L'économie politique et la justice - Léon Walras - E-Book

L'économie politique et la justice E-Book

Léon Walras

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Beschreibung

Extrait : "J'arrête dès ici M. Proudhon. Sa définition de l'Économie politique semble rédigée sur la table des matières d'un manuel : elle n'a rien de philosophique. Il y a plus : elle est inexacte et dangereuse. Et je tiens d'autant plus à le réfuter, que je puis y faire voir la source des erreurs que j'entreprends de signaler. L'économie politique est une science. Qu'est-ce qu'une science ?"

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● Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
● Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Introduction

À L’ÉTUDE DE LA QUESTION SOCIALE.

§ 1. Position de la question sociale

M. Baudrillart, professeur d’économie politique au Collège de France, traitant généralement des principes de l’économie politique mis en rapport avec la morale en ce qui concerne le paupérisme, et accessoirement du travail des femmes, énonçait dans une de ses dernières leçons que la moyenne des salaires des ouvrières est, à Paris, de 1 fr. 63 par jour. Ce chiffre est donc en quelque sorte officiel. On sait d’ailleurs ce que vaut une moyenne : toute la portée de celle qui vient d’être signalée n’apparaîtra que si nous ajoutons qu’il y a, il est vrai, des salaires en fort petit nombre qui s’élèvent, pour les femmes, jusqu’à 3 francs et au-dessus ; mais qu’il y a, par contre, des salaires en assez grand nombre qui descendent au-dessous de la moyenne jusqu’à 1 franc, jusqu’à 0 fr. 60, et plus bas encore.

« Nous ne ferons suivre l’exposition de ces faits d’aucun commentaire, ajoutait le professeur : il n’y en aurait pas qui pussent atteindre à l’éloquence de pareils chiffres. » – Et le mal étant ainsi constaté, il s’efforçait d’en indiquer tout à la fois la cause et le remède. Nous imiterons cette réserve aussi digne de la sensibilité d’un homme de cœur que du sang-froid d’un philosophe. Il n’y a point de médecins ni de chirurgiens qui voyant des maladies ou des blessures se prennent à pleurer et à gémir ; s’il y en a, ce ne sont pas les meilleurs. Et de même, en présence des plaies de la société, l’économiste doit savoir rester calme, faire taire ses émotions au profit du succès de ses études, enfin quitter, quand une fois il l’a parcouru dans tous les sens, le champ de la réalité impressionnante, pour s’élever jusqu’au domaine de la froide abstraction qui est aussi celui de la science.

Pour ces raisons, nous éviterons de faire un étalage emphatique de chiffres qui doivent être pour tous déplorables, mais qui ne sont, Dieu merci ! pour personne accusateurs. Nous nous contenterons d’affirmer que la moyenne des salaires des ouvrières n’est pas en province plus élevée qu’à Paris ; et que la situation des ouvriers hommes n’est guère, toute proportion gardée, beaucoup plus brillante que celle des femmes. Qu’on n’oublie pas non plus que l’impôt poursuit et sait toujours atteindre, si exigus qu’ils soient, tous les salaires.

Au nombre des causes du paupérisme, du moins en ce qui concerne les ouvrières, M. Baudrillart mettait en première ligne l’absence d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle. J’accepte volontiers la démonstration qu’il a donnée de cette proposition pour ce qu’elle était, c’est-à-dire sans réplique ; et lui en laissant tout ensemble l’honneur et la responsabilité, j’en tire une conséquence qui m’est propre.

Si l’exiguïté pitoyable du salaire des ouvrières provient de ce que ces ouvrières manquent tout à la fois d’instruction élémentaire et d’instruction professionnelle, le seul remède à cet état de choses serait qu’elles pussent acquérir cette double instruction dont elles sont privées. Or, il est évident que ce remède n’est point entre leurs mains ; que l’exiguïté même de leur salaire leur défend toute instruction ; que par conséquent, la misère les condamne, de mère en fille, à la misère.

Voilà pour ce qui concerne les ouvrières. Mais un seul fait de cette nature n’est-il pas suffisant pour ouvrir les yeux à des philosophes ? Et ne se pourrait-il pas qu’il y eût, dans la société, des classes ainsi vouées à la pauvreté de génération en génération, de telle sorte qu’il fût impossible d’attendre l’extinction du paupérisme de la seule initiative individuelle des malheureux qu’il écrase, en dehors de toute intervention de la science et de la loi, de toute action du progrès social ?

Allons au fait. – Y a-t-il, dans notre société, d’autre misère que celle qui résulte logiquement de la paresse, de l’inintelligence ou des revers de la fortune ? Y a-t-il d’autre richesse que celle qui prend légitimement sa source, à quelque degré que ce puisse être, dans le travail, dans le talent ou dans le succès, et proportionnellement à ces causes ? Sans désordre, en sauvegardant intégralement les droits naturels et sacrés de la propriété, de la famille, ne pourrions-nous approcher davantage de l’esprit de la justice sociale exprimé poétiquement par ce mot admirable de Platon, principe de toute égalité vraie, formule de toute démocratie rationnelle : – N’empêchez pas les fils des esclaves de s’élever au rang des rois ; n’empêchez pas les fils des rois de tomber au rang des esclaves ?

C’est ainsi que se pose la Question sociale. On me rendra, je l’espère, cette justice d’avouer que je la présente en termes suffisamment abstraits de toute réalité brutale, pour dire le mot, en termes suffisamment scientifiques. Je fais mon possible pour fermer tout accès aux exagérations du sentiment, comme aux erreurs de l’empirisme, pour maintenir intacts les droits de la raison et de la méthode. Comme précisément je poursuis avant tout la certitude philosophique, on me permettra de m’appesantir sur la valeur de ces précautions.

