Les Chroniques de Rougeterre - Le roi des Asservis - Tome 2 - Denis-Christian Gerard - E-Book

Les Chroniques de Rougeterre - Le roi des Asservis - Tome 2 E-Book

Denis Christian-Gérard

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Beschreibung

Valere a annexé la forêt de Profonde pour y accueillir les asservis en fuite, toujours plus nombreux. Malgré lui, il est devenu le souverain d’une nouvelle nation et compte partager son trône avec Alyx.
Mais le royaume de Rougeterre ne laissera pas un jeune rebelle braver ses lois et redéfinir impunément ses frontières. La guerre est proche.
De plus, l’influence du sinistre prêtre Gregor grandit au sein de la capitale. Et les projets de Valere pour Alyx interfèrent avec ses mystérieux desseins.
Guidé par Felymée, la guerrière immortelle, Valere découvre les secrets antiques cachés au cœur de Profonde en même temps que ceux de Gregor.
« Le Roi des Asservis » s’inscrit dans une série de romans constituant les chroniques épiques et fantastiques du royaume de Rougeterre. Cette histoire se déroule un siècle avant les événements racontés dans « La Dernière Garde ».


À PROPOS DE L'AUTEUR

Denis-Christian GÉRARD vit à Nancy, la cité des Ducs de Lorraine. La lecture du Seigneur des Anneaux de J.R.R. Tolkien fut la révélation qui guida son imagination d’enfant vers d’autres mondes. La passion du jeu de rôles lui permit de créer et raconter ses propres histoires. Aujourd’hui, il les écrit.

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Les Chroniques de Rougeterre

LE ROI DES ASSERVIS

Tome II - Felymée

Résumé du Tome I

Valere a annexé la forêt de Profonde pour y accueillir les asservis en fuite, toujours plus nombreux. Malgré lui, il est devenu le souverain d’une nouvelle nation. Il a également retrouvé Alyx et la protège des mystérieux desseins du père Gregor.

Mais il a découvert l’héritage de la jeune femme : elle est la descendante directe de Cathrye, la première reine de Rougeterre.

Le roi Auguthe est vieux et le prince Arno, son seul fils, est porté disparu. Alyx pourrait bientôt prétendre à porter la couronne.

À Castelrol, l’influence du sinistre prêtre Gregor grandit tandis qu’il nourrit de mystérieux desseins pour la jeune Alyx.

Felymée la Velkerie a disparu lors de l’affrontement du Pont-du-Roi. Son aide manque à Valere, la guerrière immortelle semblait avoir des choses à lui révéler sur son lien avec Profonde et sur Gregor…

Les souverains de Rougeterre

Extrait n° 11 de l’ouvrage de Maître Adenar :

« Chroniques d’un Jeune Royaume »

Afin d’appréhender globalement les cinq siècles d’existence du royaume de Rougeterre, j’ai établi ci-dessous une liste de ses souverains successifs agrémentée des dates de début et de fin de leur règne. J’ai pris soin d’ajouter quelques commentaires sur ceux qui ont eu l’opportunité de marquer l’histoire de leur sceau.

Cathrye (0-15) : Malgré ses frasques, la première souveraine reste la plus populaire. Elle symbolise à elle seule l’origine du royaume. Tout ce que nous connaissons, les fondements de notre pays jusqu’à la place occupée aujourd’hui par chacun d’entre nous sont les conséquences directes de ses actes et décisions royales. Pour les siècles à venir, son nom restera vénéré tel celui d’un personnage mythique.

Filip 1er (15-37) : L’époux de Cathrye reprit les rênes du royaume après le décès de cette dernière. Malgré sa volonté évidente de poursuivre l’œuvre de la souveraine, il ne réussit jamais à se faire complètement accepter par le peuple qui resta obstinément attaché au souvenir de sa reine disparue. Ses bienfaits sont ignorés de tous. Dans la mémoire collective, il n’est que le « remplaçant », le seul roi n’appartenant pas à la lignée de Rol le Noir. Il est à noter qu’il fut celui qui décida que la descendance d’un asservi ne pourrait plus prétendre au statut d’homme libre.

Thibert (37-87) : Les chroniqueurs de l’époque rapportent que le règne de Thibert fut bien plus éclairé que celui de son père. Aujourd’hui, mes confrères historiens s’accordent à dire qu’il ne fut ni meilleur ni pire. En bon gérant de l’héritage transmis par sa mère, il ne fit que continuer son œuvre.

Rol II (87-96) : S’il fut le premier roi nommé Rol, il voulut néanmoins être reconnu comme étant le deuxième du nom, ceci afin de rendre hommage à son ancêtre Rol le Noir, qui ne porta jamais la couronne.

Filip II (96-127) : Dit « l’impassible ». Réputé pour sa capacité à ne jamais révéler aucune de ses émotions.

Auguthe 1er (127-159) : Le premier Auguthe ne prit qu’une seule décision importante durant son règne, il abolit la sanction d’asservissement et rétablit les peines de mort et d’emprisonnement. Ceci afin de limiter le nombre d’asservis toujours croissant dans le royaume. Par contre, il n’abrogea pas la décision de Filip 1er visant à faire un asservi d’un enfant d’asservi.

Arno le Guerrier (159-200) : Premier roi ayant eu à faire face à une invasion. En effet, c’est sous son règne que les barbares cris firent leur première incursion dans nos contrées. Au déferlement chaotique des barbares, il opposa une tactique militaire efficace. Sa belle victoire lui valut son fier surnom. Une étrange coïncidence voulut que, presque trois siècles plus tard, un prince homonyme soit amené à combattre les Cris dans des circonstances similaires.

Romual le Cruel (200-237) : Le moins populaire des souverains de Rougeterre. Il accabla le peuple d’impôts pour permettre à la cour de vivre dans un luxe extravagant et se montra extrêmement sévère avec ceux qui ne pouvaient payer leur dû à la couronne. Il fut finalement renversé par son propre fils Thibert avec l’aide du peuple.

Thibert II le Justicier (237-280) : Thibert II utilisa ses années de règne à faire oublier le désastreux passage au pouvoir de son père. Il se montra juste et équitable envers ses sujets, du plus humble au plus important. Il fut même le seul souverain de l’histoire de Rougeterre à rendre la liberté à certains asservis méritants.

Rol III le Bon (280-321) : S’il a hérité du nom du héros de la bataille de la Côte, Rol III ne fut jamais un grand meneur. D’un caractère enjoué et d’un esprit malléable, il laissa l’Église empiéter dangereusement sur son pouvoir. À l’évidence, son surnom constitue plus une moquerie à son égard qu’une flatterie. Grand amateur de chasse jusqu’à un âge avancé, il périt en tombant accidentellement de cheval en poursuivant un cerf. Il laissa le trône vacant puisque son fils Eduard n’avait pas encore atteint sa majorité au moment des faits.

Valter (321-326) : Il fut le seul grand-maître de l’Église à exercer une régence. Durant le règne de Rol III le Bon, ses détracteurs lui reprochèrent fréquemment d’abuser du faible caractère du roi dans le but d’affermir les pouvoirs de l’Église. Mais curieusement, durant ses cinq années de régence, il ne tenta jamais de profiter de la situation pour s’emparer définitivement du trône. Bien au contraire, il prépara consciencieusement le jeune prince Eduard aux lourdes responsabilités qui seraient un jour les siennes.

