L'écorcheuse - Denis-Christian Gérard - E-Book

L'écorcheuse E-Book

Denis Christian-Gérard

0,0

Beschreibung

Échouée à Casteleonor, la cité lacustre, Syllea est contrainte de faire oublier son lourd passé de hors-la-loi… mais le destin ne lui laisse aucun répit.

La ville est le théâtre d’une série de meurtres horribles, supposément perpétrés par un prédateur surnaturel issu des eaux sombres du lac. Et la guilde des marchands, excédée par l’inexplicable immobilisme du baron local, a fait appel à des mercenaires pour protéger ses intérêts.

Remarquée puis recrutée par Vigho, leur capitaine, Syllea s’implique dans la traque de la créature. Elle va découvrir que l’affaire trouve ses racines dans une époque lointaine, antérieure à la création du royaume de Rougeterre…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis-Christian Gérard vit à Nancy, la cité des ducs de Lorraine. Enfant, la lecture du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien ouvrit la voie à son imagination vers une infinité d’autres mondes. Adolescent, la passion du jeu de rôles lui permit de raconter ses propres histoires à son cercle d’amis. Aujourd’hui, il les écrit à destination d’un plus large public.

Six de ses romans ont été publiés par les éditions Encre Rouge. Ils s’inscrivent dans une série constituant les Chroniques épiques et fantastiques du royaume de Rougeterre.





Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 507

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Éditions Encre Rouge

®

CC Salvarelli – 20218 Ponte Leccia

Mail : [email protected]

ISBN : 978-2-37789-789-6

Denis-Christian GÉRARD

 

Les Chroniques de Rougeterre

L’ÉCORCHEUSE

 

 

 

Du même auteur, aux éditions Encre Rouge :

 

Les Chroniques de Rougeterre

- Le Roi des Asservis - Tome I : Alyx

- Le Roi des Asservis - Tome II : Felymée

- La Dernière Garde - Tome I : La Meute

- La Dernière Garde - Tome II : L’Héritier

- La Voleuse à l’Œil Mort

 

 

 

Prologue

Valkryst 1er vint s’asseoir sur le tabouret déposé à son intention royale, face à Acamas. Son visage traversa le rai de lumière blême qui zébrait la cellule glaciale. Il avait tant changé. L’adolescent dont la voleuse se souvenait était devenu un homme aux traits sévères, cernés d’un collier de barbe foncé et impeccablement taillé. Ses yeux clairs fixaient la prisonnière, lui conférant un regard impitoyable de prédateur.

— Tu n’as rien à craindre de moi… pour le moment, dit le souverain d’une voix grave et posée.

— Je n’ai pas peur, se défendit-elle.

Il sourit brièvement.

— Évidemment. Je me souviens fort bien de la jeune femme qui m’a jadis sauvé des griffes d’un démon Lamenoire, dans les rues obscures de Moore. J’étais alors terrorisé… mais pas elle.

Comme lui, Acamas conservait le souvenir précis de cette mésaventure glaçante… même s’il lui semblait qu’elle s’était produite mille ans auparavant, dans une autre vie. Il se trompait : elle aussi en avait été terrorisée.

— Il me répugne de traiter ainsi une vieille amie, poursuivit-il gravement. Mais je dois…

Il s’interrompit en constatant que ses mots se perdaient en particules de condensation et que son interlocutrice grelottait dans sa fine chemise de jute. Alors, de sa main valide, il retira sa cape, se pencha vers la voleuse puis lui couvrit délicatement les épaules. Acamas accepta cette bénédiction sans rechigner et s’enroula fébrilement dans l’étoffe douce et chaude. Elle irradiait les sensations délicieuses d’un autre monde, cossu, luxueux et parfumé.

Valkryst se rassit, un lion d’or brillait sur sa somptueuse cotte d’armes en velours marine. Il s’amusa mentalement de la fierté d’Acamas qui ne daigna pas le gratifier du moindre signe de reconnaissance.

— Mais tu dois… me faire pendre en place publique ! lança-t-elle, complétant la phrase inachevée du roi.

— Oui…

C’était d’une telle évidence ! Pourtant, cette confirmation lui glaça tout de même le sang.

— Ah, mais pourquoi es-tu restée à la tête de cette bande de coupe-jarrets ? reprit-il, contrarié. Je n’ai jamais compris. Jamais ! Tu avais pourtant largement mérité ta place à la cour.

Acamas soupira. Bien sûr qu’il ne pouvait pas comprendre, cela lui était impossible. Leurs parcours respectifs avaient été diamétralement opposés. Tandis que lui était porté glorieusement sur le trône par les épées d’un groupe de héros dévoués, elle, par contre, perdait tout : un œil, sa beauté, l’homme de sa vie et son identité ; elle n’avait eu d’autre choix que de se cacher parmi ceux qui l’acceptaient telle qu’elle était. Quant à imaginer tenir une place à la cour ? Mais quelle faveur la noblesse aurait-elle accordée à une petite voleuse borgne, sinon la pitié ou la moquerie, voire le mépris ? Au moins, la majorité des Déshérités la respectaient, une partie la détestait peut-être mais cela lui convenait parfaitement.

— J’ai choisi la voie qui me correspondait, répondit-elle sobrement.

— Eh bien, regarde où elle te mène cette voie ! Une corde de chanvre autour du cou, cela te correspond, peut-être ? Tu es allée trop loin. On rit de mon incompétence à rétablir l’ordre dans la capitale. Par ta faute, mon autorité a été bafouée ! Et, hélas, je ne peux faire autrement pour la restaurer que de châtier publiquement celle que la ville entière appelle… la « Reine des Déshérités ».

La jeune femme savait pertinemment que chacun de ses méfaits, chacune de ses victoires insolentes sur les cuirasses – les hommes du guet – avait causé du tort à Valkryst 1er, puissant roi de Rougeterre. Ce dernier soupira.

— À mon niveau de responsabilité, tout n’est plus que politique, ma vieille amie, souffla-t-il. Tu es allée beaucoup trop loin ! Tu en as conscience, n’est-ce pas ?

Elle ne répliqua pas. À quoi bon ?

— Et Arwald le Loup ? ajouta Valkryst.

— Quoi Arwald ? grogna-t-elle, surprise d’entendre le nom de l’homme qu’elle aimait.

Elle l’avait laissé croire à sa mort, de peur qu’il la rejette. Qui voudrait d’une amante avec un œil en moins ? De toute façon, elle ne voulait pas de sa pitié… Le souverain libéra un document coincé derrière sa ceinture et le déplia habilement, pour quelqu’un ne disposant que d’une main. Acamas reconnut immédiatement le parchemin que lui avait confié Felymée.

— Mes hommes ont trouvé ceci dans tes affaires… et ils l’ont ouvert.

La jeune femme remarqua que ce détail ne parut pas l’embarrasser. Mais, après tout, pourquoi un roi se sentirait-il embarrassé de quoi que ce soit ?

— Par Erod Tout-Puissant ! Tu aurais dû le rejoindre là-bas quand c’était encore possible, bon sang ! s’emporta-t-il.

— Là-bas ?

Le monarque fronça les sourcils.

— Tu n’as jamais lu ce document, n’est-ce pas ? Tu ne sais donc pas où Arwald s’est retiré.

Acamas secoua négativement la tête, répondant aux deux questions à la fois.

— C’est insensé ! Dire qu’il te croit morte depuis toutes ces années !

Valkryst lui tendit le pli. La voleuse fixa son regard sur le morceau de papier mais ne le prit pas.

— Quand serai-je pendue ? demanda-t-elle froidement, comme pour détourner la conversation.

Irrité, le roi lâcha négligemment le parchemin qui virevolta brièvement dans l’air froid avant de se poser sur le sol crasseux.

— Demain à l’aube, dit-il tristement. Et j’ai pris mes précautions pour que tes hommes n’interfèrent pas…

— Tant mieux… Qu’on en finisse une bonne fois pour toutes !

Elle ramassa enfin le document chiffonné puis le ramena contre son cœur, au chaud sous la cape royale.

— Tu peux garder le manteau, murmura Valkryst sur un ton empreint de lassitude. Tu en as plus besoin que moi.

Une fois de plus, il ne reçut aucun remerciement de la part de son ancienne alliée.

Il se redressa. La petite cellule parut encore plus étroite dans l’ombre imposante du souverain.

— Acamas mourra demain… mais pas la jeune femme qui a jadis sauvé ma vie.

La voleuse écarquilla son œil unique, n’osant comprendre le sens des paroles de Valkryst.