En présence des faits déplorables constatés par l’observation, il s’est rencontré des socialistes pour conclure, en termes éloquents, du paupérisme à l’anéantissement, ou, tout au moins, au renouvellement complet de la société : Rousseau le premier de tous, Rousseau le père du socialisme sentimental, Rousseau si sincère et si déraisonnable, si pathétique et si dangereux, Rousseau qu’on ne lit guère, avec un cœur chaud, à vingt ans, sans pleurer, ni plus tard, avec quelque expérience, à vingt-cinq ou trente, sans sourire ou sans frémir ; vingt autres après lui. – « De malheureuses créatures gagnent, en un jour de travail, soixante centimes ! Plus d’état social ! Ou, tout au moins, que l’état social soit réorganisé de fond en comble ! »

Ces exagérations sont puériles. Quant à ce qui serait d’abord de rompre le pacte social pour en revenir à l’état de nature, c’est une fantaisie chimérique et irréalisable, parce qu’il n’y a point eu d’état de nature et qu’il n’y a point de pacte social. La société n’a point une origine constitutionnelle, mais une origine naturelle. La première de ces deux opinions, et la plus superficielle, fut celle des philosophes du siècle dernier qui tous aimèrent à se figurer la société comme un contrat librement consenti entre tous les citoyens, et ne manquèrent pas de rapporter à ce point de vue leurs essais de morale sociale. Les sciences en enfance ont une tendance à se faire plutôt spéculatives qu’expérimentales. C’est avec raison qu’on reproche de nos jours aux théoriciens du XVIIIe siècle d’avoir émis une hypothèse aussi peu conforme à l’observation psychologique qu’à l’histoire de la civilisation.

Les publicistes de notre époque voient dans l’état social un fait naturel ; et la sociabilité, suivant eux, est un trait caractéristique, essentiel de l’espèce humaine, comme la liberté. – « L’homme hors de la société, dit M. Vacherot, est un être imaginaire, une abstraction. L’homme vrai, l’homme réel est celui qui vit en société et par la société. Aussi haut que remonte l’observation historique, elle découvre des races, des nations, des peuplades, des tribus, jamais d’individus… Cela posé, l’individu n’entre pas dans la société avec la parfaite connaissance de ses droits et de ses intérêts, comme une personne libre qui stipule tout d’abord la garantie des uns et des autres, en échange des sacrifices auxquels elle s’engage ; il y entre comme un simple élément dans un tout naturel, selon le mot de Bossuet. »

Il y a quelques années déjà, Bastiat avait dit : – « Pour l’homme, l’isolement, c’est la mort. Or, si hors de la société il ne peut vivre, la conclusion rigoureuse c’est que son état de nature c’est l’état social. »

Maintenant, s’il est vrai que la société soit un fait naturel dans son origine, ne s’ensuit-il pas qu’elle le doit être encore dans ses développements ? C’est donc le rêve d’une imagination grossière et orgueilleuse que de dire : – « Depuis cinq mille ans l’humanité fait fausse route ; il devient urgent de la replacer aujourd’hui dans une direction contraire et meilleure. »

La civilisation s’opère logiquement, sinon tout à fait suivant les lois exactes de la logique hégélienne. Le progrès, de façon ou d’autre, est organique. Si défectueux que puisse parfois nous paraître notre état social, il faut l’accepter sans révolte parce qu’il est nécessaire, sans regrets parce qu’il renferme en lui le principe indestructible de son amélioration normale. Ah ! certes, je le sais : quinze ou dix-huit heures de travail journalier payées par un salaire de 1 fr. 63, c’est pour une femme une triste récompense de son courage et de sa vertu ! Certes, il est poignant de songer que chez tel ou tel pauvre artisan courbé sur une besogne vulgaire se fussent développés, dans l’aisance et par l’instruction, sinon le génie d’un Leibnitz ou d’un Bichat, peut-être les aptitudes administratives ou industrielles d’un Turgot ou d’un Jacquart ! Mais quoi ! si chétive que soit l’existence de ces êtres obscurs, du moins ils vivent ; et leur subsistance, c’est à la société, c’est à la société seule qu’ils la doivent : isolés, ils périraient d’inanition. C’est là ce qu’enseigne à tout esprit sage l’étude attentive de notre organisation sociale. Cette organisation n’est donc point à détruire, ni même à refaire en entier : elle n’est simplement qu’à perfectionner d’après les indications de l’histoire, de l’économie politique, de la philosophie, de toutes les sciences.

Dans ces données, je ne crois pas m’abuser bien lourdement en estimant qu’aujourd’hui, à part une tourbe indifférente et corrompue, à part un petit nombre de gens en place obstinément satisfaits et optimistes quand même, tout le monde, publicistes, gens du monde et gens du peuple, et peut-être le pouvoir lui-même plus que personne, s’accorde à reconnaître qu’il existe une question qui n’est point la question d’Orient, ni la question romaine, ni la question de l’alliance anglaise, une question plus importante que tout cela et qui nous touche de beaucoup plus près : c’est à savoir la question sociale. Même dans le monde savant on est plus avancé. L’on sait que la liberté du travail et de l’échange est encore entravée, au grand détriment de la production, par une foule de restrictions et de prohibitions ridicules. L’on sait aussi, quant à la distribution de la richesse, que ni M. Thiers ni M. Proudhon n’ont pu donner une théorie du domaine personnel de l’homme sur les choses qui s’imposât dans la science avec l’autorité de l’évidence, et dans la pratique avec la sanction du sens commun ; et l’on avoue que le problème de la propriété n’est point définitivement éclairci. L’on convient de bonne grâce des iniquités du fisc dont les procédés ne se justifient que par la raison de nécessité ; et l’on n’a pas lieu de s’étonner que, même après les travaux de M. E. de Girardin, l’Académie des sciences morales et politiques ait mis au concours la théorie de l’impôt. Partout enfin l’on veut bien croire que des hommes intelligents et honnêtes, estimables et laborieux, puissent se dire, dans de certaines limites, socialistes, et n’adorent point d’un fétichisme aveugle ces mots sacramentels : ordre, propriété, famille, sans pourtant rêver pour cela ni la permanence de la guillotine, ni le partage égal des biens, ni la communauté des femmes.

Quoi qu’il en soit, au reste, et quelque illusion que je puisse me faire sur le nombre des esprits qu’elle occupe, pour ceux qui prétendent la résoudre et pour ceux qui s’efforceraient de l’étouffer, la question sociale existe. La justice n’est pas satisfaite ; quelque dernier vestige de l’immoralité du pacte féodal souille la pureté de notre contrat révolutionnaire. Des cœurs sincères sont émus par les effets apparents du mal, des intelligences curieuses en recherchent l’origine et la portée ; des volontés inébranlables ont résolu de le tarir dans sa source. Peut-être quelques-uns d’entre nous sont-ils avantagés ; pour sûr, d’autres sont frustrés. Trop souvent sans doute, faute de connaître la nature et l’étendue du privilège, les uns l’acceptent avec un égoïsme facile, les autres le subissent avec une pénible résignation. N’importe ! une compassion généreuse, une colère légitime, une ardeur infatigable se sont élevées chez quelques hommes au souffle des idées nouvelles ; ayant vu la Révolution, mère déjà de l’égalité civile, enfanter l’égalité politique, ceux-là sentent confusément qu’elle cache encore dans ses entrailles, comme un autre fruit fécond, l’égalité des conditions économiques ; ils l’en veulent arracher. C’est à ces hommes que je m’adresse.

