferla, fouetta les visages des prélats. Confirma, décupla les doutes de Canotta. Tous comprirent à cet instant que se jouait le sort de la citadelle. Celui de la religion catholique. De plus d’un milliard de fidèles. Responsable de la Commission Pontificale pour les Communications Sociales, l’organe chargé des relations du Vatican avec les médias, Canotta ne pouvait ignorer les conséquences à venir.

De même, jamais Giovanni n’avait eu à affronter une responsabilité de cette nature. Il était en bonne place pour briguer le poste de Secrétaire d’État du gouvernement du Vatican. La grande majorité des vieux cardinaux, dont ceux ici présents, le soutenait. Il s’illusionnait peu quant à leurs intentions. Membres du Sacré Collège pour la plupart, tous voulaient surtout sauvegarder leurs privilèges. À l’unanimité, cette commission qui élisait le pape l’avait adopté dans ses rangs l’an passé. Avaient-ils voulu se rattraper du mauvais choix de Bergoglio, dit François ? En tant que responsable important de l’Opus Dei, Giovanni offrait les meilleures garanties pour rétablir la stabilité d’une institution vaticane malmenée par ce pontife. En attendant, Giovanni en voulait à ses pairs. Il n’avait jamais compris la nomination de ce révolutionnaire, ce loup dans la bergerie. Une plaie qui n’avait pas suffi, il lui en fallait une autre ?

La menace récente était sérieuse, les ecclésiastiques appréhendaient la suite. Leurs regards alternaient de leurs documents à leurs confrères, redoutant le choix qui s’imposait à eux. Giovanni saisit leur indécision :

— Regardez ce qui est arrivé aux protestants. En s’affranchissant de la règle, ils sont devenus une myriade d’Églises, il s’en crée encore d’autres aujourd’hui. Bientôt, chacun aura la sienne. Nous-mêmes avons voulu nous éloigner de la tradition avec Vatican II. Cette faute nous a fait perdre des millions d’adeptes. Les églises d’Europe se sont vidées. Oui, vidées…

Le cardinal gesticulait. Pour lui, l’Église avait abandonné son statut de guide spirituel, diminué la distance qui la séparait des fidèles, perdu sa majesté. Sa prestance, son ascendant, son autorité morale. Sa plus grande erreur. L’Islam ratissait maintenant dans sa cour, récupérait les millions de brebis perdues.

— Si nous ne faisons rien, ajouta-t-il, cette religion finira par dépasser en nombre les deux milliards de la chrétienté. Nous sommes en danger. Il est hors de question de laisser agir ceux qui, par leur inconséquence, menacent notre foi. Dieu attend que nous nous employions à développer son œuvre. Croyez-vous qu’il nous pardonnerait son déclin, la faillite de nos idéaux, l’incurie de nos ministères ?

Les têtes s’enfonçaient dans les épaules, les regards fuyaient.

— La cause est juste, croyez-moi, sachons-nous donner les moyens de la mener à bien. Dieu nous aidera. Il nous a donné la vocation afin de sauvegarder son Église. Comment réagirait-Il si nous la laissions détruire sans rien faire ?

— La situation est plus grave que je ne pensais, s’exclama Canotta, dépité. Éminences, vous connaissez la probité du cardinal Giovanni. Je sais que la décision qu’il demande peut en choquer certains. Elle n’est pas facile. Je vous exhorte à voter en votre âme et conscience. De votre choix dépendra l’avenir de vos fonctions, mais plus encore, celui du Vatican et de la chrétienté.

Après un silence :

— Comment nommez-vous ce projet, déjà ? dit-il, se tournant vers Giovanni.

— Angelina.

— Bien. Que ceux qui l’approuvent lèvent la main droite.

Après quelques hésitations, aucune ne resta sur la table.

2

Harvard Divinity School, quelques semaines plus tard

Emily sanglotait, recroquevillée dans son lit. La vision cauchemardesque de la veille repassait en boucle dans sa tête. Une image terrible, sanguinolente. Elle ne s’en détachait pas. Impossible de trouver le sommeil. Au souvenir du spectacle de la chambre, des soubresauts nerveux agitaient son corps. Rien, ou si peu, dans ses échanges avec Luigi, n’avait laissé entrevoir la scène. Quelle fin sinistre que ce supplice !

Pourquoi ?

Comment était-ce possible ? Surtout dans le foyer propret et sûr d’une université américaine de renom, la Harvard Divinity School…

Emily avait rencontré cet homme trois mois plus tôt. Un peu âgé pour un étudiant. Ce soir-là, en fond sonore, la voix sépulcrale de Léonard Cohen l’avait envoûtée.

Quelque chose l’attirait chez Luigi, qui la dépassait.

Un regard qui reflétait le fond de son âme. La sensation, confuse, mais perceptible, d’une blessure proche de la sienne. Inexprimable. Qui les murait tous deux dans d’anciens silences. Ceux qui trahissent l’abandon de la confiance en l’autre dès la prime enfance.

Pourquoi avoir accepté son premier baiser quand, hésitant, il s’était penché vers elle ? Elle concéda un léger soupir au contact de ses mains malhabiles qui mirent du temps avant d’oser s’aventurer à même la peau. De se sentir autorisées. Cette apparente délicatesse cachait-elle une timidité ? Celle d’un homme peu expérimenté ? Une sensation qu’exhalait l’odeur de ses vêtements. Sa manière gauche, hésitante d’habiter son grand corps. De s’excuser, comme un éternel importun. Contre toute attente, cela rassurait Emily.