Eduard 1er (326-370) : Si Eduard 1er fut un bon roi, il semble que le mérite en revienne plus à monseigneur Valter, son tuteur pendant cinq années, qu’à son père Rol III.

Auguthe II (370-385) : L’Histoire se souvient surtout de ce souverain pour sa passion des arts de la table. Il a laissé nombre de traités culinaires écrits de sa main.

Thibert III (385-414) : Le souverain afficha ouvertement son attirance envers les hommes, s’attirant ainsi les foudres perpétuelles de l’Église. Il prit épouse, contraint et forcé, dans le seul but de perpétuer sa lignée.

Rol IV (414-416) : Malgré lui, Rol IV est un roi destiné à être oublié par l’Histoire. Enfant fragile depuis sa naissance, son père le força à prendre une épouse dès qu’il fut en âge de procréer. Cette mesure se révéla salutaire puisque Rol IV ne survécut que deux années à Thibert III, laissant derrière lui un fils tout juste majeur. Une grippe mal soignée fut à l’origine de sa disparition.

Rol V (416-422) : Dit « Le Belliqueux ». Son souhait le plus cher était de déclarer la guerre au peuple Cri dans l’intention « d’en finir une bonne fois pour toutes » selon ses propres termes. Ses conseillers réussirent à le dissuader de se lancer dans un conflit long et à l’issue incertaine.

Eduard II le Sec (422-428) : Eduard II doit son surnom à son physique longiligne et à sa mine sévère. Avare de paroles, il tint les rênes du royaume avec fermeté et efficacité.

Auguthe III (428-…) : Roi aimé par son peuple, Auguthe restera immortalisé dans l’histoire grâce à la récente victoire remportée par son armée sur les barbares cris.

Le lecteur notera qu’à l’exception de Cathrye, les souverains de Rougeterre ont toujours été des hommes. Il ne s’agit en aucun cas de discrimination. En effet le hasard, ou le dieu Erod, a voulu que jusqu’ici, la descendance de la première reine soit exclusivement masculine. Il est bon de rappeler que le trône échoit au premier né, quel que soit son sexe. Si par malheur la lignée s’éteignait, alors le conseil royal s’en référerait à la loi écrite, précisément à l’article relatif au cas d’un souverain n’ayant pas encore atteint l’âge légal de majorité. Celui-ci stipule clairement que « Le grand-maître de l’Église doit assurer la régence jusqu’à l’avènement du prochain roi ». On le constate, les législateurs n’ont pas envisagé la possibilité d’une absence totale d’héritier.

Chapitre 1 - L’appel de la forêt

« Perçois-tu l’appel cinglant de Profonde ?

Submergeant ton âme et ton cœur telle une onde. »

Blondin, poète et ménestrel

À mon réveil, Alyx n’était plus auprès de moi. Je m’en étonnai d’autant que l’aube ne s’était même pas levée. Peut-être mon amante avait-elle ressenti le besoin de prendre l’air ? Je m’étirai paresseusement sous la tente, me remémorant nos ébats de la veille. Mais les minutes s’égrenèrent et elle ne revint pas. Quelque part dans les tréfonds de la grande forêt, le hululement obstiné d’une chouette retentit. Mû par un mauvais pressentiment, j’enfilai hâtivement mes braies, une chemise, des chaussures et sortis affronter la fraîcheur nocturne. La voûte céleste brillait de mille feux, semblant promettre une journée radieuse. Les réfugiés dormaient paisiblement, regroupés autour des feux de camp. Tout était calme dans le sanctuaire mis à part la chouette qui continuait de s’égosiller au loin. Curieusement, son cri m’évoqua une mise en garde. Je frissonnai, me demandant si mon imagination ne me jouait pas des tours. Pourtant, lorsque l’animal nocturne se fit entendre une nouvelle fois, je fus presque convaincu qu’il s’agissait bel et bien d’un avertissement. Soudain, les feuilles des arbres frémirent sans que je sente le souffle du vent… et j’eus la conviction que Profonde s’adressait à moi.

N’y tenant plus, je me dirigeai vers la tente partagée par Blondin, Thim et Fabre. J’y trouvai les trois compères dormant du sommeil du juste. Trop préoccupé pour éprouver le moindre remords à les réveiller, je les secouai à coups de taloches. Ils grognèrent simultanément comme des ours.

— Val ? Que… que se passe-t-il ? m’interrogea le ménestrel, l’esprit encore embrumé.

— Je ne sais pas encore. Où est Alyx ?

— Elle… enfin, je pensais qu’elle était avec toi… commença le rouquin en se frottant vigoureusement les yeux.

— Non. Je crois que nous avons un problème. Levez-vous, et vite !

L’instant d’après, notre quatuor traversait la clairière à l’affût du moindre signe annonciateur de trouble. Je m’apprêtais à aller à la rencontre des sentinelles quand Fabre dénicha le lièvre.

— Val ! Val ! se mit-il à hurler. Le mauvais chevalier ! Il n’est plus là !

Ce faisant, il réveilla une bonne partie du camp. Je m’élançai aussitôt jusqu’à l’arbre au pied duquel Roman avait été ligoté, il ne restait plus que ses liens épars sur le sol.

— Ils ont été tranchés, conclut Thim après les avoir brièvement examinés. Il a bénéficié d’une complicité dans la place.

Je m’emparai des morceaux de chanvre et ne pus que tirer la même conclusion. Mon cœur se serra car l’identité de la personne fautive ne faisait aucun doute. À l’évidence, le pardon qu’Alyx m’avait soutiré pendant nos derniers ébats ne concernait pas notre dispute de la veille mais ce qu’elle projetait de faire ici cette nuit.

Jorad et Leo, à demi réveillés, nous rejoignirent. Ils ne tardèrent pas à appréhender la situation en découvrant les morceaux de corde éparpillés.

— Ce foutu ivrogne ne doit pas être bien loin, grogna mon père.

— Ils ne doivent pas être loin, corrigeai-je. Et nous allons les retrouver ! Un échec n’est pas envisageable !

Le temps de saisir mon arc ainsi qu’un carquois plein, je partis en avant, m’élançant sur une piste repérée par Thim sur le sol humide. Les empreintes révélaient que deux personnes avaient pris la direction de l’Est en évitant soigneusement nos sentinelles. Je bondis entre les arbres avec mon intuition pour seul guide. Je ne cherchai même pas à savoir qui allait m’accompagner dans cette traque. Quelqu’un s’égosilla derrière moi :

— Val, attends-nous !