D’après ma façon de présenter les choses, mon lecteur doit évidemment supposer à la fois et que, dans ma conviction, la question sociale n’a jusqu’à présent été résolue par personne, et que j’entreprends aujourd’hui la tâche étendue et difficile de la résoudre. À cela je ne puis répondre que par deux observations : la première, c’est que la tâche que j’entreprends est singulièrement plus vaste et plus pénible encore qu’on ne peut se l’imaginer ; la seconde, c’est que je n’ai nullement l’ambition de l’accomplir à moi tout seul.

Dans un article publié il y a quelques mois, M. Courcelle Seneuil exprime cette opinion que si l’on veut arriver à des conclusions véritablement scientifiques et fécondes en solutions solides sur les rapports de l’économie politique et de la morale, il faut, en revenant à la première conception de Quesnay, établir avec une méthode rigoureuse l’ensemble de la science sociale et de l’art social, lequel comprend, outre l’économie politique, la morale, le droit et même la politique proprement dite : – « Cette entreprise, ajoute l’auteur, prématurée il y a un siècle, a presque cessé de l’être, et si elle présente encore des difficultés qui en ajourneront probablement l’exécution, nous pouvons cependant nous former une idée assez nette de ce que devraient être la science et l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société. »

De telles idées sont éminemment propres à réjouir tout à la fois les amis de l’économie politique et les amis du progrès. Les premiers, en effet, ne manqueraient pas de regretter que l’économie politique tendit à se renfermer dans les bornes de la statistique plutôt qu’à s’élever au niveau d’une théorie générale de l’activité sociale ; ils peuvent croire qu’elle est assez riche d’observations de détail pour se prêter un peu aux efforts de la spéculation d’ensemble, assez mûrie par l’expérience pour n’avoir que peu à craindre d’être pervertie par le commerce de la philosophie. D’autre part, s’il est un espoir qui doive être cher aux amis du progrès, et en général à tous les hommes qui savent se maintenir, à l’endroit des innovations, en dehors des terreurs exagérées et des aspirations chimériques, c’est celui de voir enfin le socialisme, pour rendre à un mot que l’empirisme a compromis et déshonoré sa signification scientifique, étayé sur l’économie politique, les réformes pratiques déduites de théories méthodiques, enfin le caprice des opinions irréfléchies céder devant l’empire des convictions raisonnées. Tous ces heureux résultats seraient l’effet de l’impulsion qu’on pourrait donner à l’économie politique dans le sens indiqué par M. Courcelle Seneuil : il est donc singulièrement à désirer que les tendances nouvelles ne tardent point à se manifester. Au point de vue où je me suis placé, à l’égard de l’objet propre de cette étude, j’ajoute qu’il n’est point douteux pour moi que la réalisation de l’entreprise annoncée par M. Courcelle Seneuil ne soit aussi le triomphe de la justice, que la constitution de la science sociale et de l’art qui s’y rattache n’implique la solution de la question sociale.

Unissons donc tous nos efforts pour fonder et construire la science sociale.

§ 2. Constitution de la science sociale

Il s’agit d’établir avec une méthode rigoureuse la science et l’art qui ont pour objet l’ensemble de l’activité libre de l’homme vivant en société ; voilà quel est le problème, et l’on doit convenir qu’il serait difficile de l’énoncer en des termes qui fussent à la fois plus généraux et plus précis. S’il est nécessaire et suffisant, pour qu’une science existe, qu’elle porte sur un vaste ensemble de faits d’un caractère spécial, la science sociale vivra. Cette science n’étudie pas les faits purement physiques, ceux qui se manifestent au sein de la nature extérieure ou ceux qui, tout en ayant l’homme pour théâtre, prennent leur origine et suivent leur développement dans la fatalité des lois naturelles, en dehors de la volonté libre : la vie physiologique, la maladie, etc. Il semble aussi qu’elle prétende s’occuper non des faits moraux qui ne se rapportent qu’à l’individu, mais de ceux qui intéressent tous les individus à la fois, je veux dire des faits sociaux.

La science sociale est, en un mot, la THÉORIE DE LA SOCIÉTÉ. J’abandonne à M. Courcelle Seneuil le mérite de l’avoir signalée. Quant à moi, je m’empresse, pour les besoins de ma cause, d’en préciser l’objet, d’en indiquer les divisions, d’en esquisser, si l’on veut, la philosophie en termes un peu plus explicites que M. Courcelle Seneuil n’a tenté de le faire. Et comme, en de pareilles entreprises, il importe avant tout d’agir méthodiquement, je commence par énoncer que, selon moi, pour constituer la science sociale et l’art social, il convient de s’attaquer directement au fait général de la société, d’en définir la nature, d’en montrer l’origine, d’en énumérer les espèces, d’en formuler la loi, d’en constater les effets. Je pense en effet que, le fait de la société étant de la sorte étudié scientifiquement dans sa généralité abstraite, tous les faits sociaux, individuels et concrets seraient connus par cela même ; c’est-à-dire qu’un phénomène social se produisant dans la réalité pourrait être immédiatement distingué, rattaché à une cause également individuelle et concrète, rapporté à un type spécial, soumis à des lois déterminées, etc., etc.

I. En conséquence, disons d’abord que le fait de la société consiste en ceci que les destinées individuelles de tous les hommes ne sont point indépendantes, mais solidaires les unes des autres. Ce n’est point à dire, ainsi que le soutient le communisme absolu, que chaque homme n’ait d’autre destinée que celle d’organe d’un tout réel, individuel et concret, nommé société. Non : les destinées humaines ne sont point aussi complètement solidaires. Mais il est certain qu’elles, ne sont pas non plus complètement indépendantes, que chacune d’elles n’est point à l’instar d’une sorte de monade isolée, ainsi que l’énoncerait l’absolu individualisme. « Quoi qu’il en soit, la politique oscille encore aujourd’hui entre l’individualisme et le communisme, exactement comme la philosophie entre l’empirisme et l’idéalisme, faisant tour à tour la part trop large ou trop étroite à l’un des deux principes dont l’équilibre fait la loi de toute société bien organisée. » C’est donc précisément l’objet le plus direct de la science sociale que de dire au plus juste en quoi les destinées de tous les hommes sont indépendantes, en quoi elles sont solidaires les unes des autres. Toujours est-il que l’idée d’une certaine solidarité déterminable et définissable des destinées humaines constitue l’essence de l’idée de société.