Dès l’adolescence, elle avait craint les premières amours. Redouté d’être malmenée, secouée telle une poupée de chiffon. Comme dans Dernier tango à Paris. Des hommes trop sûrs d’eux, qui faisaient leur affaire personnelle, utilisaient la femme comme un sex-toy. Un simple objet sexuel.

Emily atteignait vingt-cinq ans. Luigi Farrugia approchait la quarantaine. Distante au début, elle avait délaissé sa carapace. Pris plaisir aux longues heures passées avec lui au foyer du campus, parlé de tout et de rien, écouté ses aventures. Une nostalgie embrumait le visage de son ami à l’évocation de son enfance. Peu à peu, Luigi s’était dévoilé.

Une Naples grouillante, bruyante, avait vu ses premières années. Terrains vagues. Immeubles délabrés aux fils garnis de linge. Jusqu’à la disparition de son père ; un règlement de comptes mafieux. Suivit une adolescence sans repères. À l’âge où trouver un cadre est essentiel. Retour à Capri, berceau maternel, où Luigi avait grandi – en taille, surtout – entre une mère et une grand-mère pieuses. Enfant de chœur, il parlait avec tendresse de l’église d’Ana Capri ; son odeur mêlée de cire, d’encens, d’air salin et de vieille cave humide.

Il avait décrit les ruelles bordées de jasmins odorants. La beauté sublime de la villa San Michele, de sa petite terrasse qui dominait la mer sur un à pic vertigineux. De ses statues magnifiques rapportées de nombreux voyages par le riche propriétaire. Emily avait souri de l’anecdote des petits cars pour touristes ; rayés sur les côtés, à force de se croiser trop près et trop vite sur la route étroite qui menait du port à la ville haute. Elle avait cru voir les embruns, respirer les odeurs marines du petit port millénaire. De ses quais parsemés de cordes et de filets de pêche que surveillaient les mouettes avides.

Pourquoi avait-elle accompagné Luigi dans sa chambre ce soir-là, était-elle restée si longtemps ? Elle l’ignorait. Ils avaient bu un verre ou deux de vodka à l’herbe de bison – une bonne moitié de la bouteille, peut-être ? Seule richesse de Luigi, une floraison de livres sur des étagères courbées. Clin d’œil aux gondoles vénitiennes de la carte postale punaisée au mur.

La lueur d’une bougie rassura Emily. Elle posa les lunettes brunes qui lui mangeaient la face. Séduite, légèrement enivrée, tous deux pris de boisson, ils s’étaient retrouvés enlacés. Nus, l’un contre l’autre. Le grand corps de Luigi la contenait, ses longues mains se promenaient maintenant avec fièvre sur ses seins, ses cuisses, son sexe. Une vague de plaisir la fit tressaillir.

Lui avouer sa virginité, vu son âge, Emily n’en avait pas eu le courage. Légère appréhension. Une brève douleur, suivie d’une chaleur puissante, monta de son ventre. Elle inonda tout son être quand il vint en elle. Avec douceur, elle lui en sut gré. Sans réserve, Emily s’abandonna dès lors à ce cadeau inespéré.

Combien de temps demeurèrent-ils dans cette bulle ? Elle ne le sut. Il caressait ses cheveux avec tendresse. Elle sentit une main entre ses omoplates. Un contact ferme, présent, chaleureux. Un bien-être indéfinissable s’empara d’elle. Emily succomba. Des larmes montèrent. Demeurées trop longtemps au bord des yeux. Il les accueillit. Jusqu’à la dernière. Jusqu’à ce qu’elles s’épuisent.

Apaisée, elle songea à ce territoire ignoré, vierge, de son dos. Dont elle n’avait pourtant jamais ressenti le manque. Comment Luigi savait-il le secret de cet endroit ? Le seul qu’on ne pouvait atteindre soi-même. Quand, plus tard, elle le lui demanda, il évoqua le lieu de l’autre. En lien avec le chakra du cœur. Désert en l’absence de relation. Comblé lors d’une rencontre attentionnée.

Emily aperçut le cadran du réveil au moment où il alluma la lampe de chevet. Ils étaient restés plusieurs heures, lovés dans l’obscurité. Les êtres qui permettent au temps de s’évanouir sont de belles rencontres. La lumière dévoila les traits anguleux, osseux, du visage de son amant. Elle se souvint de sa réserve lors de leur premier contact. Un homme trop maigre, trop grand. Un qui avait dû pousser longtemps avant que ses parents ne remarquent enfin son existence…

— Si tu savais ce qu’on dit de toi, lâcha-t-elle soudain. L’autre jour, j’ai surpris une conversation.

— Ah ! Tu m’intéresses.

— On dit que tu fais la gueule, que tu pues, que tu bois et j’en passe…

— Les gens me connaissent mal, j’ai aussi des défauts, tu sais.

Emily, d’éclater d’un rire franc.

— Et toi, continua-t-il, quelles sont tes qualités ?

— Je suis aussi sexy que la reine d’Angleterre, les couleurs en moins. Les hommes qui me font rêver sont tous morts il y a deux siècles. Et mon plus grand plaisir est de voir enrager ma mère.

— Piquante ? Je comprends pourquoi on a choisi la rose pour déclarer son amour aux femmes. Et tes qualités ?

— Désolée, je ne vois pas de quoi tu parles.

Elle s’apprêtait à remettre ses verres quand Luigi réalisa ce qu’elle tenait tant à dissimuler. La paupière gauche légèrement moins ouverte que l’autre.

— Adolescente, on m’appelait Colombo, lui avoua-t-elle, plus sérieuse.