Mais je n’écoutais pas. Je filais comme le vent, laissant derrière moi mes amis et alliés. Mon cœur battait à tout rompre dans ma poitrine, je me moquais des branchages qui fouettaient mon visage ou des buissons d’épineux lacérant mes jambes. Je courais plus vite et plus fort que je n’avais jamais couru. Mes vêtements se déchiraient, malmenés par la végétation qui les accrochait au passage. Le sang perlait en de fines gouttelettes chaudes sur ma peau moite. Je bondissais tel un animal sauvage, mettant toujours plus de distance entre mes compagnons et moi. Bientôt, je les semai. J’étais devenu un prédateur implacable lancé sur la piste de ses proies. C’était comme si j’étais capable de les voir, ou plutôt de les deviner, haletants et attentifs au moindre bruit autour d’eux. Était-ce un effet de mon imagination ? Non, une fois de plus, Profonde m’aidait. Elle me montrait ce que je voulais voir. Les fugitifs avaient de l’avance mais pas suffisamment. Je savais – non, je sentais – qu’ils n’avaient aucune chance de quitter la forêt avant que je ne les rattrape. Ils avaient peur, leur angoisse était presque tangible, elle flottait dans l’air humide comme un fumet excitant mais je n’en étais pas l’origine. Ils ne savaient même pas que je m’étais lancé à leurs trousses. De plus ils semblaient hésitants, comme perdus ; Profonde les avait-elle égarés pour moi ? Impossible de savoir combien de temps dura ma course infernale. J’étais infatigable, comme si mes muscles s’irriguaient d’une puissance inconnue tirée de la terre ; Profonde m’insufflait sa force presque infinie… Et j’approchais encore, gagnant inéluctablement du terrain sur les deux fuyards. Bientôt je pus presque sentir l’odeur de la jeune femme qui flottait dans son sillage. Soudain, le vent s’engouffra dans les ramures et me lécha de sa langue fraîche.

« Danger, sembla-t-il me susurrer. Danger ! »

Je m’immobilisai aussitôt, hors d’haleine, tous les sens à l’affût. Oui, il y avait danger. D’autres que moi étaient en chasse et c’étaient eux qui terrorisaient le duo. Qui ? Des humains. Combien ? Huit, neuf, peut-être dix. Ils convergeaient vers Alyx et Roman en les rabattant tels des chasseurs expérimentés. Et ils seraient sur eux avant moi. Profonde m’envoya l’image de leurs silhouettes sombres et anonymes qui se coulaient entre les troncs.

— Non ! décidai-je.

Subitement, tout mon ressentiment à l’encontre de Roman et de la jeune femme convergea vers leurs mystérieux poursuivants. Il n’était pas question que l’on s’en prenne à Alyx ! Je ne le permettrais pas ! Alors, je repris ma course effrénée, sans même essayer d’être discret. Je n’étais plus Valere mais le bras armé de Profonde : ma force et mon agilité étaient décuplées par l’énergie de la vieille forêt qui bouillonnait en moi. Elle me transmettait sa puissance et j’avais le sentiment que rien ni personne ne pouvait m’arrêter.

J’allais bientôt croiser la route de l’un des traqueurs. D’ailleurs, celui-ci perçut mon approche et s’agenouilla derrière un fourré, prêt à l’action. Mais je ne comptais pas perdre mon temps avec lui. Il n’aperçut qu’une ombre vive surgir d’entre deux arbres et, simultanément, entendit un bref sifflement. La flèche que je venais de décocher en plein bond lui transperça l’œil droit, épinglant son crâne sur un tronc. Il ne sut même pas qui l’avait tué. Par contre, moi, je vis fort bien qui j’avais occis : Un Cri, un maudit Cri ! Ces chiens sanguinaires étaient donc de retour à Profonde. Que cherchaient-ils ? Leur seule présence avilissait la vieille forêt. J’encochai une seconde flèche sur mon arc sans ralentir l’allure, comme si j’avais fait ça toute ma vie durant. Ce n’était guère prudent, je le savais. Mais à présent, j’étais entré dans leur nasse, ils se déplaçaient autour de moi, dissimulés derrière la végétation abondante. Il me fallait absolument rejoindre Alyx avant eux. Enfin j’aperçus le duo dans mon champ de vision : Roman courait frénétiquement droit devant lui, tenant la jeune femme par la main. Ils se sentaient traqués. Ils étaient terrifiés. Ma flèche fendit l’air et tua net le Cri vers lequel ils se précipitaient aveuglément. Alors, le chevalier se retourna et me fit face en brandissant une dague. C’était plus un geste de désespoir qu’un acte d’héroïsme. Il eut un vif mouvement de recul en me voyant.

— Par Erod ! s’exclama-t-il. Qu’est-ce que…

La jeune femme se réfugia derrière lui. Apparemment, ils ne m’avaient pas reconnu. Il faut dire que je devais offrir un spectacle particulièrement effrayant : torse nu, la peau luisante de sueur et striée de meurtrissures, le visage maculé de boue et de sang séché. Je devais ressembler à un véritable démon.

— Alyx, prononçai-je péniblement.

Le temps sembla s’arrêter. Pendant un bref, très bref instant, il n’y eut plus que nous deux. Roman s’était figé dans une attitude défensive telle une statue de pierre.

— Val… Est-ce toi ? articula la jeune femme.

— Pourquoi as-tu fait ça, Alyx ? me bornai-je à demander.

Le temps reprit soudainement son rythme normal lorsque la jeune femme poussa un hurlement de frayeur. Un Cri venait de surgir sur ma droite, prêt à me décapiter d’un coup de cimeterre. Je me baissai par réflexe et sa lame fendit l’écorce de l’arbre voisin. Je me saisis prestement d’une flèche dans mon carquois et, me redressant, la lui plantai dans la gorge. Le Cri recula et disparut dans les fourrés en émettant un gargouillis sinistre. Je n’avais plus rien à craindre de celui-là, il ne survivrait pas longtemps à sa blessure. Puis, un horrible hululement se déversa dans la forêt tel un torrent de son, il trouva plusieurs échos autour de nous. Les barbares poussaient leur affreux chant de guerre, ils s’apprêtaient donc à donner l’assaut de concert. J’agis avant qu’ils ne se taisent en tirant deux flèches, non pas au jugé, mais en me fiant à mon intuition… ou à ce que Profonde me soufflait. Les râles qui s’ensuivirent m’indiquèrent que j’avais fait mouche. Les survivants étaient maintenant réduits au nombre de quatre, je ne les voyais pas mais je pouvais les sentir. Ils tournaient autour de nous comme des prédateurs jaugeant leur proie. Je les intriguais, je les inquiétais. Il faut dire qu’à moi tout seul, j’avais massacré cinq des leurs… Prudents, ils cherchaient le point faible et le trouvèrent : Alyx. Une main surgit de l’obscurité et empoigna la jeune femme par sa crinière noire avant que Roman et moi n’ayons eu le temps d’intervenir. Une tête olivâtre apparut par-dessus l’épaule droite de la jeune femme. Je reconnus instantanément le propriétaire de ce regard cruel, dardé par deux fentes horizontales creusées dans son visage osseux. Oui, j’identifiai immédiatement cet homme à la fine moustache brillante qui lui tombait jusqu’au menton.

— Tama ! m’écriai-je.