— Quelqu’un d’autre périra à ta place, poursuivit-il avec gravité. Une autre prisonnière, déjà condamnée à la même peine, montera sur l’échafaud. Elle a ta corpulence. Avec un sac de jute sur le visage, le peuple ne doutera pas que la justice royale a été accomplie…

— Non !

— Tu n’as pas le choix, c’est ma décision. Tu seras libérée quelques jours après l’exécution… et après m’avoir fait la promesse que tu quitteras la capitale pour ne plus jamais y revenir. Tu recevras un cheval, de l’or… et je m’acquitterai ainsi de la dette que j’ai contractée envers toi.

Il se détourna vers la porte puis ajouta tristement :

— Nous ne nous reverrons pas en ce monde, Syllea.

 

1 - Renaissance

Une saison plus tard.

Des effluves âcres et acides lui titillèrent les narines. Des vagues familières, presque réconfortantes. Acamas s’en servit comme un nageur d’un courant pour remonter à la surface… et revint enfin à ce monde.

— La… Cou… ture, bredouilla-t-elle faiblement en ouvrant son œil unique.

L’endroit n’était pas celui qu’elle espérait. Il ne s’agissait pas du cabinet aux étagères bondées de livres, aux tables surchargées de mortiers, éprouvettes, brûleurs et autres alambics torsadés. Pourtant, les odeurs ne lui étaient pas inconnues… Quant au gros homme qui se penchait vers elle en souriant, il n’était assurément pas son ami rebouteux.

— À la bonne heure, tu es enfin réveillée ! fit-il.

Il affichait le visage des bons vivants, ceux qui appréciaient un peu trop les plaisirs de la bouche. Ses joues rebondies et ravagées de couperose, son nez écarlate et déformé attestaient de ses faiblesses. Au milieu de ce désastre physique, deux petits yeux marron pétillaient de bienveillance.

— Un jour de plus et je ne donnais pas cher de ta vie. Mais ne t’inquiète pas, ma fille, tu es de retour parmi nous et je vais te remettre sur pied.

Elle voulut articuler une question mais seul un son pitoyable retentit. Comme si cet essai manqué avait usé le semblant de force qu’il lui subsistait, elle renonça à tout effort, tant mental que physique.

— Attends, tu es déshydratée. Je vais te chercher un peu d’eau.

L’homme disparut de son champ de vision. Elle fit rouler sa tête à droite sur l’oreiller et découvrit une grande pièce au sol jonché de paille. Une demi-douzaine d’autres lits se rangeaient en enfilade jusqu’au mur du fond. La plupart étaient occupés. De pauvres hères gisaient là, amaigris, livides, bandés et misérables. L’un d’entre eux se mit à geindre de façon déchirante comme un animal blessé. Un autre croisa son regard, il exprimait autant la détresse que la curiosité.

Un dispensaire !

Elle se trouvait dans un dispensaire ! Elle ne conservait aucun souvenir de pourquoi ou comment elle était arrivée là.

L’homme rougeaud réapparut au-dessus d’elle. Elle sentit une main glisser sous sa nuque pour lui relever délicatement la tête. Le bord d’un gobelet en terre cuite s’immisça entre ses lèvres desséchées puis de l’eau fraîche coula dans sa bouche, sa gorge et sur son menton. Elle absorba le liquide avec avidité, manqua de s’étrangler puis toussa bruyamment.

— Allons, ma fille, ça suffit comme ça. Il faut y aller progressivement.

L’instant d’après, elle sombrait de nouveau dans un sommeil profond.

 

Quand la jeune femme reprit conscience, il faisait nuit. La salle baignait dans une semi-obscurité. Une lanterne accrochée dans un coin diffusait une lumière pâlotte et lugubre. Le même malheureux geignait toujours, mais sa plainte s’était muée en un filet sonore ténu et presque continu. Il ne s’interrompait que pour reprendre son souffle. Plusieurs ronflements rugueux résonnaient dans la pièce.

Acamas voulut se redresser mais réalisa que ses poignets et ses chevilles étaient solidement entravés au sommier. Elle grimaça en tirant sur ses liens de tissu mais rien n’y fit. Ils étaient trop solides, ou elle trop faible pour se libérer. Peut-être les deux à la fois…

— Toi ! lança-t-elle à l’individu pâle qui la fixait, les yeux exorbités, depuis le lit voisin. Détache-moi tout de suite !

L’homme hagard se redressa aussitôt. Acamas crut tout d’abord qu’il obtempérait, mais il prit un air effrayé et s’enfuit en traînant des pieds.

— Maudit corniaud ! pesta-t-elle. Reviens ici !

Non seulement il n’obéit pas, mais il estima nécessaire de donner l’alerte.

— Frère Jusid ! Frère Jusid ! beugla-t-il dans le dispensaire. La méchante borgne est consciente !

La jeune femme grogna tel un loup en tentant vainement de rompre ses attaches. Bientôt, tous les pensionnaires furent réveillés.

— Ta gueule ! pesta l’un d’entre eux.

— Ouais, ferme-la ! renchérit un autre.

Impossible de déterminer s’ils s’adressaient à Acamas ou à leur compagnon effarouché. Quoi qu’il en soit, l’homme rougeaud vint prestement au chevet de sa patiente, l’air renfrogné, le cheveu gris en bataille, des cernes sous les yeux et un chandelier à la main. Nul doute qu’il appréciait moyennement d’être tiré du lit.

— Mais enfin, que se passe-t-il, ma fille ? Une angoisse nocturne, peut-être ?

Elle se demanda s’il se moquait d’elle. Mais non, le sourire qui naquit sur son visage lui parut bienveillant et aucune malice ne brillait dans ses yeux marron. Pourtant, il portait la défroque écarlate des serviteurs du dieu Erod. Et, au souvenir de ses sérieux démêlés avec l’église officielle de Rougeterre, Acamas décida de se montrer méfiante.

— Pourquoi suis-je prisonnière ? gronda-t-elle.

— Prisonnière ? Ah mais non, ma fille, je t’assure que tu ne l’es pas.

Il posa le chandelier sur la table de chevet puis entreprit de libérer la jeune femme.

— Je ne suis pas « votre fille », lui lança-t-elle froidement tandis qu’il officiait.

— Comme tu voudras… Mais tu l’es pourtant aux yeux d’Erod. Quoi qu’il en soit, apprends que nous avons été contraints de restreindre tes mouvements, pour ta sécurité et la nôtre. Quand on t’a amenée ici, tu n’étais pas… toi-même et tes accès de violence incontrôlés ont couté cher à deux de mes assistants – rien de moins qu’une dent cassée et un œil poché – et causé bien des frayeurs à plusieurs de mes patients. Alors, s’il te plaît, tente de comprendre ces mesures un peu extrêmes.

— Je… je n’ai aucun souvenir de ce que vous racontez.

Elle disait vrai.

— Qui m’a amenée ici ?

L’homme leva la main pour exhiber les bandes de tissu qui avaient entravé sa patiente.

— Tu vois, tu es libre.

Acamas tenta de se redresser mais elle retomba aussitôt sur le dos. Ses membres étaient dénués de toute force.

— Oh, tu es restée inconsciente quelques jours. Je t’ai nourrie tant bien que mal avec du potage… mais cela n’est guère suffisant. Rien d’étonnant à ce que tu te sentes si affaiblie. Mais cela ne durera pas, rassure-toi.

— Que… que m’est-il arrivé ?

— Nous en parlerons demain matin. D’accord ?

— Non… Tout de suite !

Le serviteur d’Erod regarda autour de lui avant de secouer négativement la tête.

— Désolé, nous sommes au beau milieu de la nuit et il y a ici nombre de gens, y compris toi et moi, qui ont grand besoin de dormir. Mais sois tranquille, tu n’es ni blessée ni malade, simplement épuisée. Nous parlerons demain. Promis.

Il sourit avec cette bienveillance qui lui semblait si naturelle.

Et Acamas fit une chose à laquelle elle n’était pas accoutumée : elle capitula.

— Un dernier détail, ma fille. Je ne sais même pas comment tu te nommes. Moi, je suis frère Jusid.

— Je suis Ac…

Elle marqua une hésitation. Était-il prudent d’évoquer le nom d’Acamas ? La trop célèbre voleuse était officiellement morte sur un échafaud à Castelrol et elle avait promis au roi Valkryst qu’elle ne reviendrait jamais à la vie. Alors, peut-être le temps était-il venu de retrouver son nom de naissance.