Luigi nota une similitude avec certaines expressions de l’acteur.

— Comme pour Forest Whitaker, cela n’a jamais nui à leur brillante carrière, fit-il remarquer.

Bien que la coquetterie d’Emily fût moins prononcée, elle leva les yeux au ciel. Qu’espérait-il, en la comparant avec cette gueule cassée, un archétype des plus masculins ? La rassurer, peut-être ? Ce complexe, ajouté à son tempérament renfermé, susceptible, avait achevé de décourager les garçons de la fac. Luigi ne s’en plaindrait pas.

Il lui confia qu’il affectionnait sa blondeur, sa petite taille. La silhouette fluette, gracile, de ce corps qu’il pouvait enserrer. Protéger. Il finit par apprendre qu’il était le premier, étonné qu’elle ait pu se résoudre à cette destinée. Et là, fait nouveau dans la vie d’Emily, Luigi était nu, à ses côtés. Aux antipodes du portrait imaginé adolescente. Elle le regardait différemment. Envolée, son ingratitude physique, dissoute par la générosité de ses caresses, son humour, sa douce présence. Son regard s’arrêta sur un tatouage, à l’avant-bras. Une étrange croix en forme de H :

— C’est quoi ? murmura-t-elle, rompant le silence.

— Une erreur de jeunesse.

Elle ressentit à cet instant la fragilité qu’il tentait de dissimuler, le dévisagea :

— Pourquoi t’es-tu intéressé à l’histoire des religions ?

Luigi Farrugia parut surpris. Elle venait de poser LA question de sa vie. Il marqua une brève hésitation. Leur intimité lui sembla de nature à livrer ce qui pesait depuis trop longtemps sur sa conscience :

— Un peu long à expliquer. Je peux juste te dire que je me suis retrouvé séminariste au Vatican. Ce que j’y ai découvert m’a posé de graves problèmes.

— Au Vatican ?

— Oui.

Séminariste, pensa-t-elle. Un grade pour accéder à la prêtrise… Ce qu’Emily avait déjà pressenti, Luigi le confirmait. Il dissimulait un fardeau, un passé encombrant, tumultueux. Elle perçut une révolte qui ne disait pas son nom, accompagnée d’une grande solitude. Il paraissait aux prises avec une vérité sourde, opaque, indicible.

3

Une cocotte en papier

Sur son bureau, à la Harvard Divinity School

Un cinéma qui durait depuis la rentrée universitaire 2014. On était en mars. Le professeur Gordon Taylor commençait à trouver la blague lourde. Il avait eu droit à des salières, des bateaux… Chaque fois pour délivrer un message différent. Figurines réalisées dans des pages arrachées d’un exemplaire de poche du Da Vinci Code.

Davantage que le contenu, le procédé l’agaçait. Massacrer un livre, quel qu’il fût, était inacceptable. Gordon n’appréciait pas les licences que les romanciers s’autorisaient avec la vérité historique. Une compromission réservée à un genre mineur. Pas de quoi justifier un tel gâchis, en tout cas. Quelle outrecuidance, surtout de la part d’un étudiant.

Sur quoi voulait-on attirer son attention ? Il chaussa ses demi-lunettes, déplia la feuille. Toujours le même principe : le texte était biffé d’un coup de stylo. Cette fois, figurait dans le blanc d’une fin de chapitre : « Qui veut faire brûler le Suaire de Turin ? » Les notes précédentes avaient dénoncé les erreurs historiques de l’Église. L’emplacement de la Via Dolorosa. L’authenticité du tombeau du Saint-Sépulcre.

Des pétards mouillés qui avaient fini en boule dans la corbeille. Rien de nouveau sur des vérités plus ou moins admises par ses collègues. Alors pourquoi, au fil du temps, le professeur avait-il fini par conserver les messages ? Espérait-il tomber sur une piste utile ?

Gordon Taylor avait enseigné de longues années dans l’amphi de la Harvard Divinity School. Une université unitarienne de Cambridge, dans le Massachusetts. Des gens qui se distinguaient du trinitarisme adopté par les chrétiens en 412, après le concile de Chalcédoine. Celui-ci reconnaissait trois entités divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Après une lutte acharnée au début du XIXe siècle, les libéraux unitariens l’emportèrent et virent leur doctrine adoptée. Pour eux, Jésus n’était pas fils de Dieu. Le trinitarisme s’opposait au monothéisme. En dépit des efforts des universitaires, la doctrine restait cantonnée à la Nouvelle-Angleterre. Aux environs de Boston, affirmaient les plus critiques.

Après sa retraite récente, Gordon était retourné vivre avec sa femme, Eva, dans sa maison du Maine. Il conservait une chaire de maître de conférences honoris causa à l’université, prenait sa mission à cœur. Il partageait sa curiosité avec ses étudiants de tous horizons, juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes. Sa mission ne se résumait pas à remplir leurs têtes en épluchant les textes bibliques. Il cherchait à stimuler leur envie de découvrir la richesse infinie de l’histoire par d’autres sources. De temps à autre, il discutait avec eux après ses interventions, montrait que, si la chrétienté suivait l’exemple des grands mystiques, jamais les fidèles n’avaient éprouvé eux-mêmes cette extase charnelle. Ils se contentaient de privilégier la foi aveugle à l’expérimentation, une preuve pour lui d’immaturité. Il se disait qu’il développerait un jour le sujet.