Ainsi le destin croisait-il de nouveau le chemin de nos existences respectives. J’avais longtemps souhaité, voire rêvé, un tel face-à-face, mais certainement pas dans ces conditions. Le Cri fut surpris. Il ne parvenait apparemment pas à retrouver en moi l’image du petit asservi qu’il avait jadis capturé puis tourmenté. Dans sa langue gutturale, il beugla quelque chose qui ressemblait à une menace. La partie semblait perdue pour moi ; mon adversaire détenait Alyx. Même Profonde ne pouvait plus me venir en aide dans une telle situation. Les Cris allaient nous mettre à mort rapidement, Roman et moi. Quant à la jeune femme, lorsqu’ils découvriraient qui elle était – si ce n’était déjà fait – ils loueraient mille fois leurs dieux et s’empresseraient d’aller la livrer à leur commanditaire, à savoir cette vermine de Gregor. Non, tout cela ne pouvait finir ainsi. Alors, décidant de risquer le tout pour le tout, j’encochai une nouvelle flèche et visai le Cri. Nous n’étions qu’à quelques pas l’un de l’autre.

— Non ! hurla Roman en s’interposant entre moi et ma cible. Tu risques de blesser Alyx !

Je maudis cet imbécile et laissai la corde de mon arc claquer. Le trait, tiré à bout portant, lui entailla la tempe gauche et le projeta en arrière. Il s’écroula comme une masse devant sa protégée. Cette dernière m’apparut alors, elle était aussi blême qu’une morte et me fixait sans comprendre. L’empennage de mon projectile dépassait de son épaule droite. Derrière elle, Tama, le visage figé en un masque de stupeur, crachait du sang. Il vivait encore. Pourtant, selon mes prévisions, j’aurais dû lui transpercer le cœur. J’avais dû le manquer de peu en raison de l’intervention du chevalier. J’esquissai un bref soupir de soulagement quand son regard se couvrit du voile de l’inconscience. J’avais atteint mon but ; certes, Alyx était blessée mais hors de danger. La jeune femme et le Cri restèrent debout, cloués l’un à l’autre par le trait de fer et de bois qui traversait leurs corps respectifs. C’était un tir que Felymée aurait apprécié, j’en étais certain.

Malgré cela, nos ennuis n’étaient pas terminés, il restait encore trois Cris. Je fus bien vite rassuré en percevant le bruit de leur fuite effrénée. Ils raconteraient bientôt à qui voudrait les écouter qu’un démon avait occis six des leurs. S’ils se montraient suffisamment éloquents, plus aucun de ces barbares n’oserait pénétrer dans Profonde avant longtemps… Alors, plus que satisfait, je voulus faire un pas vers Alyx mais toute force m’abandonna soudain. C’était comme si j’étais subitement devenu lourd et pataud. Tout mouvement infligeait un véritable supplice à mes membres endoloris et courbaturés. Que m’arrivait-il ? Je m’écroulai sur Roman et basculai dans un trou noir imaginaire. Ivre de la puissance insufflée en moi par la vieille forêt ; j’avais dépassé mes limites humaines…

Une voix douce et féminine m’aida à reprendre mes esprits, elle fut comme un guide, une balise sur le chemin de la conscience.

— Val, fils de Jorad… Éveille-toi, susurra-t-elle à mes oreilles.

Je me sentais si bien, si détendu qu’il me fallut faire un grand effort pour ouvrir les yeux. Je reposais sur un tapis d’herbe grasse dans un endroit inconnu de la grande forêt. Apparemment, j’étais seul. Alors, qui m’avait appelé ? Au-dessus de moi, un arbre incroyable étendait des branches noueuses d’une taille hors du commun qui filtraient la lumière d’un soleil resplendissant. S’agissait-il d’un chêne, d’un hêtre, d’un peuplier, d’un pin ou d’une autre espèce hybride ? Je ne sus le dire. Il semblait réunir toutes les feuilles et épines de la création autour de son immense ramure. Je me relevai, perturbé par cette étrangeté de la nature. Une autre surprise m’attendait : le tronc de l’arbre en question était si large que dix adultes réunis n’auraient pu en faire le tour en se donnant la main. Par endroits, son écorce brune paraissait aussi lisse que du métal poli. Ailleurs, des champignons gris aussi gros qu’une assiette s’accrochaient à lui. Il était superbe et terrifiant à la fois.

« Il doit être millénaire », pensai-je.

— Plus que cela, dit la voix.

Je me tournai en tous sens mais personne n’était visible aux alentours. Les autres arbres de la forêt créaient un large cercle respectueux autour de ce doyen magnifique. Quoi qu’il en soit, la végétation de cet endroit était luxuriante.

— Qui est là ? demandai-je. Alyx ? Felymée ?

C’est en prononçant ce dernier nom que je me rappelai que la blonde guerrière n’était plus parmi nous. Mais, me trouvais-je encore dans le monde des vivants ? N’étais-je pas mort moi aussi ?

— Tu n’es pas mort, me rassura la voix comme si sa propriétaire était capable de lire dans mes pensées. Je t’ai communiqué ma force… Et te voilà épuisé. Tu rêves.

Je ne parvenais pas à déterminer son origine.

— Je rêve ? répétai-je stupidement. Mais…

— Viens à moi.

Je sus instinctivement qu’il me fallait approcher de l’arbre. J’obtempérai prudemment. Tout ceci me paraissait bien trop réel pour n’être qu’un songe. Pourtant, je ne parvenais pas à expliquer les raisons de ma présence physique en cet endroit inconnu. J’appliquai la paume de ma main sur l’écorce patinée, elle me sembla chaude et… vivante. Je reculai prestement, un peu effrayé.

— Viens à moi… N’aie crainte, souffla la voix.

Réunissant mon courage, je contournai l’arbre pour découvrir une ouverture sur sa surface. C’était un trou obscur assez haut pour laisser passer un enfant de dix ans.

— Viens, entendis-je encore.

Alors, oubliant toute prudence et appréhension, je me pliai en deux pour entrer. Le spectacle qui m’attendait à l’intérieur était invraisemblable : j’avais l’impression de me trouver dans une caverne aux parois lisses et aussi noires que du fer forgé. Le sol était accidenté, de nombreuses racines s’entrecroisaient sous mes pieds et saillaient çà et là hors de la terre nourricière. Je levai la tête et perçus un halo lumineux loin au-dessus de moi, il devait provenir d’un trou creusé dans le faîte de cet arbre étrange, il fournissait tout juste assez de clarté pour me permettre d’évoluer, sans crainte de trébucher sur un obstacle inattendu.

— Où… ? Que signifie… balbutiai-je, incapable de formuler une question complète.

— Tu te trouves dans le cœur même de Profonde, répondit la voix.

Elle disait vrai. Je le ressentais dans les tréfonds de mes viscères et de mon âme. Cet endroit respirait la vie, l’exhalait à la fois aussi puissamment que le vent d’une tempête et aussi délicatement que le souffle d’un nouveau-né. Je me trouvais dans un temple naturel dédié à… qui ? Les interrogations se bousculaient dans mon esprit. Que faisais-je ici ? Avais-je le droit de me tenir impunément en ce lieu ? Les hypothèses les plus farfelues enivrèrent ma raison : se pouvait-il que cet arbre énorme soit le premier, le père de tous les autres ? Était-il Profonde à lui tout seul ? Je me sentais à la fois excité et stupide, curieux et effrayé. Puis, mon cœur tressaillit lorsque je distinguai une forme au centre de cet édifice naturel : elle semblait refléter la lumière qui filtrait de là-haut. J’avançai suffisamment près pour identifier une silhouette humaine assise contre une grosse racine.

— Qui est là ? demandai-je, maîtrisant mon appréhension.