— Je m’appelle Syllea… et je ne suis pas votre fille.

 

Au petit matin, frère Jusid eut la surprise de retrouver sa patiente debout dans sa chemise de jute qui lui descendait jusqu’aux mollets. Les jambes tremblantes, la jeune femme s’agrippait fermement au pied de son lit. Il loua mentalement sa force de caractère et sa ténacité.

Elle s’était même confectionné un cache-œil de fortune en déchirant une bande de toile dans son drap. Et cette initiative soulagea l’homme d’Église ; il était pourtant habitué à voir les blessures les plus terribles, mais la vision d’une orbite aussi horriblement massacrée sur un doux visage comme le sien comportait quelque chose d’extrêmement dérangeant, voire d’insoutenable. Qu’était-il arrivé à cette pauvre enfant ? Quel monstre avait pu lui faire ça ? Elle devait être magnifique avant ce drame.

— Bonjour Syllea. Je suis ravi de te trouver sur tes pieds. Ça fait plaisir à voir.

— J’étais motivée par l’envie de botter le cul de quelqu’un, mais vous êtes arrivé trop tôt.

Elle fustigea du regard l’homme pâle sur le lit voisin qui baissa aussitôt la tête en signe de soumission.

— Oh vraiment ? fit Jusid amusé en lui tendant le bras. Alors, avant que ta nature belliqueuse ne reprenne le dessus, je te propose de m’accompagner dehors. Nous pourrons profiter ensemble d’une magnifique matinée d’été tout en conversant. Je te l’avais promis.

Elle accepta le soutien du moine et, à petits pas, tous deux entreprirent de traverser la grande salle. Une trentaine de lits disposés en deux rangées s’étendaient d’un mur à l’autre. Chacun des patients observa avec intérêt ce curieux duo qui passait devant eux, et plus particulièrement cette inconnue borgne à l’air farouche. Syllea croisa les regards lourds de ressentiment de deux moines, l’un à la lèvre supérieure fendue, l’autre avec un superbe œil au beurre noir… et se sentit un peu honteuse même si elle ne se remémorait pas sa prétendue altercation avec eux.

 

La jeune femme ne s’attendait pas au spectacle qu’elle allait découvrir au-delà de la porte du dispensaire.

Passé l’éblouissement provoqué par un astre d’or qui embrasait l’horizon tout entier, elle réalisa qu’elle se tenait sur une terrasse de bois effleurant la surface d’une étendue d’eau brillante et azur. En largeur, cette dernière s’étirait sur plusieurs lieues et, en longueur, aussi loin que la vue pouvait porter. De ce côté, le grand lac était littéralement tapissé de maisons blanches ou beiges à colombages, toutes montées sur pilotis, cernées et reliées par un enchevêtrement de pontons, escaliers et passerelles de bois. Cette ville flottante, majestueuse, côtoyait sa sœur ainée de pierre qui la dominait depuis la terre ferme. Plus loin, au sud, elle s’ornait d’une barbe émeraude touffue : une forêt aux arbres anciens, dont il était impossible de deviner les limites depuis ce point d’observation. Un groupe de goélands obscurcit fugitivement le ciel dans un concert de piaillements assourdissant.

— Ah, Casteleonor ! annonça fièrement le frère Jusid. Je ne me lasse pas de l’admirer.

Émerveillée, Syllea s’avança jusqu’à la limite de la terrasse. Conscient de son pas encore mal assuré, l’homme affirma sa prise sur son bras.

— Casteleonor… répéta la jeune femme sans y croire. Vraiment ?

— Tu veux dire que tu ne sais pas dans quelle ville tu te trouves ?

Elle secoua négativement la tête.

Le lac Leonor. Le plus grand et le plus beau de Rougeterre. Une petite mer à lui tout seul…

Oui, elle avait bien projeté de s’y rendre avant que son addiction à « la Brune », la substance que lui procurait régulièrement La Couture, n’embrume ses pensées, avant que la sensation de manque ne l’engloutisse totalement, avant qu’elle ne se perde physiquement et mentalement. Et pourtant elle était finalement arrivée à destination, sans le vouloir, tel un esquif en perdition emporté par un courant heureux et providentiel. Elle ne conservait quasiment aucun souvenir clair depuis sa fuite arrangée de Castelrol, sinon celui d’une chevauchée épuisante… et du feu qui embrasa progressivement son esprit et son corps. Que lui était-il arrivé entre-temps ?

L’absence de réponse à cette question étourdissante gonfla brièvement son cœur de panique. Si bien qu’elle dut se concentrer sur le spectacle apaisant des bateaux aux voiles gonflées pour se ressaisir. Les embarcations gracieuses fendaient la surface aqueuse, traçant une fine ligne d’écume dans leur sillage ; leurs pavillons affichaient les couleurs de leurs propriétaires, des marchands habitués à naviguer sur la rivière Ocreflot qui ralliait la capitale au sud. Devant elle, une poignée de cygnes blancs glissa silencieusement sur un miroir d’eau.

Syllea inspira profondément, savourant la caresse chaude du soleil sur son visage. Le dernier hiver à Castelrol avait été si rude, si intense… Elle tressaillit et saisit fébrilement la main de Jusid, enfonçant cruellement ses ongles dans la peau du pauvre moine surpris.

— Mes affaires ? s’écria-t-elle. Où sont-elles ? J’avais des armes ! Une épée et une miséricorde ! Vous les avez mises en sécurité, n’est-ce pas ?

Elle faisait référence à la « Ruben », son épée de duel antique et magnifique : une pièce de collection à la valeur inestimable, un trésor de guerre unique, prélevée d’autorité dans les coffres d’un salaud de la pire espèce. Elle s’en était d’ailleurs servie pour soustraire ce rebut d’humanité à la vie ! Et la lame avait ensuite contribué à sortir sa nouvelle propriétaire de bien des situations désespérées. En la vendant, Syllea-Acamas aurait pu s’offrir une existence de reine, mais l’idée lui était tout bonnement inconcevable. La Ruben – du nom de l’artisan légendaire qui l’avait forgée en des temps reculés – était devenue naturellement une prolongation de son bras droit, une partie d’elle-même…

Quant à la miséricorde, cette pointe effilée et impitoyable, forgée dans un métal indéterminé aussi sombre que l’ébène, elle la considérait comme la sœur cadette de l’épée de duel. Ces deux-là étaient maintenant indissociables. En combat, personne ne pouvait résister à leur danse de mort conjointe.

Frère Jusid grimaça sous l’étreinte acérée de sa patiente.

— Hélas, ma fille… susurra-t-il en serrant les dents, j’ai peur de devoir te révéler que tu n’avais rien de tout cela quand tu es arrivée dans ce refuge. Nous n’avons récupéré que tes vêtements. Il est à noter qu’ils ont été lavés et soigneusement conservés en l’attente de ton rétablissement.

Syllea devint livide.

— C’est impossible ! Vous devez vous tromper !

— Oh, au risque de te décevoir, cela m’étonnerait beaucoup. Pour la bonne raison que je n’autorise aucune arme au sein de mon dispensaire.

Le regard de la jeune femme se rembrunit.

— Même si tes sauveurs avaient ramené l’équivalent de… d’une simple pointe de flèche par exemple… je n’aurais pas voulu la conserver entre ces murs et…

— Mes « sauveurs » ?

— Oui, ce sont des hommes de la milice qui t’ont trouvée sans connaissance, à bout de force, à l’orée de la Chênue et…

— La « Chênue » ?

— C’est le nom de la forêt qui borde Casteleonor au sud. On l’aperçoit d’ici et elle s’étend sur plusieurs…

— Et mes soi-disant sauveurs n’ont ramené aucune épée ? Ou aucune lame de métal noir ?

Jusid secoua négativement la tête. Il affronta le regard de plus en plus sombre de Syllea et déglutit. Il se demanda si elle n’envisageait pas de passer physiquement sa colère sur lui.

— Faites un effort, bon sang ! gronda-t-elle. Mon arme ne passe pas inaperçue : sa coquille est ciselée et damasquinée d’or ! L’un de ceux qui m’ont menée ici ne la portait-il pas à la ceinture ?

— Ah, mais je n’ai pas fait attention, à la fin ! Toute mon attention était concentrée sur toi, tu étais si mal en point. Et dois-je te rappeler que ces miliciens ont sauvé ta vie ? Sans eux, tu aurais probablement été dévorée par les loups… ou pire.

Ou pire ?