II. Maintenant, s’il est à croire que le fait de la société puisse tirer son explication de quelque fait supérieur, et si l’on me demande quel est ce fait, je réponds sans hésiter : – La liberté.

S’il est un principe que les moralistes de tous les temps et les psychologues de notre époque soient parvenus à mettre en évidence, à soutenir contre les attaques de toute philosophie superficielle et dangereuse, c’est le principe de notre liberté psychologique, c’est cette vérité que, si les êtres inanimés et les animaux accomplissent fatalement et instinctivement leur destinée, l’homme, au contraire, poursuit librement la fin pour laquelle il est au monde.

Or, comme deux conséquences se rattachant au principe de liberté, apparaissent deux faits : la moralité et la société.

L’homme est une personne libre ; c’est-à-dire un être raisonnable qui se connaît et qui se possède, qui se conçoit une destination, qui se sent obligé de rechercher sa fin et de la poursuivre volontairement. Tout ce qu’il fait ainsi librement lui est imputable. Il est responsable de tous ses actes volontaires : à lui seul en revient le mérite ou le démérite. Ce que fait librement l’homme en vue de l’accomplissement de sa destinée, c’est le bien ; le mal, c’est pour l’homme l’abandon volontaire de : la poursuite de sa fin. Ainsi, c’est une vérité définitivement acquise à la science que la liberté est la source de toute moralité ; que les faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets, dont l’ensemble constitue le monde se partagent en deux classes : les uns prenant leur source dans la fatalité des forces naturelles et n’étant jamais susceptibles d’être envisagés au point de vue du bien et du mal, les autres issus de la libre volonté de l’homme et nécessairement empreints du caractère de moralité ou d’immoralité. Le fait de la gravitation universelle et le fait de la maladie sont en dehors de la morale, parce que chacun d’eux est un fait fatal. Pour la même raison il ne saurait être bien ou mal que les loups mangent les agneaux ou que même les loups se mangent entre eux. Au contraire, il n’est point indifférent à la morale que l’homme égorge, son semblable pour le dévorer, car cela est mal ; ni que l’homme tue l’animal et s’en repaisse, car cela est bien.

Mais s’il est vrai de dire que tout homme est une personne libre, il l’est aussi d’ajouter que l’homme seul est une personne libre, et, par conséquent, que tout être qui n’est pas un homme est une chose. La chose est un être impersonnel, c’est-à-dire un être qui ne se connaît pas et qui ne se possède pas, qui n’est point responsable de sa conduite, ni susceptible de mérite ou de démérite. De par la raison, les choses sont à la discrétion des personnes. C’est tout à la fois pour celles-ci un droit et un devoir que de faire contribuer celles-là à la poursuite de leur fin, à l’accomplissement de leur destinée. C’est pourquoi nous brûlons le bois des forêts, pourquoi nous mangeons et les fruits de la terre et les animaux, pourquoi nous détournons les fleuves de leur cours. Et s’il nous était utile et possible de percer la terre de part en part, de dessécher l’océan, de rapprocher du soleil notre planète, cela nous serait permis sinon commandé, par cela seul que c’est tout à la fois un droit et un devoir pour nous que de subordonner la fin des choses à notre fin, leur destinée aveugle à notre destinée morale. Donc voilà d’un côté la nature impersonnelle ; voilà d’un côté l’humanité. La raison soumet l’une à l’autre… Du point où nous en sommes à montrer la solidarité de toutes les destinées humaines dans l’œuvre de leur accomplissement, il n’y a qu’un pas ; c’est affaire à la théorie de la société.

III. Si tout homme est une personne libre, tous les hommes, en tant que personnes libres, sont égaux dans la société. Les hommes sont inégaux à d’autres points de vue : ils le sont au point de vue du développement de leurs facultés, au point de vue du mérite et du démérite. On conçoit qu’ici l’étude préalable et attentive de la nature et de l’origine de la société permettrait d’abord de définir et de déterminer l’égalité et l’inégalité, ensuite de formuler nettement la loi supérieure de la solidarité sociale de telle sorte et en des termes tels que cette loi contînt, dans son expression même, le principe conciliateur du communisme et de l’individualisme.

Cette loi étant enfin démontrée, on pourrait considérer la science sociale comme engagée en pleine voie de constitution, et la théorie de la société sinon comme complètement édifiée, du moins comme établie déjà sur de solides fondements. Cherchons à reconnaître le nombre et l’importance des opérations qui resteraient à faire.

IV. La loi qui régit le fait de la société, considéré dans sa plus haute généralité, le doit régir aussi dans ses espèces. Après le travail préliminaire que nous avons indiqué, il resterait donc à la science sociale à énumérer ces espèces, et à leur appliquer à chacune la loi supérieure. Peut-être cette analyse des diverses catégories sociales et la détermination des lois spéciales qui s’y rapportent est-elle la portion, sinon la plus élevée et la plus noble, du moins la plus directement intéressante de la théorie de la société. Quoi qu’il en soit, il est urgent de l’élaborer.

On reconnaît assez facilement à première vue que la société peut être envisagée tour à tour sous un certain nombre de côtés différents, les côtés civil, politique, économique, par exemple ; tout comme en psychologie l’âme humaine une et indivisible peut être considérée successivement sous les rapports intellectuel, sensible et volontaire. Ou bien, si les expressions dont je viens de me servir semblaient à quelques personnes insuffisantes, ou même à d’autres dangereuses, soit parce qu’on ne les trouverait pas assez explicites, soit au contraire parce qu’on leur attribuerait un sens déjà trop déterminé, je dirais que le fait général de la société semble pouvoir se décomposer assez aisément en un certain nombre de faits spéciaux tels que ceux de la famille, du gouvernement, de l’échange. Ce serait encore à la théorie de la société qu’il appartiendrait de distinguer et d’énumérer ces catégories. Ce que j’en dis ici suffit à faire entrevoir que peut-être on pourrait reconnaître non une théorie unique et simple de la société, mais un ensemble de sciences sociales.

Ces catégories définies, comment devrait se comporter la science à leur égard ? C’est là une question grave et la plus neuve peut-être de toutes celles dont dépend la constitution de la science sociale : car elle n’est autre que la question de la méthode en ce qui concerne les sciences morales ; or la morale et surtout la morale sociale ayant toujours été jusqu’ici plutôt affaire de sentiment qu’œuvre de raison, tout est à faire pour les philosophes qui voudront aborder scientifiquement ces problèmes de la Justice.