Aucune réponse, aucun mouvement.

— Qui est là ? tentai-je encore.

Je fis un pas de plus et examinai celui qui se trouvait là. C’était un chevalier, heaume fermé. Engoncé dans son armure attaquée par la rouille, il semblait dormir. Soudain, j’aperçus les gravures sur son plastron : deux lions aux reliefs ciselés avec talent. Dressés dos à dos, la gueule ouverte, ils étendaient leurs pattes griffues sur les flancs et les épaules du guerrier. Je laissai échapper un bref cri de stupeur.

— Arno ! m’écriai-je. Prince Arno !

Il n’eut aucune réaction.

— Est-il… ?

J’interrogeai la voix, n’osant prononcer le mot « mort ».

— Tu es ici en sécurité, répondit-elle, ignorant purement et simplement ma question. Je t’ai choisi.

Je ne parvenais pas à détacher mon regard du prince. En revanche, je n’osais pas le toucher.

— Je ne comprends pas ! explosai-je. Que signifie « être choisi » ? Pourquoi suis-je ici ?

— Le temps est venu… commença la voix. Tu as été choisi pour châtier Loqui le Banni… Car tu détiens les qualités pour réussir dans cette entreprise… Je te protège… Je te donne ma force… Que tremblent tes ennemis car ils sont les miens.

Je repensais aux Cris et à la façon dont j’avais triomphé d’eux. Quelque chose m’avait aidé en me muant en ce guerrier sauvage et indomptable. Je me trouvais maintenant face à ce quelque chose. Mais je ne savais pas qui était le dénommé Loqui le Banni.

— Êtes-vous... Profonde ? demandai-je.

— Qui d’autre ?

Je tressaillis.

— Felymée l’avait compris… elle avait deviné… elle t’a révélé à moi… Tu as en toi la force de réussir.

Je levai la tête vers la lumière, cherchant quelqu’un ou quelque chose à qui m’adresser.

— Mais… pourquoi moi ?

— Car ton cœur est bon… Tu veux être le libérateur de ton peuple… Tu peux réussir… Aide-moi et je t’aiderai en retour… Ensemble, nous triompherons et changerons ce monde qui a si mal tourné.

J’ouvris les bras en signe d’impuissance, je n’arrivais pas à y croire.

— Qui… qui est Loqui le Banni ?

— Il est l’ennemi. Celui qu’il faut abattre avant de pouvoir rebâtir en paix…

Puis, tout se mit à tourner autour de moi, les contours de l’arbre devinrent flous, le prince Arno disparut de ma vue. Incapable de conserver mon équilibre, je basculai de nouveau dans un puits sans fond.

Quelqu’un me gifla en criant mon nom. J’ouvris les yeux, émergeant de l’inconscience comme si j’en avais été expulsé. Les mines inquiètes de mes compagnons étaient penchées sur moi. Je me protégeai vivement le visage afin d’éviter un deuxième soufflet prodigué par Jorad.

— Il revient à lui ! lança triomphalement Fabre. Il va bien ! Mon frère va bien !

Je le vis se mettre à danser comme un enfant.

— Tu nous as fait peur, Val ! s’exclama Blondin.

J’esquissai un bref sourire forcé. Je me trouvais à l’endroit même où j’étais tombé évanoui. Puis, la mémoire me revint subitement : Alyx, les Cris, Profonde, l’arbre…

— Alyx ! m’écriai-je en me relevant. Où est-elle ?

— Nos hommes se chargent de la rapatrier au sanctuaire pour lui faire prodiguer des soins, répondit Jorad. Mis à part une belle blessure par flèche à l’épaule, elle va bien.

— On ne peut pas en dire autant des six guerriers cris gisant aux alentours ! intervint le ménestrel sur un ton enthousiaste. Cinq morts et un blessé grave. Il s’est déroulé ici une bataille digne d’une chanson de geste !

Chapitre 2 - Pour le bien de tous

« Croyais-tu au succès de ta révolte, Danael ?

Ou, par conviction, te sacrifiais-tu sur son autel ? »

Blondin, poète et ménestrel

Le chemin du retour vers le sanctuaire fut des plus pénibles. Épuisé, vidé de toute énergie, je trébuchais régulièrement et tombai même à plusieurs reprises, me meurtrissant les genoux et les mains. La première fois, Jorad et Blondin voulurent m’aider à me relever mais je grommelai tel un loup. Aussi n’insistèrent-ils pas et me laissèrent en arrière, seul avec mon humeur noire. Alyx m’avait trahi. J’avais du mal à respirer comme si mon cœur, gonflé de chagrin, se vengeait sur mes poumons, les malmenant pour passer sa rage.

Je traversai le camp comme un somnambule, ignorant les regards braqués sur moi et le silence sépulcral qui accueillit mon retour. Ici, tout le monde savait déjà : « Valere a occis six guerriers cris à lui tout seul ! ». Cet exploit faisait-il de moi un héros invincible ou un boucher sanguinaire ? Je n’en avais cure.

Je cherchais Alyx, un attroupement autour de ma propre tente m’indiqua clairement où la trouver. À mon approche, les curieux s’enfuirent en un ensemble parfait, digne d’une envolée de moineaux. Je pénétrai furieusement sous l’abri de toile et m’immobilisai devant le spectacle qui m’y attendait : Alyx reposait sur une paillasse rougie par son propre sang. Elle était pâle comme une morte et à demi vêtue. Une vieille femme s’affairait à nettoyer la vilaine plaie sur son épaule.

— Sors d’ici ! m’ordonna la soigneuse sans ménagement.

Je restai aussi pétrifié qu’une statue de marbre.

— Sors d’ici ! répéta-t-elle sur le même ton sec. Ne vois-tu pas que je suis bien occupée !

Je fixai son visage aussi ridé qu’une vieille pomme tout en me demandant où je l’avais déjà vu.

— Cesse de me regarder comme un benêt et quitte cet endroit ! grogna la mégère.

À cet instant, Alyx entrouvrit les yeux et posa un regard vitreux sur moi. Je retins ma respiration lorsqu’elle tendit une main tremblante dans ma direction. Alors, touché par quelque chose de plus fort que mon ressentiment, je m’agenouillai à son côté et serrai ses doigts tachés d’écarlate.

— Allons bon, pesta la vieille. Comme si nous n’étions pas assez à l’étroit ici !

Une colère subite empourpra mon visage.

— Je suis Valere, espèce de harpie ! tonnai-je. Fais ton travail en silence et surtout, fais-le bien ou il t’en cuira !

La vieille ne se laissa pas démonter. Elle accrocha mon regard et, de sa voix chevrotante, dit :

— Je sais qui tu es, fils de Jorad. Et tu faisais moins le fier à l’époque où j’ai nettoyé ta lèvre fendue dans la cuisine de Hurbat !

Je la reconnus instantanément. Il s’agissait de Yora, la gouvernante de mon ancien maître. C’était elle qui avait soigné ma lèvre fendue après ma toute première rencontre avec Alyx… quelques siècles plus tôt. Ainsi, elle avait rejoint notre bande dépenaillée.

— Vas-tu faire ton office au lieu de jacasser comme une vieille pie ! lui lançai-je afin de ne pas perdre la face.