Syllea se demanda fugitivement à quel prédateur il pouvait faire allusion, mais elle avait d’autres chats à fouetter.

— Justement ! Ils ont peut-être estimé qu’ils pouvaient se rémunérer pour service rendu. Je veux savoir qui sont ces gens et où les trouver !

Le moine soupira.

— Je te dirai tout, ma fille. Mais veux-tu bien me lâcher, s’il te plaît ? Tu me fais mal.

La jeune femme baissa le regard et réalisa à quel point elle malmenait la main du pauvre Jusid. Elle la libéra aussitôt.

— Je… je suis désolée, murmura-t-elle.

Il ne resta soudain plus rien de sa hargne froide.

 

Assise devant un miroir, dans un cabinet de soins presque aussi exigu qu’un placard, Syllea contemplait en silence son reflet sinistre. Ses vêtements élimés, soigneusement lavés par les moines, exhalaient un parfum subtil et fleuri. Nonobstant cette fragrance délicate, le cache-œil noir, le pourpoint de cuir sombre serré à la taille, les braies moulantes anthracite et les bottes à rabat usées conféraient à la jeune femme l’allure inquiétante d’un spadassin. Cela malgré l’absence cruelle de la ceinture à large boucle sur laquelle s’accrochaient la précieuse Ruben et la miséricorde.

Qui avait récupéré ces deux-là ? Ou plus exactement, qui se les était appropriées ? Certainement le même bougre qui jouissait maintenant de sa bourse de souverains or et de sa monture nerveuse, les deux cadeaux consentis par le roi Valkryst pour se débarrasser d’Acamas ! Syllea adressa aux cieux un tel juron qu’il fit rougir frère Jusid.

— Et vous n’avez pas retrouvé un petit morceau de parchemin plié en quatre ? demanda-t-elle en connaissant d’avance la réponse.

Elle avait glissé ce document si précieux à son cœur à l’intérieur de la ceinture, entre deux pièces de cuir, à l’endroit d’une couture défaite. Une amie y avait inscrit à son attention le nom de l’endroit où Arwald, l’homme qu’elle aimait, s’était retiré. Et elle ne l’avait jamais lu. Jamais ! Car, depuis sa disgrâce physique, elle ne se sentait plus digne de lui.

— Non, ma fille. Ce que tu portes céans est tout ce que tu possédais quand les miliciens t’ont amenée ici.

Ne pas savoir où se trouvait Arwald était une chose, mais l’idée de pouvoir en prendre connaissance à tout moment la rassurait. À présent, dépossédée de ce fichu parchemin, elle se sentait comme un poisson hors de l’eau. « Quelle idiote ! » pensa-t-elle. Maintenant, il était trop tard.

— Je ne suis pas votre fille.

Le ton revêche ne découragea pas le frère soigneur.

— Jusqu’à preuve du contraire, tu es une créature d’Erod, Syllea. En conséquence…

— Cela fait bien longtemps qu’Erod ne souhaite plus avoir affaire avec moi.

— Voilà qui m’étonnerait beaucoup, répliqua l’autre sur un ton moralisateur qui eut pour effet d’agacer la jeune femme.

Elle soupira. À quoi bon lancer un débat sur la religion avec un dévot pour contradicteur ? Elle avait d’autres priorités.

— Maintenant, vous allez me mener à ces foutus miliciens et je vais avoir une petite discussion avec…

Elle fit mine de se lever mais interrompit son mouvement, interpellée par le reflet de son visage dans le miroir. Ce bandeau noir qui mangeait la moitié ravagée de son minois, ses traits fins et pâles encadrés par deux cascades de cheveux corbeau. Elle vit Acamas la voleuse, la reine des Déshérités, le fléau de Castelrol qui était officiellement passé de vie à trépas sur un gibet de la grande place de la capitale… Et elle avait promis au souverain de Rougeterre qu’elle ne reviendrait jamais à la vie.

— Vous savez manier une paire de ciseaux ? demanda-t-elle à Jusid.

 

 

 

2 - Les mercenaires

La cité resplendissait. Plus que Moore, pourtant de même importance. Et plus que la capitale, réputée être le joyau de Rougeterre. Indéniablement, Casteleonor possédait un charme unique. Avec ces myriades de plateaux, escaliers, terrasses et passerelles de bois reliées et maintenues par des cordages noueux, Syllea avait l’impression d’arpenter le pont d’un navire titanesque voguant sur une mer d’huile.

À intervalles réguliers, des ponts se jetaient par-dessus des canaux à peine plus larges que les navires commerciaux qui les empruntaient. Syllea vit une pinace chargée d’amphores glisser à côté d’elle ; l’esquif la frôla silencieusement, si bien qu’elle crut se trouver elle-même sur un bateau en mouvement. D’un bond elle aurait pu rejoindre les marins à la manœuvre.

Entre les maisons claires aux colombages de bois sombre, des centaines de voies plus étroites, réservées aux barques de pêcheurs – ou aux cygnes blancs – serpentaient vers le cœur de la cité en un labyrinthe inextricable de pilotis moussus. Au-dessus de ce monde affairé, des nuées de goélands fendaient le ciel. Leurs cris plaintifs composaient un chant saccadé et sans fin qui semblait moquer les humains cloués au sol. Quelques volatiles parmi les plus téméraires, posés sur les amarrages, observaient placidement le passage de ces étranges bipèdes qu’étaient les hommes.

Le grand lac Leonor, lisse et brillant comme un miroir, s’étendait à perte de vue vers le nord, poli par un soleil d’été éclatant. Syllea soupira d’aise en sentant sa peau, ses os et même son âme se réchauffer.

Jusid ouvrait la voie en trottant à trois pas devant elle, sa corpulence écarlate constituait un fanion qu’elle suivait aveuglément telle une combattante à la bataille. Pourtant, le moine se retournait régulièrement pour s’assurer qu’elle était toujours là.

— Oh, mais dis-moi…

— Quoi ?

— Eh bien, je découvre avec plaisir que tu sais sourire.

Oui, elle souriait. Béatement. Sans même s’en rendre compte. Depuis combien de temps cela ne lui était-il pas arrivé ? Mais pas question de faire étalage d’une bonne humeur insolente et stupide ! La part d’Acamas en elle reprit le dessus et une expression sévère vint effacer cet aveu de faiblesse. Jusid affecta un air déçu.

— Oh, dommage, un peu de joie t’allait à merveille. Pourquoi te renfrogner ? Tu étais jolie, tu sais ?

Elle laissa échapper un soupir d’exaspération. Jolie, vraiment ? Avec ce bandeau noir sur l’œil gauche et cette balafre qui courait du haut de son front au milieu de sa joue ? Se moquait-il d’elle ?

— Et j’ajoute que cette coupe « garçonne » te convient fort bien.

Elle grommela. Une mèche rebelle, animée par le vent léger, lui chatouilla le front. Curieusement, Syllea se sentait plus légère, comme si elle s’était débarrassée d’une part de son passé en même temps que de deux tiers de sa tignasse corbeau. Ce n’était qu’une illusion, elle le savait mais, tant qu’elle perdurerait, elle s’en contenterait.

— Nouveau paysage, nouveau visage… lança Jusid comme s’il lisait dans ses pensées.

Cette fois, la jeune femme grogna.

— Oh, d’accord, ma fille. Je te laisse à ta vilaine humeur.

Il se contenta ensuite de répondre gaiement aux saluts et amabilités des habitants, commerçants, pêcheurs ou badauds qu’il croisait. Il disposait d’un mot gentil, d’une phrase amicale adaptée à chaque individu. À croire qu’il connaissait intimement tout homme ou femme de la cité. Décidément, le bon moine semblait plus que populaire à Casteleonor.

Pourtant, Syllea perçut une part de malaise chez une majorité de citoyens. Peut-être en raison de leurs sourires trop brefs et quelquefois forcés, de leurs fronts plissés ou de leurs regards fuyants. Certains paraissaient nerveux, voire apeurés. Et que penser de répliques telles que « Priez pour nous, mon frère, nous en avons grand besoin » ou « Qu’Erod nous protège tous du fléau ! » ?

Bien sûr, la plupart de ces bonnes gens se montrèrent fort intrigués par la silhouette sombre, au visage fermé, qui emboitait le pas au moine. À tel point que leurs expressions défaites se muaient souvent en masques de méfiance, voire de sourde hostilité.

— Ne te formalise pas de leurs regards inquisiteurs, lui souffla Jusid. La nouveauté excite la curiosité. Et plus encore en des temps troublés.

— Des temps troublés ?