Le grand public avait encensé son œuvre, Le génie des Templiers, publiée huit ans auparavant. Un essai boudé par ses pairs qui reléguaient ce sujet controversé aux romanciers. Dans son livre, Gordon avait mis toute l’exigence scientifique de l’historien, considéré les aspects politiques et financiers du mouvement templier, ses points de vue ésotériques et spirituels. Au-delà de l’histoire, il avait révélé tout le génie de ces chevaliers. D’habiles perspectives aboutissaient à un constat : rompant avec les pesanteurs du Moyen Âge, l’ordre du Temple était le véritable précurseur de notre monde contemporain. Mais surtout, qu’avaient ramené de Terre sainte ces chevaliers pour que la construction religieuse fasse un aussi grand bond en avant ? Quels savoirs architecturaux, alchimiques, géométriques détenaient-ils, pour que, sous leur influence, les cisterciens bâtissent une cathédrale comme Chartres contenant autant de connaissances inconnues à l’époque ? Cet engagement pour les Templiers avait nui à sa réputation auprès de ses collègues enseignants ; à la Harvard Divinity School, un ordre sulfureux, accusé des pires hérésies… Il devait faire profil bas, sachant qu’une partie du programme comportait la théologie destinée aux futurs ministres du Culte.

Gordon avait détesté les séances de dédicaces. Les gens lui parlaient surtout d’eux, déversaient leurs problèmes. Les écrivains prenaient la relève des psys, des confesseurs. Invariablement, il avait ignoré les offres, plus que suggérées, de certaines admiratrices à la sortie des librairies. Sarah, son épouse, était décédée deux ans plus tôt. Solitude et dépression avaient suivi. Au cap de la soixantaine, franchi après la sortie du livre. Un coup de vieux. Quelques proches, d’apparence jeune, avaient rattrapé leur âge en peu de temps après des épreuves. Gordon l’avait déjà remarqué. Ses cheveux gris lui donnaient du charme, prétendaient ses amies. Il n’était pas dupe. Un dos un peu voûté, des paupières tombantes, des rides qui sillonnaient le visage le persuadaient du contraire.

Plusieurs journalistes l’avaient interviewé à la sortie du livre, dont Eva Jackson, une charmante brune de l’International Herald Tribune. Elle lui avait demandé de déchiffrer quelques mois plus tard un message bien étrange. Rédigé dans le langage crypté attribué aux Templiers. Aux prises avec les Sept Empereurs, une affaire politique de la plus haute importance, il s’était rendu disponible pour l’accompagner à Venise. Là où le document les avait envoyés.

Fasciné par son courage, sa détermination, il était tombé amoureux d’elle. Depuis leur rencontre, marquée par le voyage vénitien, ils ne s’étaient plus quittés. Plus jeune que lui de dix-neuf ans, elle avait l’énergie des personnes qui n’hésitent pas à parcourir la planète. Les convictions de Gordon, son éthique et son charme avaient incité Eva à accepter le mariage.

Qu’elle fût divorcée avait gêné celui-ci au début. Pourquoi s’était-il laissé séduire ? Par contestation des modèles de pensée dominants ? Par attrait coupable pour l’hérésie ?

Jamais elle ne le sut.

4

« Où êtes-Vous, Dieu ? »

« Vous qui présidez à nos destinées, comment pouvez-Vous Vous faire aussi discret ? N’agir en nous que par signes imperceptibles ? » Ces questions s’immisçaient dans la prière matinale d’Emily Sullivan, à genoux dans sa chambre du foyer de la Harvard Divinity School. Parfois au beau milieu du Notre Père, des Je vous salue Marie. Comme quarante pour cent des Américains, elle croyait que Dieu avait créé le ciel et la terre en sept jours et qu’elle était issue d’Adam et Eve. Mais une part d’elle doutait, désirait comprendre, toucher, voir comme saint Thomas. D’où provenait cette force étrange, incoercible, qui l’avait poussée dès son plus jeune âge, marginalisée à l’école religieuse Sainte Jeanne d’Arc ? Au catéchisme, elle n’avait cessé les interventions dérangeantes. À court d’arguments, le curé s’était réfugié derrière le « mystère de la foi ». Pour elle, de la mauvaise foi. Des épisodes aussitôt suivis d’un puissant sentiment de culpabilité. Comment oser douter de l’œuvre si parfaite du Créateur, de Sa présence immanente ?

Alors, Emily se ravisait, levait les yeux au mur, adressait un regard au précieux crucifix en buis rapporté de Lourdes par sa mère, implorait son soutien. Ses doigts fins reprenaient leur chemin, égrenaient une à une les perles de son chapelet. Mais le calme retrouvé était de courte durée.

Le serpent allait-il inciter cette nouvelle Ève à croquer le fruit de l’arbre de la Connaissance ? Le pas avait été franchi au cours des études d’Histoire de l’art. Poussin, un peintre qui avait fait ombre au tableau, – si l’on pouvait s’exprimer ainsi – fut choisi pour la thèse concluant son cursus. Une de ses peintures surtout, singulière, L’Ordination. Plus étrange encore que son œuvre majeure, Les Bergers d’Arcadie. Cette fois, les questions soulevées avaient ébranlé la jeune femme jusqu’au vertige. Un point de non-retour.

Cette toile énigmatique avait relancé les questionnements incessants de son enfance. Y répondre était devenu plus urgent que d’enseigner, se frotter à la vie. Son master en poche, Emily s’était orientée vers un cursus de science des religions. Au grand regret de son père. Sur son lit de mort, il était allé jusqu’à lui reprocher son choix : la Harvard Divinity School. Des unitaristes ! Des gens qui contestaient la divinité de Jésus ! Et même la Trinité, sous prétexte qu’aucune mention claire de celle-ci n’apparaissait dans le Nouveau Testament. Emily avait dû lutter contre l’affreuse sensation de trahir ses origines irlandaises. Des générations de catholiques pratiquants qui avaient défendu leur foi s’étaient battus contre les protestants. Certains étaient morts pour cela.