Yora maugréa une phrase incompréhensible puis s’ingénia à répandre un cataplasme odorant sur l’épaule blessée d’Alyx.

— Comment va-t-elle ? demandai-je.

— Ses jours ne sont pas en danger… mais ce n’est pas grâce à toi d’après ce que j’ai entendu dire, dit-elle tout en s’appliquant à sa tâche.

Je ne répondis pas. Quand j’avais lâché la corde de mon arc, laissant filer la flèche qui aurait pu la tuer, je ne voyais aucune autre solution. La blesser était le prix à payer pour la sauver et me permettre d’en découdre avec les trois derniers Cris… Mais en réalité, ne souhaitais-je pas faire mal à Alyx, lui faire payer sa trahison ? Inconsciemment, peut-être avait-elle été ma cible tout autant que le Cri qui la menaçait. Quel pitoyable héros je faisais ! Et dire que toute cette agitation autour de moi, toute cette vénération dont je faisais subitement l’objet, m’avait presque fait croire à ce statut d’élu, de sauveur dont on voulait me parer. Soudain, les lèvres d’Alyx s’animèrent :

— Val, prononça-t-elle doucement.

Je serrai sa main plus fort et me penchai vers elle.

— Je… suis… si… désolée, poursuivit-elle tandis que des larmes lui montaient aux yeux.

Ému, je cherchai des mots d’excuse qui ne vinrent pas. Puis, Yora me repoussa en arrière sans aucun ménagement.

— Veux-tu qu’elle perde tout son sang pendant que vous discutez comme deux amoureux transis ! gronda-t-elle. Pour la dernière fois, laisse-moi faire mon travail ! Je te ferai appeler lorsque tu pourras lui parler.

Je me redressai et me sentis rougir.

— Tout ira bien… n’est-ce pas ? balbutiai-je, gêné.

— Je te l’ai déjà dit : ses jours ne sont pas en danger… s’écria la vieille femme. À condition, bien sûr, que tu me permettes de la soigner !

Alors, résigné, je lâchai doucement la main d’Alyx et me dirigeai de mauvaise grâce vers la sortie.

— À la bonne heure ! lança Yora tandis que je franchissais le seuil de la tente.

À l’extérieur, tous mes compagnons m’attendaient. Leurs visages arboraient une expression tendue.

— Nous ne pouvons permettre que cela se reproduise ! commença sévèrement Jorad.

L’espace d’un instant, je me demandai de quoi il parlait. Évoquait-il ma brusque crise de sauvagerie, ou la trahison de Roman et Alyx ?

— Le chevalier et la fille devraient être punis afin de faire un exemple ! affirma-t-il, éclairant ainsi ma lanterne.

Blondin et Thim acquiescèrent d’un signe de tête. Ma réponse fut aussi brève que claire :

— Non !

Mais je ne pouvais me contenter d’une simple négation autoritaire. Ma décision se devait d’être motivée sous peine de paraître arbitraire.

— Les punitions sont données aux asservis par leurs maîtres, poursuivis-je. Il n’y a ici que des hommes et des femmes libres.

Je m’attendais à recevoir une vague de protestations mais il n’en fut rien. Chacun de mes amis me signifia son accord. J’en restai ébahi, on acceptait ma décision, on m’obéissait. Même mon père, toujours prompt à me contredire, n’émit pas la moindre objection. Au contraire, il me demanda même des instructions.

— Dans ce cas, que faisons-nous de Roman et du Cri ?

— Qu’on leur prodigue des soins et surtout, qu’ils restent tous deux sous bonne garde ! ordonnai-je.

Mes compagnons me laissèrent seul devant ma tente, face aux regards curieux des réfugiés. Je réalisai alors dans quel état pitoyable je me trouvais. Il me fallait me laver, nettoyer les multiples plaies, bénignes, qui couvraient mon corps et trouver de nouveaux vêtements. Cela me laisserait le temps de penser aux derniers événements, et notamment à ce rêve étrange qui – je le sentais – n’était pas que le fruit de mon imagination enfiévrée…

« Felymée, pourquoi n’es-tu plus auprès de moi ? pensai-je. Tu avais tant de choses à me révéler. Comment vais-je faire sans toi ? »

Blondin était le seul homme du campement capable de parler la langue des Cris ; en conséquence, je le chargeai d’interroger Tama sur la présence des siens à Profonde pendant que je reprenais visage humain. Après avoir utilisé un plein baquet d’eau froide pour me décrasser, je passai des hardes de forestier trouvées dans les affaires de Ghorgue : une chemise écrue et rugueuse, des braies marron en tissu épais et des bottes noires qui m’enserraient les mollets. Le soleil était à son zénith lorsque je me dirigeai finalement vers celui que je surnommais Tama, bien décidé à obtenir de lui certaines informations.

Ligotés par les chevilles et les mains, le Cri et Roman reposaient tous deux au pied du même arbre. Les vêtements de Tama étaient tachés de sang. À ses yeux mi-clos, je crus tout d’abord qu’il était inconscient. Mais, en m’apercevant, il esquissa un mouvement de recul qui me rassura sur son état de santé.

— On dirait qu’il ne t’aime pas beaucoup, constata Blondin avec amusement.

— C’est réciproque, répliquai-je.

— Et partagé ! intervint Roman.

Je fis mine d’ignorer cette remarque et l’individu qui l’avait proférée.

— A-t-il parlé ? demandai-je à Blondin en désignant le Cri.

Le ménestrel haussa négligemment les épaules.

— Il s’est contenté de me lancer un regard haineux après chacune de mes questions. C’est un dur à cuire. Je crois que nous n’obtiendrons rien de lui.

— Essayons encore… à ma manière.

Je m’assis dans l’herbe devant Tama et remarquai qu’il semblait mal à l’aise en ma présence.

— On dirait qu’il a peur de toi, dit Blondin confirmant ainsi mes soupçons.

— Ça m’arrange. Tu vas lui traduire mes paroles.

Le ménestrel acquiesça.

— Il y a quelque temps, la situation était inversée… commençai-je. C’était moi qui me trouvais en ton pouvoir. Tu n’as pas oublié, bien sûr… Moi, je m’en souviens fort bien.

Je laissai le temps à Blondin de transformer mes phrases en langue crie et poursuivis :

— Depuis ce jour, j’ai maintes fois rêvé de nos retrouvailles et de la façon dont je te tuerais.

Surpris, Blondin s’interrompit. Je lui fis signe de poursuivre. Évidemment, mes menaces n’étaient que de l’intimidation.

— Or, le moment tant attendu est enfin arrivé… et voilà que j’hésite sur la méthode à employer.

Tama tressaillit. Son beau courage de Cri s’était envolé et je croyais savoir pourquoi.

— Tu as vu ce que j’ai fait… ou plutôt ce que la créature sauvage qui est en moi a fait à tes compagnons.

Tama fixa sur moi des pupilles dilatées par la peur. En guerrier expérimenté, il savait qu’un homme normal ne pouvait avoir combattu comme je l’avais fait dans la forêt ce matin. Si je ne comprenais pas ce qui m’était arrivé, je pouvais me débrouiller pour susciter assez de crainte au Cri pour l’inciter à parler.