Il lui désigna une bâtisse éventrée sur le chemin. Le ponton qui la bordait pendait mollement dans l’eau sur des pilotis affaissés, il semblait avoir ployé sous une pression terrible. La façade de bois n’était plus qu’un chaos de planches enfoncées et brisées, comme si elle avait été victime d’un boutoir de guerre. Derrière le trou béant, un fatras de meubles renversés pataugeait dans une large flaque brunâtre.

Du sang séché ! estima la voleuse, surprise.

La maison paraissait sur le point de s’écrouler dans le lac et ne tenait qu’en raison de ses appuis mitoyens. Des barrières de fortune, disposées alentour, interdisaient l’accès aux imprudents.

Quel drame s’était-il joué en ce lieu ?

Voilà qui nécessiterait quelques explications, mais le duo emprunta une large entrée voûtée, percée dans une muraille fortifiée qui léchait les eaux du lac.

Un impressionnant monolithe de pierre noire, haut comme deux hommes et gravé de runes, servait de dormant à la porte. Il semblait bien plus ancien que le reste de la structure et Syllea soupçonna qu’il constituait le vestige d’une construction antérieure à Casteleonor. La jeune femme fut intriguée par les symboles naïfs et inconnus qui l’ornaient, et se serait volontiers arrêtée pour les détailler… mais Jusid s’éloignait déjà, aussi lui emboita-t-elle le pas de crainte de le perdre.

Derrière l’enceinte, la visiteuse crut être instantanément de retour à Moore tant les deux villes se ressemblaient. Ici, la cité lacustre cédait la place à son ainée, bâtie sur la terre ferme. Les maisons de bois se changeaient en pierre, les pontons craquants se muaient en terre battue ou pavés et le vent s’étouffait à l’entrée des rues étroites. Des étals colorés, bruyants et odorants se disputaient l’espace. Ici, on haranguait puis on marchandait. Là, on mettait la main à la bourse ou on encaissait, sous le regard envieux de quelques mendiants édentés. On se bousculait ou jouait des coudes par endroits, au grand bonheur des tire-laines qui tentaient leur chance… Aucun détail n’échappait à l’œil exercé de la jeune femme qui replongeait dans l’univers urbain symbolisant son ancienne existence, celle d’Acamas, cheffe des voleurs de Castelrol, maîtresse de la ville-basse et reine de la cour des Déshérités…

— Tout va bien ? lui demanda le moine après s’être retourné. Te voilà soudain bien pâlotte. Il faut dire que nous avons beaucoup marché et tu n’es pas totalement remise.

— Si !

Le ton employé n’admettait aucune contradiction. Aussi Jusid capitula-t-il une nouvelle fois. Il reprit ses bonjours enjoués à ceux et celles qui l’interpellaient. De ce côté de la cité, la populace semblait un peu moins à cran, mais toujours intriguée par Syllea, qui se borna à ignorer ces « bonnes gens » trop méfiants à son égard.

 

Construite en cercles concentriques sur une colline, cette partie de Casteleonor s’élevait en une succession de quartiers représentatifs du rang social de ses habitants. Le peuple à la base, la bourgeoisie au niveau intermédiaire, la noblesse et le clergé au sommet. À l’identique de Moore. Ce n’était pas pour rien qu’on les appelait les villes jumelles… De là-haut, les puissants pouvaient profiter d’une vue imprenable sur le lac et la forêt, tandis que les petites gens, le nez dans la poussière, se contentaient de la grisaille des fortifications.

Syllea se raidit quand une patrouille d’une demi-douzaine de soldats se dirigea vers eux. Leurs antiques casques ronds à nasal luisaient sous le soleil et une épée courte pendait à leur côté. Par-dessus leur broigne de cuir, les gardes arboraient une cotte verte frappée du blason de la cité – de sinople à deux brochets adossés d’argent –, le commerce des poissons du lac constituant la richesse principale de Casteleonor. L’officier en tête du groupe, un homme au regard perçant et à l’abondante barbe poivre et sel, serra énergiquement la main de Jusid tout en examinant de la tête au pied celle qui l’accompagnait. Par réflexe, la jeune femme chercha dans le vide la poignée de sa Ruben… et le rappel cruel de son absence lui vrilla le cœur.

— Holà, mon frère, lança-t-il d’une voix rauque. On vous rencontre rarement de ce côté-ci des murs. Qu’est-ce qui a bien pu vous décider à quitter le chevet de vos chers patients ? Et, dites-moi, qui est votre… amie ?

À l’évidence, la première question n’était qu’une entrée en matière, seule la deuxième comptait pour le soldat.

— Oh, lieutenant, je vous présente Syllea qui vient… disons d’arriver en ville. Je lui sers momentanément de guide.

— Ah oui ? Et pour aller où ?

La principale intéressée jugea le soldat bien curieux.

— Ah, pour tout te dire, je l’emmène auprès de… de Vigho.

À l’énoncé de ce patronyme, le regard du militaire captura celui de la jeune femme et tous deux se jaugèrent sans ciller.

— Vigho, vraiment ? Et qu’est-ce qu’elle peut bien lui vouloir à Vigho ?

Syllea sentit une pointe d’irritation l’envahir.

— Qu’est-ce que ça peut te faire, la cuirasse ? On ne peut pas fréquenter qui on veut dans cette foutue ville sans te rendre de comptes ?

« Cuirasse » était le sobriquet employé par les malandrins de Castelrol pour désigner les hommes du guet, reconnaissables à leur plastron de métal brillant. Certes, à Casteleonor, l’appellation perdait tout son sens, mais certaines habitudes restaient vivaces pour une ancienne voleuse de la capitale, où qu’elle se trouvât.

Le lieutenant resta interdit tandis que Jusid affichait une expression embarrassée.

— Bon… nous n’allons pas tarder. Allez, viens Syllea. Nous ne sommes plus très loin.

Il attrapa la jeune femme par le coude et l’invita à le suivre.

— Belle journée, Ysembert, lança-t-il. Mes amitiés à votre épouse.

— Ouais, c’est ça, belle journée… à vous deux, répondit laconiquement le soldat en observant le duo qui remontait la rue.

 

Le moine accéléra le pas, négligeant même les passants qui lui adressèrent leur bonjour. Quand il bifurqua dans la première ruelle à gauche, Syllea fut soulagée de ne plus sentir le regard inquisiteur de l’officier sur sa nuque.

— J’ai comme l’impression qu’Ysembert et Vigho ne sont pas les meilleurs amis du monde, n’est-ce pas ?

— C’est peu dire !

— Expliquez-moi.

Jusid soupira.

— Eh bien, pour faire court, le lieutenant et ses hommes sont aux ordres du baron Eliandre, le représentant de l’autorité royale à Casteleonor…

Le regard de la jeune femme se porta vers la partie supérieure de la cité. Là-haut, au faîte d’un donjon crénelé, l’étendard sinople du baron battait au vent auprès d’une oriflamme azur au lion d’or – les armoiries du roi de Rougeterre –, comme pour illustrer les propos du moine.

— Quant à Vigho, il est le chef des miliciens, une petite troupe de guerriers qui se fait appeler « les Écorcheurs ». Lui est employé par la guilde des marchands…

Syllea laissa échapper un sifflement de surprise.

— Les Écorcheurs ? Voilà un nom charmant qui irait à ravir à une compagnie de mercenaires, de routiers sans foi ni loi.

— Ah, je ne me permettrais pas de dire qu’ils sont sans foi ni loi… mais tu as raison, ce sont bel et bien des mercenaires. Ils sont payés par des fonds privés pour exercer une mission de sécurité dans les rues de la ville. Inutile de dire que leurs fonctions empiètent régulièrement sur celles de la garde officielle et engendrent quelques… hum… rivalités.

Syllea se demanda pourquoi la guilde des marchands jugeait nécessaire de s’acheter les services d’une milice personnelle.

Dans les bas-fonds de la capitale, Acamas avait eu maille à partir à plusieurs reprises avec des stipendiés tels que les Écorcheurs, dont la plupart s’étaient révélés moins fréquentables que les coupe-jarrets qu’elle côtoyait et dirigeait.

— Et le baron Eliandre tolère la présence dans sa ville d’une force armée sur laquelle il n’a pas autorité ? C’est une insulte à son pouvoir, non ?

Le moine haussa les épaules, et son cou se para brièvement d’un troisième menton.

— Oh, j’ai comme l’impression qu’il n’a pas le choix, vu la situation…

— La situation ?