La première idée qui se présente à l’esprit, c’est d’examiner de quelle façon procèdent les sciences naturelles, et de rechercher si leur méthode ne pourrait pas convenir aussi bien aux sciences morales. Or les sciences naturelles sont de deux sortes : les sciences à priori qui, partant de définitions et d’axiomes ou d’identités, se constituent par des séries de déductions logiques, et les sciences expérimentales qui, de l’observation des faits s’élèvent, par induction ou par hypothèse, à la connaissance de plus en plus approfondie des lois et des rapports.

La théorie de la société se rapproche évidemment de l’algèbre, de la géométrie et des sciences à priori, en ce qu’elle poursuit aussi la recherche d’un certain idéal rationnel, indépendant de toute réalité. Cela est vrai surtout pour la première partie de la science que nous avons déjà parcourue. Rien ne s’oppose à ce qu’on assimile le principe de liberté, le principe d’égalité aux axiomes géométriques. Rien non plus n’empêchera d’obtenir, en partant de ces principes, comme une loi inéluctable de la société, la formule platonicienne traduite ou exprimée en langage scientifique. Mais tandis que les applications des vérités mathématiques se font à des nombres et à des figures que saisit immédiatement la raison, la loi de la société doit s’appliquer à des faits dont l’entendement n’obtient la notion que par le secours de l’expérience : ces faits sont ceux qui composent les diverses catégories sociales. La théorie de la société, commencée par la méthode à priori, ne saurait donc se compléter que par la méthode d’observation, d’induction et, s’il y a lieu, d’hypothèse.

Cette distinction peut s’établir en termes moins abstraits et plus intelligibles. En effet, d’une part, il est aisé de se figurer qu’on pourrait obtenir, par le raisonnement pur, un principe supérieur de solidarité sociale conciliant l’égalité et l’inégalité, l’individualisme et le communisme, une formule nécessaire et universelle de coordination des destinées de personnes libres, formule ou principe toujours applicable soit que ces personnes libres fussent des créatures de telle ou telle espèce, habitassent sous telle ou telle latitude, existassent même dans telle ou telle région de l’univers. Mais d’autre part, il est impossible de comprendre que les seules déductions théoriques fussent suffisantes à tirer d’une loi générale ainsi obtenue les lois spéciales d’une société d’hommes qui penseraient, sentiraient, se résoudraient et agiraient dans les conditions et le milieu où nous vivons : car la seule expérience aidée de l’induction et de l’hypothèse nous initie à la connaissance de ces conditions et de ce milieu.

Il me paraît ainsi que la théorie de la société suppose deux choses. Envisagée dans sa portion théorique, elle suppose la condition que l’activité de l’homme soit libre ; et la loi sociale suprême peut s’asseoir sur le simple fondement du principe de liberté. Envisagée dans sa partie d’application qui est l’édification des lois sociales spéciales, la théorie de la société suppose d’abord la formule sociale supérieure, élucidée à priori, et ensuite la connaissance expérimentale des conditions physiques, physiologiques, économiques, au milieu desquelles se déploie l’activité libre de l’homme.

Achevons d’éclairer cette question par un exemple.

Au nombre des espèces sociales, il en est une qui se distingue aisément : c’est l’espèce des faits d’échange. Une portion notable de notre vie sociale se passe à vendre certaines choses, à en acheter d’autres. Il y a des hommes qui vendent l’usage du sol ; il y en a qui achètent l’usage des facultés personnelles des travailleurs ; l’on vend et l’on achète mille objets de toute nature, de première et de dernière nécessité, de prix infiniment varié. Tous les faits de cette espèce, tous les faits d’échange constituent l’objet des sciences économiques. Cherchons à définir les points communs, les points distincts, les points de jonction de l’économie politique et de la théorie de la société.

Quelles que puissent être les choses échangées, naturelles ou artificielles, matérielles ou immatérielles, durables ou éphémères, elles ont toujours, au point de vue particulier de l’échange, deux qualités communes : elles ont une certaine valeur et elles sont appropriées. Ainsi l’échange implique nécessairement la valeur et l’appropriation. Ce n’est pas tout encore : quelles que puissent être les choses valables, précieuses ou viles, elles ont aussi toujours deux qualités communes : elles sont utiles et elles sont rares. Ainsi la valeur implique nécessairement l’utilité et la rareté.

L’appropriation des choses par les personnes est un fait essentiellement libre, essentiellement susceptible d’être envisagé comme un fait moral. Il devient ainsi le fait de la propriété et tombe directement sous la juridiction de la loi sociale supérieure, de la formule suprême de la société. Il en est du fait de la valeur d’échange tout autrement. Le rapport d’utilité qu’il y a entre nous et les choses est un fait naturel en ce sens qu’il dépend de la nature que nos besoins soient de telle ou telle sorte, et que les choses puissent ou non les satisfaire plus ou moins. La rareté des choses est de même un fait fatal en ce sens qu’il ne dépend pas de nous que certaines choses se trouvent dans le monde en quantité limitée au lieu d’y être en quantité indéfinie, ou réciproquement. Il est vrai qu’en un autre sens, il nous est possible d’augmenter, de créer même l’utilité des choses, d’en diminuer la rareté par le travail. Mais cela est un autre point de vue que celui qui nous occupe : ce n’est ni le point de vue du vrai, ni celui du juste : c’est le point de vue de l’utile ; ce n’est plus le point de vue de la science : c’est le point de vue de l’art. Placés comme nous sommes, nous devons considérer le fait de la valeur d’échange comme un fait naturel qui échappe à la formule sociale.

Ces résultats, il me semble, sont assez clairs. Parmi les faits économiques, nous trouvons le fait de la valeur d’échange et le fait de l’échange qui sont, dans leur essence, des faits naturels tout comme les faits de la chaleur, de la maladie. Ceux-là sont l’objet primitif et direct de l’économie politique, science naturelle et tout aussi indépendante de la justice que la physique ou la pathologie. Nous trouvons ensuite le fait de l’appropriation ou de la propriété qui est un fait moral et dont la théorie spéciale, à ce titre, rentre jusqu’à un certain point dans la théorie générale de la société. La science sociale aura donc à se comporter, à l’endroit du fait de la propriété, de la façon que nous avons exposée ; c’est-à-dire que la formule sociale étant connue rationnellement, il reste à l’appliquer à la propriété telle que l’observation et l’expérience nous la révèlent ; c’est-à-dire, en d’autres termes, que les conditions purement morales de la propriété étant déterminées par le droit naturel, il reste à en énoncer les conditions sociales.