— J’ai besoin de certaines informations. Si tu ne veux pas me les donner… alors je laisserai la bête en moi dévorer ton cœur et ton âme.

Blondin marqua une nouvelle pause mais cette fois-ci, n’attendit pas mon intervention pour poursuivre sa traduction. Au terme de celle-ci, je vis clairement des gouttelettes de sueur perler sur le front du Cri. Assurément, j’étais sur la bonne voie.

— Malgré notre petit différend, tu ne m’intéresses pas. Je veux seulement obtenir confirmation de deux ou trois faits. Si tu te montres coopératif, alors je serai clément envers toi. Mais dans le cas contraire, attends-toi au pire ! Le choix t’appartient. Est-ce bien un homme de Rougeterre qui a incité ton peuple à venir semer la désolation et la mort en cette contrée ?

Tama hésita puis, nerveusement, fit un signe affirmatif de la tête. Blondin m’envoya un regard entendu, le prisonnier était maintenant mûr pour nous révéler tout ce que nous voulions.

— Est-ce ce même homme qui vous a demandé d’enlever damoiselle Alyx ?

Une fois de plus, il confirma mes soupçons. Désormais, tout s’éclairait. Quelle promesse Gregor avait-il faite aux Cris pour les lancer à l’assaut du royaume ? À l’évidence, il les avait utilisés comme des pions dans son jeu pour le pouvoir. Bien sûr, il connaissait le rapport des forces en présence ; bien sûr, il savait que les barbares se feraient écraser par les chevaliers d’Arno ; et il avait prévu que ce dernier, fort de sa victoire, entamerait une poursuite jusque dans les steppes ennemies ; pour finir, il avait habilement retourné la situation en réinsufflant la rage de vaincre au peuple cri tout entier. Il ne fallait plus se demander qui avait empoisonné le grand Khân… Face à un soulèvement général, même Arno n’avait pu faire le poids. Aujourd’hui, après avoir gravi les échelons du pouvoir dans un royaume affaibli et branlant, le prêtre d’Erod n’était plus très loin de son but ultime : à savoir réclamer le trône de Rougeterre pour la descendante directe de la grande reine Cathrye. Il lui restait encore à éliminer Auguthe, ce qui ne lui poserait guère de problème. Le vieux roi était en sursis. Ensuite, il tenterait d’arracher Alyx à ma protection… Sans la jeune femme, il ne pouvait plus prétendre qu’à une régence momentanée, jusqu’à ce que le conseil royal se décide à élire un nouveau souverain.

— Et quel est le nom de cet homme ? demandai-je enfin, déjà certain de sa réponse.

Le Cri bredouilla quelques syllabes incompréhensibles pour qui était peu habitué aux rudes sonorités de sa langue. J’interrogeai aussitôt Blondin.

— Le nom qu’il a prononcé est… Loqui ! révéla le ménestrel.

Loqui ? J’en restai interloqué. Pourquoi Loqui ? Et Gregor alors ? C’était ce nom que j’attendais, même si la voix dans mon songe de ce matin avait déjà fait allusion à ce mystérieux personnage. Qui était-il donc ? Se pouvait-il que le prêtre ne soit qu’un homme de paille, au service d’un autre individu plus puissant ? Je ne pouvais y croire. En mon for intérieur, Gregor restait le responsable principal de tous les tristes événements ayant frappé le royaume ces derniers temps. Décontenancé, je ne savais plus quelle autre question adresser à mon prisonnier à la langue désormais bien pendue. Apparemment, Blondin se montra plus inspiré que moi car il enchaîna sans me consulter.

— Je viens de lui demander quel était le but poursuivi par les Cris dans la forêt, m’expliqua-t-il ensuite.

La réponse de Tama sembla le surprendre :

— Lorsque l’armée d’Arno s’est débandée, les Cris ont poursuivi le prince jusqu’en Rougeterre. Ils avaient ordre de le capturer mort ou vif. Mais Arno a trouvé refuge sous les arbres de Profonde. C’est ici qu’ils ont perdu sa trace.

— Arno est dans la forêt ! m’écriai-je tandis que les images du songe me revenaient en mémoire. Ils le cherchent ! Bien sûr, Gregor aura bientôt besoin d’une preuve irréfutable de la mort du prince, afin de convaincre le peuple et le conseil royal que la succession au trône se trouve vacante. De plus, il ne peut courir le risque de voir le prince réapparaître un jour et mettre son plan en échec !

Je lançai un dernier regard vers Roman qui n’avait pas perdu une bribe de notre conversation. Le chevalier affichait un air stupide et éberlué comme si la révélation suprême venait de lui être accordée.

Je passai le reste de la journée seul à la cascade de Felymée. J’avais besoin de solitude pour rassembler mes idées. Trop d’événements se bousculaient dans ma vie pour que je puisse leur faire face sans prendre le temps d’y réfléchir. Depuis le début, ma seule ambition avait été de retrouver Alyx et de vivre avec elle en paix, caché au centre de Profonde. Mais Gregor et ses manigances politiques m’avaient rattrapé. Alyx était la reine potentielle de ce royaume et elle m’avait trahi avec un nobliau alcoolique. Devais-je lui en vouloir ? Ou plutôt, comment pouvais-je lui en vouloir ? Que pouvait-elle espérer d’un asservi rebelle en fuite dont la tête était mise à prix ? Pourtant, à en croire nos ébats en cet endroit puis sous notre tente, elle semblait tout de même nourrir des sentiments envers moi… Je ne savais plus que penser. Quel était mon rôle dans tout cela ? Quel était mon devoir ? Finalement, à la nuit tombée, la voie à suivre me sembla déjà plus claire. Je ne sais si la magie de l’endroit m’avait inspiré mais je savais désormais quel chemin emprunter.

De retour au sanctuaire, je convoquai mes compagnons pour ce que j’appelais un conseil de guerre. Debout sous un grand et vieux chêne, j’attendis que Jorad, Blondin, Thim, Wilbur, Leo et Fabre s’installent autour de moi. Je pouvais lire l’interrogation dans leurs regards respectifs. Comme je m’y attendais, mon père fut le premier à me presser de questions.

— Que se passe-t-il, fils ? Que veux-tu nous annoncer ?

Je m’éclaircis la gorge et répétai mentalement les mots préparés dans ma tête depuis quelques heures déjà. Enfin prêt, je me lançai. Ce fut comme un plongeon dans une eau glacée et revigorante.

— J’ai longuement réfléchi à mon devoir envers tous ces gens, tous ces asservis en fuite venus me demander protection. Que puis-je leur offrir sinon une cachette, un misérable terrier dans lequel s’enfoncer lorsque l’orage menace à l’extérieur ? Quelle vie vont-ils mener sinon celle d’animaux traqués ? Ils vont trembler à chaque approche du chasseur, ils vont s’enfuir à chaque menace. Je veux faire plus, je dois faire plus ! C’est ce qu’ils attendent de moi !

Je pus lire l’esquisse d’un sourire complice sur les lèvres de Blondin ; le ménestrel me comprenait. Quant à mon vieil ami Leo, il paraissait aux anges. Après tout, n’étais-je pas en train d’accomplir ce dont il avait rêvé pour moi ?