— Je t’expliquerai quand nous aurons plus de temps. Nous sommes arrivés à destination.

La ruelle sombre et humide aux relents d’urine déboucha sur un lieu surprenant : une placette borgne, épargnée de la radiance du soleil par la ramure d’un pommier ancien planté en son centre. L’endroit était bordé par une demi-douzaine de maisons aux parois blanchies à la chaux. Dans un coin, un brochet de pierre crachait des filets d’eau clapotants dans un bassin rond sur le point de déborder. Autour de la fontaine, un groupe d’hommes et de femmes chahutaient tels des enfants en s’éclaboussant. Les torses nus et musculeux des premiers s’ornaient des cicatrices propres à ceux qui consacraient leur existence au métier des armes. Quant aux mimiques et déhanchements provocateurs des donzelles, ils étaient caractéristiques de celles qui usaient de leurs charmes pour survivre. Des soldats vétérans et des filles de petite vertu. Les uns allaient rarement sans les autres. Syllea en avait tant côtoyé qu’elle était capable de les reconnaître au premier coup d’œil.

— Les fameux Écorcheurs, je suppose, lança-t-elle à son guide.

Le moine opina.

— Mes « sauveurs » sont-ils parmi eux ?

— Ah non, je ne les vois pas. Peut-être à l’intérieur ?

Il désigna la bâtisse la plus large de l’autre côté de la place. Là, en haut d’un perron, une entrée sombre s’enfonçait au cœur de l’édifice. Une auberge, à en juger par la pancarte défraichie qui se balançait au-dessus du chambranle :

AU BON PLAISIR

La maison ne fait pas crédit

Ou peut-être un bordel ?

Syllea avança sans se soucier du chahut et des éclaboussures d’eau… mais ne passa pas inaperçue. On cessa d’activer la pompe à bras, et la fontaine-brochet se tut soudainement. Les rires cessèrent puis les regards convergèrent vers cette intruse insolente qui semblait se comporter comme en terrain conquis.

— Hé, la borgne ! lança un gaillard aux cheveux trempés et au torse luisant. T’es qui ?

— Elle est avec moi, répondit timidement Jusid. Je l’ai accompagnée car elle souhaite rencontrer Vigho.

Cela ne sembla pas suffire au mercenaire qui vint se camper devant Syllea, bras croisés sur la poitrine, pour lui interdire de faire un pas de plus. Il la dominait d’une tête en hauteur et de deux épaules en largeur. Son visage rond et bovin se couturait de cicatrices plus crénelées que les murailles d’un château fort. À croire que le chirurgien avait tenté d’y graver son nom à l’aiguille plutôt que de recoudre les chairs.

— T’as perdu ta langue en même temps qu’ta mirette gauche, la fille ?

La jeune femme resta silencieuse, soutenant le regard inquisiteur de l’importun.

— Alors comme ça tu veux voir Vigho ! Bon, t’es plutôt pas mal roulée… mais faut que j’te dise un truc : Vigho préfère ses putains avec deux yeux. Ouais !

Les rires gras de ses camarades firent écho à sa plaisanterie inepte. La voleuse évalua mentalement deux façons de rabattre le caquet de cet idiot. La première consistait en un puissant coup de genou dans l’entrejambe : simple, efficace et imparable tant le coq se sentait sûr de lui. La seconde en une attaque précise du plat de la main à la base du nez, juste sous les narines. Dans les deux cas, la douleur serait si vive qu’elle pourrait le terrasser net, aussi grand et costaud fût-il.

Mais comment réagiraient les autres ? S’amuseraient-ils de l’humiliation infligée à leur camarade, ou feraient-ils corps avec lui ? Dans cette dernière hypothèse, Syllea ne résisterait pas longtemps sans une arme face à trois adversaires déterminés. Pourtant, elle s’en moquait : le mauvais plaisant commençait à lui chauffer les oreilles et elle brûlait de lui administrer la correction qu’il méritait. Il suffisait d’un mot déplacé supplémentaire…

Heureusement, le recours à la violence ne fut pas nécessaire.

— Milon ! Fous-lui la paix, bon sang ! ordonna l’une des filles d’une voix aux accents rocailleux. Tu te trouves intelligent à faire le mariolle face à quelqu’un qui t’arrive au menton ? C’est ça qui flatte ta virilité ?

Le visage de l’interpellé afficha successivement surprise et gêne, comme si les deux expressions luttaient pour prendre le pas l’une sur l’autre. Quoi qu’il en soit, Milon venait de perdre subitement toute contenance.

— Mais Zehya… bredouilla-t-il. Je faisais que plaisanter un peu…

— T’es juste débile et pitoyable ! Fous-lui la paix, j’te dis !

Il grogna tel un ours puis, tête baissée comme un enfant penaud, s’écarta de Syllea. La voleuse adressa un signe de tête à celle qui venait d’apaiser la situation. La femme lui répondit par un clin d’œil. Quelques cheveux gris s’emmêlaient dans sa tignasse brune mouillée et, malgré ses rides naissantes, elle affichait une beauté farouche magnifiée par un regard sombre et déterminé. Sa chemise détrempée collait à son ventre et à sa poitrine, révélant les contours d’un corps toujours ferme. Elle s’approcha de la visiteuse en lui tendant une main dégouttante d’eau.

— Allez la fille, je t’emmène. Sinon tu risques de tomber sur un autre de ces crétins un peu trop zélés.

Syllea ne répondit pas à son geste amical.

— Oh, merci Zehya, intervint Jusid. Tu es toujours là où il faut et quand il faut.

— Ouais, contrairement à toi, le moine, répliqua l’intéressée. Qu’est-ce qui te prend de débarquer ici sans prévenir avec une inconnue ? Tu te doutais pas que ça pouvait être un poil risqué, gros malin ?

— Mais elle a insisté… et je me porte garant d’elle.

— Garant ? Depuis quand tu fais partie des Écorcheurs ?

Jusid resta interdit.

— Ici, on t’aime bien, l’écarlate. C’est pour ça qu’on te tolère, mais ça se limite à ça. D’accord ?

Le moine affecta un air déçu mais opina.

— Je peux voir Vigho maintenant ? demanda Syllea sur un ton impatient.

— Non.

— Et pourquoi ça ?

— Parce que Vigho est de sortie. Tu vas devoir l’attendre. Mais rien ne dit qu’il aura du temps à te consacrer.

— On verra.

La voleuse tourna lentement sur elle-même pour inspecter la placette. Quelques curieux et curieuses émergèrent des bâtiments alentour en se demandant pourquoi le calme était subitement revenu dans leur repaire. La nouvelle venue constituait le centre d’intérêt, tout le monde la regardait avec intérêt.

Même si elle n’était manifestement pas chez elle, Syllea se sentait à l’aise ici. L’endroit lui paraissait familier. Et pour cause, il évoquait la cour des Déshérités – sa cour des Déshérités – à Castelrol, où elle avait régné pendant plus de cinq ans sur une bande de vauriens, coupe-jarrets, tire-laines et autres marginaux. Le refuge où elle avait vécu avec ses amis, maintenant morts pour la plupart, abandonnés par la force des choses pour les autres…

Son intérêt se focalisa sur une double porte ouverte sur un parterre de paille maculé de crottins de cheval. Une écurie. Elle y pénétra sans demander l’autorisation, ce qui fit jurer vertement Zehya.

— Ah mais te gêne surtout pas, la fille ! lança-t-elle sur le ton de l’ironie en lui emboitant le pas. Fais comme chez toi, surtout.

— Merci.

— À croire que tu cherches vraiment les ennuis !

L’œil valide de Syllea s’habitua rapidement à la baisse de luminosité. Une dizaine de stalles s’enfilaient sur la longueur du bâtiment, occupées en majorité par de vieilles rosses odorantes. Dans l’une d’elles, un superbe destrier bai-brun piaffait et poussait de petits hennissements de satisfaction. La voleuse sourit et se glissa auprès de lui afin de flatter son encolure. L’animal colla affectueusement sa tête contre la nouvelle venue.

— On dirait qu’il te connaît, constata Zehya amusée.

— Et comment ! Il m’appartient.

Le cheval n’était autre que celui dont le roi Valkryst lui avait fait cadeau pour mettre rapidement autant de lieues que possible entre elle et la capitale. Syllea était donc sur la bonne voie pour retrouver également ici sa Ruben, sa miséricorde ainsi qu’un certain parchemin.

— Oui, je suis venue te chercher, Ovis, murmura-t-elle à l’oreille de l’étalon.