Ainsi, selon nous, devraient se déterminer les conditions sociales de la propriété. De la même façon se détermineraient les conditions sociales du gouvernement, de la famille. Ce serait affaire à des philosophes qui fussent aussi des historiens, des érudits, des philologues, des physiologistes, des psychologues, etc., etc.

V. Terminons rapidement cette esquisse de l’ensemble de la science sociale et de l’art social. L’effet le plus manifeste de la société, c’est le progrès. Placée en face de la nature impersonnelle qu’elle doit assujettir par des efforts solidaires, l’humanité la saisit par toutes les puissances de ses facultés. Elle la connaît par la science. Elle l’utilise par le travail et par les arts industriels. La société s’organise elle-même de jour en jour, et se rapproche de plus en plus du type idéal d’une société parfaite. De là l’infinie série des faits progressifs que l’on étudie dans le passé, que l’on cherche à provoquer dans le présent. Laissons ces soins pour une part à l’histoire, attribuons-les pour une autre part à l’art social. Seulement, pour compléter cette étude, voyons à reconnaître encore les limites communes à l’art social et à l’économie politique, ou, si l’on veut, la catégorie économique de l’art social.

Au nombre des faits économiques, nous avons déjà signalé le travail par lequel nous pouvons augmenter ou même créer l’utilité des choses, en diminuer la rareté. La recherche de ces moyens par lesquels une société donnée peut augmenter le plus possible son bien-être, constitue l’art de la production des richesses. C’est là précisément la catégorie économique de l’art social. L’art de la production déduit ses règles pratiques des lois théoriques de la valeur d’échange ; il se rattache à l’économie politique proprement dite comme l’hygiène à la physiologie, et il en ressort de la même façon. – La détermination des lois naturelles de la valeur d’échange et de l’échange n’est astreinte qu’à une seule condition : celle d’être exacte ou vraie. La détermination des conditions sociales de la propriété doit être morale ; autrement dit, la distribution de la richesse sociale entre les personnes en société doit être équitable. Que doit être la production de la richesse par le travail et l’industrie ? Elle doit être abondante. Le vrai, le juste, l’utile, tels sont les trois points de vue à chacun desquels le philosophe doit pouvoir ramener scrupuleusement chacun des faits individuels ou généraux, abstraits ou concrets qui s’offrent à lui dans l’univers. Quand on aura fait ce travail à l’égard de tous les faits sociaux, on aura fait la philosophie des sciences sociales. Je n’ai tenté de le faire ici qu’à l’égard des faits économiques. On dira si j’ai pu y réussir en quelques points.

Fausses ou vraies, mes conclusions sont simples et claires. J’ai reconnu d’abord et mis à part une théorie de la richesse sociale, science naturelle. Ensuite j’ai distingué dans l’ensemble de la science sociale et de l’art social, dans la théorie générale et complète de la société, comme catégories économiques, comme catégories se rapportant aux biens, pour me servir du terme consacré par le Code civil : 1° une théorie de la propriété, science morale à soumettre à la loi rationnelle de la société pour en faire sortir la théorie sociale de la DISTRIBUTION de la richesse ; 2° une théorie de la PRODUCTION de la richesse ou ensemble des règles du travail social.

Qu’il nous suffise pour l’instant d’avoir ainsi tracé très sommairement le programme complet de la théorie de la société considérée dans ce qu’elle a de plus abstrait et de plus ardu, d’avoir seulement indiqué avec un peu plus de précision le programme de la portion purement économique de cette théorie. Tel qu’il est, ce programme doit paraître assez vaste. Je dis plus : je sais qu’il est immense. Est-ce une raison qui autorise ou qui commande l’abstention ? Je suis bien éloigné de le croire. Aborder résolument une tâche longue et difficile, après qu’on l’a d’abord froidement mesurée, ce n’est pas de la témérité. Reculer devant un pareil labeur, ce serait tout autre chose que de la modestie.

Quoi qu’il en soit, je ne suis point effrayé. Mais toutefois je n’ai pas résolu de prendre dès à présent ma part d’efforts et de recherches dans la constitution de la science sociale. Je veux seulement me préparer à ce travail en me rendant compte de la valeur des essais qui ont été jusqu’ici tentés par les publicistes. Nous trouverons d’un côté les socialistes : ce sont des hommes que de nobles aspirations démocratiques ont conduit sur le terrain des recherches sociales, qu’un vif instinct révolutionnaire y a guidés. Mais l’enthousiasme ne supplée point la méthode, ni le sentiment la raison. Les efforts des socialistes ont été trahis en partie par leur insuffisance et leur inexpérience scientifiques. Disons tout de suite qu’il y aurait injustice à ne pas reconnaître chez eux, en même temps que beaucoup de présomption, la plus évidente sincérité. D’un autre côté nous serons en présence des économistes, personnages considérables, pour la plupart, par la science et l’autorité, mais timides quelquefois et se laissant troubler par les redoutables aspects de la question sociale. Nous interrogerons les uns et les autres. Que si quelques-uns avaient découvert et mis en évidence des vérités importantes, nous en ferions notre profit. Et dans le cas où, tout au contraire, nous en rencontrerions chez tous qu’utopies et contradictions, nous serions à même de trouver dans nos principes un sûr critérium pour reconnaître, pour expliquer ces erreurs, et pour nous instruire par ces exemples.

§ 3. Le socialisme empirique

M. Louis Blanc cherche à prouver : que la concurrence est pour le peuple un système d’extermination ; – que la concurrence est une cause de ruine pour la bourgeoisie. D’autre part, il s’efforce de démontrer : qu’il n’est de salut pour les campagnes que dans l’adoption du système de la grande culture ; – que c’est à l’application du système de la petite culture, au morcellement excessif du sol, que doit être attribué le dépérissement de l’agriculture en France ; – qu’il faut établir en France le système de la grande culture, en le combinant, non pas avec le principe de l’individualisme, mais au contraire avec celui de l’association et de la propriété collective.

En conséquence, M. Louis Blanc propose la formation d’ateliers sociaux commandités par l’État, et destinés à monopoliser entre les mains de l’État l’industrie et l’agriculture.