— Aussi, je veux vous annoncer l’apparition de nouvelles frontières et la création d’une terre d’asile ! poursuivis-je. En effet, je compte proclamer officiellement que je prends possession de Profonde. Je la revendique pour mienne ! Désormais, le sanctuaire ne se limitera pas à cette clairière, il englobera toute la forêt. Je vole Profonde aux Rougeterres ! Ses frontières seront ouvertes aux opprimés et à tous ceux qui voudront bien nous rejoindre ! Ses habitants y seront libres et égaux ! L’oppression y sera bannie ! À partir de cet instant, le roi de Rougeterre n’a plus aucun droit sur ces arbres et sur la terre qui les nourrit ! C’est ma décision !

Sans m’en rendre compte, je me laissais emporter par mon discours et ma voix s’éleva bien au-delà du cercle de mes proches compagnons. On m’entendit dans tout le campement. Les oreilles se dressèrent et les têtes se levèrent. Bientôt, la foule convergea vers moi et mon conseil de guerre devint un oratoire.

— À quoi bon renoncer à la vie d’asservi pour celle de fugitif et hors-la-loi ? me surpris-je à scander. Profonde est votre royaume ! Ses arbres sont votre maison et ses richesses sont vos possessions ! À présent, ses limites seront comme les murs d’une forteresse ! Gare à ceux qui en franchiront le seuil avec des intentions hostiles ! Profonde est votre nouveau royaume ! Je la vole pour vous l’offrir !

Une voix inquiète retentit dans la foule :

— Mais que se passera-t-il lorsque Baltus nous enverra ses soldats ?

— On ne combat pas dans une forêt comme sur un champ de bataille ! répliquai-je. Baltus le sait ! Et c’est pourquoi il n’a pas encore agi ! Si ses hommes lourdement armés venaient à se risquer sur notre territoire, ils s’empêtreraient dans nos buissons, trébucheraient dans nos ornières et se perdraient entre nos futaies ! Nous n’aurions plus qu’à surgir du haut des arbres pour leur donner le coup de grâce ! Quant au roi, il est vieux et fatigué et a déjà fort à faire avec la menace crie ! C’est notre heure et notre chance ! Nous devons la saisir !

Je dus être convaincant car soudain, une multitude de bras se levèrent dans la foule et des hurlements retentirent de toute part.

— Vive Valere ! Vive le seigneur de Profonde ! Vive notre roi !

Bientôt, chacun de mes compagnons se dressa et reprit ces mots à l’unisson :

— Vive Valere ! Vive le seigneur de Profonde ! Vive notre roi !

Mes yeux s’embuèrent tant j’étais ému. Mon père me prit dans ses bras et murmura à mon oreille :

— Tu es fou, mon fils, mais je suis fier de toi ! Cette cause est juste ! Je serai à tes côtés même s’il nous faut tous mourir pour la défendre !

Je lui adressai une chaleureuse bourrade dans le dos et me dégageai de son étreinte.

— Il me reste une chose importante à accomplir.

J’entrepris alors de traverser la foule en liesse. Des mains se tendirent vers moi, on me toucha comme si j’étais une relique, un objet sacré. Une jeune femme s’accrocha à mon cou et m’embrassa, un vieil homme pleura sur mon épaule… Il me fallut un temps infini pour traverser la moitié du campement jusqu’à ma tente, là où reposait Alyx. Je m’y engouffrai en soupirant de soulagement. Je me retrouvai face à la jeune femme et à Yora. Alyx détourna les yeux. Elle était blême, son visage portait encore les traces de la souffrance que je lui avais infligée. J’en éprouvai un regret indicible. Son épaule nue émergeait d’un bandage blanc sur lequel une tache écarlate témoignait de sa blessure. Dehors, les gens continuaient à scander mon nom. Il me fallut élever la voix pour me faire entendre par mon amante :

— Comment… comment te sens-tu ? demandai-je gauchement.

Yora comprit qu’elle était de trop et, tout en soupirant bruyamment, s’extirpa difficilement de la tente. De sa voix à l’autorité digne d’un sergent d’armes, je l’entendis ensuite exhorter la foule au calme. Bientôt, grâce à elle, le vacarme s’amenuisa et un calme relatif s’installa autour de nous.

— Quelle maîtresse femme ! lançai-je pour détendre l’atmosphère.

Alyx n’avait toujours pas relevé ses yeux gris vers moi.

— Comment te sens-tu ? tentai-je encore.

Comme je désespérais déjà de l’entendre prononcer un mot, ses lèvres pâles s’animèrent :

— Je ressens plus de honte que de douleur, murmura-t-elle.

— C’est étrange car j’éprouve exactement le même sentiment.

Son regard croisa enfin le mien.

— J’ai… j’ai entendu ton discours.

J’attendis la suite.

— Tu as fait du chemin depuis notre première rencontre. Il semble que le petit asservi est devenu… un roi.

J’esquissai un sourire forcé.

— Si je suis devenu un roi, alors… il me faut une reine.

La surprise s’afficha sur le visage d’Alyx.

— Est-ce… est-ce une déclaration ?

— Mieux que ça, c’est une demande.

— Mais je…

Je l’empêchai d’en dire plus en pressant délicatement un doigt sur sa bouche.

— Nous nous sommes retrouvés mais je n’avais rien à t’offrir sinon l’insécurité et la vie d’un banni. Aujourd’hui, je veux bâtir un royaume pour toi et pour tous ceux qui comptent sur moi. Il me faut simplement savoir si je représente quelque chose pour toi !

— Me… pardonnes-tu ? bredouilla-t-elle, émue.

Elle semblait sur le point de fondre en larmes telle une enfant en proie au remords.

— Bien sûr.

— Retournerons-nous ensemble à cette cascade magnifique ?

— Oui.

— Alors oui… je veux bien devenir ta reine… à condition que tu me bâtisses un palais. J’en ai plus qu’assez de cette tente humide.

Elle sourit. Fou de joie, je l’enlaçai en prenant garde de ne pas lui faire mal. Désormais, plus rien ni personne ne pourrait m’arrêter. Ni Baltus, ni Gregor, ni ce mystérieux Loqui. J’étais prêt à abattre des montagnes. Je pouvais même oublier la noble lignée d’Alyx. Si la jeune femme était promise à monter sur un trône, ce ne serait plus sur celui de Rougeterre. Il me restait à lui révéler ce que j’avais appris sur elle. Mais pas maintenant, cela n’aurait fait que compliquer les choses. Et je ne voulais que profiter du moment présent.

À l’aube, j’étais un homme métamorphosé. Rien ne pouvait plus m’effrayer, sinon décider de l’ordre dans lequel j’allais attaquer la multitude de tâches qui m’était dévolue.

Je choisis de commencer par une nouvelle visite à Roman ; j’espérais que le chevalier avait eu le temps de méditer sur les révélations troublantes de Tama. Je trouvai les prisonniers toujours assis l’un à côté de l’autre, deux gardiens ne les avaient pas quittés de l’œil depuis la veille. Je ne pus retenir un sourire de satisfaction en constatant le regard effrayé que m’envoyait le Cri. Je libérai les gardiens fatigués et m’accroupis devant Roman.

— La nuit porte conseil… commençai-je en exhibant le poignard que je portais à la ceinture.