 

3 - Au Bon Plaisir

Le Bon Plaisir était une ancienne auberge – et peut-être plus – recyclée en quartier général par les Écorcheurs. Une dizaine de tables rondes s’éparpillaient dans une salle au plancher grinçant, devant un comptoir massif au bois sombre et patiné. L’air empestait la sueur de ses habitués ainsi que le rance de la mauvaise cuisine que l’on y préparait quotidiennement.

Syllea et Jusid, attablés côte à côte, dos à une cheminée éteinte digne de la cuisine d’un manoir, attendaient patiemment Zehya. La belle revint vers eux avec deux chopes débordantes d’un liquide brunâtre. À trois tablées de là, cinq gaillards à la mine sévère poursuivaient une partie de dés, mais leurs fréquents coups d’œil vers les nouveaux venus attestaient de leur perte récente d’intérêt pour la chose ludique.

— C’est offert par la maison, dit Zehya en posant sans douceur les récipients devant ses invités.

Syllea supposa qu’elle faisait office de tenancière de l’établissement pour les Écorcheurs. Elle trempa ses lèvres dans la bière, trop chaude et trop amère, puis renonça à en ingurgiter davantage. Elle fut surprise de constater que le moine ne partageait pas sa réticence. En quelques mouvements sonores et réguliers de la glotte, il vida son godet sans sourciller.

— Je n’ai pas beaucoup l’occasion d’en boire, se justifia-t-il. Alors, quand je peux…

Elle repoussa sa chope vers lui et Jusid lui adressa un sourire mi-gêné mi-reconnaissant.

— Je sais qui tu es, lança Zehya avec gravité. Tu ne peux être que cette fille que deux de nos gars ont trouvée inconsciente dans la Chênue il y a quelques jours.

La voleuse acquiesça.

— Les corniauds se sont vantés cent fois de leur bonne action après être revenus ici avec ce cheval magnifique.

— Je crois qu’ils sont revenus avec d’autres choses que ma monture.

La femme parut embarrassée. Elle baissa le regard, passa la main dans ses cheveux encore humides et sembla chercher les mots les plus appropriés à la situation.

— Écoute, la fille… commença-t-elle, hésitante.

— Tu peux m’appeler par mon nom. Syllea.

— D’accord. Alors écoute, Syllea… Je vais être franche avec toi. Je sais pas d’où tu sors mais t’as pas l’air d’être née de la dernière pluie. Je suis certaine que tu le devines, la qualité première de mes amis n’est pas… ah, il y a un mot que les lettrés utilisent pour dire ça.

— L’altruisme ! intervint Jusid.

— Ouais, peut-être. En tout cas, c’est presque un miracle qu’ils ne t’aient pas laissée crever dans la forêt. Crois-moi, c’est pas vraiment leur genre de porter secours à leur prochain. Et pourtant, ils l’ont fait avec toi… Erod m’en soit témoin, je ne sais pas pourquoi. Je ne me l’explique même pas. Peut-être parce que tu étais à leur goût… Bref, je n’en sais foutrement rien ! Mais je suis certaine d’une chose : tu devrais t’estimer heureuse d’être en vie, grâce à eux, et en rester là.

Comme assoiffée par sa longue tirade, la belle Zehya s’empara de la chope délaissée par Syllea et en but une longue gorgée, au grand désespoir de Jusid.

— Je prends bonne note de ton conseil amical, conclut la voleuse.

— À la bonne heure !

Soulagée, Zehya tendit la main vers Syllea comme pour sceller un accord, mais l’autre resta aussi immobile qu’impassible.

— Ouais, en réalité, tu n’es pas du tout d’accord, hein ?

À cet instant, un duo improbable fit irruption dans la salle. Le premier individu était aussi grand et fin que le second était court sur pattes. Mal rasés, le cheveu en bataille et vêtus de broignes de cuir rapiécées, les deux hommes inspectèrent du regard la maigre assistance puis se focalisèrent sur la tablée composée par Syllea, Zehya et Jusid. Ce dernier, en les apercevant, se figea comme s’il se trouvait face à un détachement d’envahisseurs cris.

— Oh, par la barbe d’Erod ! lança-t-il en les identifiant.

Mue par un mauvais pressentiment, Zehya fit volte-face et pesta à son tour.

— Bon sang ! Il fallait vraiment que vous vous pointiez maintenant, bougres d’imbéciles !

Syllea resta impassible. Elle jaugea les arrivants dont l’identité ne pouvait faire l’objet d’un doute : il s’agissait de ses prétendus sauveurs. Certes, ils ne portaient ni Ruben ni miséricorde noire à la ceinture, mais ce n’était guère étonnant : les deux équipements étaient trop voyants et sans doute les avaient-ils dissimulés à l’inévitable convoitise de leurs pairs. Peut-être même s’étaient-ils déjà débrouillés pour les vendre. La voleuse les observa avec attention tandis qu’ils approchaient avec méfiance. Elle se souvint qu’un tisonnier de métal, repéré dans le foyer de la cheminée juste derrière elle, constituerait une arme idéale en cas de besoin.

— Milon nous a dit qu’une fille borgne était arrivée en compagnie de l’écarlate… lança le grand en s’adressant à Zehya.

— Alors, il a fallu qu’on vienne voir, fit le petit.

— Et vous êtes deux beaux couillons ! conclut Zehya d’un ton désespéré. C’est bien parti pour un déferlement d’ennuis dont tout le monde aurait pu se passer si vous étiez restés sagement dans votre coin.

Syllea s’étonna, ces deux-là ne semblaient pas le moins du monde hostiles. Au contraire, leur comportement gauche, presque craintif, laissait espérer un possible échange sans complication violente.

— C’est donc à vous que je dois la vie, tenta-t-elle en esquissant un sourire glacial. Je vous paierais volontiers un verre pour vous remercier… mais je crois bien que ma bourse est en votre possession.

Les deux compères échangèrent un coup d’œil embarrassé. Le grand arborait des cheveux filasse, un visage aux traits émaciés, tout en longueur et marqué par une ancienne petite vérole. Sa bouche sans lèvres se tordait de façon spectaculaire quand il parlait et sa dentition rappelait un champ de ruines antiques. Deux bras fins et interminables pendaient mollement le long de sa maigre carcasse. Pour parfaire le tableau, il semblait flotter dans son haubert qui n’avait manifestement pas été confectionné pour lui.

— Chez les Écorcheurs, on a l’habitude de m’appeler La Tige, déclara-t-il.

L’autre ne paraissait pas plus glorieux. Sa tête ronde aux cheveux ras et au cuir chevelu marqué par la gale évoquait une balle roulée dans la boue. Quant à ses yeux globuleux et injectés de sang, ils s’obstinaient à ne jamais regarder dans la même direction. Et si le torse de l’individu était plutôt bien proportionné, il reposait sur des jambes exceptionnellement courtes, si bien que sa taille ne dépassait pas celle d’un gamin de douze ans.

— Moi, on me surnomme Courtaud.

Syllea se demanda brièvement si elle n’expérimentait pas l’un des délires que pouvait provoquer le manque de « Brune », la substance dont elle usait… et abusait. Mais non, ces deux-là paraissaient bien ancrés dans le monde réel. Et si l’Écorcheur à l’origine de leur surnom n’avait guère donné dans l’originalité, au moins avait-il touché juste. La voleuse les gratifia d’un regard sévère qui leur fit froncer les sourcils. Un silence gêné s’installa.

Depuis leur table, les cinq joueurs de dés ne perdaient rien de la conversation, ils ne faisaient même plus mine de s’intéresser à leur partie. La voleuse estima que si complication il y avait, ceux-là en seraient l’origine.

— Merci, dit-elle enfin.

La Tige et Courtaud affichèrent un sourire de soulagement.

— On est tombés sur toi par hasard à l’orée de la Chênue, expliqua le grand avec enthousiasme. T’avais dû tomber de ta selle, on t’a retrouvée étendue dans l’herbe. Le bourrin attendait patiemment à côté de toi. Ah, on a d’abord cru que tu avais passé l’arme à gauche… et pis on a vu que tu respirais encore. On a bien tenté de te ranimer mais sans y parvenir. On n’est pas vraiment doués pour ça, Courtaud et moi…

— Alors on a pensé à l’écarlate ! compléta le petit.

Des souvenirs diffus affluèrent dans l’esprit de Syllea : la fatigue, le froid de la nuit, le manque de « Brune » qui incendiait ses veines et embrouillait ses sens, la sueur, des tremblements incontrôlables, la volonté de rester en selle coûte que coûte… Puis le trou noir.