À la Harvard Divinity School, elle avait découvert les conférences de Gordon Taylor. Apprécié pour la première fois la pertinence, la finesse de ses analyses. Elle s’assit sur le bord du lit, s’étira, repensa à la surprise de sa mère lorsqu’elle lui avait parlé pour la première fois de l’universitaire. L’avait-elle rencontré ? N’osant s’aventurer plus loin, Emily n’en obtint pas davantage. Elle ignorait à cet instant que Martha avait fréquenté ce professeur, qu’ils avaient eu une idylle suite à quoi celle-ci était tombée enceinte. Peu après, Gordon parti pour d’autres horizons, elle s’était sentie abandonnée.

Le non-dit avait-il laissé des stigmates ? Une expression distincte caractérisait chaque visage. Étonnement. Lassitude. Rancœur. Sérénité. Sur celui d’Emily, une inquiétude permanente. Celle d’une bête traquée. Son attitude n’était pas engageante. Pas plus que ses robes ne plaisaient. Trop longues. Trop démodées. De couleurs trop ternes. Emily s’exposait à la risée des étudiantes les plus aguicheuses. Fille unique d’un couple fort âgé, tout, chez elle, le trahissait.

Entre ses cours, peu attirée par le foyer universitaire bruyant, elle se réfugiait à la bibliothèque. Seul lieu à satisfaire son besoin vital de calme, de solitude. Ce matin-là, concentrée sur son document, Emily sentit une tape sur son épaule. Le long visage émacié de Luigi apparut à ses côtés. Silencieuse, elle lui sourit, lui accorda un furtif baiser sur la bouche. Au fond, elle appréciait cet homme différent des autres. Son crâne rasé lui donnait un âge indéfinissable. Derrière ses lunettes à la John Lennon, son regard pétillait d’intelligence. Au genre humain, ce que le phasme est au monde animal, il agitait ses bras interminables pour appuyer ses paroles, tenter de se convaincre lui-même.

Elle avait longtemps évité cet étudiant plus âgé, bizarre, secret, imprévisible. L’odeur de ses vêtements, surtout. Au cours de l’année, un changement était survenu. Ses efforts d’hygiène, sa prévenance, les réponses à ses questions avec une infinie patience. Tout cela avait fini par l’amadouer – l’apprivoiser, peut-être.

Pour la première fois – était-il en confiance avec Emily ? – il avait livré ce qui lui donnait cet air grave, mélancolique, son aventure tragique au Vatican. Une fracture dans son univers. Emily avait découvert les raisons de sa blessure. Un élan brisé condamnant toutes ses années de ferveur religieuse. Achevé par la lecture de Reich, Nietzsche et Marx. Autant dire, irréversible.

Dépité, Luigi avait alors postulé à un emploi sans qualifications au Club Med de Palinuro, pour rester dans sa région natale. Son physique rebutait les filles. Il avait quitté ce « lieu de perdition », agacé, était retourné l’hiver chez sa mère, s’était immergé dans la lecture pour éviter de ruminer. Par la suite, il avait obtenu un emploi dans une petite entreprise locale. Il devait clouer de petits Christs sur des croix de hêtre. Le plaisir pris à s’identifier aux soldats romains l’avait interpellé.

Un soir de beuverie, il avait perçu l’impasse de sa vie. Oisive, stérile. Sa tâche sans réelles perspectives avait exhalé un parfum d’errance, d’échec, de capitulation, dissous ses aspirations. Danse macabre du cachet effervescent à l’issue fatale. Tout ce temps à étudier la Bible… pour quel résultat ? Cette prise de conscience l’avait obligé à affronter son passé. Tout avait commencé par des découvertes intrigantes faites dans le sud de la France. D’étranges vérités dissimulées depuis des siècles par l’Église. Raisons pour lesquelles il avait questionné le Vatican.

La preuve de ces secrets, il l’avait obtenue lors de ses démêlés à Rome ; par la réaction des prélats. Une chape obscurantiste encore d’actualité. Les publications de la Divinity School d’Harvard lui avaient donné une idée : confronter ses pistes avec les plus grands spécialistes en science des religions. Exposer ainsi ses conclusions contrariait sa nature timide, mais l’indisposait moins que de laisser le mensonge religieux dicter sa loi.

Bourse d’étudiant en poche, il avait obtenu une inscription à Harvard. Accueil décevant. Une institution prestigieuse, mais figée dans ses dogmatismes. Parvenir à ses fins lui demanderait du temps, de la patience. Après tout, qu’importe, si c’était en compagnie d’Emily. Leur relation incita l’étudiante à accepter qu’il s’asseye près d’elle dans l’univers feutré de la bibliothèque. Luigi se pencha sur son épaule et demanda à voix basse :

— Tu connais la tribu juive des Cénobites ?

— Oui, pourquoi ?

— Tu savais qu’ils n’étaient pas d’accord pour se faire circoncire ?

Elle fronça les sourcils, pressentant le canular. Luigi lâcha sa répartie avec le plus grand sérieux :

— Pour cette raison, on les appelait les Cénobites tranquilles.