Ce n’est pas tout encore : M. Louis Blanc s’élève contre l’application du principe de la propriété individuelle aux œuvres littéraires. Il énonce aussi : que l’intérêt des capitaux, en principe, n’est pas légitime ; mais que dans le régime d’individualisme et de concurrence, supprimer l’intérêt des capitaux est impossible, et que la gratuité du crédit pour tous, ou organisation démocratique du crédit, n’est réalisable que par l’association.

Et, en conséquence, M. Louis Blanc demande qu’on substitue à la Banque de France une Banque nationale d’État.

J’ai résumé tout exprès la doctrine socialiste de M. Louis Blanc, d’après le titre même des chapitres de son ouvrage. Je n’ai point agi de la sorte sans raison. Ayant en effet beaucoup moins l’intention de discuter les idées de M. Louis Blanc que de critiquer sa méthode, je tenais essentiellement à lui laisser résumer, pour ainsi dire, à lui-même l’exposition de sa doctrine.

Il m’avait toujours semblé que, dans la voie des réformes, on devait procéder de la façon suivante : 1° constater les inconvénients de la pratique actuelle ; 2° chercher la source des inconvénients de la pratique dans les vices de la théorie ; 3° substituer à la théorie défectueuse une théorie plus complète et préférable ; 4° conclure de la théorie nouvelle à une pratique différente et meilleure. M. Louis Blanc se comporte tout autrement : il conclut immédiatement des inconvénients de la pratique actuelle à l’excellence d’une pratique opposée, des inconvénients de la concurrence à l’excellence du monopole. Cette façon de procéder n’est pas nouvelle. Cette façon de proposer hardiment des réformes sans prendre la peine de les étayer d’aucune considération théorique est connue. Cette méthode porte un nom : c’est la méthode empirique. M. Louis Blanc nierait ce que j’avance, qu’il me serait facile de prouver mon assertion ; et quiconque voudra prendre la peine d’examiner sa doctrine à ce point de vue particulier sera de mon avis, et se convaincra que le système des ateliers sociaux et de la Banque d’État manque absolument de base scientifique. En cela M. Louis Blanc est d’autant plus inexcusable que, s’il a toujours évité de discuter ses théories, il ne s’est pas fait faute de les énoncer. On connaît à ce sujet les idées de l’auteur :

« Trois grands principes se partagent le monde et l’histoire : L’AUTORITÉ, L’INDIVIDUALISME, LA FRATERNITÉ…

L’AUTORITÉ a été maniée par le catholicisme avec un éclat qui étonne ; elle a prévalu jusqu’à Luther.

L’INDIVIDUALISME, inauguré par Luther, s’est développé avec une force irrésistible ; et, dégagé de l’élément religieux, il a triomphé en France par les publicistes de la Constituante. Il régit le présent ; il est l’âme des choses.

LA FRATERNITÉ, annoncée par les penseurs de la Montagne, disparut alors dans une tempête, et ne nous apparaît aujourd’hui encore que dans les lointains de l’idéal ; mais tous les grands cœurs l’appellent, et déjà elle occupe et illumine la plus haute sphère des intelligences. »

En s’aidant de la connaissance de ces idées, on comprend que M. Louis Blanc rattache la pratique de la concurrence à la théorie de l’individualisme. D’autre part, au-delà de la pratique particulière des ateliers sociaux et de la Banque d’État, laquelle n’est qu’un acheminement à une pratique générale, on entrevoit sans trop de difficultés l’État entrepreneur industriel et agricole, l’État capitaliste, sans doute aussi l’État propriétaire foncier. C’est le communisme le plus complet, le plus absolu. L’État possède tous les capitaux ; il en distribue les revenus aux individus suivant la formule de fraternité : – De chacun suivant ses moyens ; à chacun suivant ses besoins. Travaillez tant que vous voudrez ; mangez tant que vous pourrez. Certes c’est là bel et bien une théorie : c’est celle du communisme fraternitaire.

Que devait donc faire M. Louis Blanc ? Pensant avoir constaté les mauvais effets de la concurrence, il devait en montrer l’origine au sein de ce qu’il nomme l’individualisme. Ensuite, et c’était assurément la portion capitale de son œuvre, il devait nous définir, nous développer, nous démontrer théoriquement le système du communisme fraternitaire. Et comment ? En nous en faisant apercevoir la conformité avec les lois de la nature et les axiomes de la morale. Enfin, ce travail achevé, il eût pu conclure sans inconvénient aux ateliers sociaux et à la Banque d’État.

Que répondriez-vous à quelqu’un qui vous tiendrait ce langage : – « Tous nos maux viennent de la monogamie. Essayez de la bigamie comme d’un acheminement à la polygamie laquelle est, croyez-moi, un régime excellent ? » – « Il est possible, diriez-vous, que la polygamie soit un excellent régime. Démontrez-le en me faisant voir qu’elle s’accorde avec les lois physiologiques et morales. Jusque-là, veuillez permettre que je ne me livre point à de si dangereux essais. » Ce qu’on répondrait à M. Louis Blanc s’il avait essayé de réglementer, d’après son système, le mariage et la famille, il faut le lui répondre au sujet de ses propositions de réforme économique. La situation, dans l’un et l’autre cas, est identiquement la même.

Nulle part M. Louis Blanc ne prend la peine de nous, exposer scientifiquement son communisme fraternitaire ; partout il s’évertue à nous affirmer les avantages de ses ateliers sociaux et de sa Banque d’État. Affirmer est au reste le fort des empiriques. M. Louis Blanc, par une chance qui le met au premier rang et lui donne une importance unique entre tous les socialistes, a eu le pouvoir ; il a pu réaliser ce système qu’il s’était contenté de développer imparfaitement. Il affirme que, si le succès n’a pas couronné ses essais, la faute n’en fut qu’aux circonstances ; il affirme que le système reste à l’ordre du jour de la République ; il affirme que la théorie trouvera dans la pratique une éclatante justification, etc., etc.

Pour dire le fond de ma pensée, je suis aussi loin que possible de me rallier au communisme fraternitaire, non par une répugnance de sentiment, mais par suite de déductions rationnelles. J’ai quelques motifs excellents de considérer comme monstrueuse cette absorption de l’individu dans l’État par le communisme absolu, cette immolation de la réalité à l’abstraction. J’en ai quelques autres non moins excellents de douter que le principe de fraternité puisse être substitué à celui de la justice, à celui du droit et du devoir, quand il s’agit de trouver une base à la société, et que l’axiome de M. Louis Blanc se prête à l’organisation du travail. Ces motifs, je ne demande qu’à les donner. Que M. Louis Blanc développe sa thèse économiquement et philosophiquement, elle sera discutée. Quant à lui fournir souvent l’occasion de faire des expériences comme celle du Luxembourg, je désire vivement que personne plus que moi ne soit tenté de le lui permettre.