— Vous avez bien fait, les garçons, intervint le moine.

— Ça reste à prouver.

La réplique tranchante de Syllea raviva le trouble dans l’assistance.

— Vous allez m’écouter attentivement, tous les deux. Je vous laisse la bourse d’or en remerciement… mais je récupère mes armes et le cheval. Ce n’est pas négociable !

Même non formulée, la menace était palpable. La Tige et Courtaud échangèrent un regard inquiet.

Des pieds de tabourets raclèrent le plancher quand les joueurs de dés se levèrent de concert.

— Ah non, les gars ! intervint Zehya. Ne vous mêlez pas de ça ! Ce ne sont pas vos oignons !

Mais les gaillards ne prêtèrent aucune attention à sa recommandation. Ils se disposèrent en arc de cercle autour de la table, dominant les convives de leur stature menaçante. Tout dans leur attitude exprimait l’arrogance de ceux qui se sentaient puissants. À cinq contre une, comment pouvait-il en être autrement ? Syllea avisa les couteaux à leur ceinture.

— Tu te prends pour qui, la borgne ? éructa l’un d’eux, un rouquin aux traits taillés à la serpe. Tu fais pas la loi, ici. Foi de Zeb ! T’es pas chez toi, t’es chez les Écorcheurs !

— Et ils font quoi les Écorcheurs, selon toi ? demanda un autre dont le nez était percé d’un anneau de métal sombre.

— Je suppose qu’ils écorchent, répondit calmement la voleuse.

— Ouaiiiiiis ! T’as trouvé, la borgne ! Bravo !

Un déluge de rires gras s’abattit autour de Syllea.

— En récompense, t’auras droit à un traitement de faveur.

Ils posèrent la main sur la poignée de leur dague. Jusid se leva aussitôt, mains tendues en signe d’apaisement.

— Allons, mes fils, il n’est jamais bon de céder à…

Mais sa tentative de conciliation se perdit en un cri de détresse aigu quand un mercenaire l’empoigna par le col de sa robe pour l’envoyer rouler sur le plancher, tel un vulgaire ballot de paille. Mue par un réflexe d’autodéfense, Zehya recula prestement en faisant basculer bruyamment sa chaise.

Syllea réagit en pivotant pour s’emparer du tisonnier reposant dans les cendres de la cheminée. L’instant d’après, elle se redressait et frappait au visage l’agresseur du moine. Un filet de bave et de sang s’échappa de la bouche de l’Écorcheur en même temps qu’un chapelet de dents pourries. Un autre coup précis atteignit son voisin sur le crâne. Les deux hommes s’écroulèrent simultanément l’un à côté de l’autre.

Surpris par l’attaque aussi inattendue que violente de la jeune femme, le trio de rescapés fit un pas en arrière. La voleuse bondit sur la table, brandissant son arme de fortune et affichant un sourire provocateur.

— Alors, on veut toujours me retirer la peau, les garçons ?

Elle pariait, comme elle avait tant l’habitude de le faire. Comme ce jour sur les quais de Port-au-Peuple où elle s’était élancée seule, Ruben en main, à l’assaut de la garde royale en misant entièrement sur l’aide de la populace… Cette fois elle ne faisait face qu’à une poignée de brutes armées de couteaux, mais le danger était tout aussi grand. L’issue de la confrontation dépendrait du comportement de La Tige et de Courtaud. Resteraient-ils neutres ? En effet, à une contre trois, elle estimait conserver une chance de s’en sortir. À une contre cinq, par contre, elle aurait beau faire de l’esbroufe et rendre sauvagement coup pour coup, les mercenaires finiraient par avoir raison d’elle.

— On va te saigner, sale pute ! maugréa Zeb, l’homme aux traits effilés.

— Non, vous allez essayer.

— La Tige et Courtaud, avec nous !

À en juger par leur expression stupide, les deux interpellés restaient indécis. Perdus. Peut-être mettaient-ils en balance leur loyauté envers les Écorcheurs face à l’absurdité visant à étriper celle qu’ils avaient sauvée quelques jours plus tôt ? Quoi qu’il en soit, Zehya les attrapa par le bras pour les tirer vigoureusement vers elle. Et ils se laissèrent faire, au grand soulagement de Syllea.

Les trois autres se lancèrent à l’assaut. La voleuse écrasa le talon de sa botte sur le faciès du mercenaire à l’anneau, brisant sa charge en même temps que son nez. Mais les lames de ses alliés sifflèrent, traçant des estafilades brûlantes sur la cuisse et le flanc de leur adversaire. La jeune femme serra les dents et répliqua en balayant l’air de son tisonnier, les forçant à reculer momentanément. « Nez-cassé » tomba à genou en gémissant tout en tenant son visage à deux mains. Le combat se poursuivrait à une contre deux. Juchée sur sa table, la jeune femme disposait d’une position avantageuse. Aussi le duo d’Écorcheurs restant se sépara-t-il, tentant d’attaquer sur des fronts opposés. Quand ils bondirent vers elle, Syllea se déplaça souplement sur le bord du plateau de bois, le faisant basculer à dessein sous son poids. L’extrémité de la table s’éleva dans les airs et percuta violemment le menton de l’Écorcheur derrière elle. Ce dernier, sonné, s’écroula en crachant un morceau de langue sanguinolent. De l’autre côté, la voleuse se réceptionna au sol et para un coup mortel de Zeb cherchant à l’égorger. Ce faisant, elle ne sut éviter le poing qui visa simultanément sa tempe. Syllea vit des éclairs danser devant son œil valide. Et tous les muscles de son corps refusèrent soudain de lui obéir. Le tisonnier lui échappa des mains tandis que son dos glissait le long du panneau rugueux de la table renversée.

— Et merde… grogna-t-elle.

Le pari était perdu.

Derrière les nuages de lumière qui troublaient sa vision, elle vit la silhouette de Zeb se pencher sur elle.

— Ah ah ! rugit-il victorieusement. Je vais te crever !

Incapable de réagir, la voleuse attendit le coup de grâce. Elle pensa à Arwald le Loup, au fidèle Ector, à la pauvre Faldara et à tous ceux qu’elle avait aimés, appréciés et parfois trahis… Elle revit le petit Como, si misérable lors de leur première rencontre. Au moins Acamas l’avait-elle sauvé, lui ! Il constituait peut-être le seul accomplissement valable de sa triste vie…

— Rengaine tout de suite ce couteau, Zeb !

L’ordre avait fusé depuis le fond de la salle, clair et net, empreint d’une autorité impérieuse. Un nouveau venu.

— Mais… patron ! C’est pas juste ! Laisse-moi la finir !

Le ton révélait un profond tiraillement entre obéir ou en terminer avec l’objet de sa hargne.

— Dégage !

Une ombre prit la place de Zeb. Syllea sentit des doigts chauds lui attraper le menton et manipuler sa tête de gauche à droite.

— C’est qui cette fille ? Et bon sang, qui a mis au tapis quatre de mes gars ?

— C’est la borgne que La Tige et Courtaud ont secourue dans la Chênue, fit la voix un peu éraillée de Zehya. Et c’est elle qui a… disons « malmené » les garçons. Mais ils l’avaient bien cherché, les idiots.

— Elle a fait ça toute seule ?

— Ben oui.

— C’est une putain de diablesse, s’excusa rageusement Zeb. Elle doit être possédée. C’est pas possible autrement. Pas possible ! Ah, laisse-moi la crever, patron ! Elle va nous amener que des ennuis si on la laisse en vie ! Je le sens.

— Dégage ! Je ne le répéterai pas !

Soudain, Syllea aperçut un reflet brillant au cœur du brouillard qui l’enveloppait. L’objet qui se trouvait là, attaché à la ceinture de l’homme accroupi devant elle, était à peine plus gros qu’un poing. La lumière, d’où qu’elle provînt, semblait attirée, happée par lui. Et le cœur de la voleuse se mit à battre plus fort dans sa poitrine car elle sut instinctivement de quoi il s’agissait. Alors, elle tendit fébrilement la main dans sa direction et toucha une coque de métal froide. Elle sentit la pulpe de ses doigts s’électriser au contact des gravures subtiles, du damasquinage délicat d’or et d’acier, des courbes parfaites de la garde. Oui, c’était bien elle : sa précieuse Ruben !

— Dis donc, tu ne perds pas le nord toi, lui souffla celui qui ne pouvait être que Vigho, le capitaine des Écorcheurs.