Emily pouffa de rire, se reprit aussitôt, gênée. Le regard agacé des voisins l’incita à rassembler ses affaires. En sortant, l’étudiant lui tendit un exemplaire du Sun au gros titre éloquent : Rebondissement sur la « tombe du Christ »! Quel titre idiot, se dit-elle. Elle imagina les scientifiques sur la sépulture, sautant comme sur un trampoline. Sujet sensible. Emily détestait que ce soit un journal à scandales qui ravive ses craintes. Elle maudissait cette presse tapageuse. Presque autant que les singeries des étudiants de son cours.

En science des religions, matière suspecte pour les catholiques fervents, tout devenait possible. Des petits malins se plaisaient à souligner « le premier miracle de Jésus-Christ : naître quelques années avant lui-même ». Le seul jamais accompli, considéraient les plus acharnés 1.

Le soir, dans sa chambre d’étudiante, ses yeux s’arrêtèrent sur la carte postale offerte par Luigi, une ruelle pentue de Capri. Une vaste propriété entourée de palmiers se devinait, en partie dissimulée derrière un haut mur blanc où s’épanouissaient bougainvilliers, roses, mauves, fuchsia. Un massif épais, large, qui descendait presque jusqu’au sol. Une beauté inouïe, voluptueuse, émanait de cette vision. De celles qui vous empoignent, vous donnent l’envie de s’y fondre. Emily s’y rendrait un jour avec Luigi. Elle s’en fit la promesse.

Sur son bureau, le Sun dans lequel se trouvait l’article sur Talpiot la fit soudain atterrir. Elle repensa au tombeau. Une sépulture christique qui laissait présager le pire.

5

Le sujet du journal évoquait un scoop du géologue israélien Ayre Shimron, paru le 8 avril dans la presse. Il concernait un coffre de pierre destiné à recueillir les os des défunts, trouvé à Silwan, en lien avec l’affaire du tombeau de Talpiot, une autre banlieue de Jérusalem. De nombreuses péripéties avaient marqué cette histoire.

Tout avait commencé par la découverte, le 28 mars 1980, d’un caveau creusé dans la roche contenant dix ossuaires. Six étaient gravés, un fait rare, dans le même tombeau 2. Apparaissaient, au milieu, d’autres noms, Marie, Jésus fils de Joseph.

En 1945, une urne avec l’inscription « Jésus fils de Joseph » avait déjà défrayé la chronique. Par la suite, une étude avait prouvé que la population juive du premier siècle comportait cinq pour cent de Jésus, dix pour cent de Joseph et vingt pour cent de Myriam (Marie en hébreu).

Les fouilles du site de Talpiot avaient repris jusqu’à la date butoir accordée par les entrepreneurs aux archéologues. Un climat d’indifférence avait entouré le transfert des ossuaires au musée Rockefeller de Jérusalem, étant donné la fréquence des noms. L’un des coffrets de pierre avait même disparu avant son admission dans l’entrepôt de l’Office israélien des antiquités. La « tombe de Jésus » fut rebouchée par une plaque de béton dans le jardin de la résidence où elle avait été découverte, sans qu’on y accorde plus d’attention.

En octobre 2002, bien avant les années d’études supérieures d’Emily, la découverte de l’ossuaire de Silwan : « Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus », avait fait l’effet d’une bombe. Un nombre croissant d’historiens avait déjà admis la fraternité de Jacques « le Juste », nommé comme tel dans les Écritures, avec Jésus. Les similitudes étranges avec des personnages importants du Nouveau Testament avaient agité la presse, dérangé les autorités.

Pour calmer les esprits, ces dernières banalisèrent la découverte : on ne possédait aucune preuve que le cercueil de Jacques provienne du tombeau de Talpiot. Quant à Marie, Joseph et Jésus, c’étaient les premier, deuxième et sixième noms les plus courants au 1er siècle. Rien que dans la crypte de l’université biblique de Jérusalem, on trouvait vingt ossuaires au nom de Marie, dix-neuf au nom de Joseph et dix au nom de Jésus.

Mais celui de Silwan avait ouvert la boîte de Pandore. Les réactions n’avaient pas tardé : en 2004, un procès de l’État israélien eut lieu contre le propriétaire du cercueil. Pour falsification. Après une série d’expertises, les spécialistes avaient affirmé que « frère de Jésus » avait été ajouté. Une patine aurait même été déposée plus tard. Adolescente, Emily s’était intéressée au « procès en contrefaçon du siècle », avec 116 audiences et 12 000 pages de documents.

Trois ans plus tard, un documentaire avait relancé l’affaire : The lost tomb of Jesus, sur la chaîne Discovery. La pression était montée d’un cran. Channel 4 avait envisagé une rediffusion, annulée suite à de nombreuses critiques d’ecclésiastiques.

À la recherche de sensationnalisme, le documentariste avait tenté de prouver que la tombe était celle du Nazaréen. Il avait attiré l’attention sur les ossuaires de « Matthieu », un grand-père de Marie selon Luc, de « Mariamné », pressentie comme Marie Madeleine et de « José », l’un des demi-frères du Seigneur. Fort du cercueil d’enfant, « Judas, fils de Jésus », l’auteur du documentaire avait même repris à son compte le thème original d’un livre à succès : une éventuelle filiation du Christ.

Des polémiques avaient alors agité les mondes religieux et scientifique jusqu’à ce qu’un professeur de statistiques de Toronto publie une étude fracassante. Il avait abouti à une probabilité d’une chance sur six cents pour que la sépulture ne soit pas celle du Christ. Devant les nombreuses contestations de la communauté scientifique, il avait pondéré cette observation.