M. Proudhon est un homme qui a au plus haut point le sentiment de sa personnalité : aussi a-t-il combattu violemment le communisme. – Alors, penserez-vous, il a défendu énergiquement le principe de la propriété individuelle. – Tout au contraire : il l’a foulé aux pieds. – Mais, direz-vous, si M. Proudhon n’est partisan ni de la propriété collective, ni de la propriété individuelle, que peut-il être ? C’est ce qu’il serait assez malaisé d’expliquer.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’aperçois combien les doctrines socialistes sont difficiles, je ne dirai pas à expliquer, mais à exposer. Cela se conçoit. L’essence de l’empirisme étant de ne se baser sur aucun principe fondamental, de ne jamais déduire, mais d’affirmer toujours à priori, il est tout naturel que ses élucubrations soient contradictoires, vagues et rebelles à toute exposition logique et rationnelle. Que font à M. Proudhon l’individualisme et le communisme ? Ce sont des systèmes ; donc il lui convient de les ignorer. Tout au plus l’entendrez-vous agiter les lieux communs de l’égalité et de l’inégalité. Et comment alors rattacher les doctrines de M. Proudhon soit à l’un de ces systèmes, soit à l’autre, à moins de les interpréter, à moins de les traduire en quelque sorte en un langage scientifique et philosophique ?

Si tout au moins l’empirisme était logique, la tâche du critique serait encore assez facile. Il n’aurait que la peine de rattacher lui-même à des principes rationnels les assertions des publicistes de cette école malencontreuse. Il n’en est point ainsi malheureusement. Tel empirique que vous surprenez, à certain moment, en flagrant délit de communisme vous apparaît, un peu plus loin, comme fortement imprégné, à son insu, d’individualisme. Il faut alors de toute nécessité négliger certaines contradictions, rechercher autant que possible une tendance à peu près générale, accuser cette tendance en termes techniques, tâche délicate et qui demande autant de patience que d’impartialité.

Je vais essayer d’interpréter de cette façon la doctrine de M. Proudhon. Mais que si, par hasard, l’auteur se trouvait incompris, il ne s’en prenne qu’à lui seul de cette mésaventure.

C’est M. Proudhon qui a dit : – La propriété, c’est le vol, phrase absurde qui dénote chez l’auteur la plus profonde ignorance de la philosophie et du droit naturel : car l’idée de M. Proudhon consiste en ceci, que l’appropriation des choses par les personnes est un phénomène en dehors de la moralité, ne pouvant pas plus être légitime qu’illégitime, indifférent à la justice, tout au plus légalisable par des contrats. Quel pathos ! Enlever à la juridiction du droit l’acte le plus capital de la libre volonté de l’homme ! Vouloir légaliser par contrat ce qui serait instinctif et fatal ! La paresse la plus profonde à remonter aux principes, l’impuissance la plus honteuse se dévoilent indécemment ; l’empirisme le plus éhonté s’étale avec impudeur. Quoiqu’il en soit, M. Proudhon accepte la propriété individuelle comme un fait, sinon comme un droit. – Mais alors en quoi et pourquoi M. Proudhon se trouve-t-il en désaccord avec la pratique actuelle ?

M. Proudhon est convaincu qu’au fond, chez tous les hommes, les besoins sont égaux et les moyens équivalents ; qu’en conséquence, l’égalité absolue des biens et des fortunes est dans l’intention de la nature, et devrait se réaliser d’elle-même sous un régime économique convenable. Le régime le plus hostile à la réalisation du vœu de la nature, c’est, selon M. Proudhon, le régime de la liberté économique, le régime de la concurrence et du laissez-faire qui se déduit de ce principe que la valeur des choses se détermine par le rapport de la demande à l’offre, sur le marché. Le régime le plus favorable, selon M. Proudhon, serait un régime de taxes et de maximums qui se déduirait de ce principe que la valeur d’échange se mesure sur les frais de production ou sur le prix de revient.

En conséquence, la doctrine de M. Proudhon se résume dans une série de propositions tendant toutes au tarif des espèces-diverses de la richesse, conformément aux frais de leur production. M. Proudhon tarife le prix du travail ou le salaire ; il tarife le prix des marchandises ; il tarife l’escompte ; il tarife le crédit ; il tarife les loyers ; il tarife les fermages, la rente foncière, l’impôt. Tel est le socialisme de M. Proudhon, ni plus ni moins. La concurrence est sa bête noire, comme elle est aussi celle de M. Louis Blanc. Mais alors que l’un se réfugie dans le monopole de l’État, l’autre invoque uniquement le droit de l’État à taxer la valeur des choses au prorata de leur prix de revient. Ce n’est pas plus difficile que cela.

On voit qu’il serait peut-être hasardé de signaler dans un pareil système une tendance, même inconsciente, au communisme ou à l’individualisme. Ce qu’il est aisé d’y montrer, c’est le triomphe de l’empirisme.

N’est-il pas évident, en effet, que logiquement la méthode de M. Proudhon lui devait être tracée d’avance ? Que le vœu de la nature soit ou ne soit pas l’égalité absolue, des biens et des fortunes, que nous importe de le savoir dès à présent ? Que les besoins soient égaux et les moyens équivalents chez tous les hommes, que nous fait cela ? S’il est vrai que les intentions de la nature ou de la Providence soient conformes à ces principes, ces principes devront se réaliser par la force des choses sous un régime économique naturel.

Donc, quel est le régime économique le plus naturel du régime de la liberté ou du régime de l’autorité ? Voilà la question capitale. Sur quoi se mesure la valeur d’échange ? Sur le rapport de la demande à l’offre ou sur le prix de revient ? Voilà le nœud du problème tel qu’il convient à M. Proudhon lui-même de le poser.

Qu’avait donc à faire M. Proudhon ? Il avait à énoncer simplement le premier point comme un pressentiment de sa foi, et à réunir tous ses efforts pour démontrer le second point comme une conviction d’expérience. Que fait au contraire M. Proudhon ? Il s’acharne ridiculement à soutenir sa thèse de l’égalité absolue des biens et des fortunes, et néglige aussi complètement que possible d’apporter la moindre preuve à l’appui de son principe économique.