En 2008, James Charlesworth, un professeur titulaire de Princeton, décida de faire cesser les rumeurs. Il réunit à Jérusalem un symposium avec cinquante archéologues et experts pour tirer les choses au clair. Les conclusions furent éloquentes : « l’ensemble des éléments du film The Lost Tomb of Jesus ne repose sur aucune certitude scientifique ». Une publication dans la presse suscita le sobriquet de « farce médiatique », irritant le conseiller scientifique du documentaire.

Une deuxième chambre mortuaire, la Tombe du Patio, avait été découverte, proche, mais sans lien avec la première. L’analyse d’une gravure en forme de vase/poisson et d’une inscription « Yonah », Jonas pour certains, continua d’alimenter la guerre des experts.

En 2011, la procédure de l’État israélien n’avait toujours pas abouti. Le coup de théâtre émana d’un expert en patines ancestrales. Il affirma que si l’inscription, « frère de Jésus », avait été rajoutée, elle datait de plus de 50 ans et dédouanait le propriétaire de l’ossuaire. En mars 2012, le tribunal finit par prononcer l’acquittement. Cette controverse laissa toutefois quelques doutes dans les esprits.

6

Sur le campus universitaire, la nouvelle de l’article d’Ayre Shimron s’était répandue. Entre les tenants d’une orthodoxie catholique et ceux qui se sentaient plus proches de l’unitarisme, la polémique fleurissait. Les débats enflammés évoquaient ceux des synagogues sur l’interprétation du Talmud. Tout tournait autour de l’épineuse question : le tombeau de Talpiot est-il ou non celui de Jésus de Nazareth ?

L’enjeu était de taille. Les gros titres du Sun on ne peut plus clairs : « L’ossuaire de Silwan portant l’inscription, Jacques, fils de Joseph, frère de Jésus, proviendrait bien de la tombe de Talpiot ! » Le géologue l’avait prouvé, semblait-il, par l’analyse chimique. Emily interrogea Luigi à ce sujet :

— On prétend que plusieurs tombes du premier siècle rassemblent les prénoms de Jésus, Marie et Joseph.

— Oui. Quatre, je crois. Et d’autres ossuaires portent déjà l’inscription Jésus, fils de Joseph.

— Alors ?

— Réfléchis, si l’on ajoute le nom de Jacques, ça change tout.

Intriguée, Emily replongea dans sa lecture. Le commentaire précisait : « L’équipe d’Ayre Shimron a analysé la patine des parois de l’ossuaire de Jacques, de ceux de Talpiot et des murs de leur tombeau, démontré leur signature chimique commune. Elle l’a ensuite comparée avec des patines d’autres sépultures qui révélaient à chaque fois une composition différente. Selon le scientifique, la probabilité pour qu’il s’agisse du tombeau de Jésus devient cinquante fois plus élevée. »

Une confirmation des faits en ferait la découverte archéologique la plus fabuleuse de tous les temps.

Pas pour Emily.

Que contenait cette fosse, dont les sépultures surgissaient comme des apparitions ? Des spectres semant le discrédit sur la chrétienté, sur ses fondements bimillénaires ? Elle leva vers Luigi un visage blême. Ses croyances venaient encore une fois de subir un séisme. L’idée d’une tombe dans laquelle reposaient les restes de Jésus de Nazareth, de Jacques, son frère, et de ses parents était incompatible avec l’Ascension. Elle posait de sérieuses questions sur la résurrection, heurtait sans ménagement les convictions religieuses d’Emily. La science était sans pitié. Cet article ne le démentirait pas.

7

Imposante, la façade néogothique de la Harvard Divinity School se dressait devant le grand parc arboré du campus. Au milieu de cette verdure, un mélange de bâtiments, modernes et anciens. Un amalgame qui déplaisait à Gordon Taylor, l’un des derniers résistants à la modernité imposée par les standards de son époque. Par choix, son lieu de travail se situait dans un bel édifice de briques rouges du XIXe siècle. Un bureau décoré de boiseries et de bibliothèques en palissandre. Des ouvrages précieux, au cuir patiné par l’usage, en garnissaient les étagères.

Gordon parcourait les messages des dernières cocottes du plaisantin : « Pourquoi a-t-on voulu faire disparaître le Saint Suaire ? », « Pourquoi le Vatican a-t-il fait taire Polycarpe de la Rivière ? » Toujours le même principe. La vieille idée que l’Église continuait son action obscurantiste. Pourquoi l’étudiant avait-il cette fois attiré son attention sur le suaire de Turin ?

Cette célèbre relique avait failli brûler à plusieurs reprises. Une première fois en 1532, quelques années après sa reconnaissance officielle par le pape. Puis en 1997, suite aux polémiques houleuses qui avaient suivi sa prétendue datation du XIVe siècle. Au risque de sa vie, un jeune pompier avait détruit la châsse inviolable. À coups de pioche. Sans son courage, l’objet précieux disparaissait à jamais.

Une perte pour qui ?

L’enquête n’avait pas réussi à déterminer si l’origine de l’incendie était criminelle. Un hasard ?

La première mention de l’exemplaire de Turin par l’évêque de Troyes fut pour interdire son ostension, en 1357. Les chercheurs auraient démontré sa datation de cette époque. S’il n’existait plus de lien avec Jésus, alors pourquoi aurait-on essayé de faire disparaître la relique ? Tout ceci était confus. L’étudiant aux cocottes aurait encore du travail s’il voulait convaincre.

Plus étrange encore était l’aventure de Dom Polycarpe de la Rivière, prieur de la chartreuse de Sainte-Croix-en-Jarez au début du XVIIe siècle. Il avait découvert un trésor dans son monastère, accompagné de nombreux documents. Grâce à ses nouvelles sources, il avait envisagé la réécriture de l’histoire de la chrétienté et de la royauté, à partir des Mérovingiens. Pourchassé par des envoyés du Vatican, il avait disparu. Emportant avec lui ses secrets. Cet épisode peu connu posait toutefois des questions essentielles. Sous prétexte d’éradiquer une hérésie, l’Église avait-elle voulu cacher des choses aux chrétiens ? L’ecclésiastique avait-il trouvé des indices, des preuves susceptibles de menacer son pouvoir ?

Gordon Taylor connaissait le sujet. Un jour, s’était-il dit, il prendrait le temps de l’approfondir. Son étudiant savait des choses sur lesquelles il voulait attirer son attention. D’où tenait-il ses sources ? Avait-il des éléments que lui-même, pourtant spécialiste, ignorait ?

8

Allongée sur le lit de sa chambre d’étudiante, Emily Sullivan fixait le plafond. Elle songeait à sa relation avec Luigi Farrugia. Pour la première fois, une autre personne avait posé ses empreintes dans sa vie intime. Vécue jusqu’ici par procuration. Seule. Par lassitude d’amitiés décevantes. Une adolescence interminable, dans un monde feutré, à l’abri des quartiers aisés de Boston. Emily avait négligé les autres, ses heures de loisir se résumant à deux activités : ses prières et la lecture de romans. Dans sa chambre, de préférence.

Fille unique, elle avait privilégié la reconnaissance de ses vieux parents. S’investir dans ses études. Ranger ses affaires. Faire ses devoirs sans qu’ils ne le lui demandent. Pas comme les petites sottes de son âge qui passaient leur temps avec les garçons. Le sirop de la rue, comme elles disaient. Emily magnifiait l’imaginaire. À la recherche de son absolu masculin.

Elle l’avait trouvé en la personne de M. Darcy. Héros du célèbre roman de Jane Austen, Pride and Prejudice. Elle s’était répété tout bas les dialogues du personnage avec Elisabeth Bennet, avait savouré les faux-fuyants de leurs inclinations inavouées. Identifiée sans retenue à cette jeune femme. Comme elle, Emily s’était décomposée devant le vibrant aveu amoureux de l’aristocrate, jusqu’alors indifférent, en apparence.

Bien sûr, elle n’était pas dupe de ce monde ouaté, devenu sa seule ressource. Un asile contre l’inaptitude à obtenir l’amour des autres. De ses parents. De ses camarades. Seuls les grands sentiments de la littérature du XIXe la réconfortaient, lui donnaient l’impression d’exister, de vibrer. Un siècle des plus romantiques, des plus poétiques qui soient.

La nostalgie s’immisçait dans ses veines, lentement. Une maladie sournoise dont elle refusait de guérir. Emily détestait Hemingway, Tennessee Williams, trop charnels. Elle avait Beckett en horreur. Après un récit ponctué d’une succession de conflits, l’auteur concluait : « C’est ça, l’amour. » Trivial. Le sentiment amoureux était trop pur à ses yeux. Trop noble. Trop précieux pour le dévoyer. Elle affectionnait les élans du cœur des romans anglais. Des auteurs français dont elle raffolait, Chateaubriand, Musset, George Sand.

Au détour d’une ligne, elle fermait les yeux, parcourait avec eux les salons des châteaux du XVIIIe siècle. Les jardins à la française, bordés d’arbres centenaires à la ramure majestueuse. Aux senteurs de mousse après la pluie. Elle imaginait déjà à son bras l’ombrelle qui protégeait du soleil l’éclat de sa peau diaphane.

Comme ses héroïnes, Emily se délectait à chaque pas du frou-frou des jupons sous sa robe de soie. Rajustait élégamment son grand châle brodé d’or sur ses épaules. Jetait un œil de côté pour attirer l’attention des fils de famille. Prenait plaisir à les admirer. Avec leur redingote à haut col, un summum d’élégance. Éprise, elle l’était. Non de l’un de ces prétendants imaginaires. Davantage du sentiment éprouvé à leur égard. Du trouble suscité dans son âme fragile. Amoureuse de l’amour, en quelque sorte.

Aucun des garçons vulgaires de son établissement scolaire n’avait pu trouver grâce à ses yeux. Le dernier approché lui avait asséné qu’elle s’était trompée d’époque. Elle avait préféré se retirer, se préserver par la discrétion. Elle se donnerait à celui qui, elle l’avait pressenti, enflammerait un jour son cœur. Et ce, dès le premier regard. Mille fois, elle avait anticipé la scène. Elle avait nourri cet espoir par ses nombreuses lectures entre les seules sorties concédées : fouiner dans les rayons de la Bibliothèque Municipale, accompagner ses parents à la messe dominicale. Après l’office, elle retournait à sa passion littéraire.

Seul, le catéchisme était devenu une épreuve. Sa curiosité maladive, ses questions incessantes avaient froissé le curé de la paroisse, indisposé ses parents. Aussi y avait-elle espacé ses apparitions.

Au moment de choisir une orientation, elle s’était dirigée vers l’Histoire de l’art. Seule vocation supportable dans ce monde trop cru. Là, elle avait pu s’immerger à loisir dans l’époque qu’elle chérissait et celles qui l’avaient précédée. Passer son temps à admirer la beauté esthétique des toiles de maître. S’émerveiller devant Raphaël, Le Titien, Rembrandt, Véronèse. Tout était ravissement.

La décision d’intégrer la Harvard Divinity School